- 1 Aristotle, Posterior Analytics, translated with a commentary by J. Barnes, Oxford, Clarendon, 1975 (...)
1Dans l’Introduction à sa traduction des Seconds Analytiques, Jonathan Barnes parle des « tangled obscurities » au travers desquelles on peut tout au plus « apercevoir par intermittences » la substance philosophique du traité1. Cette description semble valoir tout particulièrement pour la section du livre II qui examine et discute en détail la thèse selon laquelle on doit pouvoir « démontrer » une définition – entendue comme l’énoncé du ce que c’est (c’est-à-dire de ce que c’est, pour un objet x, que d’être un x). Au cours de cette longue discussion, qui occupe à peu près la moitié du livre II, Aristote paraît d’abord rejeter catégoriquement cette thèse :
- 2 Les traductions des passages cités sont quelquefois de moi, et souvent tirées des traductions qui (...)
Il est donc clair qu’il n’y a pas de démonstration de tout ce dont il y a définition, ni de définition de tout ce dont il y a démonstration, et en général qu’il n’est jamais possible que l’une et l’autre existent à propos d’un même objet. De sorte qu’il est clair que la définition et la démonstration ne peuvent pas être la même chose, ni être contenues l’une dans l’autre. (APo II 3, 91a7‑10)2
2On notera que cette déclaration est en totale opposition avec cette autre, énoncée au livre VII des Topiques :
Qu’il y a place pour une déduction de la définition, voilà donc qui est évident. (Top VII 3, 153a24)
3Bien sûr, s’agissant de deux traités distincts et distants dans le temps, il se peut qu’Aristote ait tout simplement changé d’avis, et nous verrons que c’est le cas, au moins en un sens. Mais il restera à déterminer les raisons et les limites de cette évolution. En effet, dans la suite des Seconds Analytiques il introduit des nuances et des distinctions : au moins pour certains termes, la reconnaissance et la compréhension de la définition impliquent la connaissance d’une démonstration qui est en quelque sorte couplée avec la définition :
Ainsi nous avons dit comment on saisit le ce que c’est et comment on en prend connaissance. Il en résulte qu’il n’y a ni déduction ni démonstration du ce que c’est, mais que cependant il est révélé au moyen d’une déduction et d’une démonstration. De sorte que lorsque quelque chose d’autre est cause du ce que c’est, il n’est pas possible de le connaître sans démonstration, et il n’y en a pas non plus de démonstration, comme nous l’avons dit lors de l’examen de cette aporie. (Apo II 8, 93b15‑20).
4Dans cet article, je me propose d’analyser l’argumentation de cette section du livre II et de montrer que si elle est en effet compliquée, elle n’est pas aussi obscure et embrouillée que cela ; et surtout, qu’elle n’est pas arbitraire. Mais pour cela, il me faut d’abord revenir sur le sens et sur l’origine de la question elle-même.
- 3 Voir à ce sujet M. Crubellier, « Du sullogismos au “syllogisme” », Revue Internationale de Philoso (...)
- 4 Apo I 2, 71b9‑16.
5Je rappellerai d’abord brièvement l’origine de la notion de « syllogisme » (sullogismos) et la variabilité de son extension suivant les contextes. Le verbe sullogizesthai signifie « faire le compte » ou « récapituler » ; dès les dialogues de Platon, il désigne un moment de la conversation où l’un des interlocuteurs (normalement l’interrogateur) rappelle les étapes antérieures de la discussion, généralement pour faire apparaître et faire entériner ce qui a été établi jusqu’à ce point. Il s’y ajoute ensuite l’idée qu’à partir de ce moment, le répondant n’a plus le choix d’accepter ou de refuser. C’est dans les Premiers Analytiques qu’Aristote introduit le modèle élémentaire d’une inférence contraignante, comportant deux prémisses et un moyen terme, que nous avons pris l’habitude d’appeler « syllogisme »3. Enfin, dans les Seconds Analytiques, il introduit la notion de démonstration, qui est un syllogisme en ce dernier sens, partant de prémisses vraies et livrant la cause du fait ou de l’objet étudié4. Dans les textes que je commenterai ici, ces diverses notions sont présentes et parfois superposées les unes aux autres, et il importe que le lecteur les garde toutes en tête. Je rendrai en général le mot sullogismos par « déduction », qui me semble avoir l’avantage de pouvoir désigner aussi bien la preuve dans son ensemble (le « syllogisme » avec ses prémisses et sa conclusion) que le moment décisif où se manifeste la nécessité contraignante de la conclusion. Mais il est clair que c’est l’idée d’une démonstration de la définition (d’un « syllogisme » scientifique) qui est la préoccupation principale d’Aristote dans le livre II des Seconds Analytiques.
6L’apparition de la thèse « il est possible de démontrer une définition » et la place importante qu’elle prend au livre II ne vont pas de soi.
7Bien sûr, on peut dire que, puisque les Seconds Analytiques décrivent ce que doit être une science et qu’une science a besoin de démonstrations et de définitions, il faudra dire ce qu’est une bonne démonstration (ce que le livre I fait très convenablement) et ce qu’est une bonne définition. Mais, sur ce second point, les choses sont moins claires. Certes, le livre II porte globalement « sur la définition », mais on ne peut pas dire qu’il expose directement et systématiquement ce qu’est une définition. Après deux chapitres introductifs qui présentent le ce que c’est comme l’un des quatre objets de la recherche et de la connaissance scientifiques, le chapitre 3 enchaîne :
- 5 À la différence de Barnes et Pellegrin, je pense que τῶν ἐχομένων renvoie à un futur immédiat, par (...)
Comment on montre le ce que c’est, de quelle manière on opère cette réduction, ce qu’est une définition, et de quoi il y a définition, disons-le en examinant d’abord une difficulté liée à ces questions. Il faudra prendre comme point de départ, pour ce que nous avons à dire (τῶν μελλόντων)5, ce qu’il y a de plus approprié parmi les considérations suivantes (τῶν ἐχομένων) : quelqu’un pourrait se demander s’il est possible de connaître la même chose, et du même point de vue, par une définition et par une démonstration, ou si cela est impossible. (APo II 3, 90a36‑b1)
8Ce passage programmatique est en même temps énigmatique : quoiqu’il décrive assez fidèlement le contenu des chapitres qui vont suivre, le lecteur ne pourra pas le comprendre vraiment avant d’avoir lu ces chapitres. Pour l’instant, tout ce que nous apprenons est qu’Aristote compte dans un premier temps (« les considérations suivantes ») examiner et discuter une certaine question, afin de pouvoir tirer de cette discussion un point de départ approprié pour « ce que nous avons à dire ». Mais « ce que nous avons à dire » est présenté à ce stade sous la forme d’un ensemble de questions dont certaines restent obscures – en particulier la mention d’une « réduction ».
