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CONTRIBUTIONS DES DOCTORANTS

Entre plaisir et connaissance : la portée intuitive des Idées esthétiques dans la troisième Critique de Kant

Clara ZIMMERMANN
p. 49-69

Résumés

Dans l’« Analytique du beau » de la troisième Critique, Kant explicite la distinction entre les jugements esthétiques et les jugements logiques. Alors que les seconds procurent une connaissance, les premiers ne renvoient la représentation qu’au sentiment du sujet (Gefühl). Or c’est dans le cadre de la théorie du génie que nous trouvons de nouveaux éléments qui nous permettront de mettre en question cette affirmation. Kant définit le génie comme celui qui possède le « principe vivifiant en l’esprit » qui, en mettant les facultés de connaissance en mouvement, parvient à exhiber (Ausdruck) certaines représentations intuitives appelées « Idées esthétiques ». Ces dernières sont des intuitions de l’imagination qui donnent beaucoup à penser, mais par rapport auxquelles aucune pensée particulière ne semble adéquate. Ainsi, après une analyse des quatre moments du jugement de goût pur, nous développerons la notion d’« Idée esthétique » dans le cadre de la théorie kantienne du génie, en nous appuyant sur les interprétations les plus récentes à propos de ce sujet. Enfin, nous tenterons de montrer que, bien que les jugements de goût ne soient pas des jugements de connaissance, la troisième Critique présente de nouveaux éléments pour affirmer que l’esthétique contribue, quoiqu’indirectement, à la connaissance.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1  I. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Paris, GF‑Flammarion, 2000. Nous ferons (...)

1Dans l’« Analytique du beau » de la Critique de la faculté de juger1, Kant précise la distinction entre les jugements esthétiques réfléchissants et les jugements logiques déterminants. Alors que les seconds apportent une connaissance – dans la mesure où ils relient une représentation (Vorstellung) donnée à un objet d’expérience par subordination à un concept –, les premiers ne renvoient cette représentation qu’au sentiment du sujet (Gefühl). Autrement dit, les jugements de goût ne nous disent rien sur l’existence des objets, mais se rapportent uniquement à la manière dont ils affectent notre sentiment de plaisir et déplaisir. Ainsi, bien que le jugement de goût pur repose sur des conditions subjectives pour toute connaissance en général (Erkenntnis überhaupt) (à savoir, sur l’accord entre nos facultés de connaître), il n’est pas en lui-même un jugement de connaissance.

2En effet, la démarcation entre la dimension subjective et objective d’une représentation est déjà établie par Kant dans l’« Introduction » :

  • 2  KU, AA 05 : 189 (p. 168). Nous trouvons cette opposition entre jugements esthétiques et jugements (...)

Ce qui, dans la représentation d’un objet, est simplement subjectif, c’est-à-dire ce qui définit sa relation au sujet, non à l’objet, c’est sa constitution esthétique ; mais ce qui en elle sert ou peut être utilisé à la détermination de l’objet (à la connaissance), c’est sa valeur logique2.

3À titre d’introduction, nous pouvons souligner deux différences essentielles entre les jugements esthétiques et les jugements logiques qui nous permettront de comprendre pourquoi, selon Kant, les jugements esthétiques ne pourront jamais nous apporter une connaissance (tout au moins à la manière des jugements logiques). Premièrement, un jugement n’est esthétique que dans la mesure où il est singulier ; cela signifie qu’il n’y a pas de règles a priori pour le beau, et donc qu’il n’y a aucun sens à parler sur la beauté indépendamment de ce que nous pouvons ressentir subjectivement dans notre sensibilité face à une représentation particulière :

  • 3  KU, AA 05 : 215 (p. 194). Même si dans la « Table des jugements » de la Critique de la raison pure (...)

Quand on porte des jugements d’appréciation sur des objets uniquement d’après des concepts, toute représentation de la beauté se perd. Il ne peut donc y avoir non plus de règle d’après laquelle quelqu’un devrait être forcé de reconnaître quelque chose comme beau3.

  • 4  Comme souligné par McMahon, le terme unmittelbar ne fait pas référence à une immédiateté temporell (...)
  • 5  Voir, par exemple : KrV A19/B33-A49/B73 ; A50-51/B74‑5 ; A231/B283 (p. 118‑141 ; p. 143 ; p. 287).

4Deuxièmement, le plaisir esthétique est immédiat : tandis que le beau ne se réduit ni à la jouissance ni au plaisir des sens – mais il suppose la réflexion sur la forme d’une représentation – il est important de noter que cette satisfaction n’implique la médiation d’aucun concept4. En revanche, les jugements logiques dépendent de règles de synthèse – données par les concepts – qui déterminent a priori le multiple de l’intuition, établissant ainsi une médiation entre l’intuition sensible et la connaissance au sens strict du terme. D’après ce que Kant a déjà démontré dans la première Critique, la connaissance (Erkenntnis) naît de la collaboration entre deux types de représentations hétérogènes, à savoir : intuitions (Anschauungen) et concepts (Begriffe). Par conséquent, sans l’activité conceptuelle, aucune connaissance objective n’est possible5.

5Compte tenu de la théorie gnoséologique de la Critique de la raison pure, si Kant affirmait que le jugement esthétique nous apporte une connaissance, il serait de même contraint d’admettre, d’une part, que le jugement esthétique n’est pas immédiat – car dans ce cas, la représentation intuitive devrait être subsumée par un concept déterminé. De l’autre, la connaissance esthétique ne serait qu’une connaissance défectueuse, car elle exprimerait la beauté de forme sensible, cette dernière étant de nature purement rationnelle ou conceptuelle :

  • 6  KU, AA 05 : 227 (p. 206).

Mais une finalité objective interne, c’est-à-dire la perfection, se rapproche déjà davantage du prédicat de la beauté, et c’est pourquoi même des philosophes renommés l’ont confondue avec la beauté, en ajoutant toutefois : si la conception en est confuse6.

  • 7  G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique, Paris, Librairie Armand Colin, 1970, p. 463‑466.
  • 8  C. Jáuregui, « Juicio estético, imaginación y conciencia subjetiva en la Crítica de la facultad de (...)

6Contrairement aux thèses du rationalisme de Baumgarten ou de Leibniz, selon Kant la différence entre le beau et le vrai (ou entre l’esthétique et la connaissance logique) n’est pas de degré, mais de nature. D’ailleurs, nous sommes d’accord avec Lebrun (1970) pour affirmer que c’est à partir d’une distinction entre deux types de jugement absolument hétérogènes que Kant parvient à libérer l’esthétique en particulier (et la philosophie en général) du présupposé platonicien selon lequel le beau ne serait qu’une connaissance vague (ou apparente) du vrai. D’après Kant, l’esthétique ne se réduit donc pas à une doctrine du goût ; elle révèle, au contraire, une dimension particulière de la conscience dont il faudrait chercher la source dans le Gemüt (esprit) et non dans l’Erkenntnisvermögen (faculté de connaître)7. De la même manière, Jáuregui (2010) souligne que, dans la Critique de la faculté de juger esthétique, nous trouvons un mode de conscience sensible ne correspondant ni à l’usage pratique ni à l’usage théorique de la raison8.

  • 9  G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique, p. 461, 466 et 505‑509.
  • 10  J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas: the Pervasive and Persistent in the M (...)

7Il est important de noter que Baumgarten est l’un des premiers à avoir mis l’accent sur une « vérité » purement sensible et propre à l’esthétique. Cependant, en identifiant cette dernière à une « science de la connaissance sensible » ou à un type inférieur de cognition, il semble la réduire – ou du moins la comparer – à la connaissance logique, en demeurant ainsi en-deçà de l’esprit de l’intellectualisme. En d’autres termes, même si Baumgarten « a rendu à la vérité “esthétique” son autonomie », celle-ci est restée, de même que chez Leibniz, soumise au genre de la « connaissance ». En revanche, entre l’intellectualité de la connaissance et le psychologisme du donné sensible, Kant rend compte d’un acte d’un tout nouveau genre9. En ce sens, si l’on ne perd pas de vue la position philosophique dont Kant lui-même cherchait à se débarrasser – à savoir, une forme de rationalisme qui déplacerait les catégories de la métaphysique ou de l’ontologie dans le domaine de l’esthétique – l’opposition nette entre le plaisir esthétique et la connaissance acquiert un sens complètement différent. Comme nous venons de le voir, le jugement esthétique n’est pas cognitif puisque, contrairement aux jugements logiques, il ne peut être démontré sur la base de preuves, ni être limité par une finalité objective déterminée par des concepts10.

