1Aux lignes 30c‑31a du dialogue qui porte son nom, Timée explique quel genre d’animal peut être le modèle d’après lequel le démiurge a façonné l’univers :
- 1 Je suis ici la traduction de D. El Murr, « Platonic “Desmology” and the body of the world animal ((...)
- 2 Le Timée (abrégé Tim. dans la suite) est cité dans la traduction de L. Brisson, op. cit., 2001, sa (...)
Ce point établi, il nous faut maintenant parler de ce qui suit immédiatement. À la ressemblance de quel animal en particulier celui qui a façonné l’univers l’a-t-il façonné ? À la ressemblance d’aucun de ces animaux qui ont le caractère naturel d’une partie (ἐν μέρους εἴδει)1, estimons-nous, car rien de ce qui ressemble à un être incomplet ne saurait jamais être beau. Mais celui auquel appartiennent tous les autres animaux à titre de parties, individuellement et en tant qu’espèces, voilà, entre tous les animaux, supposons-nous, celui auquel ressemble le plus l’univers. Effectivement, tous les animaux intelligibles, cet animal les tient enveloppés en lui-même, de la même façon (καθάπερ) que notre univers nous contient, nous et toutes les autres créatures visibles. Car, comme c’est au plus beau des êtres intelligibles, c’est-à-dire à un être parfait entre tous, que le dieu a précisément souhaité le faire ressembler, il a façonné un animal unique, visible, ayant à l’intérieur de lui tous les animaux qui lui sont apparentés par nature2 (Tim. 30C2‑31a1).
2Ce texte est l’un des passages les plus importants et commentés du dialogue, car il souligne à la fois la ressemblance entre l’univers et son modèle, le rapport entre le modèle de l’univers et le reste des intelligibles en tant que ses parties, ainsi que le rapport entre l’univers et les visibles. La compréhension de ce passage est donc déterminante pour comprendre la manière dont l’organisation des idées détermine l’organisation des sensibles en genre et en espèces garantissant l’unicité de l’univers. Cet article montre que, si la participation platonicienne établit une relation directe entre une forme intelligible et les sensibles, alors l’organisation des sensibles en genre et en espèces n’est pas issue d’une participation, du moins pas une participation directe. En effet, la division au sein des sensibles du genre en espèces opère à partir d’un sensible composé vers des sensibles composants. Ainsi, la division du genre en espèces des sensibles ne peut pas être considérée comme une division au sein des idées.
- 3 Voir la note 1. Bien que le terme τό μέρος puisse en effet avoir le sens d’espèce, la question de (...)
3Selon l’argument de Timée cité supra, le modèle de l’univers est un animal intelligible, mais il n’est pas n’importe quel animal intelligible : au contraire, seul un animal intelligible qui n’a pas par nature le caractère de partie (ἐν μέρους εἴδει) peut être le modèle de l’univers. En effet, selon lui, tout ce qui est façonné à partir de ce qui est incomplet n’est pas beau et l’univers, en tant qu’œuvre fabriquée par le démiurge, est nécessairement beau. Cela implique que tout ce qui a par nature le caractère de partie est incomplet. L’expression ἐν μέρους εἴδει met donc en avant en opposition le tout (τό πᾶν) qui est complet (τέλειον) et la partie (τό μέρος) qui est incomplète (ἀτέλειον), et le genre et l’espèce, comme certains commentateurs le suggèrent dans leur traduction3. Par conséquent, seul un animal intelligible auquel tous les autres animaux intelligibles appartiennent en tant que parties peut être le modèle de l’univers. Comme son modèle, l’univers est le seul animal visible auquel tous les autres animaux visibles appartiennent à titre de parties.
4Le modèle de l’univers est ce à quoi tous les autres animaux intelligibles appartiennent au titre de partie, à la fois en tant qu’individus et en tant qu’espèces (καθ’ ἓν καὶ κατὰ γένη). Du fait de la conformité de la copie au modèle, l’univers, qui est sensible, est aussi ce à quoi tous les autres animaux visibles appartiennent au titre de partie, en tant qu’individus et en tant qu’espèces. Pourquoi l’univers doit-il être l’unique copie de son modèle qui contient la totalité des devenirs ? Pourquoi Platon souligne-t-il que les parties appartiennent au tout, à la fois en tant qu’individus et en tant qu’espèces ? La relation tout-partie permet-elle de répondre à la question de l’unicité de l’univers en tant qu’un tout ? Quelle est exactement la nature de cette relation qui garantit la division et le rassemblement d’un tout par rapport à ses parties de manière exhaustive ?
- 4 Voir D. Keyt, « The Mad Craftsman of the Timaeus », Philosophical Inquiry, 2016, 40, 1, p. 8‑12.
- 5 A. E. Taylor, A Commentary on Plato’s Timaeus, Oxford, Clarendon Press, 1928 ; F. M. Cornford, Pla (...)
- 6 R. Patterson, « The unique worlds of the Timaeus », Phoenix, 1981, 35, p. 105‑119 ; R. Mohr, « The (...)
5La question de l’unicité de l’univers et celle de son exhaustivité, ou de sa complétude du fait de l’inclusion de tous les animaux visibles, sont deux questions distinctes. Cependant, les réponses à ces deux questions, déjà abondamment travaillées, sont liées. Il existe, dans la littérature secondaire, trois approches sur ces questions de l’unicité et la compréhension totale de l’univers et son modèle : 1) l’univers n’est ni unique ni complet et Platon accorde ces propriétés à l’univers par erreur4 ; 2) l’univers est unique et complet, mais son modèle n’est complet qu’en tant que Forme du genre Animal qui comprend la totalité des Formes des espèces d’animaux5 ; 3) l’univers est unique et complet ainsi que son modèle, qui comprend la totalité des Formes intelligibles6. Cet article soutient que le rapport entre l’univers et ses parties est un rapport de genre à espèces, reprenant donc la deuxième approche, mais en partant d’une conception de la méthode de division renouvelée grâce à la troisième approche. Cette dernière met en avant l’importance de la fonction organisatrice de l’univers : non seulement il contient spatialement tous les vivants visibles, mais il les met aussi en ordre de sorte à former une unité. Nous examinerons donc d’abord ces trois approches afin de mettre au jour leurs limites respectives sur la question de l’unicité de l’univers. De là, nous en tirerons les conséquences pour proposer une nouvelle conception de la relation genre-espèces qui combine les deux dernières approches.