9Il est vrai que la démarche qui consiste à engager la recherche à partir d’une aporie ou de l’examen critique d’une opinion n’est pas rare chez Aristote ; mais l’introduction de celle-ci, avec sa technicité élaborée, paraît inattendue, voire arbitraire. Qui plus est, il peut sembler que cette question a en fait été abordée et réglée dès le début du livre I, lorsque la définition a été présentée comme l’un des principes de la démonstration scientifique :
Parmi les principes immédiats d’une déduction, j’appelle thèse celui qu’il n’est pas possible de prouver, et qu’il n’est pas indispensable de posséder afin d’apprendre quoi que ce soit (…). De la thèse, une espèce est celle qui admet l’une ou l’autre des deux parties d’une énonciation (je veux dire par exemple, que « cela est » ou que « cela n’est pas »), et c’est une hypothèse ; une autre espèce, sans cela, est une définition. En effet la définition est une thèse, car l’arithméticien pose que l’unité est « l’indivisible du point de vue de la quantité » (…). (Apo I 2 , 72a14‑23)
10La définition est une thèse et, comme telle, il n’est pas possible de la prouver : il semble que la cause est entendue. Comment se fait-il alors que la question revienne au premier plan au début du livre II, et d’où provient-elle ?
11On peut répondre d’abord à cette seconde question. Il me paraît très probable que le projet de justifier ou de démontrer des définitions a été proposé et discuté au sein de l’Académie platonicienne, et que la méthode des divisions a été conçue comme un moyen d’y parvenir. Il y a en tout cas chez Aristote des témoignages textuels qui vont en ce sens, en particulier le chapitre I 31 des Premiers Analytiques, dans lequel Aristote examine la méthode de la division :
< Ceux qui pratiquaient la méthode de la division > entreprenaient de convaincre, en partant de l’idée qu’il pouvait exister une démonstration de l’essence et du ce que c’est. (46a35‑37)
12Aristote présente la méthode de la division comme « une partie », mais seulement « une petite partie » de son propre « programme » (46a31-32). Compte tenu du contexte, et en accord avec l’usage qu’il fait ailleurs du terme methodos, en particulier dans les passages introductifs de ses traités, il me paraît plus juste de le rendre ici par « programme » plutôt que par « méthode ». En effet, si on entend par « méthode » un ensemble de règles procédurales permettant d’accomplir une tâche intellectuelle donnée, la diérèse platonicienne est une méthode, et l’analytique aristotélicienne – sous la forme synthétique qu’elle prend dans le modèle du Pont aux Ânes – est elle aussi une méthode, mais on ne peut certainement pas dire que celle-là soit une partie de celle-ci. En revanche, on peut dire qu’elles sont l’une et l’autre des manifestations d’un même projet intellectuel, central dans la tradition socratico-platonicienne, celui qu’Aristote décrit dans un passage du livre M de la Métaphysique :
[Socrate], lui, recherchait le ce que c’est, non sans raison : car il cherchait à produire des déductions, et le principe des déductions est le ce que c’est (car en ce temps-là la puissance de la dialectique n’allait pas encore jusqu’à permettre d’examiner les contraires sans posséder le ce que c’est, et [d’établir] si une même science connaît les contraires). Il y a en effet deux choses qu’il serait juste d’attribuer à Socrate, les raisonnements inductifs et la pratique de la définition universelle : et ces deux choses concernent l’une et l’autre le point de départ d’une science. (M 4, 1078b23‑30)
13Ce texte est intéressant parce qu’il introduit une distinction entre Platon et Socrate (Aristote enchaîne d’ailleurs immédiatement en disant que « Socrate, quant à lui, ne séparait pas les universaux »). Il ne faut pas nécessairement le prendre comme un témoignage, direct ou indirect, sur le Socrate historique : Aristote a pu élaborer cette image de « Socrate » en s’appuyant sur les dialogues. L’important est que cette distinction, réelle ou construite, lui permet de désigner un noyau originel de la tradition philosophique à laquelle il se rattache, et qui met au centre de la connaissance la reconnaissance de structures formelles et universelles. C’est en raison de cette option pour l’explication par les formes qu’Aristote se sépare des premiers physiciens et se reconnaît une filiation platonicienne. Ces formes sont des objets réels, engagés dans des relations de prédication. Le programme philosophique commun à la diérèse platonicienne et au dispositif du Pont aux Ânes consiste (1) à se représenter comme donné tout ce qui peut être dit de façon vraie de ces objets, et (2) à chercher à établir et à ordonner sous une forme systématique les relations qui existent entre eux ; le résultat visé étant d’aboutir à une connaissance élargie du monde dans son ensemble, ou d’une partie de ce monde.
14Dans cette tradition, la recherche de bonnes définitions apparaît comme une tâche philosophique centrale. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer l’instrument de la recherche et de la discussion en évitant les approximations et les équivoques du langage naturel. La définition a la forme d’une proposition ; elle doit pouvoir être soutenue comme vraie, et on doit pouvoir examiner si elle est réellement vraie. Elle énonce un contenu de connaissance d’un type particulier : alors que la plupart des propositions vraies expriment des faits ou des relations entre des objets, la connaissance contenue dans une définition concerne un seul objet, considéré en lui-même. Il ne s’agit pas seulement de déterminer si un certain objet tombe sous un certain prédicat (« est-ce que telle conduite est un acte de courage ? »), mais de savoir ce que c’est, pour cet acte courageux, qu’être courageux. Aristote l’exprime à travers deux définitions symétriques :
‒ Une définition est une formule (logos) qui exprime ce que c’est qu’être (τί ἧν εἶναι) [pour un certain objet]. (Topiques I 5, 101b38)
‒ Le ce que c’est qu’être pour un certain objet, est ce qu’il est dit être par lui-même. (Mét. Z 4, 1029b13‑14)
15En un sens, la connaissance contenue dans une définition est contenue en elle-même et consiste dans la saisie intuitive de ce que l’objet est en lui-même ; mais lorsqu’elle est introduite dans un jeu de langage dialectique, où il s’agit de convaincre ou de résister à des objections, elle devient une proposition comme les autres, qui peut servir de justification mais qui peut elle-même avoir besoin de justification. De là l’importance de la question d’une déduction de la définition.