  • 11  Id., p. 435.

8Or si, dans l’« Analytique du beau », Kant insiste sur le fait que les jugements esthétiques ne pourront jamais être considérés comme des jugements de connaissance, c’est dans le cadre de la théorie du génie (Genie) (exposée dans la « Déduction des jugements esthétiques purs ») que nous trouvons de nouveaux éléments qui nous permettront de remettre en cause cette affirmation. Dans cette section, Kant aborde le contenu des jugements esthétiques réfléchissants à travers la notion d’« Idées esthétiques » (ästhetische Ideen) ; ainsi, une interprétation achevée de la Critique de la faculté de juger esthétique doit prendre en compte l’« Analytique » tout autant que la « Déduction » des jugements esthétiques purs11.

  • 12  KU, AA 05 : 313 (p. 300).

9En effet, dans le § 49, Kant définit le génie comme celui qui possède l’âme (Geist), c’est-à-dire le « principe qui dans l’esprit apporte la vie » (das belebende Prinzip im Gemüte). En mettant les facultés de connaissance en mouvement, celui-ci parvient à exhiber certaines représentations intuitives appelées « Idées esthétiques »12. Ces dernières sont des intuitions de l’imagination qui donnent beaucoup à penser, mais par rapport auxquelles aucune pensée (ou concept) particulière ne semble adéquate. Autrement dit, si les idées rationnelles (Ideen der Vernunft) (comme celles de Dieu, de l’âme ou du monde) sont des concepts auxquels ne correspond aucune intuition, les Idées esthétiques, en revanche, présentent un excès d’intuition face auquel tout concept semble insuffisant.

  • 13  Nous suivons ici la classification des trois modèles d’interprétation des Idées esthétiques telle (...)
  • 14  Ibid., p. 44.

10Bref, selon la doctrine des Idées esthétiques concentrée au § 49, nous pouvons affirmer que, même si les jugements esthétiques ne sont pas des jugements de connaissance, le plaisir esthétique pur contribue à notre connaissance. Alors que l’interprétation traditionnelle des Idées esthétiques soutient que celles-ci accordent une dimension sensible (versinnlichen) uniquement à des idées morales (Guyer, 1993, 1997) ou rationnelles (quoique non strictement morales) (Chignell, 2007 ; Allison, 2001 ; Guyer, 1997 ; Rogerson, 1986), nous trouvons un certain nombre d’études récentes qui analysent la fonction cognitive ou épistémologique des Idées esthétiques (Kuplen, 2021, 2019 ; Oroño, 2022 ; Matherne, 2013 ; Savile, 1987 ; Lüthe, 1984)13. Comme l’avancent Kuplen (2021) ainsi que Matherne (2013), celles-ci supposent une activité cognitive, principalement pour deux raisons : d’une part, parce qu’elles élargissent nos facultés de connaissance en fournissant de manière indirecte une représentation sensible des Idées qui ne peuvent être exposées de manière empirique. D’autre part, parce qu’elles révèlent la matière non élaborée par les concepts, à savoir : les aspects introspectifs, émotionnels ou affectifs, difficilement exprimables à travers des mots et des propositions. Face à l’inadéquation entre le contenu intuitif des Idées esthétiques et leur contrepartie conceptuelle, Oroño (2022) affirme qu’il s’agit d’une « fonction cognitive qui ne détermine pas des objets ». Autrement dit, il s’agirait d’une forme de connaissance non théorique, mais symbolique14.

11Cela dit, nous pouvons nous poser dès à présent les questions suivantes : d’abord, comment serait-il possible de communiquer, à travers des représentations telles que celles de l’art et de la nature, ce qui ne pourrait être communiqué par le langage ? Et deuxièmement, comment un jugement ne faisant que relier une représentation donnée à notre sentiment de plaisir et de peine pourrait-il engendrer une connaissance, même s’il ne s’agit pas d’une connaissance théorique ? Le défi consiste donc à réfléchir sur le rapport entre l’esthétique et la connaissance, sans pour autant réduire la première a une forme de cognition confuse (ou de « cognitio sensitiva »).

12Afin d’apporter une possible réponse à ces questions, dans la deuxième section de notre travail, nous analyserons les quatre moments du jugement de goût pur, en mettant l’accent sur le contraste que Kant installe tout au long de l’« Analytique » entre les jugements esthétiques réfléchissants et les jugements logiques déterminants. Ensuite, dans la troisième section, nous développerons la notion d’« Idée esthétique » dans le cadre de la théorie kantienne du génie, en nous appuyant ‒ dans notre quatrième section ‒ sur les interprétations les plus récentes concernant ce sujet (mentionnées ci-dessus). Pour conclure, nous tenterons de montrer que, bien que les jugements de goût ne soient pas des jugements de connaissance, la Critique de la faculté de juger présente de nouveaux éléments conduisant à affirmer que l’esthétique contribue, quoiqu’indirectement, à notre connaissance.

2. Les jugements esthétiques et la découverte d’une nouvelle propriété de notre faculté de connaître15

  • 15  Halper recourt à la classification de Guyer (2006) concernant les différentes interprétations qui (...)
  • 16  KU, AA 05 : 189 (p. 168).

13Nous nous proposons dans cette section de reconstruire les arguments développés par Kant dans l’« Analytique du beau » afin de maintenir la distinction entre les jugements de goût et les jugements de connaissance. Comme nous l’avons déjà mentionné, Kant distingue la « constitution esthétique » de la « valeur logique » de toute représentation : tandis que la seconde détermine un objet de connaissance, la première relie la représentation de l’objet au sentiment de plaisir et de peine du sujet et, dans cette mesure, « ne peut nullement devenir partie d’une connaissance »16.

  • 17  KU, AA 05 : 211. A. Chignell, « Kant on the Normativity of Taste: the Role of Aesthetic Ideas », A (...)

14Tout d’abord, Kant définit le goût comme la faculté de juger un objet par une satisfaction ou un déplaisir, sans aucun intérêt pour son existence objective. En ce sens, la base normative du jugement esthétique ne dépend pas des caractéristiques formelles des objets, mais plutôt de la forme de l’expérience du sujet17. Pour reprendre l’exemple de Kant, si nous devions juger un palais d’un point de vue esthétique, son existence ou inexistence resterait absolument indifférente pour nous ; mise entre parenthèses, la seule chose qui compte ne serait que sa représentation et le sentiment qui en découle :

  • 18  KU, AA 05 : 205 (p. 183).

On voit facilement que ce qui importe pour dire que l’objet est beau et pour prouver que j’ai du goût, c’est ce que je fais de cette représentation en moi-même, et non ce par quoi je dépends de l’existence de l’objet18.

  • 19  KU, AA 05 : 206‑207 (p. 184). Kant s’efforce de distinguer la sensibilité esthétique (KU) de l’Est (...)
  • 20  KU, AA 05 : 207 (p. 185).

15Ainsi, nous pouvons souligner une autre distinction établie par Kant entre la sensibilité esthétique (Gefühl) et la sensibilité conçue comme faculté réceptive de connaître (Sinnlichkeit) : si la couleur verte des prairies est une sensation qui détermine la connaissance d’un objet (puisqu’elle renvoie aux « prairies »), le plaisir ou la peine que je pourrais éprouver devant une telle représentation ne serait lié qu’à la manière d’en juger dans la sensibilité et, par conséquent, « ne sert absolument à aucune connaissance, même pas à celle par laquelle le sujet se connaît lui-même »19. En même temps, le beau (schön) se distingue aussi de l’agréable (angenehm) : si la sensation agréable est provoquée par des stimuli et est de ce fait pathologiquement conditionnée, la satisfaction du beau implique une certaine réflexion, puisqu’elle conduit à un concept, bien que celui-ci reste indéterminé20.

  • 21  KU, AA 05 : 218 (p. 197).

16En revanche, Kant affirme que si la représentation donnée était déterminée par un concept, alors « la conscience de cette relation [entre l’imagination et l’entendement] serait intellectuelle », et par conséquent le jugement serait de connaissance. En ce sens, le jugement esthétique ne suppose que le sentiment d’un accord subjectif entre les deux facultés. En opposition à l’universalité logique des jugements déterminants, Kant attribue aux jugements de goût purs une universalité esthétique ou subjective, non subordonnée à un concept : nous parlons de la beauté comme s’il s’agissait d’une propriété des choses, « alors que cependant la beauté, si on ne la met pas en relation avec le sentiment du sujet, n’est rien en soi »21.

