- 1 J. Cohn, Histoire de l’infini. Le problème de l’infini dans la pensée occidentale jusqu’à Kant, tr (...)
1Dans son ouvrage classique Histoire de l’infini dans la pensée occidentale jusqu’à Kant, Jonas Cohn attribue à Spinoza une place centrale dans l’un des processus les plus importants de l’histoire de la philosophie, à savoir celui qui, à partir de la thèse soutenue par les philosophes mystiques de l’hellénisme tardif selon laquelle l’infini de l’Être suprême est ce qui le soustrait à notre prise, conduit lentement à la rationalisation de l’infini et atteint son apogée à l’époque moderne dans la défense par Spinoza de la thèse inverse, selon laquelle « Dieu, en tant qu’il est l’être infini, est totalement rationnel »1.
- 2 GII 93‑94 (« G » renverra toujours à Spinoza Opera, éd. Carl Gebhardt, 5 vol., Heidelberg, Carl Wi (...)
2En effet, le rationalisme absolu de Spinoza soutient non seulement que nous avons une idée adéquate de Dieu, entendu comme « un étant absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » (EI, déf. 6)2, mais aussi que cette idée est le fondement de notre connaissance de la totalité de la réalité, une fois que pour Spinoza « la science vraie procède de la cause aux effets » (TIE, § 85) et « la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe » (EI, ax. 4). Ainsi, puisque Dieu est la cause première de toutes choses, rien ne peut être ni être conçu sans lui (EI, P15). Pour cette raison, Spinoza soutient que, selon l’ordre du philosopher, l’être absolument infini doit être contemplé avant tout, ayant sur les êtres finis non seulement une priorité ontologique, mais aussi conceptuelle et épistémologique (EII, P10, scolie).
- 3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, Éditions du Cerf, 1990, I, qu. 7, art. 1.
- 4 Descartes soutient dès ses lettres sur la libre création des vérités éternelles de 1630 que nous p (...)
- 5 Troisième méditation : « [...] j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, qu (...)
- 6 Lettre à Hyperaspistes, août 1641 : « Il est très vrai de dire que nous n’entendons pas l’infini p (...)
3Cette triple priorité de l’être absolument infini est un renversement étonnant aussi bien des conceptions scolastiques que de la conception cartésienne de l’ordre propre du philosopher. Pour la tradition thomiste, les objets finis et temporels des sens sont prioritaires dans l’ordre épistémologique ainsi que dans l’ordre conceptuel. L’être infini ne peut être connu qu’a posteriori, et la notion même d’infini est logiquement formée par négation à partir de la notion de fini, de sorte qu’« il faut considérer qu’une chose est dite infinie parce qu’elle n’est pas finie »3. Ainsi, l’infini n’est connu que négativement comme ce qui n’est pas fini. Descartes, on le sait, rompt avec cette tradition. Pour lui, notre idée innée de Dieu nous représente clairement et distinctement son essence comme l’être actuellement infini qui contient toute perfection et réalité. Cette idée, qui nous permet d’entendre positivement l’être infini sans toutefois nous autoriser à le comprendre, bref, qui nous permet de le toucher sans l’embrasser par notre pensée4, précède logiquement notre idée de nous-mêmes en tant qu’êtres finis5. Pour lui, c’est le concept du fini qui contient une négation ou limitation de l’infini, en sorte que la notion du fini est logiquement dérivée par négation de celle de l’infini6. Néanmoins, selon la méthode analytique choisie par Descartes comme la vraie méthode d’investigation, la connaissance de l’existence du sujet pensant précède la connaissance de l’être infini et est ainsi antérieure dans l’ordre épistémologique qui conduit à la découverte de la vérité.
4La pleine intelligibilité de l’être absolument infini proposée par Spinoza, avec sa triple priorité sur les êtres finis, repose sur son acceptation de la validité inconditionnelle du principe de raison suffisante, qu’il formule, avant que Leibniz ne le baptise, dans le passage suivant de sa seconde démonstration de l’existence de Dieu (EI, P11) :
À toute chose on doit assigner une cause ou raison (causa sive ratio), tant du fait qu’elle existe que du fait qu’elle n’existe pas. [...] Et cette raison ou cause (ratio, seu causa) doit ou bien être contenue dans la nature de la chose, ou bien hors d’elle. Par ex., la raison qui fait qu’il n’existe pas de cercle carré, sa nature même l’indique ; c’est parce qu’il enveloppe une contradiction Et ce qui fait, au contraire, qu’une substance existe, cela suit également de sa seule nature, parce qu’elle enveloppe l’existence (voir la Prop. 7). [...] D’où il suit qu’existe nécessairement ce qui n’a aucune raison ou cause (nulla ratio, nec causa darit possit) qui l’empêche d’exister7.