- 7 Voir D. Keyt, art. cit., 1971.
- 8 Voir R. Parry, art. cit., 1991, p. 26.
6La première approche est celle de D. Keyt, qui défend l’idée selon laquelle Platon fait un raisonnement fallacieux en attribuant les propriétés d’unicité et de complétude du modèle, en tant que Forme intelligible et non pas en tant que modèle, à la copie7. Cette lecture de D. Keyt a déjà été largement critiquée, et l’article de R. Parry a bien montré que l’unicité et la complétude sont toutes deux des propriétés de l’animal intelligible modèle et non de tous les animaux intelligibles8. Nous allons concentrerons donc notre discussion sur la deuxième approche.
- 9 D. El Murr, art. cit., 2021 résume très clairement la position des commentateurs ayant adopté cett (...)
- 10 D. El Murr, art. cit., 2021, p. 53.
- 11 Ibid., p. 54.
7L’argument de D. Keyt est certes problématique, mais le fait que le modèle soit unique et complet est-il suffisant pour déduire que sa copie doit l’être aussi ? Les commentateurs comme F. M. Cornford, D. Sedley et plus récemment D. El Murr considèrent que cette complétude de l’animal intelligible modèle n’est qu’une complétude relative. Autrement dit, le modèle n’est complet que par rapport aux Formes intelligibles des animaux et non pas à la totalité des Formes intelligibles9. L’argument est plus complètement étayé par D. El Murr et nous nous appuierons donc sur sa lecture : si l’univers est un animal générique, alors son modèle doit naturellement être la Forme intelligible de l’Animal, qui est aussi générique et qui englobe donc la totalité des Formes des espèces d’animaux10. Comme D. El Murr l’a relevé, ce raisonnement lui-même garantit la complétude relative de l’univers par rapport à tous les autres animaux visibles, mais il ne garantit pas logiquement l’unicité de l’univers en tant qu’image de son modèle. C’est pourquoi, pour les commentateurs qui soutiennent la deuxième approche, l’unicité de l’univers doit être rendue nécessaire par une autre raison : la copie est meilleure ou plus belle lorsqu’elle est unique11. L’unicité de l’univers dépend ainsi de la volonté du démiurge.
8Les tenants de cette deuxième approche sont obligés de scinder leur explication de l’unicité et de la complétude de l’univers et de son modèle en deux arguments indépendants. En effet, D. El Murr s’appuie exclusivement sur le fait que Timée présente le corps de l’univers sans spécification. Il en déduit, avec les autres commentateurs qui soutiennent cette interprétation, que le modèle de l’univers est la Forme générique Animal, ce qui fait que l’univers, en tant que copie, est un animal générique. Néanmoins, ce raisonnement ne peut tenir que si l’on présuppose que la ressemblance entre l’univers et son modèle est issue d’une participation. Or, mis à part le fait que toute ressemblance ne nécessite pas la participation, la participation telle que décrite dans les Dialogues ou même dans le Timée ne permet pas d’établir une relation de correspondance d’un à un entre une forme et une espèce. Ce n’est donc pas un argument valide que de s’appuyer sur la participation pour suggérer que la division de l’univers en tant que genre en espèces est établie par une relation de correspondance d’un à un entre les intelligibles et les visibles, étant donné qu’il existe quatre espèces au sein de l’univers.
9F. M. Cornford et D. Sedley considèrent le passage de 39e‑40a ci-dessous comme une preuve textuelle qui indique qu’il y a bien participation de l’univers à son modèle, ainsi que des parties de l’univers aux parties du modèle de l’univers :
Conformément à la nature et au nombre des aspects (ἰδέας) dont l’intellect discerne la présence dans ce qui est l’Animal, le dieu considéra que cet univers aussi devait avoir les mêmes en nature et en nombre. Or, il y en a quatre : la première est l’espèce céleste, celle des dieux, la seconde l’espèce ailée, c’est-à-dire celle qui circule dans l’air, la troisième l’espèce aquatique, et la quatrième l’espèce qui va à pied et qui vit sur la terre ferme (Tim. 39e7‑40a2).
- 12 Comme le fait remarquer Kelkavage dans sa traduction, le terme ἰδέα n’a pas de sens technique, mai (...)
10Selon le texte, les quatre groupes d’animaux sont en effet considérés comme des espèces (γένος, εἶδος) qui correspondent à la nature et au nombre des aspects12 (ἰδέας) contenus dans l’animal intelligible modèle. Il est effectivement difficile de ne pas identifier ici une relation de participation, puisque Timée semble établir une correspondance terme à terme entre une espèce animale visible et une espèce animale intelligible. Or deux conséquences suivent de cette considération.
- 13 D. Sedley, op. cit., 2007, p. 109 utilise le terme « animalité » pour désigner ce qu’est l’univers (...)
11Premièrement, comment un animal générique peut-il exister concrètement et physiquement ? Selon D. Sedley, l’univers est l’animalité, qui est donc l’essence du genre Animal13. Cependant, si l’animalité est l’essence du genre Animal, elle est alors simplement la Forme Animal et non pas une copie de cette Forme, et elle n’englobe pas physiquement tous les animaux. Autrement dit, si l’animalité englobe toutes les espèces d’animaux, alors elle le fait à travers l’organisation des Formes et non pas à travers l’organisation physique du corps et de l’âme des animaux visibles.