  • 22  KU, AA 04 : 215 (p. 193).

17Kant ajoute que l’universalité esthétique renvoie à la « capacité d’avoir une valeur commune » propre aux jugements de goût purs. En effet, ne désignant aucune propriété des objets, elle ne pourrait entraîner une universalité logique ; il s’agirait cependant d’une universalité d’un type particulier, puisqu’elle étendrait le prédicat de beauté « à toute la sphère de ceux qui jugent »22. En outre, comme les jugements de goût ne sont pas non plus fondés sur un sentiment privé (comme ce serait le cas pour une sensation agréable), mais sur l’harmonie entre les facultés de connaissance, nous sommes en mesure de communiquer notre sentiment et de prétendre que tout le monde sera d’accord avec lui.

  • 23  KU, AA 05 : 213 (p. 192).

18De ce fait, bien que les jugements esthétiques ne nous permettent de connaître aucune propriété des objets (ni de nous-mêmes), Kant évoque dans le deuxième moment de l’« Analytique » la découverte d’une propriété de notre faculté de connaître qui ne peut être saisie qu’à partir de l’examen des jugements de goût, remarquable « sinon pour le logicien, en tout cas pour le philosophe transcendantal »23. Aucun concept n’étant approprié pour juger la représentation donnée par la sensibilité, l’imagination est entretenue dans la contemplation de la figure sans aucune fin particulière, stimulant ainsi le sentiment de vivification de nos facultés représentatives « sans autre intention » que celle de conserver un tel état :

  • 24  KU, AA 05 : 222 (p. 201).

Nous nous attardons dans la contemplation du beau, parce que cette contemplation se fortifie et se reproduit elle-même – attitude qui est analogue (sans toutefois être identique) à la manière dont notre esprit s’attarde quand quelque chose d’attrayant dans la représentation de l’objet éveille l’attention de manière répétée, en laissant l’esprit passif24.

  • 25  KU, AA 05 : 228 (p. 207).

19L’imagination s’attarde dans la contemplation comme s’il s’agissait d’un stimulus externe retenant notre attention, alors que nous demeurons passifs face à lui. Cependant, comme Kant l’a déjà établi au § 3, le plaisir ne peut être ce qui est à la base d’une telle contemplation, car dans ce cas il s’agirait du principe pathologique de l’agréable. Par conséquent, Kant introduit la notion de finalité subjective ou de finalité sans fin (Zweckmäßigkeit) de la représentation qui, à notre avis, constitue « la clé de la critique du goût » au § 9. En effet, elle suppose la réunion du multiple intuitif en une unité, malgré l’indétermination de cette dernière. Puisque aucun concept ne parvient à capturer le libre jeu de l’imagination, le jugement esthétique ne saisit aucune qualité de l’objet « mais uniquement la forme finale présente dans la détermination des facultés représentatives qui s’occupent de cet objet »25.

  • 26  M. Oroño, « El (no)‑conceptualismo de Kant y los juicios de gusto », Con‑textos Kantianos, n° 6, ( (...)
  • 27  KU, AA 05 : 217 (p. 196).
  • 28  KU, AA 05 : 240 (p. 220 ; nous soulignons).

20Force est donc de remarquer ici la distinction établie par Kant entre la « connaissance en général » (Erkenntnis überhaupt) et la connaissance particulière : autant cette dernière dépend de lois particulières, autant la première ne dépend d’aucun concept (kein bestimmter Begriff) qui limiterait nos facultés à une règle de connaissance26. Telle que Kant la définit au § 9, la « connaissance en général » renvoie au libre jeu de nos pouvoirs de connaître, lorsque « nul concept déterminé ne vient les limiter à une règle particulière »27. En effet, nous savons déjà que l’imagination ne remplit pas les mêmes fonctions au sein du jugement esthétique qu’au sein du jugement logique : si dans ce dernier elle est limitée à la fois par les lois empiriques d’association ainsi que par les concepts de l’entendement, dans le cas du jugement esthétique, elle doit être considérée comme « productive et spontanée (en tant que créatrice de formes arbitraires d’intuitions possibles) »28.

  • 29  C. Jáuregui, « Juicio estético, imaginación y conciencia subjetiva en la Crítica de la facultad de (...)

21Jáuregui (2010) souligne l’importance de l’imagination au sein de la théorie gnoséologique kantienne : d’une part, l’imagination est reproductive, car elle réalise des synthèses contingentes de représentations selon des lois d’association ; d’autre part, elle est productive, dans la mesure où elle s’attache à synthétiser le multiple donné sous les formes du temps et de l’espace, condition sans laquelle l’intuition ne pourrait être subsumée sous un concept déterminé29. C’est-à-dire que sans l’activité transcendantale de l’imagination, la constitution d’un ordre objectif de l’expérience ainsi qu’aucun connaissance ne seraient possibles.

  • 30  Id., p. 160-161 ; A. Chignell, « Kant on the Normativity of Taste », op. cit., p. 427.
  • 31  KU, AA 05 : 242 (p. 223).

22Quoi qu’il en soit, contrairement à ce qui se passe dans la troisième Critique, dans la KrV l’imagination n’agit pas librement, mais reste subordonnée aux règles contraignantes de l’entendement. Contempler esthétiquement un objet suppose, en revanche, de s’affranchir des lois d’association propres à l’usage empirique de l’imagination ainsi que des catégories30. Pour mieux développer ce dernier point traité par Kant dans le troisième moment du jugement esthétique, il convient de revenir sur le § 15. En effet, Kant y affirme que, pour nous représenter la finalité objective d’une chose, nous devons d’abord posséder le concept de ce que la chose doit être. Ainsi, par exemple, les formes géométriques régulières (un cube, un carré, un cercle) sont « simples » alors que le concept prescrit la règle de leur présentation, selon laquelle la figure est possible. C’est pour cette raison que de telles représentations lassent l’imagination lorsqu’elles sont jugées esthétiquement et non intellectuellement et portent donc en elles quelque chose de « contraire au goût »31.

  • 32  KU, AA 05 : 191 ; 220 (p. 170‑171 ; p. 208).
  • 33  KU, AA 05 : 231 (p. 211).

23Comme l’a souligné Kant, si le jugement de goût surgissait par l’intermédiaire du concept de « perfection », nous aurions affaire à un jugement en partie intellectuel et non esthétique ; autrement dit, le jugement de goût serait impur et la beauté simplement adhérente (pulchritudo adhaerens). En revanche, puisque la beauté libre (pulchritudo vaga) dépend d’une représentation empirique et singulière, aucun concept ne peut déterminer a priori si un objet est ou n’est pas beau, mais chacun doit le mettre à l’épreuve32. En d’autres termes, chercher une règle ou un principe du goût qui indiquerait à travers des concepts le critère universel du beau est « une entreprise stérile, étant donné que ce que l’on recherche est impossible et en soi-même contradictoire »33.

  • 34  KU, AA 05 : 239 (p. 219).
  • 35  J. Dias Carvalho, « Le Fondement cognitif de la faculté de juger esthétique », in Kant und die Ber (...)

24Puisque la nécessité subjective des jugements de goût ne repose sur aucun concept, il faut donc présupposer un « sens commun » (ou sensus communis), que Kant définit comme « la condition nécessaire de la communicabilité universelle de notre connaissance »34. Ainsi, dans le quatrième moment de l’« Analytique du beau », Kant affirme qu’à travers le jugement esthétique, nous découvrons ce qui est à la base de toute connaissance, à savoir : l’état d’esprit qui implique l’accord entre nos facultés représentatives. Selon l’argument avancé par Kant, si toute connaissance – en tant qu’effet d’un tel accord entre nos facultés – peut être communiquée universellement, le sentiment d’un tel état d’esprit devrait l’être également. De fait, selon Dias Carvalho (2001), c’est cette présupposition d’une identité entre nos facultés de connaissance qui sous-tend l’aspect cognitif des jugements esthétiques35.

  • 36  KU, AA 05 : 228 (p. 208).
  • 37  KU, AA 05 : 228 (p. 207 ; nous soulignons).
  • 38  Selon Halper, le plaisir esthétique naît du sentiment de nos facultés de connaître dans leur effor (...)