5La validité universelle du principe de raison suffisante permettra alors à Spinoza de démontrer non seulement que l’être absolument infini existe nécessairement en vertu de sa propre nature, étant ainsi la cause de soi-même, mais aussi qu’il agit à partir de la même nécessité de nature à partir de laquelle il existe, étant ainsi la cause nécessaire de tout ce qui est concevable, à savoir « l’infinité de choses qui suivent de sa nature d’une infinité de modes » (EI, P16), en sorte qu’on doit dire que « au même sens où Dieu est dit cause de soi, il faut le dire aussi cause toutes choses » (EI, P25, sc.).
6On voit que la pleine rationalisation de l’être infini proposée par Spinoza découle de l’universalisation de la demande de cause ou raison, universalisation qui conduit à l’étonnante conception de Dieu comme causa sui. C’est le primat accordé à la notion de cause dans l’ontologie de Spinoza, et la fonction exercée par la notion de causa sui comme source de tout être et de toute intelligibilité dans son système, qui explique aussi le dynamisme qui caractérise son ontologie comme ontologie de la puissance, selon laquelle être signifie agir, produire des effets. Ainsi, « la puissance de Dieu est son essence même » (EI, P34), en vertu de laquelle l’être suprême est la cause de soi et de toutes choses, et puisque tout exprime d’une manière certaine et déterminée l’essence de Dieu, il s’ensuit que « rien n’existe, sans que de sa nature ne s’ensuive quelque effet » (EI, P36).
- 8 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 2, a. 3.
7La primauté accordée à la notion de cause est nettement indiquée par le fait que Spinoza ouvre son Éthique par la définition de la causa sui : « par cause de soi j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante » (EI, déf. 1). Or l’ouverture de l’Éthique avec la définition de cette notion est clairement un geste provocateur envers la tradition scolastique, pour laquelle cette notion, prise dans un certain sens, est contradictoire. Comme le remarque Thomas d’Aquin dans sa Question 2 concernant l’existence de Dieu : « Nous constatons, à observer les choses sensibles, qu’il y a un ordre entre les causes efficientes ; mais ce qui ne se trouve pas et qui n’est pas possible, c’est qu’une chose soit la cause efficiente d’elle-même, ce qui la supposerait antérieure à elle-même, chose impossible »8. En effet, la notion d’auto-causalité est inintelligible pour ceux qui forment leurs concepts à partir de la considération des objets finis de l’expérience sensible, où les causes efficientes sont normalement prises comme précédant temporellement leurs effets et comme étant réellement distinctes d’eux. Dès lors, comment une notion apparemment inintelligible peut-elle être prise par Spinoza comme la source même de toute intelligibilité ?
- 9 Court traité, I, § 10 (G1 18), trad. C. Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 48.
8Spinoza, bien sûr, n’accepte pas l’autorité de Thomas d’Aquin et, comme je l’ai indiqué précédemment, ne pense pas que l’ordre propre du philosopher doive commencer par la considération des objets finis et temporels des sens. Ainsi, dès son Court Traité, il écrit : « Dieu, cependant, la cause première de toutes choses et aussi la cause de soi-même, se fait connaître lui-même par lui-même. De peu de signification est donc cette parole de Thomas d’Aquin suivant laquelle Dieu ne peut pas être démontré a priori, et cela précisément parce qu’il n’a pas de cause »9. Mais quelle conception de la causalité peut donner du sens à une notion positive d’auto-causalité et illuminer le défi spinoziste ? Et comment exactement, selon Spinoza, cette notion de causa sui est-elle liée aux notions d’infinité et de puissance en Dieu ?
9Dans cet article, je voudrais explorer certains aspects de ces questions. Mais pour ce faire, il faut commencer par Descartes, car l’ouverture provocatrice de l’Éthique par Spinoza avec la définition de causa sui est une radicalisation d’une rupture préalable de la part de Descartes avec la tradition thomiste.