12Aux lignes 30c-31a, au moment où Timée explique le choix du démiurge du modèle de l’univers, la qualité du modèle est particulièrement mise en avant est son caractère englobant, le fait d’être un tout, ou plus précisément l’absence totale du caractère de partie (ἐν μέρους εἴδει) en lui. En outre, l’argument de Timée se concentre sur le fait que ce qui a dans sa nature un caractère de « tout » est plus beau que ce qui a un caractère de partie. La seule ressemblance explicitement mentionnée par la suite (31b1) et soulignée encore une fois est la qualité d’être un tout qui englobe tous les autres individus de même nature. La mise en avant du caractère de tout qui englobe la totalité des autres de même nature ne s’arrête pas là : le raisonnement sur la constitution du corps de l’univers, ainsi celui qui concerne son âme, insistent tous deux sur le fait que le corps de l’univers comprend physiquement tous les corps possibles et que l’âme de l’univers comprend tous les mouvements possibles de l’âme. Ce qui est mis en avant à propos du corps et de l’âme de l’univers n’est nullement sa généralité en opposition à la spécificité des espèces, mais au contraire sa compréhension exhaustive.
13De surcroît, si l’on entend l’univers comme le genre Animal dans le sens de l’animalité, c’est-à-dire comme une essence ou qualité commune partagée par tous les animaux de manière homogène, alors les spécifications que l’on trouve dans les espèces animales ne se trouveraient pas dans l’animal générique. Cependant, le discours de Timée suggère à juste titre que les différences spécifiques sont non seulement présentes dans le genre, mais aussi mises en ordre par le genre. Nous avons donc affaire à une division du genre en espèces qui implique en elle une sorte d’organisation des différences spécifiques. Aux lignes 31b-33c, lorsque Timée explique que le corps de l’univers se compose des quatre éléments, il explique comment le démiurge met en ordre les quatre éléments selon leur différence dans la tangibilité et la visibilité afin de façonner le corps de l’univers. Par conséquent, malgré la description d’une sorte de correspondance en nombre et en nature entre l’univers et son modèle mentionnée aux lignes 39e‑40a, l’univers peut difficilement être l’animal visible générique, au moins au sens de l’essence homogène et commune des espèces d’animaux.
- 14 Les commentaires de F. M. Cornford, op. cit., 1937, p. 42‑43 ont expliqué très clairement que la r (...)
- 15 Pour F. M. Cornford, ibid., p. 42, le démiurge ne façonne qu’une seule copie, donc un seul univers (...)
14La deuxième difficulté de cette lecture concerne avant tout les implications qui découlent de l’identification de la ressemblance de la relation entre l’univers et son modèle à une relation de participation. La participation implique par nature la possibilité de la multiplicité. De ce fait, à partir du moment où l’on considère que l’univers participe à son modèle, c’est-à-dire à la Forme intelligible de l’Animal, une telle relation ouvre davantage à la possibilité de multiplier les copies, plutôt que d’assurer l’unicité de la copie14. C’est la raison pour laquelle les tenants de cette approche sont obligés de scinder l’argument de Timée en deux pour expliquer indépendamment la complétude et l’unicité de l’univers. Dans cette perspective, la complétude de l’univers s’explique par la ressemblance à son modèle, tandis que son unicité dépend de la volonté du démiurge15.
- 16 La critique de D. Keyt, art. cit., 1971, p. 232 consiste à montrer que Platon fait un raisonnement (...)
15Toutefois, on peut se demander si Timée, dans son discours, fait vraiment appel à la volonté du démiurge pour expliquer l’unicité de l’univers. Il est clair dans l’argument de Timée que l’unicité du modèle provient de sa complétude : le modèle, en tant que modèle, et non pas en tant que Forme intelligible, est unique parce que lui seul englobe tous les autres vivants intelligibles16. Quant à l’unicité de l’univers en tant que copie, son origine est moins claire, notamment du fait que, selon une formulation ambiguë, « dieu a composé un seul animal visible » (ὁ θεὸς ζῷον ἓν ὁρατόν συνέστησε). Cette clause laisse bien entendu la possibilité d’entendre que c’est le démiurge qui veut façonner seulement une seule copie. Cependant, prenons en compte la phrase entière, à savoir :
- 17 Tim. 30d2‑31a1 : τῷ γὰρ τῶν νοουμένων καλλίστῳ καὶ κατὰ πάντα τελέῳ μάλιστα αὐτὸν ὁ θεὸς ὁμοιῶσαι (...)
Car, comme c’est au plus beau des êtres intelligibles, c’est-à-dire à un être parfait entre tous, que le dieu a précisément souhaité le faire ressembler, un vivant unique, visible, à l’intérieur de lui tous les vivants qui lui sont apparentés par nature, il a façonné17. (Tim. 30d2‑31a1)
16Dans cette phrase, la volonté du démiurge de faire ressembler l’univers à un modèle parfait est en effet mise en avant. Cependant, Platon, par l’intermédiaire de Timée, intercale un énoncé qui souligne encore une fois l’aspect englobant de manière exhaustive de l’univers dans son expression de la volonté du démiurge. Le fait que Platon insère ainsi un énoncé entier juste avant le mot « façonner » n’est probablement pas suffisant pour affirmer que l’unicité de l’univers provient nécessairement de sa capacité à comprendre tout ce qui lui est apparenté. Cependant, si l’univers est vraiment façonné de telle sorte qu’il contient en lui tout ce qui possède une nature apparentée à la sienne (κατὰ φύσιν συγγενῆ ζῷα), il est alors logiquement impossible d’avoir un deuxième univers. En effet, cela reviendrait à dire que quand le démiurge fabrique un visible, celui-ci serait aussitôt au sein de l’univers déjà façonné.
17À ce stade, la façon dont l’univers peut assurer la compréhension exhaustive de tous les visibles n’est pas claire. Cependant, on sait déjà que la ressemblance entre l’univers et son modèle, établie par la participation, comme le suggèrent les commentateurs mentionnés plus haut, ne nous permet pas d’explorer cette mise en avant de la capacité englobante de l’univers et de son modèle.
- 18 R. Parry, art. cit., 1991, p. 21.
18La troisième lecture sur la question de l’unicité de l’univers met au centre l’aspect compréhensif de l’univers et de son modèle. R. Parry, dans son article de 1991, propose une interprétation qui réfute les deux premières lectures en insistant sur un point : ce qui fait l’objet de la ressemblance entre l’univers et son modèle est précisément la façon dont le modèle de l’univers englobe ses parties (plutôt qu’un rapport d’imitation entre un individu sensible et un individu intelligible)18.