- 6 « La distinction des prédicables est le produit d’une analyse méthodique des conditions auxquelles (...)
- 7 Voir le chapitre VII 5, qui conclut en même temps sur l’étude des lieux de la définition et sur ce (...)
16Cette question apparaît déjà dans les Topiques. Comme l’a montré Brunschwig6, les trois autres types de propositions étudiés dans le traité (selon qu’elles expriment un genre, un propre ou un accident de l’objet considéré) sont caractérisés par rapport à la définition et peuvent être considérés comme des variantes moins déterminées de celle-ci. Il s’ensuit que la définition, qui est définie par les critères les plus exigeants et est soumise au plus grand nombre de contraintes, est le type de proposition le plus facile à attaquer et par conséquent le plus difficile à établir7. Dans l’unique passage qu’il consacre à cette question (au chapitre VII 3), Aristote commence d’ailleurs par remarquer que :
(…) Personne ou presque personne, parmi ceux qui pratiquent la discussion dialoguée, n’essaie d’établir déductivement une définition ; tous prennent au contraire un énoncé de ce type comme principe de départ, comme le font par exemple ceux qui s’occupent de géométrie, de nombres et des autres disciplines de ce type. (153a7‑11)
17Mais il ajoute que l’on pourrait cependant le faire, en prenant une prémisse (la phrase en italiques dans le passage cité ci-dessous) qui est une définition de la définition, et en vérifiant que la définition que l’on se propose de prouver satisfait bien à ces critères :
En effet, si la définition, c’est la formule qui exprime le ce que c’est qu’être pour la chose, c’est-à-dire s’il faut que les prédicats contenus dans la définition soient les seuls à être prédiqués dans le ce que c’est de la chose, et si se prédiquent dans le ce que c’est les genres et les différences, alors il est clair que si l’on pose que seulement ces termes-là sont prédiqués dans le ce que c’est de la chose, la formule qui contiendra ces termes sera nécessairement la définition ; car il n’est pas possible qu’une autre formule soit la définition, du moment que rien d’autre ne se prédique de la chose dans son ce que c’est. Qu’il y ait place pour une déduction (sullogismos) de la définition, voilà donc qui est évident. (153a15‑23)
18Dans les Seconds Analytiques, Aristote fait de la question de la possibilité d’une déduction le fil conducteur de son analyse de la définition. Avant de regarder celle-ci de plus près, je commencerai par une remarque à propos de la structure du livre II : il contient un exposé d’ensemble sur la définition qui semble bizarrement perturbé par la présence de deux chapitres (les chapitres 11 et 12) qui traitent apparemment de tout autre chose (en gros, des formes de l’explication causale) avant de revenir, dans le long chapitre 13, à la façon de constituer une bonne définition. On peut naturellement expliquer cette anomalie par de la négligence dans la composition du traité, soit par Aristote lui-même, soit par des éditeurs travaillant à partir de fragments disparates. Mais cela cesse d’être une bizarrerie si l’on considère que l’objet du livre II n’est pas exclusivement (et peut-être même : pas principalement) la doctrine de la définition considérée en elle-même. On peut remarquer d’abord que le début du chapitre 11 s’enchaîne assez naturellement avec la fin du chapitre 2 :
Comme nous le disons, donc, connaître le ce que c’est est la même chose que de connaître le pourquoi c’est, et cela aussi bien absolument, c’est-à-dire pour quelque chose qui n’est pas une propriété, que pour ce qui est une propriété, par exemple que [quelque chose] vaut deux angles droits, ou que c’est plus grand ou plus petit. Que donc toutes les choses que l’on recherche reviennent à une recherche du moyen terme, c’est clair. (APo II 2‑3, 90a31‑35)
Mais puisque nous pensons avoir une connaissance scientifique quand nous connaissons la cause, et que les causes sont quatre (…), toutes les quatre prouvent par le moyen terme. (APo II 11, 94a20‑24)
19La suite du chapitre 11 montre successivement, à propos de chacun des quatre types d’explication (les « quatre causes »), que l’explication revient à dégager un moyen terme, et que ces différents moyens termes reviennent en fin de compte au ce que c’est. Le chapitre 12 complète cette analyse en montrant comment le modèle du moyen terme permet d’analyser correctement (c’est-à-dire sans paradoxe) des situations dans lesquelles il y a une relation causale entre des événements ou des faits distants dans le temps.
20Je n’irai pas jusqu’à soutenir que, parce que le chapitre 11 continue très naturellement le chapitre 2, c’est toute la section 3‑10 qui devient une sorte de parenthèse. En fait, le début du chapitre 3 lui aussi fait très naturellement suite à la conclusion de 2, de sorte que ce point du texte apparaît comme une sorte de bifurcation. La fin de 2 affirme notamment que « connaître le ce que c’est équivaut à connaître pourquoi c’est » : à partir de là, on pourrait s’engager aussi bien dans une enquête sur le ce que c’est que dans une enquête sur les causes. Et il est nécessaire, en réalité, de commencer par le ce que c’est, car l’exposé du chapitre 11 a besoin de la thèse centrale obtenue dans les chapitres 8 à 10, à savoir que, dans bien des cas, l’énonciation claire du ce que c’est doit contenir la mention du pourquoi c’est. L’ordre interne des chapitres est donc justifié, mais au prix d’une sorte de hiatus, ce que j’ai appelé plus haut le caractère énigmatique de l’ouverture du chapitre 3.
21Enfin, si le début du chapitre 13 marque une rupture avec le contenu des deux chapitres « physiques » qui le précèdent, il renoue explicitement le fil avec les chapitres 8 à 10 :
Comment, donc, le ce que c’est est fourni par les termes d’une démonstration ; et de quelle manière il y en a, ou non, démonstration ou définition, on l’a dit plus haut. (APo II 13, 96a20‑22)
22On pourrait continuer dans cette direction en observant que le chapitre 14, qui introduit la discussion sur les problèmes, s’ouvre sur une formule qui est peut-être un rappel d’une thèse importante du chapitre 13 :
- 8 La présence à cet endroit du mot ἀνατομαί pose un problème qu’il serait trop long de discuter (et (...)