25En dernier lieu, vers la fin de l’« Analytique du beau » Kant insiste une fois encore sur l’importance de distinguer les jugements esthétiques (subjectifs) des jugements logiques (objectifs). Comme indiqué dans notre introduction, la confusion entre les deux entraînerait la réduction de l’esthétique à une forme de connaissance confuse (ou inférieure), fondée sur une sensibilité représentant ses objets par des concepts, ou un entendement jugeant de manière sensible, « ce qui dans les deux cas est contradictoire »36. Affirmer qu’un jugement est esthétique signifie, fondamentalement, que « le principe déterminant n’en est pas un concept, mais le sentiment (du sens interne) de cette harmonie dans le jeu des facultés de l’esprit, dans la mesure où une telle harmonie ne peut qu’être sentie »37. Ainsi, selon les quatre moments du jugement de goût développés dans l’« Analytique », le beau naît d’une contemplation désintéressée indépendante de l’existence des objets ; il possède une universalité subjective, dans la mesure où il repose sur la libre légalité de l’imagination (sans détermination par des concepts) ; et finalement, comme son principe de détermination est l’accord de nos facultés de connaître, il est universellement communicable38.

3. La dimension intuitive des Idées esthétiques

26Au § 49 de la « Déduction », Kant introduit le concept d’« Idées esthétiques » dans le cadre de sa théorie du génie. Outre le goût – c’est-à-dire l’exercice de la faculté de juger qui suppose un accord subjectif entre les facultés de l’imagination et l’entendement (développé tout au long de l’« Analytique »), la création des beaux-arts (der schönen Kunst) relève du génie (das Genie) :

  • 39  KU, AA 05 : 313 (p. 299‑300).

De certaines productions, dont on s’attend à ce qu’elles se présentent, en partie au moins, comme des œuvres d’art, on dit : « Elles sont sans âme », bien que l’on n’y trouve rien à reprocher en ce qui touche au goût. Un poème peut être très bien fait et élégant, mais il est sans âme. Un récit est exact et ordonné, mais il est sans âme. (…) À quoi correspond donc ce que l’on entend ici par âme ?39

  • 40  KU, AA 05 : 313 (p. 300 ; nous soulignons).
  • 41  KU, AA 05 : 314 ; 317 (p. 300 ; p. 303‑304).

27Tout d’abord, Kant définit l’âme (Geist) comme le talent propre du génie. Considéré d’un point de vue esthétique, l’âme est le « principe qui anime l’esprit » à mesure qu’il mobilise les pouvoirs de connaître, en les disposant « à un jeu qui se conserve lui-même et même augmente les forces qui y interviennent »40. Ensuite, l’esprit est « le pouvoir de présentation des Idées esthétiques » : cela signifie que l’artiste parvient à capturer le libre jeu de l’imagination et à l’unifier sous un concept qui, néanmoins, échappe à la coercition de l’entendement. C’est précisément par le fait qu’un tel concept ne se réduit pas à un ensemble de savoirs préalables que l’œuvre de génie parvient à exprimer quelque chose d’absolument nouveau et original41.

  • 42  KU, AA 05 : 319 (p. 305).

28Si, au cours de l’« Introduction », Kant oppose la « constitution esthétique » à la « valeur logique » de toute représentation, lors de la « Déduction », il établit deux formes d’expression radicalement différentes : la manière (modus aestheticus) et la méthode (modus logicus). Autant la seconde repose sur des principes déterminés, autant la première communique le sentiment d’unité dans une présentation. En d’autres termes, à travers une représentation donnée, elle ne cherche à exprimer que la singularité ainsi que son inadéquation par rapport à tout concept déterminé ; de sorte que la manière est considérée, d’après Kant, comme la seule expression valable pour les beaux-arts42.

  • 43  KU, AA 05 : 317 (p. 303‑304).

29Par ailleurs, Kant ajoute que l’âme (Geist) consiste en un talent ou une « heureuse relation, qu’aucune science ne peut enseigner et qu’aucune application ne fait acquérir par apprentissage », car elle présuppose la capacité d’exprimer, à travers des Idées esthétiques, ce qui autrement demeurerait ineffable43. L’artiste ne saurait expliquer ou décrire le contenu des Idées esthétiques de manière discursive, mais il peut le révéler et le communiquer par la voie de l’art. À ce titre, l’art du génie (ou ce qui dans une œuvre d’art est attribué à l’âme et non à l’apprentissage par des règles) ne peut être acquis ni par une connaissance théorique (par exemple sur la technique utilisée par l’artiste), ni par une simple reproduction (car dans ce cas la singularité de l’œuvre serait justement perdue).

  • 44  J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas », op. cit., p. 433‑434.

30Les beaux-arts, en revanche, doivent être considérés comme exemplaires, éveillant uniquement chez les autres le sentiment d’originalité et d’indépendance par rapport aux règles apprises44. Comme le précise McMahon, le talent artistique ne saurait s’acquérir par la simple copie d’une représentation, mais plutôt par l’entraînement et l’imitation. Cette dernière amène l’artiste à repérer et à intérioriser progressivement une règle, pour ensuite en créer la propre, même si ce processus peut se dérouler de manière inconsciente. Si l’œuvre a du génie, elle introduira une nouvelle règle que d’autres essaieront d’imiter, et ainsi de suite. Autrement dit, aucune œuvre de génie ne peut être déduite directement des règles préexistantes, ce qui, selon Kant, distingue l’art de la science.

  • 45  KU, AA 05 : 320 (p. 306‑307).

31Quoi qu’il en soit, tant le génie que le goût sont indispensables pour les beaux-arts car, en effet, c’est le dernier qui « rogne durement les ailes » à l’imagination, tout en lui conférant une densité ainsi qu’une direction conforme à une fin. Autrement dit, c’est à partir de l’exercice du goût que s’acquièrent les dispositions nécessaires pour l’expression des Idées esthétiques et, de ce fait, Kant le considère comme la condition la plus fondamentale pour les beaux-arts. Si l’entendement, l’imagination et l’âme constituent les aptitudes naturelles du génie, seul l’exercice du goût permet d’unifier progressivement les trois premières45.

  • 46  KU, AA 05 : 314 (p. 300).
  • 47  C. Jáuregui, « Juicio estético, imaginación y conciencia subjetiva en la Crítica de la facultad de (...)

32Kant revient également sur la différence dans la manière dont opèrent les pouvoirs de connaître lors des jugements esthétiques. Bien que sur le plan de la connaissance l’imagination reste limitée à la fois par les lois empiriques d’association ainsi que par les règles de l’entendement, elle est au contraire « très puissante (mächtig) quand il s’agit de créer pour ainsi dire une autre nature »46. L’imagination devient donc doublement créatrice dans le domaine de l’art : non seulement elle crée des représentations intuitives qui permettent d’élargir et d’enrichir les concepts ; mais elle donne aussi une forme à ces représentations, engendrant ainsi ce que Kant appelle « une seconde nature »47.

  • 48  KU, AA 5 : 316 (p. 303 ; nous soulignons).

33Aucun concept ne parvient à exprimer la totalité intuitive de l’Idée esthétique, car elle « permet de penser, par rapport à un concept, une vaste dimension supplémentaire d’indicible dont le sentiment anime le pouvoir de connaître et vient introduire de l’esprit dans la simple lettre du langage »48. Bref, l’Idée esthétique surgit par rapport à un concept qui est pourtant inadéquat pour celle-ci, du fait que l’intuition de la première dépasse toute détermination conceptuelle, vivifiant de cette façon nos facultés de connaissance. Dès lors, Kant la définit comme l’expression de l’ineffable, c’est-à-dire de ce qui ne saurait être exprimé ou saisi par le langage ordinaire :

  • 49  KU, AA 05 : 314 (p. 300).

Par une idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquate, et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible49.

  • 50  KU, AA 05 : 314 (p. 301).
  • 51  KU, AA 05 : 314 (p. 301). Dans ce sens, Oroño définit l’Idée esthétique comme une sorte de « modèl (...)