- 19 Les commentateurs comme R. Mohr, art. cit., 1982 ont bien remarqué la fonction possible de καθάπερ (...)
- 20 R. Parry, art. cit., 1991, p. 30‑31.
19Textuellement parlant, R. Parry s’appuie sur la présence de καθάπερ à la ligne 30c8 qui souligne que « tous les vivants intelligibles, ce vivant (modèle) les tient enveloppés en lui-même, de la même façon que notre monde nous contient nous et tous les autres vivants visibles » (Tim. 30c7‑9). Mettre ainsi l’accent sur le fait que l’univers et son modèle englobent de la même façon (καθάπερ) leurs parties semble procéder d’une volonté d’établir une relation analogique entre la façon dont le modèle de l’univers englobe ses parties et celle dont l’univers lui-même englobe les siennes19. Cette lecture nous permet effectivement de faire droit à la compréhension totale par l’univers de tous les visibles dans tous leurs aspects, telle que le dialogue y insiste de façon répétée. Cependant, pour R. Parry, cette façon dont le tout englobe les parties, qui est pour lui la même pour l’univers comme pour son modèle, consiste dans une subordination, ce qui reste vague et s’éloigne de la lettre du texte20. La solution proposée par Parry est difficile à soutenir en s’appuyant sur le texte, mais sa compréhension sur l’unicité de l’univers, c’est-à-dire, son unicité est garantie par sa façon d’englober les sensibles, ouvre une nouvelle perspective sur la relation tout-partie comme une division exhaustive. Cette considération de l’univers comme organisation et la considération de l’univers comme genre sont-elles absolument incompatibles comme l’indique Parry ? Est-il possible de comprendre le genre platonicien comme ce qui met en ordre une division en espèces de manière exhaustive et ainsi considérer l’univers comme un genre ?
20Ce qui rend ces deux dernières approches incompatibles l’une avec l’autre est en réalité la conception qu’elles se font du genre, à savoir la conception selon laquelle le genre est une qualité commune, partagée de manière complètement uniforme par des espèces issues d’une division selon des différences spécifiques. Toutefois cette conception intuitive de la division du genre en espèces est-elle bien celle de Platon ? La suite de cet article a pour ambition de donner à voir une conception de la division du genre en espèces dans le Timée qui est différente de celle envisagée par les commentateurs adoptant la deuxième approche. Cette conception du genre et de son rapport aux espèces sera la clé permettant d’expliquer l’unicité et la complétude de l’univers.
21Afin de savoir s’il existe une conception différente du genre et des espèces dans le Timée au sujet de l’univers, il nous faut revenir à la composition de l’univers. Timée décrit la constitution de la forme corporelle de l’univers aux lignes 31b4‑33c4. Pour éviter de citer ce long texte, nous résumons ainsi l’argument de Timée :
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L’univers engendré est corporel, et ce qui est corporel est visible et tangible (31b4).
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Il faut le feu pour être visible, la terre pour être tangible, donc le corps de l’univers contient nécessairement du feu et de la terre (31b5‑6).
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Or deux éléments seuls ne peuvent pas former une composition belle sans intervention d’un troisième qui est un lien les réunissant (31b8).
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Le lien le plus beau est celui qui impose à lui-même et aux éléments qu’il relie l’unité la plus complète (31c2).
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L’unité la plus complète est réalisée par nature par la proportion qui met tous les éléments dans le même rapport les uns par rapport aux autres (31c3‑4).
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Étant donné que le corps de l’univers est un solide pourvu de profondeur, il exige deux liens entre le feu et la terre pour les réunir (32b3).
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Le dieu a donc introduit l’air et l’eau entre le feu et la terre en les mettant tous dans un même rapport les uns par rapport aux autres pour composer le corps de l’univers (32b4‑8).
- 21 Selon le discours de Timée, en 31b4‑6, les éléments naturels existent avant la composition de l’un (...)
- 22 En 32b4‑8, nous comprenons que c’est grâce au démiurge que les relations proportionnelles sont int (...)
22Selon Timée, le démiurge ne crée rien ex nihilo, de sorte que les éléments existaient déjà avant la création de l’univers21. Or avant la création de l’univers, étant donné qu’aucun ordre n’était introduit entre ces éléments, ils étaient incommensurables de manière absolue22. Le travail du démiurge consiste donc à mettre en ordre les quatre éléments dans un rapport de proportion et ainsi à créer le corps de l’univers. Toutefois, quel est cet ordre que le démiurge introduit dans les éléments pour composer le corps de l’univers ?
- 23 Voir A. E. Taylor, op. cit., 1928, p. 99 ; F. M. Cornford, op. cit., 1937, p. 44 ; D. El Murr, art (...)
- 24 D. El Murr, ibid., p. 62‑63.
- 25 Comme nous pouvons le remarquer, pour D. El Murr, la mise en relation des quatre éléments dans le (...)
23Traditionnellement, les commentateurs comprennent la composition du corps de l’univers selon le modèle empédocléen : l’univers est un mélange des quatre éléments. Ce n’est certainement pas un hasard si Platon a choisi le feu, l’air, l’eau et la terre pour constituer les quatre éléments du corps de l’univers. Comme de nombreux commentateurs l’ont déjà remarqué23, Platon fait clairement allusion à Empédocle lorsqu’il dit, à travers la bouche de Timée, que les rapports instaurés entre les éléments apportent l’« amitié » (philia). Pour autant, Platon ne se contente de reproduire la thèse d’Empédocle. Comme D. El Murr le fait remarquer, l’amitié n'est plus la force qui réunit les éléments de l’extérieur chez Platon, mais le rapport rationnel (mathématique) qui relie les éléments dans une unité, aussi l’amitié n’est que la conséquence de cette organisation24. La lecture de D. El Murr met en évidence l’originalité de Platon par rapport à Empédocle. Cependant, comme la majorité des commentateurs, il comprend aussi la constitution de l’univers chez Platon selon un modèle empédocléen : l’univers est un mélange25. Suivant ce modèle, la proportion entre les quatre éléments est comprise au sens quantitatif, autrement dit : si les quatre éléments peuvent créer une unité stable, c’est parce que la quantité de chacun est bien proportionnée – comme par exemple pour la préparation de la pâte à pain : trop ou trop peu d’eau empêche de parvenir à une consistance correcte. Or cette compréhension de la composition du corps de l’univers selon le modèle empédocléen ne rend pas compte de tous les détails du texte, et notamment la fonction centrale de la proportion pour comprendre comment l’univers comprend et se divise en parties.