10La relation entre les philosophies de Spinoza et de Descartes est très complexe, et ne peut se réduire à une simple relation de continuité ou de rupture, comme si Spinoza était simplement un cartésien ou un anti-cartésien. Dans cette relation, proximité et distance s’articulent de manière complexe, cette complexité renvoyant avant tout à la complexité de l’œuvre de Descartes, une œuvre pleine de tensions sur laquelle Spinoza a profondément réfléchi à la fois comme « historien de la philosophie cartésienne » et comme philosophe original.
- 10 Cette Préface a été écrite par Louis Meyer, mais a été corrigée et approuvée par Spinoza. Cf. lett (...)
11On connaît bien l’importance centrale que cette réflexion sur l’œuvre de Descartes a exercée dans l’élaboration de la philosophie de Spinoza. Pour indiquer cette importance, il suffit de rappeler ici que le seul ouvrage que Spinoza publia de son vivant sous son propre nom fut une présentation géométrique des Principes de la philosophie de Descartes. Cette réflexion n’a jamais impliqué une adhésion à la philosophie de Descartes, mais a été marquée dès le début par une perspective critique ainsi formulée dans la préface de l’ouvrage, écrite par Louis Meyer10 :
- 11 Principes de la philosophie de Descartes, Préface (GI 132‑133), trad. C. Appuhn, Paris, GF-Flammar (...)
[...] Je ne dois pas non plus passer sous silence qu’il faut porter au même compte, c’est-à-dire considérer comme exprimant la pensée de Descartes seulement, ce qui se trouve en quelques passages, à savoir que « telle ou telle chose est au-dessus de l’humaine compréhension ». On doit se garder, en effet, d’entendre cela comme si notre Auteur l’avançait parce que tel est son sentiment. Car il juge que toutes ces choses, et même beaucoup d’autres plus élevées et plus subtiles, non seulement peuvent être conçues par nous clairement et distinctement, mais qu’il est même possible de les expliquer très commodément, pourvu que l’entendement humain se dirige dans la poursuite de la vérité et la connaissance des choses par une autre voie que celle qui a été ouverte et frayée par Descartes11.
12Ce passage souligne le rejet par Spinoza de toute limitation « de droit » à la portée de notre connaissance claire et distincte, et son adhésion au principe d’intelligibilité intégrale du réel. C’est l’acceptation de ce principe, et donc le refus d’accorder une place à l’incompréhensible dans le champ de la philosophie, qui soutient la perspective critique de Spinoza et est à l’origine de ses divergences avec Descartes. C’est donc l’adhésion radicale de Spinoza à l’exigence cartésienne de clarté et distinction, avec sa conséquente transformation dans une exigence intransigeante d’intelligibilité adéquate, qui introduit l’écart dans leur continuité, et marque la distance par laquelle Spinoza retravaille la pensée de Descartes, séparant les thèses cartésienne qui peuvent être appropriées, transformées et intégrées dans la construction d’un système philosophique rigoureux de celles qui doivent être rejetées et combattues comme des obstacles à la concrétisation de cette entreprise.
13Or parmi les notions cartésiennes qui ont été appropriées, transformées et intégrées par Spinoza, on trouve la notion positive de causa sui. Cette notion peut être prise comme le dernier mot de la métaphysique de Descartes – puisqu’elle n’apparaît explicitement ni dans le Discours de la méthode ni dans les Méditations métaphysiques, mais surgit à partir du débat déclenché par Caterus dans les Premières Objections –, et comme le premier mot de la philosophie de Spinoza, puisqu’il ouvre son Éthique avec sa définition. Cette notion fournit ainsi une transition entre Descartes et Spinoza, transition marquée par l’exigence d’intelligibilité intégrale et d’univocité par laquelle Spinoza reçoit l’héritage cartésien et s’en éloigne.
14Passons donc à Descartes. Descartes est amené à expliciter la notion positive de causa sui à partir des objections posées par Caterus à la deuxième preuve a posteriori de l’existence de Dieu formulée dans la Troisième méditation. Cette preuve, on le sait, part de l’existence indubitable du moi pensant qui possède l’idée de Dieu, représenté comme l’être infini et parfait, et arrive, grâce à l’application du principe de causalité efficiente, à l’existence de Dieu, comme la seule cause possible de l’existence présente de ce sujet pensant fini. La démonstration essaie d’établir qu’il est impossible que je puisse être par moi-même (a se), c’est-à-dire que je puisse me donner mon existence présente, car, dans ce cas, je me serais donné aussi toutes les perfections auxquelles je suis conscient dans l’idée de Dieu et serais donc moi-même l’être suprêmement parfait. Ainsi, la démonstration conclut qu’il faut que je sois causé et soutenu dans mon être par un autre être (ab alio), qui possède en acte toutes les perfections contenues dans cette idée, et qui derive son existence de soi-même (a se), bref, qui est Dieu.