Pour formuler les problèmes, il faut exposer les sections8 et les divisions, et les exposer comme ceci : en posant comme point de départ le genre commun à tous [les objets considérés] (…). (Apo II 14, 98a1‑3 et suivantes)
23Le vocabulaire ainsi que les opérations décrites dans ce passage évoquent le chapitre 13 : la mise en forme d’un problème scientifique (c’est-à-dire de la question : « est-ce que X est, ou non la cause de Y ? ») se fait selon les mêmes lignes directrices que l’établissement d’une bonne définition (c’est-à-dire la réponse à la question : « qu’est-ce que Y ? »). Cette conception est en quelque sorte symétrique de ce qui a été établi au chapitre 8 : une bonne définition est une variante de la déduction qui présente la cause.
- 9 W. D. Ross, Aristotle’s Prior and Posterior Analytics, Oxford, Clarendon, 1949, Intro., p. 75.
24Je reviendrai plus loin sur ce point. Disons pour l’instant qu’il résulte de cette rapide cartographie d’ensemble du livre II que l’étude de la définition s’inscrit dans une conception de l’explication qui se fonde sur le ce que c’est et donc sur la cause formelle, celle-ci étant, comme nous le verrons, identifiée au moyen terme. En ce sens, il est possible de lire le livre II dans son ensemble comme un éloge du moyen terme, défendant et illustrant l’emploi de l’analytique dans la recherche scientifique – y compris pour l’étude des questions de physique, et non pas simplement pour la dialectique ou encore les sciences mathématiques. Il vient ainsi (et notamment contre Platon) à l’appui d’une thèse fondamentale d’Aristote : la philosophie naturelle peut être rendue aussi certaine et rigoureuse que les sciences mathématiques. Ross remarque9 que, tandis que les exemples du livre I sont presque tous tirés des sciences mathématiques, ceux du livre II relèvent majoritairement de la physique. Il en conclut que les deux livres ont pu être conçus à l’origine comme des traités séparés. Cela est contestable : sous la forme dans laquelle nous le lisons, le livre II présuppose et intègre beaucoup de résultats du premier livre ; mais il est vrai que de l’un à l’autre, il y a un changement de perspective important pour notre question : au livre I, la définition fait partie des principes ; au début du livre II, le ce que c’est est présenté comme l’une des « choses que l’on cherche ». Ce changement correspond à la différence entre sciences mathématiques et sciences de la nature.
25À partir de ces observations sur son contexte plus large, il me semble qu’il est possible de montrer que la doctrine de la définition exposée au livre II n’est pas aussi embrouillée qu’elle peut le paraître au premier abord, et surtout qu’elle est cohérente.
- 10 Apo I 2, 72a14‑23 ; Top. VII 3, 153a7‑11.
- 11 Apo II 7, 92b26-34.
26On peut être tenté de rendre raison de son allure compliquée en imaginant Aristote travaillé par des intuitions et des injonctions contradictoires : d’un côté, la théorie de la déduction élaborée dans les Analytiques laisse la définition en-dehors du champ de la démonstration. C’est largement le cas dans les sciences mathématiques, comme il le reconnaît lui-même dans certains textes cités plus haut10 ; mais cette option ne peut pas être satisfaisante pour la philosophie naturelle, qui ne peut pas se contenter de définitions nominales11. Ici, la définition (certaines définitions tout au moins) incorpore un savoir positif, qui doit donc pouvoir être expliqué et démontré.
27On pourrait ainsi penser qu’un Aristote hésitant va et vient de l’une à l’autre de ces positions supposées incompatibles, ou qu’il tente de se frayer une voie étroite et périlleuse entre les deux ; et on pourrait en chercher une confirmation dans les dernières lignes du chapitre II 7 :
Comment veut-on donc que celui qui définit montre la substance ou le ce que c’est ? En effet il ne fera pas apparaître, en le démontrant à partir de prémisses sur lesquelles on se sera mis d’accord, que, ceci étant, quelque chose d’autre doit nécessairement être (car c’est cela une démonstration) ; mais il ne fera pas non plus comme celui qui induit et qui, parce que les cas particuliers sont bien connus, montre que tous les cas possibles sont ainsi, du fait qu’aucun n’est autrement. En effet, celui-ci ne montre pas ce que c’est qu’un certain objet, mais qu’un certain fait est le cas ou que ce n’est pas le cas. Que reste-t-il donc comme autre façon de montrer ? Car il ne le montrera sûrement pas grâce à la sensation, ou en le pointant du doigt.
Encore une fois, comment montrera-t-il le ce que c’est ? Car il est nécessaire que celui qui sait ce qu’est l’homme, ou quoi que ce soit d’autre, sache aussi que cela existe. (Apo II 7, 92a34‑b5)
28Mais il y a incontestablement un effet rhétorique de mise en scène de la difficulté, dans ce chapitre qui constitue le climax de l’aporie.
29Les chapitres qui ouvrent la discussion de cette aporie (II, 3 et 4) exposent des objections que l’on pourrait dire « logiques » en un sens large ; elles s’appuient sur une conception d’ensemble du savoir scientifique, et mettent en œuvre des résultats des Premiers Analytiques et du livre I des Seconds. Le chapitre 3 rappelle que le projet de la définition et celui de la démonstration sont différents et bien distincts : le champ de la démonstration est de toute façon plus large ; et la définition n’a pas une structure prédicative – alors que ce qui est démontrable a toujours la forme « X est le cas pour Y ». Il conclut :
Il est donc clair qu’il n’y a pas de démonstration de tout ce dont il y a définition, ni de définition de tout ce dont il y a démonstration, et en général qu’il n’est jamais possible que l’une et l’autre existent à propos d’un même objet. De sorte qu’il est clair que la définition et la démonstration ne peuvent pas être la même chose, ni être contenues l’une dans l’autre : car dans ce cas leurs objets seraient dans la même relation. (APo II 3, 91a7‑11)
30Le chapitre 4 avance une objection plus technique : une démonstration, et une déduction en général, se fait par un moyen terme, or il ne peut pas y avoir de moyen terme à l’intérieur d’une définition (on notera – car j’aurai à revenir sur ce point – que cet argument est présenté sur le cas de la définition de l’humain).