24Dans le passage de 30c-31a que nous avons cité plus haut, une description revient plusieurs fois à propos de l’univers : il contient en son sein tous les autres vivants visibles (ἐντὸς ἔχον ἑαυτοῦ). Timée met l’accent à plusieurs reprises sur le fait que les autres animaux visibles se trouvent dans l’univers, et qu’ils ne sont pas simplement des résultats qui procèdent de lui comme d’un principe. Ce détail de la description insiste prioritairement, à nouveau, sur la qualité englobante de l’univers, en tant que tout exhaustif qui se divise en parties en nombre indéfini, plutôt que sur la qualité d’origine dont le reste est engendré. C’est pourquoi la compréhension du corps de l’univers plutôt comme un mélange, une matière commune qui forme ensuite les corps spécifiques, ne semble pas satisfaisante pour rendre compte de l’exposé de Timée, en négligeant la description d’un tout compréhensif. Dès lors, la question de l’unicité et de la complétude de l’univers doit être reconsidérée sous l’angle du type de division qui garantit à la fois un rassemblement et une division exhaustive.
25Nous avons montré que le modèle empédocléen qui conçoit l’univers comme un mélange générique est loin d’être satisfaisant pour comprendre le discours de Timée. Toutefois, comment peut-on concevoir un univers englobant de manière exhaustive sans le concevoir comme un mélange générique des quatre éléments ?
26Selon l’interprétation qu’implique le modèle empédocléen, la proportion entre les éléments est établie d’après leur quantité dans le mélange. Cependant, Timée semble expliquer cette proportion autrement. En 55d6‑56a3, Timée explique que le démiurge attribue la forme du cube à la terre, car celle-ci est la plus immobile et la plus plastique parmi les quatre éléments, qu’il attribue la forme de la pyramide au feu, parce qu’il est le plus mobile et le plus coupant, et qu’enfin il attribue à l’eau et à l’air les formes qui sont intermédiaires en termes de mobilité et de plasticité. Son explication nous éclaire non seulement sur l’attribution des figures géométriques aux éléments, mais aussi sur la raison pour laquelle les quatre éléments sont organisés dans l’ordre présenté plus haut en 31c‑33c, à savoir : le feu, puis l’air, ensuite l’eau et enfin la terre. Autrement dit, ce passage du Timée met au jour le type de lien que Platon introduit pour unifier les éléments.
- 26 Ibid., p. 56.
- 27 Voir M. Miller, « Timaeus and the Longer Way », dans G. Reydams-Schils (éd.), Plato’s Timaeus as C (...)
27Comme D. El Murr l’a exposé, Platon présente une théorie du lien dans ce passage de 31c-33c, et le meilleur lien à même de composer l’unité la plus complète est celui qui médiatise les éléments de l’intérieur en tant qu’intermédiaire26. Selon Timée en 55d à 56a, l’air et l’eau sont des intermédiaires entre la terre qui est le plus immobile (ἀκινητοτάτη) et le plus plastique (πλαστικωτάτη) et le feu qui est le plus mobile (εὐκινητότατον), et le plus coupant (τμητικώτατόν) et aigu (ὀξύτατον). Les quatre éléments construisent ainsi une échelle qui va d’un minimum de mobilité associé à un maximum de plasticité, à un maximum de mobilité associé à un minimum de plasticité. Autrement dit, ce qui les relie en proportion, c’est leur degré de mobilité et de plasticité et non pas la quantité de cet élément dans l’ensemble de mélange. Ainsi, quand le démiurge met l’air et l’eau entre le feu et la terre pour qu’ils gardent la même proportion entre eux en 31c-33c, c’est grâce à cette échelle de la mobilité et de la plasticité qu’il arrive à déterminer la place de l’air et de l’eau par rapport au feu et à la terre. Autrement dit, le démiurge construit un continuum, comme le dit Miller, et non pas un mélange27.
28Les quatre éléments ne sont donc pas mélangés pour former une masse de matière, mais, au contraire, ils sont simplement quatre points qui marquent les extrémités et deux intermédiaires grâce auxquels on peut tracer une ligne continue. L’univers, en tant que continuum, tient donc tout ce qui possède un corps en son sein, en les rangeant chacun à sa place.
29Nous avons ici deux modèles de l’univers : l’un est conforme au modèle empédocléen et constituerait un mélange commun à tous les corps visibles ; l’autre repose sur le principe du continuum qui ordonne tous les corps visibles en lui. Si l’on considère l’univers comme un mélange, alors cela implique nécessairement que l’univers a son propre corps conçu au-delà des corps visibles sans prendre en considération les corps des autres vivants visibles. Cette compréhension du corps de l’univers trouve une parfaite cohérence dans la position qui considère l’univers comme un animal générique, car il est alors effectivement constitué de matière commune sans spécification. Cependant, si l’univers est un animal générique, au sens d’un mélange sans un corps ou une âme spécifique, alors, comme nous l’avons remarqué plus haut, il est difficile de voir cet univers exister physiquement en tant que genre, tandis que l’univers, selon Timée, existe physiquement. De ce fait, l’idée du mélange ne peut pas être compatible avec le type de liaison qui constitue le corps de l’univers tel qu’il est présenté en 31c2‑3.
30Or si l’univers en tant que continuum forme l’unité la plus complète (μάλιστα ἓν) en reliant les quatre éléments à l’aide de la proportion (ἀναλογία), qu’est-ce que la proportion par rapport aux éléments ? Est-elle indépendante des éléments, à l’intérieur des éléments, ou constitue-t-elle ce que sont les éléments ?
31Le commentaire de Proclus sur le passage 31c-32a est particulièrement éclairant :
- 28 Proclus, Tim. 2, 15.32-16 8 Diehl.