34À ce stade, nous pouvons nous demander pourquoi Kant qualifie cette forme d’intuitions sensibles (qu’il définit également comme des « représentations de l’imagination ») en tant qu’« Idées ». D’ailleurs, c’est Kant lui-même qui apporte une réponse : dans la mesure où les Idées esthétiques dépassent les limites conceptuelles du langage, elles tendent vers ce qui se trouve au-delà des limites de l’expérience. En effet, nous pouvons affirmer qu’elles dépassent notre preception empirique d’objets par deux raisons : en premier lieu, les Idées esthétiques présentent intuitivement, à travers des représentations créées par l’imagination, des Idées rationnelles (telles que celles de Dieu, âme, ou monde), c’est-à-dire des concepts dont nous n’avons pas l’intuition empirique. Prenons par exemple la poésie – où, selon Kant, le talent pour la présentation d’Idées esthétiques se manifeste de la manière la plus achevée. Elle nous permet de donner une forme sensible (versinnlichen) à des Idées rationnelles dont nous n’avons pas l’intuition dans la nature : « des êtres invisibles, le royaume des bienheureux, l’enfer, l’éternité, la création, etc. »50. Or les Idées esthétiques expriment aussi ce dont nous trouvons certes des exemples via l’expérience (à savoir : « la mort, l’envie et tous les vices, de même que l’amour, la gloire, etc. »), mais avec une exhaustivité (in einer Vollständigkeit) qui dépasse tout exemple que nous pourrions trouver dans la nature51.

  • 52  KU, AA 05 : 314 (p. 300‑301).
  • 53  M. Oroño, « La función cognitiva de las ideas estéticas in Kant », op. cit., p. 49‑50.

35En second lieu – « à vrai dire, le plus important » – bien que pour être exposées elles doivent être associées à un concept, il n’y en a aucun qui leur soit « complètement adéquat »52. Ainsi, Oroño (2022) souligne qu’elles se situent entre deux pôles intellectuels : d’une part, elles expriment l’idée qui sous-tend une œuvre d’art ; de l’autre, elles admettent de multiples conceptualisations possibles. Quoi qu’il en soit, le lien entre l’intuition et sa contrepartie conceptuelle demeure néanmoins toujours inadéquat, dans la mesure où aucun concept ne parvient à saisir la totalité intuitive53, raison pour laquelle l’Idée esthétique – comme l’Idée de la raison – ne pourrait jamais devenir l’objet d’une connaissance issue d’un jugement déterminant.

  • 54  KU, AA 05 : 315 (p. 301).
  • 55  M. Kuplen, « Cognitive Interpretation of Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », in Estetika: The Cent (...)

36Toujours est-il que Kant définit l’Idée esthétique comme une représentation de l’imagination associée à un concept donné, mais liée en même temps à une diversité de représentations partielles appelées par Kant « attributs esthétiques » (par opposition aux attributs logiques). Contrairement à ces derniers, les premiers ne font pas référence aux propriétés d’un objet contenues dans un concept. Au contraire, les attributs esthétiques sont appréhendés ou exposés lorsque l’imagination s’étend au-delà de ce qui peut être saisi par l’entendement, sur « une foule de représentations apparentées, lesquelles permettent de penser davantage de ce que l’on peut exprimer dans un concept déterminé par des mots »54. Dit encore autrement, si les attributs logiques constituent la présentation du concept et, en ce sens, impliquent le schéma de ces aspects généraux que divers objets ont en commun, les attributs esthétiques renvoient aux aspects des objets débordant les attributs logiques, voire à ce matériel intuitif qui dépasse la synthèse conceptuelle55.

  • 56  KU, AA 05 : 315 (p. 302 ; nous soulignons).
  • 57  A. Chignell, « Kant on the Normativity of Taste », op. cit., p. 423‑424.

37La dimension intuitive de l’Idée esthétique produit donc une totalité hétérogène de pensées et de représentations au-delà des attributs logiques contenus dans un concept, tout en donnant « un élan en vue de penser davantage, même si c’est de manière non explicitée, que ce qui se peut comprendre dans un concept, et par conséquent dans une expression linguistique déterminée »56. En ce sens, Chignell (2007) affirme que la valeur normative des Idées esthétiques ne réside pas tant dans leur contenu que dans leur forme : une multiplicité de représentations, de pensées et de sentiments entremêlés et liés en un tout échappant néanmoins à la détermination conceptuelle57.

  • 58  C. Jáuregui, « Juicio estético, imaginación y conciencia subjetiva en la Crítica de la facultad de (...)

38Cela dit, il serait erroné d’identifier les Idées esthétiques avec un simple assemblage d’éléments discrets que l’imagination parviendrait à subsumer ensuite sous un concept. Au contraire, comme l’affirme Jáuregui (2010), il s’agirait plutôt de l’« appréhension d’une totalité, dont l’unité ne serait pas conceptuellement déterminée, mais sentie » ou éprouvée. De la sorte, l’entendement fournit le cadre conceptuel à l’imagination, bien que cette dernière génère des représentations de manière libre « en remplissant les espaces que la structure catégorielle laisse indéterminés »58.

  • 59  KU, AA 05 : 329 (p. 316).
  • 60  M. Kuplen, « Cognitive Interpretation of Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », op. cit., p. 56‑57 ; (...)
  • 61  J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas », op. cit., p. 436.
  • 62  C. DeBord, « Geist and Communication in Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », Kantian Review, 17, (2 (...)

39En effet, si, d’après Kant, l’intuition empirique est une représentation externe de l’imagination, les Idées esthétiques, quant à elles, sont des intuitions internes qui se présentent comme une « totalité systématique (eines zusammenhängenden Ganzen) enveloppant une indicible plénitude de pensées » (einer unnenbaren Gedankenfülle)59 sans rattachement à un objet déterminé60. Autrement dit, l’Idée esthétique est une represéntation créée par l’imagination (Darstellung) par rapport à un concept qui se trouve, néanmoins, dépassé à cause de sa contrapartie intuitive. En fin de compte, l’usage esthétique de l’imagination n’est autre que celui que Kant introduit dans le troisième moment de l’« Analytique » à travers la libre légalité ou la finalité sans fin (Zweckmäßigkeit ohne Zweck) de l’imagination. Cette dernière renvoie à une certaine unité des représentations dans un « tout », qui crée à son tour le sentiment de la vivification de nos facultés de connaître ainsi que la base de sa communicabilité61. Car – comme indiqué dans la deuxième section –, dès le troisième moment du jugement esthétique, Kant introduit une forme de règle non conceptuelle (et par conséquent non objective) qui rend possible la communication d’un état interne, même si ce n’est pas à travers un langage déterminé62.

4. Quelques interprétations sur la contribution gnoséologique des Idées esthétiques

  • 63  J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas », op. cit., p. 444.
  • 64  M. Kuplen, « Reflective and Non-Reflective Aesthetic Ideas in Kant’s Theory of Art », The British (...)
  • 65  KU, AA 05 : 305 ; 329. Ibid., p. 5‑6.

40Comme nous l’avons également évoqué dans notre Introduction, une série des études actuelles vont dans le sens de notre thèse. Selon McMahon (2017), les Idées esthétiques ne sont pas des objets de connaissance au sens où elles ne nous sont pas données à travers l’expérience, mais plutôt créées à partir de celle-ci63. Elles fournissent donc une sorte de connaissance, même si celle-ci serait irréductible à une série de vérités factuelles et pour autant ne pourrait être explicitée de manière propositionnelle64. Dans cette même perspective, Kuplen (2021) considère les Idées esthétiques « en tant que modes de connaissance » dans la mesure où elles parviennent – par l’exercice de l’imagination – à développer nos facultés de connaissance65.

  • 66  M. Kuplen, « Cognitive Interpretation of Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », in Estetika: The Cent (...)
  • 67  M. Kuplen, « Cognitive Interpretation of Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », op. cit., p. 60‑61.
  • 68  C. DeBord, « Geist and Communication in Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », op. cit., p. 187.

41Une fois encore, si les attributs logiques constituent le schéma des propriétés générales du concept en vertu duquel celui-ci peut être appliqué à l’expérience, les attributs esthétiques sont élaborés par l’imagination quand elle est laissée en liberté vis-à-vis de tout concept de l’entendement. De ce fait, à travers les Idées esthétiques, l’imagination crée des schémas et développe le contenu interne ou qualitatif des concepts empiriques abstraits (tel que l’amour), en les reliant à notre expérience subjective. Dit encore autrement, les Idées esthétiques exprimant des attributs esthétiques qui ne sont pas contenus dans les attributs logiques d’un concept, elles enrichissent la signification d’un concept qualitativement66. Kuplen (2019) note, par exemple, que si la peine ou le chagrin que nous pouvons ressentir lors d’un deuil est compréhensible grâce au concept que nous possédons tous de cette affection, celui-ci ne parvient pas à en capturer ou à en exprimer les qualités telles qu’elles peuvent être ressenties de l’intérieur67. Dans cette mesure, le génie (Geist) n’est rien d’autre que la capacité de l’artiste à exprimer intuitivement – donc de manière non conceptuelle – ses propres idées68.