31Les deux chapitres qui suivent demandent une analyse plus précise, car ils ont un caractère doxographique : ils exposent et discutent (et finalement rejettent) des tentatives qui ont été faites pour établir des définitions au moyen d’une déduction.
32Nous connaissons bien la première (chap. 5), puisque c’est précisément la méthode de division héritée de Platon. Les Seconds Analytiques reprennent presque exactement la présentation et les objections exposées dans la section « Pont aux Ânes » des Premiers :
Car la division est en quelque sorte une déduction (sullogismos) sans force. En effet, ce qu’il faut montrer, elle le demande ; et ce qu’elle déduit (συλλογίζεται), c’est toujours l’un des termes supérieurs. (An.Pr. I 31, 46a33‑34)
- 12 Sophiste 221b-c, très résumé (voir toute la chaîne des divisions de 218e à 221a).
33Pourquoi la division est-elle appelée ici un sullogismos ? Le mot est à prendre ici dans le sens le plus large de ceux que j’ai énumérés en commençant : la définition est établie progressivement à travers une série de questions que l’on récapitule en fin de compte pour l’énoncer sous sa forme définitive ; ainsi dans l’exemple paradigmatique du pêcheur à la ligne : « la pêche à la ligne est une appropriation, une chasse aux gibiers nageurs, dans laquelle la capture se fait de bas en haut »12. Mais c’est un sullogismos « sans force » (il n’est pas suffisant de rendre ici ἀσθένης par « un syllogisme faible »). Il manque en effet à cette procédure la force contraignante qui permettrait d’établir la définition au-delà de toute contestation, et qui est pour Aristote le caractère distinctif du sullogismos. Dans la division, l’interrogateur procède par questions successives, c’est-à-dire que, d’un bout à l’autre, et tout particulièrement à la dernière étape, la validation de la définition proposée repose sur l’assentiment du répondant. La même critique est reprise ici :
- 13 Cette formule reprend quasi-littéralement la définition de la déduction (sullogismos) telle qu’ell (...)
- 14 Ce trait se retrouve en effet, sous une forme un peu différente, dans l’induction : quel que soit (...)
La méthode des divisions ne produit pas non plus de sullogismos [pour prouver la définition], comme on l’a dit dans la partie des Analytiques qui traite des figures. En effet il n’arrive jamais nécessairement que telle chose soit du fait que telles autres choses sont13, tout comme celui qui induit ne démontre pas non plus. En effet il ne faut pas que la conclusion fasse l’objet d’une interrogation14, ni qu’elle soit le cas du fait qu’on l’accorde, mais qu’elle soit nécessairement du fait que telles choses sont, même si le répondant ne l’accepte pas. – Est-ce que l’homme est un animal ou est inanimé ? Si on a admis qu’il est un animal, on ne l’a pas établi par une déduction. De nouveau, tout animal est soit terrestre soit aquatique ; on a admis qu’il est terrestre. Et que l’homme soit ce tout, animal terrestre, cela n’est pas nécessairement du fait de ce qu’on a dit, mais cela aussi on l’admet. (Apo II 5, 91b12‑21)
34La seconde tentative n’est pas attribuée explicitement à quelqu’un ; elle est désignée comme une tentative de « prouver le ce que c’est hypothétiquement » (par opposition à prouver « selon l’essence »). Elle consiste à poser les prémisses suivantes :
(…) admettre d’une part que le ce que c’est qu’être est composé des [prédicats] qui sont prédiqués dans le ce que c’est et qui sont propres ; d’autre part que ces éléments sont les seuls dans le ce que c’est et que leur totalité est propre à la chose car c’est là, pour chaque chose, être [ce qu’elle est]. (Apo II 6, 92a7‑9)
- 15 La correction de Pacius (ἴδιον au lieu de ἰδίων en 92a8), acceptée par Ross et par la plupart des (...)
35On retrouve ici les critères qui, dans les Topiques, caractérisent les prédicables du type définition : ils sont propres à l’objet15 et sont prédiqués de lui « dans son ce que c’est », c’est-à-dire essentiellement. Ils partagent le premier caractère avec les propres, et le second avec les genres ; et la réunion de ces deux traits définit exclusivement la définition. De sorte que l’auteur de cette seconde tentative n’est autre qu’Aristote lui-même, dans le passage des Topiques (VII 3) que j’ai mentionné plus haut. La question est alors de comprendre pourquoi ce qui paraissait acceptable et même recommandable dans les Topiques ne donne plus satisfaction dans les Seconds Analytiques.
- 16 Pour un exemple d’argument comparable, appelé lui aussi sullogismos, voir Top. I 8, 103b6 et suiva (...)
36Commençons par remarquer qu’à la différence de ce qui se passe avec la diérèse, cet argument est incontestablement contraignant16 : une personne qui accepte les deux prémisses : (1) une définition correcte se caractérise par – etc. et (2) la définition proposée présente ces caractères, ne peut pas refuser la conclusion que la définition proposée est une bonne définition. Mais la raison donnée ici par Aristote pour justifier son rejet de cette tentative est autre : c’est que « le ce que c’est qu’être ne doit pas être présent dans la déduction, mais doit rester en dehors des prémisses posées » (92a13‑14). Il faut comprendre que la définition du tí ên einai ne doit pas faire partie des prémisses : en effet, Aristote explique que de la même façon, dans une déduction, « on ne pose pas [comme prémisse] ce que c’est qu’avoir établi déductivement [quelque chose] » (92a11‑12). Pourtant, bien entendu, lorsqu’une discussion doit contenir des déductions ou des définitions, on présuppose que les deux interlocuteurs sont d’accord sur ce que c’est qu’une déduction ou une définition correctes ; mais cette présupposition reste tacite tant qu’aucun des deux ne conteste la régularité d’un argument avancé par l’autre ; on est alors amené à expliciter ces définitions tacites, comme on le voit dans les Réfutations sophistiques (comme des joueurs qui se réfèreront à la règle du jeu en cas de litige).
37De telles prémisses, donc, ne peuvent pas être admises parce qu’elles ont un caractère métadiscursif : on pourrait s’en servir pour établir que la définition proposée est une définition régulière, mais non pas que c’est bien la définition de cet objet. Pour le dire autrement, elles ne sont pas de plain-pied avec la définition qu’elles sont censées permettre d’établir. Ce qu’Aristote entend examiner ici, c’est la possibilité d’une déduction qui mette en jeu les mêmes termes qui constituent la définition réelle, de telle sorte que les deux – la déduction et la définition – reflètent et expriment le même contenu de connaissance.