Garde-toi aussi d’entendre « lien » d’après le sens organique, qui est le plus infime. Car, d’après ce sens, le lien n’est pas le maître de lui-même ni de la liaison qu’il effectue ; or Platon, de son côté, a ajouté : « lien qui fait et de lui-même et des termes qu’il lie un tout un ». Pour ce lien-ci en effet, il y a possibilité et qu’il soit placé au milieu et qu’il possède le pouvoir en question grâce à la proportion, proportion pour laquelle, comme elle est « le lien le plus beau », il y a possibilité de donner aussi au lien la faculté de créer de l’identité et de l’unité entre toutes les parties. Ce lien est donc même un lien inséparable des termes, c’est-à-dire un lien qui est la proportion28 (Proclus, Tim. 2.15.32‑16.8).
- 29 D. El Murr a aussi tenu ce passage dans le commentaire de Proclus comme la clé pour comprendre le (...)
32Le lien le plus beau mentionné dans le Timée 31c est pour Proclus un lien inséparable des termes, et ce lien inséparable des termes est la proportion. La proportion, selon le commentaire de Proclus est un lien qui crée de l’identité et de l’unité entre toutes les parties. Un tel lien est inséparable de tous les termes qu’il relie. Comment peut-on comprendre ce lien29 ?
33Platon explique la proportion en donnant une illustration mathématique :
- 30 L’interprétation de ce passage est très débattue. Les commentateurs comme F. M. Cornford considère (...)
Chaque fois que de trois nombres quelconques, que ces nombres soient entiers ou en puissance30, celui du milieu est tel que ce que le premier est par rapport à lui, lui-même l’est par rapport au dernier, et inversement que ce que le dernier est par rapport à celui du milieu, celui du milieu pouvant devenir premier et dernier, le dernier et le premier pouvant à leur tour devenir milieu, ils se trouvent ainsi nécessairement tous les mêmes, parce qu’ils sont les mêmes les uns par rapport aux autres, ils forment tous une unité (Tim. 32a1‑7, trad. mod.).
- 31 Déjà dans le commentaire de A. E. Taylor, op. cit., 1928, p. 97, le renversement de l’ordre du pre (...)
34Nous avons donc ici trois nombres dans un rapport identique, par exemple 1, 2, 4 qui fait que 1 : 2 = 2 : 4 et 4 : 2 = 2 : 1. Mais qu’est-ce que Timée entend par « le milieu pouvant devenir premier et dernier, et le premier et le dernier pouvant à leur tour devenir au milieu » ? La majorité des commentateurs comprennent ce passage comme un inversement de l’ordre de ces trois nombres, donc 2 : 1 = 4 : 231. La proportion est en effet bien maintenue en renversant la place des trois nombres donnés au départ dans cette équation, mais le milieu (τὸ μέσον) dans ce cas ne relie plus les deux autres termes : 1 ne peut pas relier 2 et 4 de la même manière que 4 relie 1 et 2, et l’ensemble ne forme plus une unité continue. Par conséquent, même si le fait d’illustrer la proportion avec des nombres fait que la proportion est inséparable des nombres, la proportion comprise selon cette interprétation ne produit pas une unité.
35Pourquoi Platon ajoute-t-il cette phrase qui inverse l’ordre du premier, du milieu et du dernier ? Revenons à la façon dont il décrit la proportion qui rend l’ensemble un et le même. Les trois nombres sont depuis le début désignés comme le (nombre du) premier (τὸ πρῶτον), le milieu (τὸ μέσον) et le dernier (τὸ ἔσχατον), ce qui donne un aspect de l’ordre entre ces trois nombres. Toutefois, lorsque Timée parle de l’inversion des positions de ces nombres, au lieu de dire que le milieu (τὸ μέσον) devient le premier (τὸ πρῶτον) et le dernier (τὸ ἔσχατον) avec l’article, qui indique plus clairement que le nombre qui était au milieu va prendre la place du nombre qui était en premier et en dernier), il dit plutôt τὸ μέσον πρῶτον καὶ ἔσχατον γιγνόμενον, sans l’article devant πρῶτον et ἔσχατον. La formulation sans article libère le propos de l’ordre posé au début, envisagé seulement par rapport à ces trois nombres : un nombre n’est plus le milieu par rapport aux deux autres nombres de départ, mais peut simplement être un milieu par rapport aux deux autres nombres. Autrement dit, le nombre peut être au milieu par rapport aux nouveaux nombres. Cependant, qu’est-ce que cela signifie de dire qu’un des trois nombres devient premier, dernier, milieu sans se référer à sa position par rapport à ces trois nombres de départ ?
36Depuis le début de ce texte sur la composition du corps de l’univers, le milieu, ou le « troisième dans le milieu » (τρίτου ἐν μέσῳ) dans le texte, ne désigne pas simplement un individu autre que les deux premiers. Au contraire, il est entre parce qu’il est un lien. Le milieu ne désigne donc pas une position spatiale d’éléments que l’on projette visuellement, ou des nombres tracés, il désigne plutôt une position fonctionnelle dans une liaison : ce qui est au milieu relie. Si « être au milieu, en premier, en dernier » ne désigne pas la position spatiale par rapport aux trois nombres au départ, mais la position fonctionnelle dans une liaison, alors, lorsque Timée dit que le milieu devient premier et dernier, et que le premier et le dernier se retrouvent au milieu, cela signifie que chaque nombre acquiert de nouvelles positions en termes de fonction dans la liaison. Si celui qui relie – le milieu – se retrouve en premier ou en dernier, cela exige alors la présence d’un nouveau milieu. De même, si l’un de ceux qui jouaient le rôle du premier ou du dernier se retrouve au milieu, il gagne sa fonction associative. Nous pouvons l’illustrer comme dans la fig. 1.
Figure 1 : Relations entre le premier, le milieu et le dernier
- 32 La dernière proposition de ce passage sur la proportion (τὰ αὐτὰ δὲ γενόμενα ἀλλήλοις ἓν πάντα ἔστ (...)