  • 69  S. Matherne, « The Inclusive Interpretation of Kant’s Aesthetic Ideas », op. cit., p. 22.

42C’est ainsi que les Idées esthétiques ne renvoient pas seulement à des concepts moraux ou purement rationnels, mais révèlent également des aspects introspectifs et affectifs associés à des concepts dont nous avons l’expérience. Si l’interprétation traditionnelle est habituellement plus restrictive (puisqu’elle ne prend en compte que le premier groupe de concepts mis en évidence par Kant, à savoir les Idées morales et/ou rationnelles), un certain nombre d’études récentes insistent sur le fait que les Idées esthétiques expriment non seulement des concepts empiriques, mais aussi des phénomènes internes associés à ceux-ci. Dès lors, bien que les Idées esthétiques présentent des concepts moraux ainsi que rationnels, l’interpretation avancée par Matherne révèle que les Idées esthétiques élargissent notre connaissance empirique du monde69.

  • 70  Id., p. 35‑36 ; KU, AA 05 : 321 ; 330 (p. 308 ; 317).

43À partir de l’excès d’intuition contenu dans une Idée esthétique, un concept est mis en rapport avec une multiplicité d’intuitions différentes qui permettent de développer le concept donné. Au fur et à mesure que nous découvrons de nouvelles façons dont nos intuitions et nos concepts s’accordent entre eux, notre compréhension des concepts devient de plus en plus nuancée en même temps que la faculté de l’entendement se trouve élargie. Or, si Kant affirme que dans tout acte de connaissance, « la sensibilité et l’entendement (…) sont certes indispensables l’un à l’autre » et « pourtant [ils] ne se laissent pas non plus réunir sans contrainte et préjudice réciproque », Matherne avance que l’art beau permet donc d’étendre (Erweiterung) nos pouvoirs de connaître, ce qui doit indéfectiblement entraîner des conséquences sur nos jugements de connaissance70.

  • 71  M. Oroño, « La función cognitiva de las ideas estéticas in Kant », op. cit., p. 55‑57 ; KU, AA 05  (...)

44Dans le même ordre d’idées, selon Oroño (2022), les Idées esthétiques fournissent un type particulier de connaissance, qui ne fait pas référence à des objets externes mais à un mode subjectif de notre représentation. Bien que les Idées esthétiques ne révèlent aucune propriété des objets, elles remplissent une fonction cognitive qui doit être comprise à la lumière de la connaissance symbolique du § 59. Kant y introduit la notion d’hypotypose (présentation, subjectio sub adspectum) ou de sensibilisation (Versinnlichung), c’est-à-dire, « l’opération consistant à rendre sensible quelque chose », qui peut être de deux types : schématique (lorsque à un concept de l’entendement est donnée a priori l’intuition qui lui correspond), ou symbolique : à savoir, « une espèce du mode intuitif » où une intuition coïncide avec un concept non pas selon le contenu mais « uniquement selon la forme de la réflexion ». Si lors de l’hypotypose schématique l’intuition est déterminée par un concept a priori, dans l’hypotypose symbolique le concept n’est que présenté indirectement à travers une analogie, voire une image intuitive. De cette manière, le symbolique ne s’oppose pas à l’intuitif mais au discursif (c’est-à-dire, à toute représentation conceptuelle). Les Idées esthétiques constitueraient donc la dimenson intuitive de la connaissance symbolique des concepts déterminés71.

5. Conclusions : La portée de l’intuition dans le cadre de la CFJ

  • 72  Selon McMahon, cela explique en grande partie pourquoi Kant considère les jugements esthétiques co (...)

45Ainsi que nous l’avons établi tout au long de notre travail, il est important de bien distinguer la fonction des jugements esthétiques de celles des jugements de connaissance : si dans ces derniers l’imagination est limitée tant par un concept que par les lois empiriques d’association, lors des jugements de goût, en revanche, l’imagination s’étend au-delà des limites imposées par les concepts de l’entendement72. Plus particulièrement, si les Idées esthétiques présupposent un concept, elles impliquent en même temps un déséquilibre entre la dimension intuitive et la dimension conceptuelle d’une représentation (étant donné que le concept ne parvient pas à saisir l’intuition d’une manière exhaustive). Dès lors, en tenant compte de la théorie gnoséologique de la première Critique, l’intuition propre des Idées esthétiques ne pourrait être considérée comme une connaissance objective ; car pour qu’il y ait connaissance au sens strict du terme, une collaboration doit s’établir entre intuitions et concepts, de telle sorte que, de la subsomption des premières sous les seconds, il en résulte un jugement déterminé.

46Cependant, au § 49 de la Critique de la faculté de juger, Kant ajoute que, même si c’est dans une « perspective esthétique » et non en vue de la connaissance, c’est-à-dire « sans que cela soit recherché », l’imagination se prolonge au-delà de son adéquation aux concepts, conférant à l’entendement :

  • 73  KU, AA 05 : 317 (p. 303 ; nous soulignons).

Une matière au contenu riche et non développé – matière dont l’entendement ne tenait pas compte dans son concept, mais qu’il applique non pas tant objectivement à la connaissance que, subjectivement, pour animer (zur Belebung) les facultés de connaître, donc qu’il applique néanmoins aussi à des connaissances73.

47Ce dernier paragraphe est au cœur de notre thèse, car Kant semble y suggérer que le contenu intuitif exprimé par les Idées esthétiques peut élargir notre connaissance, bien que de manière indirecte. Autrement dit, même si ce n’est pas en vue de la connaissance, à travers l’intuition des Idées esthétiques l’imagination parvient à fournir à l’entendement « une matière au contenu riche et non développé » par les concepts, en dévoilant ce que ces derniers laissent de côté. En somme, c’est à partir d’un excès d’intuition et de son inadéquation par rapport à un concept déterminé que l’imagination parvient à élargir ce dernier esthétiquement.

  • 74  KU, AA 05 : 315 (p. 301).

48Encore une fois, il est important de préciser que l’expansion est esthétique et non logique : elle ne procède pas par l’addition de propriétés ou d’attributs à un concept donné. Au contraire, elle renvoie à des aspects introspectifs – voire émotionnels ou affectifs – que le langage ordinaire ne parvient pas à saisir de manière adéquate. Par conséquent, bien que l’intuition des Idées esthétiques ne confère pas de connaissance théorique (comme celle apportée par des jugements logiques ou déterminants), nous pouvons conclure de ce qui a été exposé dans les dernières sections qu’elles nous permettent d’élargir notre connaissance d’une manière indirecte (même si cela se développe sans un but ou une finalité cognitive). D’une part, parce que les Idées esthétiques élargissent les concepts « de manière illimitée » en exprimant ce contenu intuitif qui déborde la synthèse conceptuelle74 ; de l’autre, parce qu’à travers la légalité libre de l’imagination dans son effort pour saisir ce qui dépasse la détermination conceptuelle, les facultés qui sont à la base de notre connaissance sont en même temps enrichies.

49Nous coïncidons avec Fry (2001) pour dire que l’analyse du génie remet en cause la théorie épistémologique développée par Kant dans la Critique de la raison pure, en ce sens que la connaissance apportée par les jugements de goût ne peut être assimilée à la connaissance des jugements déterminants de la KrV. Si ces derniers renvoient à l’expérience spatio-temporelle des objets de connaissance, – tel que Kant s’efforce de le démontrer tout au long de l’« Analytique » – les jugements esthétiques ne renvoient une représentation qu’à la sensibilité, et donc à l’expression d’états de conscience subjectifs qui n’ont clairement pas été pris en compte par Kant dans la première Critique.

  • 75  K. A. Fry, « Kant and the Problem of Genius », in Kant und die Berliner Aufklärung, Akten des IX. (...)