38On objectera peut-être que cette perspective a été envisagée et exclue dès le début de la discussion de l’aporie au chapitre 3 :
On pourrait, en effet, se demander s’il est possible de connaître la même chose et de la même manière par une définition et par une démonstration, ou si cela est impossible. (Apo I 3, 90b1‑3)
Il est donc manifeste que de tout ce dont il y a définition il n’y a pas de démonstration, et que de tout ce dont il y a démonstration il n’y a pas de définition, et que, d’une manière générale, il n’est pas possible d’avoir les deux pour un même objet. De sorte qu’il est clair que la définition et la démonstration ne sont pas la même chose, et ne sont pas non plus contenues l’une dans l’autre, car il en irait de même de leurs sujets. (Apo I 3, 91a7‑11)
39Il y a cependant, dès cette première présentation du problème, une marque linguistique qui indique la possibilité d’une issue positive : Aristote demande si la définition et la démonstration peuvent faire connaître « la même chose et de la même manière (τὸ αὐτὸ καὶ κατὰ τὸ αὐτό) ». La solution sera en effet qu’il existe une démonstration qui permet d’étayer et de valider la définition parce qu’elle nous fait connaître le défini, mais pas de la même manière. À ce stade, certes, la variation entre « de la même manière » et « pas de la même manière » peut paraître abstraite et floue, mais elle sera explicitée et précisée dans les chapitres 8 à 10 :
Ainsi nous avons dit comment on saisit le ce que c’est et comment on en prend connaissance. Il en résulte qu’il n’y a ni déduction ni démonstration du ce que c’est, mais que cependant il est révélé (δῆλον) au moyen d’une déduction et d’une démonstration. De sorte que lorsque quelque chose d’autre est cause du ce que c’est, il n’est pas possible de le connaître sans démonstration, et il n’y en a pas non plus de démonstration, comme nous l’avons en exposant cette aporie. (Apo II 8, 93b15‑20)
- 17 Voir aussi II 9, 93b26-27, et II 10, 93b36‑37.
40Dans ce passage qui résume la résolution de l’aporie, le mot important est dêlon17. On le rend souvent en français par « manifeste », mais il faut le distinguer de phaneron, souvent rendu lui aussi par « manifeste ». Alors que phaneron indique une saisie certaine et immédiate, dêlon suggère que la saisie et la compréhension résultent d’un mouvement de la pensée. Si phaneron est ce qui se voit, dêlon est ce qui se montre, ou que quelqu’un m’a montré (c’est pourquoi je l’ai traduit ici, de façon peut-être forcée, par « révélé »). Cependant quelque chose peut être rendu dêlon sans qu’il soit nécessaire d’en produire une démonstration formelle, et c’est ce qu’Aristote vise ici : il existe une démonstration qui nous fait comprendre la définition et la fait reconnaître comme vraie, bien que ce ne soit pas une démonstration de la définition.
41Il l’explique au chapitre 8 avec l’exemple des définitions du tonnerre et de l’éclipse. Dans de tels cas, nous partons d’une saisie partielle du phénomène. Nous « possédons quelque chose de leur ce que c’est » : le tonnerre est un certain bruit dans les nuages, l’éclipse est une certaine forme de perte de la lumière de la Lune. On passe de ces descriptions imparfaites à une définition lorsqu’on en a déterminé la cause :
Soient C la Lune, A l’éclipse et B l’incapacité, en période de pleine Lune, de faire une ombre (alors qu’il n’y a rien d’observable entre la Lune et nous). Si donc B, l’incapacité à faire de l’ombre alors qu’il n’y a rien entre la Lune et nous, est le cas pour C, et A, une éclipse se produit, pour B, d’un côté il sera clair (δῆλον) qu’il y a éclipse, mais, d’un autre côté, il ne sera pas encore clair pourquoi, c’est-à-dire que nous savons qu’il y a une éclipse, mais nous ne savons pas ce que c’est. Et quand il est clair que A est le cas pour C, chercher pourquoi c’est le cas, c’est chercher ce qu’est B : est-ce l’interposition de la Terre, ou une rotation de la Lune, ou son extinction ? Mais cela c’est la raison (λόγος) de l’autre extrême, c’est-à-dire, dans cet exemple, de A. L’éclipse, en effet, c’est l’interposition de la Terre. (Apo II 8, 93a37‑b7)
42Ce modèle remplit exactement le programme annoncé au début du livre II, qui ramène la question du ce que c’est à celle de la cause (« du fait de quoi ») et celle-ci à la découverte du moyen terme :
Car le moyen terme est la cause, et dans tous les cas c’est celle-ci que l’on recherche. « Y a-t-il éclipse ? » « Y a-t-il une certaine cause ou non ? » Ensuite, ayant reconnu qu’il y en a une, nous cherchons ce qu’elle peut bien être. Car la cause de l’être (…), c’est le moyen terme. (…)
Dans tous ces cas, en effet, il est manifeste que le ce que c’est et le du fait de quoi c’est la même chose. Qu’est-ce que l’éclipse ? La privation pour la Lune de sa lumière du fait de l’interposition de la Terre. Du fait de quoi y a-t-il éclipse, ou du fait de quoi la Lune subit-elle une éclipse ? Du fait qu’elle perd sa lumière parce que la Terre s’interpose. (Apo II 2, 90a6‑11, 15‑18)
- 18 Apo II 10, 94a2, a12. Aristote appelle « flexions » (ptôseis) du nom les cas autres que le nominat (...)
43Dans le chapitre qui conclut toute cette discussion, Aristote n’hésitera plus à parler d’une définition de ce type (celle qui exhibe la cause) comme d’une « démonstration du ce que c’est », en précisant simplement qu’elle diffère de la démonstration proprement dite par sa disposition (thesis) ou par sa forme indirecte18 (ptôsis).
44La définition et la démonstration proposées dans cet exemple sont composées des mêmes termes : (1) l’éclipse (décrite sommairement comme « une certaine perte de lumière »), (2) l’interposition de la Terre entre le Soleil et la Lune, et (3) la Lune.
45Dans le cas de la définition, l’éclipse est un prédicat attribué à la Lune ; c’est ce prédicat qui est à définir, et la définition est achevée par l’indication précise de la cause. La définition sous sa forme achevée est : l’éclipse est une perte de lumière due à l’interposition de la Terre.