37Ainsi, l’inversion des positions dans une liaison rend manifeste la particularité de la nature de la proportion : chaque élément devient lui-même le milieu, c’est-à-dire le lien qui relie davantage de nouveaux éléments. Ils sont donc tous les mêmes, dans le sens où ils sont tous les « doubles » ou les « moitiés », au sens relatif, d’autres nombres dans la série considérée. Par conséquent, que ces nombres soient déjà énumérés ou pas, ils ne sont pas simplement dans une « relation identique », comme l’interprètent la plupart des commentateurs lorsqu’ils traduisent τὰ αὐτὰ δὲ γενόμενα ἀλλήλοις en 32a732 ; ils sont identiques (ou les mêmes) en tant qu’ils sont les doubles ou les moitiés les uns par rapport aux autres. Et en tant que doubles ou moitiés de 1, 2 ou 4, ils sont tous les mêmes les uns par rapport aux autres (τὰ αὐτὰ ἀλλήλοις), comme le dit Timée. Ces éléments, déjà repérés ou non, étant identiques les uns par rapport aux autres, ils forment tous une unité (τὰ αὐτὰ δὲ γενόμενα ἀλλήλοις ἓν πάντα ἔσται). La proportion constitue donc l’unité la plus complète, car chaque élément peut lui-même devenir un lien (un milieu) ; elle constitue en réalité un continuum dans lequel on peut infiniment diviser sans détruire son unité.
38Il est clair que la proportion illustrée avec des nombres est inséparable des nombres qu’elle relie. Cependant, quand il s’agit d’éléments corporels comme le feu, la terre, l’air et l’eau, il semble effectivement plus intuitif que la proportion soit séparée et séparable de ces éléments, étant donné qu’ils ne sont pas par nature le double ou la moitié des uns par rapport aux autres. Or le discours de Timée ne suggère nullement l’introduction d’un autre type de lien que la proportion en parlant des deux éléments au milieu.
39En 31b4‑33c4, Timée dit précisément qu’étant donné que le corps de l’univers est un solide, pour établir une proportion il faut deux médiétés (μεσότητες). L’air et l’eau sont immédiatement introduits ; le οὕτω du début de phrase indique que ce que dit cette phrase est directement un résultat de la phrase précédente. L’air et l’eau ne sont donc pas simplement des liens placés au milieu qui peuvent être autre chose qu’une proportion, au contraire, ils sont eux-mêmes les μεσότητες, les médiétés mathématique. Si la proportion était séparée des éléments – par exemple comme la quantité de chaque élément dans un mélange proportionné – alors, dans ce cas, l’air et l’eau ne sont pas des μεσότητες, car même en étant des liens organiques, ils ne seraient alors pas des moyens établis mathématiquement entre deux termes. Cependant, si l’air et l’eau sont bien des μεσότητες, comme le dit Timée, alors la proportion n’est pas établie en plus de la nature des quatre éléments ; ces éléments, par leur nature, entretiennent une relation de proportion qui les lie entre eux. Ainsi, étant donné que la proportion établit nécessairement un continuum et non pas un mélange, le type de lien que le démiurge utilise pour façonner le corps de l’univers ne peut pas donner comme résultat un mélange des quatre éléments. Ces quatre éléments établissent donc un continuum qui les relie de manière proportionnelle.
40Le feu et la terre, ou n’importe quelle paire d’éléments pris isolément, s’opposent de tant de manières qu’il est impossible de déterminer, en partant des deux éléments, quelle différence entre eux est celle qui relie en différenciant les quatre éléments de manière proportionnelle. Cependant, de la même manière que le nombre 2, étant considéré comme le milieu par rapport à 1 et 4, nous permet de saisir la proportion établie à partir des trois nombres en vue de leur nature, la compréhension du statut intermédiaire de l’eau par rapport à l’air et à la terre ou de l’air par rapport au feu et à l’eau révèle que la proportion qui relie les quatre éléments ensemble est établie en vue de la mobilité et de la plasticité que recèle leur nature (Tim., 55d‑56a). Les quatre éléments n’établissent donc pas un mélange homogène dans lequel leurs quantités sont proportionnées les unes aux autres, mais, au contraire, en partant des différences naturelles dans leurs degrés respectifs de mobilité et de plasticité, ils établissent un continuum qui englobe tout ce qui possède mobilité et plasticité dans sa nature. Le corps de l’univers est ainsi un continuum qui met tous les corps tridimensionnels en relation par rapport à leur mobilité et à leur plasticité. Étant donné qu’au moment où le continuum est créé, il contient tous les corps tridimensionnels actuels ou potentiels, il est logiquement impossible de créer un deuxième univers. Platon, dans le Timée, n’a donc pas seulement rationalisé le modèle d’Empédocle en introduisant les proportions mathématiques, mais il introduit avant tout un nouveau modèle pour expliquer la doctrine ancienne des quatre éléments. Et selon ce nouveau modèle, la structure mathématique (ou du moins mathématisable) est ce qui détermine la nature du sensible en déterminant sa manière de lier les uns aux autres différents niveaux d’unité.
41L’univers, en tant que continuum, n’est pas un animal séparé ou séparable de tous les animaux visibles. Il est, au contraire, ce qui met en ordre tous les animaux visibles en les réunissant dans une unité. Il contient physiquement les autres animaux en lui, sans être lui-même un corps spécifique parmi les animaux. Il forme l’unité des choses συγγενεῖς par ce qui les rend συγγενεῖς ; dans le cas du corps de l’univers : la mobilité et la plasticité. Puisqu’un genre forme aussi une unité étant ce qui rend ses espèces συγγενῆ, alors premièrement, l’univers peut-il être autre chose qu’un genre ? Et deuxièmement, le continuum, n’est-il pas la manière dont un genre, n’importe lequel, se divise en espèces tout en les unifiant ?