15En analysant les diverses étapes de cette preuve, Caterus détecte que, contrairement à l’usage traditionnel de l’expression « être par soi » (a se), qui est prise négativement comme signifiant « ne pas être par un autre » (de sorte que dire de Dieu qu’il est a se signifie qu’il n’a pas de cause), l’usage cartésien de cette expression est pris positivement et signifie que Dieu est « par soi-même comme par une cause ». Caterus reprend ensuite les objections thomistes à la notion d’une auto-causation positive, rappelant qu’une cause efficiente de soi-même devrait être temporellement antérieure à soi-même et différente de soi-même, ce qui est une contradiction manifeste.
16Dans ses réponses à Caterus, Descartes introduit pour la première fois l’expression causa sui et cherche à préciser que la causalité impliquée dans cette auto-causalité de Dieu n’est pas au sens strict une causalité efficiente. Dieu ne fait que d’une certaine manière (quodammodo) par rapport à soi-même ce que la cause efficiente fait par rapport à son effet. Toute la discussion ultérieure avec Caterus, mais aussi avec Arnauld dans les Quatrièmes Objections et Réponses, cherche à élaborer et préciser comment l’expression quodammodo permet d’échapper aux objections thomistes en établissant une analogie entre la cause efficiente et la cause formelle dans la recherche d’une position intermédiaire entre la cause efficiente prise au sens strict et la simple absence de cause, car l’acceptation immédiate de cette absence entraînerait une limitation arbitraire du droit de la raison à demander la cause ou raison de l’existence de n’importe quelle chose.
17Descartes écrit ainsi ans les Premières réponses :
Enfin, je n’ai point dit qu’il est impossible qu’une chose soit la cause efficiente de soi-même ; car, encore que cela soit manifestement véritable, lorsqu’on restreint la signification d’efficient à ces causes qui sont différentes de leurs effets, ou qui leur précèdent en temps, il semble toutefois que dans cette question elle ne doit pas être ainsi restreinte, tant par ce que ce serait une question frivole : car qui ne sait qu’une même chose ne peut pas être différente de soi-même ni se précéder en temps ? comme aussi parce que la lumière naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente de précéder en temps son effet : car au contraire, à proprement parler, elle n’a point le nom ni la nature de cause efficiente, sinon lorsqu’elle produit son effet, et partant elle n’est point devant lui. Mais certes la lumière naturelle nous dicte qu’il n’y a aucune chose de laquelle il ne soit loisible de demander pourquoi elle existe, ou dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, ou bien, si elle n’en a point, demander pourquoi elle n’en a pas besoin12.
- 13 Cette même remarque est faite dans les Quatrièmes réponses, AT IX 185.
18Ici, Descartes aborde surtout l’objection thomiste concernant la priorité temporelle entre la cause efficiente et son effet affirmant que cette priorité n’est pas contenue dans le concept même de cause efficiente, et que, à proprement parler, une chose ne peut être prise pour une cause que pendant le temps qu’elle produit son effet, et donc qu’elle lui est simultané13. En refusant l’existence d’un lien conceptuel entre causalité efficiente et priorité temporelle, Descartes ouvre la possibilité de penser que, au moins d’une certaine manière, il n’est pas absurde de demander la cause efficiente d’un être éternel et infini. Il souligne également que la recherche universelle d’une cause efficiente est une recherche légitime enracinée dans la nature de notre raison, une recherche qui ne peut éviter une régression à l’infini des causes que si elle conduit à une cause première qui porte en elle une raison positive qui explique pourquoi à la fin elle n’a pas besoin d’une cause efficiente.