46Dans la démonstration, l’interposition est le moyen terme et les deux prémisses sont : (M) il y a une éclipse (en langage plus technique : « éclipse est le cas pour un astre [qui n’a pas de lumière propre] » lorsque la Terre s’interpose ; (m) l’interposition de la Terre est le cas pour la Lune [à un certain moment]. La conclusion est : nécessairement la Lune subit une éclipse [à ce moment].
- 19 Mais on remarquera que dans la déduction le moyen terme disparaît de la conclusion, alors que dans (...)
47Ce sont donc bien les mêmes termes qui sont en jeu ; les relations entre eux sont les mêmes et toutes – termes et relations – sont connues de la même façon. Et c’est le même moyen terme (l’interposition) qui permet de mener à bien l’une et l’autre opérations19. Mais le but recherché (et le résultat obtenu) sont différents : la définition exprime la connaissance que nous avons d’un certain objet (son ce que c’est, ou ce que c’est qu’être [une éclipse]) ; alors que la démonstration établit que le fait doit se produire. Dans le langage des chapitres 1 et 2, la démonstration établit que cela est le cas alors que la définition révèle ce que c’est.
- 20 On pourrait objecter que l’humain est mentionné (ainsi que l’âme) au chapitre 8, 93a24, parmi les (...)
48On aura remarqué que, pour présenter explicitement la déduction dans les lignes qui précèdent, j’ai dû ajouter la spécification « à un certain moment ». Cela tient à l’exemple choisi. Bien qu’elle soit désignée par un nom (un substantif), l’éclipse n’est pas un objet existant par soi, une substance, mais plutôt quelque chose qui arrive à une substance (la Lune). On peut dire, au mieux, que c’est un fait, c’est-à-dire un événement qui fait partie d’une classe d’événements bien reconnaissables. Il en va de même de l’autre exemple du chapitre 8, le tonnerre. Est-ce à dire qu’Aristote aurait pu (et dû) proposer d’autres exemples, des exemples de substances, telles que la Lune, justement, ou l’être humain20 ? En fait non ; il signale au contraire que la résolution de l’aporie qu’il propose ici ne vaut que si l’objet à définir a une cause qui est autre chose que lui-même (et s’il est possible de démontrer celle-ci). Les limites de cette solution sont exposées dans les lignes que voici :
Pour certaines choses leur cause est une autre chose qu’elles, pour d’autres non, de sorte qu’il est clair que parmi les ce que c’est, les uns sont immédiats c’est-à-dire sont des principes, et il faut poser comme hypothèse à la fois le fait qu’ils sont et leur ce que c’est, ou les rendre manifestes (phanera) d’une autre manière (c’est ce que fait l’arithméticien : en effet il pose à la fois ce qu’est l’unité et qu’il y en a). Quant aux choses qui ont un moyen terme, en revanche, c’est-à-dire celles pour lesquelles autre chose est cause de leur ousia, il est possible de faire apparaître (dêlôsai) leur ce que c’est à travers une démonstration de la façon que nous avons dite, sans le démontrer. (Apo II 9, 93b21‑28)
49‒ lignes dont les éditions modernes ont eu l’intelligence de faire un chapitre à part. Cela est important en effet, car cela permet de caractériser et de distinguer les trois types fondamentaux de connaissance scientifique : les mathématiques (qui posent assez librement leurs objets), la philosophie naturelle (qui produit les définitions qui nous occupent ici) – et enfin encore une troisième science, qui n’est pas mentionnée ici mais dont la nécessité se manifeste pour ainsi dire en creux : comment pouvons-nous connaître les objets qui n’ont pas une cause distincte d’eux-mêmes, mais qu’il ne nous est pas loisible de poser comme des hypothèses au départ d’une recherche ? Et comment formuler la connaissance que nous en avons ? Telle est la question ontologique de la définition, qui sera reprise dans la Métaphysique et plus précisément dans les livres Z et H, avec une référence explicite aux textes que nous venons d’étudier :
Maintenant, parlons d’abord de ce qui n’a pas été dit dans les Analytiques au sujet de la définition ; en effet, la difficulté que nous avons exposée dans ce traité sera utile à nos explications au sujet de la substance. Je veux parler de la difficulté suivante : comment se fait-il que ce dont nous appelons l’énonciation « définition », est une chose une ? Par exemple, pour l’homme, animal bipède ; mettons que ce soit là son énonciation. Pourquoi donc ceci est-il une chose une et non pas multiple, animal et bipède ? (Mét. Z 12, 1037b8‑14)
- 21 À ce sujet, on se reportera à la contribution d’Ulysse Chaintreuil (« La division dans la Métaphys (...)
50Nous n’irons pas plus loin dans cette direction21 ; aussi bien, Aristote s’est contenté ici d’examiner la façon d’établir des définitions dans les sciences de la nature.
- 22 « Utile », 96b25‑26 ; la « chasse aux prédicats », 96a22‑23.
51Cette partie du programme est presque achevée ; cependant, il nous reste à voir un texte important, le chapitre II 13, dans lequel Aristote semble, étrangement, revenir sur ses critiques précédentes et reconnaître une certaine valeur à la méthode des divisions – une valeur limitée cependant : elle est seulement « utile » en vue de « la chasse aux prédicats contenus dans le ce que c’est »22. Cette chasse aux prédicats n’est probablement pas soumise à des normes aussi exigeantes que la recherche d’une démonstration. Il s’agit apparemment surtout de trouver des matériaux pour une définition. D’ailleurs, et de quelque façon qu’il faille la comprendre exactement, la métaphore de la chasse suggère une activité moins normée que celle de la démonstration scientifique, et dans laquelle l’expérience et l’intuition joueront un plus grand rôle. Malgré tout, même s’il ne s’agit que de fournir des matériaux, cette quête ne peut pas être entièrement indifférente à la vérité, puisque c’est bien d’une définition vraie que l’on aura besoin en fin de compte. Il est donc probable que cette chasse, qui prend comme point de départ les attributions généralement admises, se situe au niveau de l’endoxalité et non de la connaissance pleinement scientifique. On ne doit d’ailleurs pas la mépriser pour autant ; l’analyse des endoxa (sous réserve des rectifications nécessaires) est pour Aristote une voie légitime d’accès aux notions scientifiques de base.
- 23 Elle est simplement indiquée en passant, avec la formule : « les prédicats qui conviennent toujour (...)