50Certes, Kant attribue au génie un talent naturel, car son œuvre dépasse l’art purement mécanique et exprime une intuition irréductible tant à la reproduction d’une technique qu’à un savoir théorique. Néanmoins, il ne s’ensuit pas – comme le prétend Fry – que le talent du génie soit surnaturel, au sens où il dépasserait les structures de connaissance communes à tous les êtres humains. Fry (2001) soutient en effet que, selon la théorie des Idées esthétiques, nous devrions admettre un type de connaissance purement intuitif, ce qui violerait tout le projet épistémologique kantien75.

51Or si la théorie esthétique développée dans la troisième Critique problématise certains aspects de la théorie épistémologique de la première Critique, ce n’est ni en raison d’une incohérence du système kantien, ni en raison de l’affirmation d’une forme de connaissance qui dépasserait nos aptitudes naturelles. En revanche, nous pouvons affirmer que la troisième Critique ajoute de nouveaux éléments qui éclairent d’autres aspects de la théorie kantienne, non développés dans la KrV, à savoir : la possibilité que les jugements esthétiques puissent apporter de la connaissance à travers l’expression de représentations intuitives qui stimulent nos pouvoirs de connaître. Outre la connaissance fournie par les jugements déterminants, nous sommes d’accord avec Fry pour admettre une forme particulière de connaissance non traitée par Kant dans la Critique de la raison pure.

52En prenant en compte des questions que nous avons posées dans l’Introduction, nous pouvons conclure, en premier lieu, qu’à travers la contemplation de l’art et de la nature, il est possible d’appréhender ce qui dépasse notre langage ordinaire de même que l’expression par des concepts. En second lieu, en raison du contenu intuitif des attributs esthétiques, l’art permet – par son effet sur nos facultés de connaissance – d’élargir nos concepts esthétiquement. Cela dit, les jugements esthétiques ne sont certes pas des jugements de connaissance, mais cela n’empêche pas moins de concevoir la possibilité qu’ils puissent avoir un effet sur notre connaissance. Dans ce contexte, nous croyons donc que la distinction établie par Kant entre les jugements esthétiques et les jugements déterminants doit être interprétée sans perdre de vue la position philosophique dont Kant lui-même cherchait à se débarrasser.

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Notes

1  I. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Paris, GF‑Flammarion, 2000. Nous ferons dorénavant référence à cet ouvrage avec l’acronyme KU, en suivant la pagination de l’Akademie Ausgabe. Nous utiliserons l’abréviation AA, suivie du numéro de volume et du numéro de page.

2  KU, AA 05 : 189 (p. 168). Nous trouvons cette opposition entre jugements esthétiques et jugements logiques (ou entre le subjectif et l’objectif) tout au long de l’« Analytique » (voir, par exemple : § 1, § 8, § 9, § 11, § 15, § 16 et § 17). Nous y reviendrons dans la première section de notre travail.

3  KU, AA 05 : 215 (p. 194). Même si dans la « Table des jugements » de la Critique de la raison pure, Kant affirme que les jugements déterminants peuvent aussi être singuliers (KrV, A70/B95), la particularité des jugements esthétiques purs réside dans leur référence : ne présupposant pas de concepts déterminés, ils ne renvoient une représentation qu’au sentiment de plaisir et de déplaisir du sujet (et non pas à un objet externe). En ce sens, contrairement aux jugements déterminants, les jugements de goût ne pourraient jamais être objectivement universalisables. Id., Critique de la raison pure, trad. Alain Renaut, Paris, GF‑Flammarion, 2006, p. 157‑160.

4  Comme souligné par McMahon, le terme unmittelbar ne fait pas référence à une immédiateté temporelle. Par contre, il indique que le sentiment esthétique est direct, c’est-à-dire qu’il n’implique aucune médiation conceptuelle. Cependant, contre la thèse du formalisme soutenue par Greenberg (selon qui le jugement esthétique supposerait une communion immédiate avec l’œuvre d’art), McMahon rappelle que la contemplation esthétique dépend d’autres structures de connaissance, telles que l’expérience, l’éducation du goût et nos rencontres successives avec l’œuvre d’art. Voir J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas: the Pervasive and Persistent in the Misreading of Kant’s Aesthetic Formalism », in The Palgrave Kant Handbook, M. Altman (dir.), Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan, 2017, p. 428‑431.

5  Voir, par exemple : KrV A19/B33-A49/B73 ; A50-51/B74‑5 ; A231/B283 (p. 118‑141 ; p. 143 ; p. 287).

6  KU, AA 05 : 227 (p. 206).

7  G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique, Paris, Librairie Armand Colin, 1970, p. 463‑466.

8  C. Jáuregui, « Juicio estético, imaginación y conciencia subjetiva en la Crítica de la facultad de juzgar de Kant », in C. Jáuregui (dir.), Entre pensar y sentir, Buenos Aires, Colihue, 2010, p. 159.

9  G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique, p. 461, 466 et 505‑509.

10  J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas: the Pervasive and Persistent in the Misreading of Kant’s Aesthetic Formalism », p. 439‑440.

11  Id., p. 435.

12  KU, AA 05 : 313 (p. 300).

13  Nous suivons ici la classification des trois modèles d’interprétation des Idées esthétiques telle qu’elle a été établie dans : M. Oroño, « La función cognitiva de las ideas estéticas in Kant », Revista de Estudios Kantianos, 7.1 (2022), p. 44‑45. Nous développerons les principales interprétations dans la quatrième section de cet article.

14  Ibid., p. 44.

15  Halper recourt à la classification de Guyer (2006) concernant les différentes interprétations qui ont été proposées par rapport à la dimension gnoséologique des jugements esthétiques. D’une part, la lecture pré-cognitive insiste sur l’incompatibilité entre les jugements de goût et les jugements de connaissance : si un jugement est esthétique, il ne saurait fournir une connaissance et vice versa. D’autre part, tant la lecture métacognitive que la lecture multicognitive se situent pratiquement à la limite opposée, car elles font du jugement esthétique une forme de connaissance. Le problème avec ces deux dernières est qu’elles semblent ignorer un aspect fondamental du jugement de goût, à savoir, son caractère immédiat, c’est-à-dire, non médié par des concepts. Bien que nous ne puissions pas nous attarder ici sur les particularités d’un tel débat, notre travail vise à fournir une réponse au problème de la connaissance des jugements esthétiques sur la base de la notion d’« Idées esthétiques » discutée dans les dernières sections. Voir A. Halper, « Aesthetic Judgment as Parasitic on Cognition », Kant Yearbook, 11:1, (2019), p. 43‑46 ; P. Guyer, « The Harmony of the Faculties Revisited », in R. Kukla, (dir.), Aesthetics and Cognition in Kant’s Critical Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 165.

16  KU, AA 05 : 189 (p. 168).

17  KU, AA 05 : 211. A. Chignell, « Kant on the Normativity of Taste: the Role of Aesthetic Ideas », Australasian Journal of Philosophy, 85:3 (2007), p. 415.

18  KU, AA 05 : 205 (p. 183).

19  KU, AA 05 : 206‑207 (p. 184). Kant s’efforce de distinguer la sensibilité esthétique (KU) de l’Esthétique transcendantale de la KrV. À partir de la troisième Critique, l’esthétique ne fait plus référence, comme pour Leibniz ou Baumgarten, à une doctrine des sens ou des lois de la connaissance sensible. Cependant, Lebrun se demande pourquoi Kant conserve le même terme pour désigner deux domaines différents de notre sensibilité : d’une part, la réceptivité de notre faculté de connaissance ; d’autre part, les jugements de goût. Une réponse possible peut être donnée en tenant compte du fait qu’il s’agit de deux manières différentes dont opère la même faculté : dans un sens, elle participe à la cognition à travers la détermination d’objets, dans l’autre, elle renvoie à la manière dont ses objets affectent notre sentiment de plaisir ou de peine. Voir : G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique, p. 463 et p. 468‑469.

20  KU, AA 05 : 207 (p. 185).

21  KU, AA 05 : 218 (p. 197).

22  KU, AA 04 : 215 (p. 193).

23  KU, AA 05 : 213 (p. 192).

24  KU, AA 05 : 222 (p. 201).

25  KU, AA 05 : 228 (p. 207).

26  M. Oroño, « El (no)‑conceptualismo de Kant y los juicios de gusto », Con‑textos Kantianos, n° 6, (2017), p. 101.

27  KU, AA 05 : 217 (p. 196).

28  KU, AA 05 : 240 (p. 220 ; nous soulignons).

29  C. Jáuregui, « Juicio estético, imaginación y conciencia subjetiva en la Crítica de la facultad de juzgar de Kant », op. cit., p. 244.