42L’univers, selon l’analyse précédente, est un continuum qui relie tout ce qui est défini à l’égard de la mobilité et de la plasticité. La mobilité et la plasticité (ou ses opposés) sont donc ce qui est partagé par tous les individus qui se trouvent au sein de l’univers, et ils sont συγγενῆ pour cette raison. De plus, étant donné que les individus sont placés sur le continuum qui est l’univers selon leur mobilité et leur plasticité, ils sont donc mesurés et divisés par leur niveau de mobilité et plasticité. C’est ici précisément que parenté et proportion s’articulent. L’univers se divise donc en espèces selon les différences graduelles des différentes mobilités et plasticités. Chaque corps, au moment où il est un corps, est mobile et plastique de manière spécifique au sens d’avoir un niveau spécifique de mobilité et de plasticité. En revanche, le continuum lui-même n’est ni mobile ni plastique de manière spécifique, il est mobile et plastique seulement dans le sens où il est lui-même ce qui établit le rapport continu entre la mobilité et la plasticité et qui mesure les différentes mobilités et plasticités. L’univers, en ce sens, est bien générique par rapport à chaque corps actuellement ou potentiellement contenu en lui. Et en tant que genre qui englobe tout ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera mobile et plastique, l’univers est unique.
43Inversement, l’univers en tant que genre se divise donc en espèces et en individus de la même manière dont un continuum se divise graduellement en différent niveaux mesurables, car proportionnels, sur une même échelle. Le corps de l’univers en tant que genre, le corporel, se divise donc en différents niveaux de mobilité et plasticité, dont quatre grandes espèces peuvent être identifiées en tant que le plus mobile (corps céleste), moins mobile (corps aérien), encore moins mobile (corps aquatique) et le moins mobile (corps terrestre). Tandis que l’âme de l’univers, en tant que continuum entre la possession maximale de l’intellect (νοῦ) et l’absence d’intellect (ἀνοίας), se divise en espèces selon leur niveau d’intelligence comme le dit Timée en 92c1. Cette division s’opère précisément de la manière dont la composition de l’univers est expliquée en 32a1-7 : pour étudier la façon dont des espèces ou des individus se rassemblent dans un genre et dont le genre se divise en espèces et en individus, on prend d’abord deux cas individuels en identifiant ce sur quoi ils s’opposent ; ensuite, il faut chercher un moyen terme qui se situe entre les deux opposés concernant à ce sur quoi ils s’opposent, finalement, et enfin, on parvient à établir le continuum entre deux extrémités en divisant le continuum en échelle. Par exemple, on peut identifier que l’air et la terre s’opposent en termes de mobilité et de plasticité. Le moment où l’on trouve l’eau en tant que moyen terme pour ce qui est de la mobilité et de la plasticité, on peut construire le continuum entre le plus mobile, c’est-à-dire le feu, et le plus plastique, la terre, pour mesurer tous les individus sur l’échelle construite par ce continuum. Une telle division divise donc le genre en un nombre d’espèces indéfini mais dans un cadre limité.
44Nous avons affaire dans le Timée à une division du genre en espèces qui diffère de la division dialectique que l’on trouve dans d’autres dialogues, par exemple, pour établir la nature du sophiste dans le Sophiste, qui ne construit en aucun cas un continuum. Cette division (et le type de rassemblement qui lui est associé) nous permet de garantir la complétude et l’unicité du genre en comprenant non seulement les espèces et les individus déjà identifiés mais aussi ceux qui ne sont pas encore identifiés. La conception du genre et des espèces n’est donc pas directement et complètement fondée sur la connaissance des individus et des espèces déjà connus et les differentiae en eux, mais sur une structure sous-jacente qui rend les individus non seulement apparentés mais aussi commensurables les uns par rapport aux autres. La différence entre les espèces dans ce cas n’est donc pas la présence d’un nouveau terme ; au contraire, elle est relative en étant plus ou moins quelque chose par rapport au critère qui met en opposition les opposés. Étant donné que la différence entre les espèces et les individus est une différence relative s’opposant à une différence eidétique qui sépare absolument une chose d’une autre, cette division dans le Timée qui divise le genre en espèces sensibles ne peut pas être identique à la dialectique.
- 33 Comme plusieurs commentateurs l’ont déjà fait remarquer, le discours de Timée est seulement un « m (...)
45Le discours de Timée sur la création de l’univers et de tous les animaux visibles exige en effet une capacité de percevoir comment des multiples se réunissent en un, et comment l’un se divise en multiple. Cependant, cette méthode de division et de rassemblement est limitée à un rapport spécial entre l’un et le multiple : comment l’un, en tant que continuum, relie le multiple par des différences graduelles. Puisque le continuum par nature met en continuité le multiple continu en lui de manière graduelle, c’est-à-dire en mesurant chaque point du continuum comme plus ou moins F par rapport aux autres points. Par exemple, une longueur spécifique est placée sur l’échelle en tant que plus ou moins grande par rapport à une autre longueur. Cette méthode de division ainsi explicitée grâce aux pages 31‑32 du Timée n’est alors adaptée que dans le cas d’un rapport de l’un et du multiple selon lequel le multiple se différencie relativement. La division ici n’atteint donc jamais le niveau de la dialectique, étant donné que pour Platon les idées ne sont jamais relatives bien qu’en relation réciproque les unes avec les autres33. Autrement dit, la division au sein des sensibles qui divise en constituant un continuum divisible sur une même échelle implique que chaque espèce et chaque individu dépende du continuum, donc de l’ensemble des sensibles pour exister tel qu’il est. Tandis qu’une idée, si elle reste toujours αὐτο καθ’αὑτό, par définition ne dépend pas d’autre chose que d’elle-même pour être ce qu’elle est. Par conséquent, bien qu’il y ait encore à débattre pour savoir si le démiurge fait de la dialectique lorsqu’il contemple l’organisation des animaux intelligibles, l’organisation de l’univers en tant que continuum que le démiurge établit, issue d’une imitation, ne relève en aucun cas directement de la dialectique. Nous pouvons conclure que la composition de l’univers en tant qu’animal visible qui comprend tous les animaux visibles met en avant une conception de la division du genre en espèces qui diffère d’une division dialectique. Cette division exige la composition d’un continuum et se divise selon des degrés différents mais mesurables, ce qui fait que les points individuels sur le continuum sont commensurables donc apparentés. La relation du genre-espèces ainsi articulée par cette méthode de division s’applique donc seulement aux sensibles. C’est pourquoi le discours de Timée, en pratiquant la division, reste seulement un discours vraisemblable.