- 24 On peut remarquer que la description initiale de la tâche équivaut à la première interprétation de (...)
52Pour m’en tenir aux grandes lignes de ce chapitre, qui mériterait une analyse plus précise et plus complète, on notera que dans sa première partie (96a24‑b25), la tâche proposée est d’abord (mais cette étape n’est pas explicitement présentée23) la collecte de prédicats qui s’appliquent à l’objet à définir ; puis il faut ajuster ces prédicats (ou des ensembles bien choisis de tels prédicats) pour que leur extension coïncide avec celle de cet objet24. Ce n’est qu’ensuite (96b25‑97b6) qu’Aristote introduit la méthode des divisions, comme un auxiliaire efficace (et peut-être indispensable) pour mener à bien cette tâche. L’apport propre de cette méthode tient au fait qu’elle permet, mieux qu’une autre en tout cas, de s’assurer qu’on ne laisse de côté aucun prédicat, et de les mettre dans un ordre qui correspond bien aux relations qu’ils ont entre eux :
(…) Cela fait une différence selon celui des prédicats qui est attribué en premier ou ensuite, par exemple selon que l’on dit animal, apprivoisé, bipède ou bipède, animal, apprivoisé. Si, en effet, tout est fait de deux composantes, et si animal apprivoisé est une seule chose, et si cette chose plus une différence donne l’homme, ou quoi que ce soit qui constitue une unité, il est indispensable d’avoir fait ces divisions avant de postuler. De plus il n’y a qu’ainsi qu’il est possible de ne rien omettre de ce qui est dans le ce que c’est. Quand, en effet, on a pris le genre premier, si l’on prend l’une des divisions inférieures, tout défini ne tombera pas sous cette division, par exemple tout animal n’est pas aux ailes pleines ou aux ailes divisées, mais seulement tout animal ailé. Car la différence en question appartient à cette dernière classe. Or la première différence d’animal est celle sous laquelle tout animal tombe, et il en va de même pour les premières différences de chacune des autres classes, qu’elles soient extérieures au genre animal ou tombent sous lui (…). Si donc l’on continue de cette façon, il est possible de savoir que rien n’a été omis, alors que procéder autrement nous conduit nécessairement à la fois à commettre des omissions et à ne pas nous en rendre compte. (Apo I 13, 96b25‑97a6)
- 25 Voir Les Parties des animaux I, chap. 2 à 4.
53L’efficacité revendiquée ici pour la méthode des divisions est celle que posséderait, si on le suppose réalisé, son modèle idéal : celui d’une cartographie complète et continue de tout un domaine d’objets. Il n’est pas certain qu’Aristote ait jugé possible d’y parvenir, même s’il en a esquissé sa propre version sous la forme du Pont aux Ânes. On sait que par ailleurs il a critiqué les faiblesses de la méthode dans ses traités zoologiques25 ; mais il ne les considérait peut-être que comme des insuffisances dans la mise en œuvre de ce programme.
54Il nous reste à considérer, dans la toute dernière phrase du chapitre, une dernière mention du sullogismos, qui esquisse cette fois une analogie entre division et démonstration :
De même que dans les démonstrations il faut qu’on ait produit un sullogismos, de même dans les définitions il faut la clarté. (Apo II 13, 97b31‑32)
- 26 Topiques VI 1, 139b12‑15, et tout le chap. 2.
- 27 Voir par exemple Physique I 1, 184a18‑23 ; et déjà chez Platon, République VII, 523c‑524c.
55Dans les Topiques, la clarté (to saphes) est l’un des critères auxquels doit satisfaire une définition26 ; c’est le seul qui ne puisse pas être contrôlé en se référant à des règles procédurales relevant de la dialectique (comme c’est le cas, par exemple pour la coextensivité, pour la non-circularité ou pour l’inscription dans le genre approprié). L’analogie avec le sullogismos tient à la fonction qu’elle peut remplir lorsqu’une définition est proposée dans le cadre d’une discussion dialectique : c’est d’elle que dépend en fin de compte l’assentiment que l’on est en droit d’attendre d’un interlocuteur. Bien sûr, la base sur laquelle il repose est très différente : il n’y a pas de modèle formel et universel de la clarté comme il y en a un de la contrainte déductive, de sorte que la clarté n’est pas contraignante de la même façon qu’une déduction. Mais ce qu’elle produit est plus qu’une simple certitude intuitive. Le clair, pour Aristote, s’oppose au confus (to sungkechumenon), c’est-à-dire à ce dans quoi plusieurs déterminations sont données ensemble et de façon indiscernable27. La tâche de la philosophie consistera à analyser cette sorte d’expérience cognitive brute, en y distinguant des éléments constituants dont chacun puisse être clair, c’est-à-dire reconnu et compris en lui-même.
56Cette discussion du livre II reflète ainsi la position particulière de la définition – et du ce que c’est qu’être qui en est la contrepartie objective – dans l’épistémologie d’Aristote. En tant qu’elle vise la connaissance d’un seul objet, tel qu’il est en lui-même, la définition est en dehors de la sphère du discours et du raisonnement. Cependant, en tant qu’elle exprime cette connaissance et que par conséquent elle se veut vraie, elle doit pouvoir s’articuler et s’exposer à la discussion. D’où la question : « peut-il y avoir une démonstration d’une définition ? ».
57Cette question s’enracine dans la philosophie de l’Académie : dans l’option en faveur de l’explication par les formes et dans le projet d’un cadastre ordonné et continu de tous les objets pensables, qui puisse fournir un cadre universel à la connaissance scientifique. Mais son développement chez Aristote débouche sur un programme qui excède le cadre platonicien originel : montrer la pertinence de l’analytique pour rendre raison des formes de l’explication dans la philosophie naturelle.
58Sur cette base, Aristote donne finalement une réponse qui n’est ni incohérente ni fuyante. Elle est en réalité nette et ferme, si l’on prend en compte la multiplicité des points de vue qui surdéterminent la question, et si l’on accepte, sans s’attacher trop étroitement à la lettre, la liberté avec laquelle il s’autorise à varier dans ses formulations. En revanche, il faut reconnaître que cette réponse est partielle : même dans le champ de la philosophie naturelle, il y a des objets dont la définition ne pourra pas être validée par une démonstration ; enfin, cette solution ne peut pas être transposée dans les autres provinces du savoir.