30  Id., p. 160-161 ; A. Chignell, « Kant on the Normativity of Taste », op. cit., p. 427.

31  KU, AA 05 : 242 (p. 223).

32  KU, AA 05 : 191 ; 220 (p. 170‑171 ; p. 208).

33  KU, AA 05 : 231 (p. 211).

34  KU, AA 05 : 239 (p. 219).

35  J. Dias Carvalho, « Le Fondement cognitif de la faculté de juger esthétique », in Kant und die Berliner Aufklärung, Akten des IX. Internationalen Kant-Kongresses, Berlin/New York, Walter de Gruyter, Bd. 3, (2001), p. 390. Dans le même recueil, voir D. Arenas, « Revisiting § 9 of the Critique of Pure Judgment: Pleasure, Judgment, Universality », p. 373‑382. Contre la thèse de Guyer, selon laquelle le plaisir esthétique s’exprimerait préalablement et indépendamment de sa communicabilité universelle par un jugement, mais aussi contre la thèse de Ginsborg, qui affirme que le plaisir esthétique serait la manifestation phénoménologique de sa valeur universelle, nous convenons avec Arenas sur le fait que le sensus communis n’est pas un effet du plaisir esthétique, mais plutôt l’une de ses conditions de possibilité. En d’autres termes, le libre jeu de nos facultés (et partant notre capacité à le communiquer) est à la base même du jugement esthétique.

36  KU, AA 05 : 228 (p. 208).

37  KU, AA 05 : 228 (p. 207 ; nous soulignons).

38  Selon Halper, le plaisir esthétique naît du sentiment de nos facultés de connaître dans leur effort infructueux pour déterminer un objet de connaissance. En ce sens, la seule différence entre un jugement de goût et un jugement de connaissance serait donnée par l’écart entre une représentation et un objet : « on my account of aesthetic judgment, the activity of these faculties is no mystery at all. They are doing precisely what they are always doing, namely determining objects of experience ». S’il est vrai que le jugement esthétique repose sur nos facultés de connaître dans la mesure où celles-ci peuvent être ressenties, l’écueil d’une telle interprétation est qu’elle méconnaît la finalité même du jugement esthétique, à savoir, le sentiment de plaisir (et non la connaissance). Ainsi, le jugement de goût pur n’est pas objectif et, à travers lui, les facultés ne déterminent pas des objets de l’expérience ; cf. A. Halper, « Aesthetic Judgment as Parasitic on Cognition », op. cit., p. 48.

39  KU, AA 05 : 313 (p. 299‑300).

40  KU, AA 05 : 313 (p. 300 ; nous soulignons).

41  KU, AA 05 : 314 ; 317 (p. 300 ; p. 303‑304).

42  KU, AA 05 : 319 (p. 305).

43  KU, AA 05 : 317 (p. 303‑304).

44  J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas », op. cit., p. 433‑434.

45  KU, AA 05 : 320 (p. 306‑307).

46  KU, AA 05 : 314 (p. 300).

47  C. Jáuregui, « Juicio estético, imaginación y conciencia subjetiva en la Crítica de la facultad de juzgar de Kant », op. cit., p. 160‑161.

48  KU, AA 5 : 316 (p. 303 ; nous soulignons).

49  KU, AA 05 : 314 (p. 300).

50  KU, AA 05 : 314 (p. 301).

51  KU, AA 05 : 314 (p. 301). Dans ce sens, Oroño définit l’Idée esthétique comme une sorte de « modèle idéal intuitif » dans la mesure où son contenu déborderait tout exemple ou représentation particulière de celui-ci ; cf. M. Oroño, « La función cognitiva de las ideas estéticas in Kant », op. cit., p. 51.

52  KU, AA 05 : 314 (p. 300‑301).

53  M. Oroño, « La función cognitiva de las ideas estéticas in Kant », op. cit., p. 49‑50.

54  KU, AA 05 : 315 (p. 301).

55  M. Kuplen, « Cognitive Interpretation of Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », in Estetika: The Central European Journal of Aesthetics, LVI/XII, n° 1, 51, (2019), p. 54. Kant apporte deux exemples pour différencier les attributs logiques des attributs esthétiques : « l’aigle de Jupiter avec la foudre dans ses serres » et « le paon » font référence « au puissant roi des cieux » et à « la magnifique reine des cieux », bien qu’indirectement. En effet, les deux attributs esthétiques (que Kant appelle également « représentations secondaires de l’imagination ») ne sont pas contenus dans les concepts de « sublimité » ou de « majesté dans la création », et c’est précisément pour cette raison que de telles images permettent d’élargir esthétiquement les deux concepts.

56  KU, AA 05 : 315 (p. 302 ; nous soulignons).

57  A. Chignell, « Kant on the Normativity of Taste », op. cit., p. 423‑424.

58  C. Jáuregui, « Juicio estético, imaginación y conciencia subjetiva en la Crítica de la facultad de juzgar de Kant », op. cit., p. 245‑246 (notre traduction).

59  KU, AA 05 : 329 (p. 316).

60  M. Kuplen, « Cognitive Interpretation of Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », op. cit., p. 56‑57 ; S. Matherne, « The Inclusive Interpretation of Kant’s Aesthetic Ideas », British Journal of Aesthetics, 53 : I, (2013), p. 23. Selon Matherne, le § 17 intitulé « De l’Idéal de la beauté », où Kant introduit l’Idée-norme esthétique en tant que représentation créée par l’imagination, doit être pris en compte afin de parvenir à une compréhension plus achevée des Idées esthétiques. Voir p. 20‑32 du même article.

61  J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas », op. cit., p. 436.

62  C. DeBord, « Geist and Communication in Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », Kantian Review, 17, (2012), p. 183.

63  J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas », op. cit., p. 444.

64  M. Kuplen, « Reflective and Non-Reflective Aesthetic Ideas in Kant’s Theory of Art », The British Journal of Aesthetics, 61, (2021), p. 7.

65  KU, AA 05 : 305 ; 329. Ibid., p. 5‑6.

66  M. Kuplen, « Cognitive Interpretation of Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », in Estetika: The Central European Journal of Aesthetics, LVI/XII, n° 1, 51, (2019), p. 50‑51 ; M. Kuplen, « Reflective and Non-Reflective Aesthetic Ideas in Kant’s Theory of Art », op. cit., p. 3‑5. Sur la différence entre attributs logiques et esthétiques, voir KU, AA 05 : 315‑217).

67  M. Kuplen, « Cognitive Interpretation of Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », op. cit., p. 60‑61.

68  C. DeBord, « Geist and Communication in Kant’s Theory of Aesthetic Ideas », op. cit., p. 187.

69  S. Matherne, « The Inclusive Interpretation of Kant’s Aesthetic Ideas », op. cit., p. 22.

70  Id., p. 35‑36 ; KU, AA 05 : 321 ; 330 (p. 308 ; 317).

71  M. Oroño, « La función cognitiva de las ideas estéticas in Kant », op. cit., p. 55‑57 ; KU, AA 05 : 351‑355 (p. 339-345).

72  Selon McMahon, cela explique en grande partie pourquoi Kant considère les jugements esthétiques comme « non-cognitifs » ; cf. J. A. McMahon, « Immediate Judgment and Non-Cognitive Ideas », op. cit., p. 441‑442.

73  KU, AA 05 : 317 (p. 303 ; nous soulignons).

74  KU, AA 05 : 315 (p. 301).

75  K. A. Fry, « Kant and the Problem of Genius », in Kant und die Berliner Aufklärung, Akten des IX. Internationalen Kant-Kongresses, Berlin/New York, Walter de Gruyter, Bd. 3, (2001), p. 546‑552.

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Pour citer cet article

Référence papier

Clara ZIMMERMANN, « Entre plaisir et connaissance : la portée intuitive des Idées esthétiques dans la troisième Critique de Kant »Philonsorbonne, 18 | 2024, 49-69.

Référence électronique

Clara ZIMMERMANN, « Entre plaisir et connaissance : la portée intuitive des Idées esthétiques dans la troisième Critique de Kant »Philonsorbonne [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philonsorbonne/3335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11rzb

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