19Il poursuit alors :
De sorte que, si je pensais qu’aucune chose ne peut en quelque façon être, à l’égard de soi-même, ce que la cause efficiente est à l’égard de son effet, tant s’en faut que de là je voulusse conclure qu’il y a une première cause, qu’au contraire de celle-là même qu’on appellerait première, je rechercherais derechef la cause, et ainsi ne viendrais jamais à une première. Mais certes j’avoue franchement qu’il peut y avoir quelque chose dans laquelle il y ait une puissance si grande et si inépuisable, qu’elle n’ait jamais eu besoin d’aucun secours pour exister, et qui n’en ait pas encore besoin maintenant pour être conservée, et qui soit en quelque façon la cause de soi-même ; et je conçois que Dieu est tel14.
20Dans ce passage, Descartes affirme qu’il doit y avoir quelque chose de positif en Dieu qui bloque la régression à l’infini dans la recherche des causes efficientes et autorise que, dans un certain sens, Dieu puisse être dit cause de soi. Ce « quelque chose de positif » est l’immense et inépuisable puissance de Dieu, ce qui explique pourquoi Dieu n’a besoin d’aucune aide, ou cause extérieure, pour son existence et sa conservation. La même référence à la toute-puissance de Dieu est à nouveau soulignée dans les Quatrièmes réponses comme la raison positive pour laquelle Dieu n’a pas proprement de cause efficiente : « [puisque] cette puissance inépuisable, ou cett immensité d’essence, est très positive, pour cela j’ai dit que la raison ou la cause (causa sive ratio) pour laquelle Dieu n’a pas besoin de cause est positive »15.
21Dans la suite de ses Quatrièmes réponses, Descartes rendra plus clair et plus explicite son usage de la formule causa sive ratio pour expliquer pourquoi et comment Dieu doit être considéré comme une cause positive de soi. Le sens dans lequel Dieu doit être pris comme cause de soi doit être identifié avec la cause formelle, mais la cause formelle doit être pensée par analogie avec la cause efficiente :
Car tous ceux qui suivent seulement la conduite de la lumière naturelle, forment tout aussitôt en eux dans cette rencontre un certain concept qui participe de la cause efficiente et de la formelle, et qui est commun à l’une et à l’autre : c’est à savoir, que ce qui est par autrui, est par lui comme par une cause efficiente ; et que ce qui est par soi, est comme par une cause formelle, c’est-à-dire parce qu’il a une telle nature qu’il n’a pas besoin de cause efficiente16.
22Mais puisque dans le cas de Dieu il n’y a pas de distinction entre essence et existence, la cause formelle de Dieu « a un très grand rapport avec la cause efficiente, et partant, peut être appelée quasi-cause efficiente »17. Et Descartes termine ses réponses à Arnauld en défendant la légitimité de son usage de cette analogie en prenant pour modèle de pensée les procédés mathématiques d’Archimède dans lesquels l’usage du passage à la limite joue un rôle central :
Et néanmoins toutes ces manières de parler, qui ont rapport et analogie avec la cause efficiente, sont très nécessaires pour conduire tellement la lumière naturelle, que nous concevions clairement ces choses ; tout ainsi qu’il y a plusieurs choses qui ont été démontrées par Archimède touchant la sphère et autres figures composées de lignes courbes, par la comparaison de ces mêmes figures avec celles composées de lignes droites [...]. Et comme ces sortes de démonstrations ne sont point désapprouvées, bien que la sphère y soit considérée comme une figure à plusieurs côtés, de même je ne pense pas pouvoir être repris de ce que je me suis servi de l’analogie de la cause efficiente pour expliquer les choses qui appartiennent à la cause formelle, c’est-à-dire à l’essence même de Dieu18.
23On voit ainsi que la conception positive de la causa sui chez Descartes repose sur une analogie entre la cause formelle et la cause efficiente dans laquelle la cause de soi est conçue comme une sorte de cas limite d’une cause efficiente infinie qu’il désigne par la notion de « cause quasi-efficiente », une cause efficiente infinie qui repose sur la « puissance inépuisable ou l’immensité de l’essence » de Dieu.
- 19 Pour une analyse détaillée de la façon dont l’utilisation par Descartes de la notion positive de c (...)
24L’effort de Descartes pour expliquer cette notion par une analogie entre la cause formelle et la cause efficiente conduit à réfléchir sur l’unité des deux voies démonstratives utilisées pour prouver l’existence de Dieu, celle a posteriori, qui repose sur l’application du principe de causalité efficiente et renvoie en dernière analyse à la puissance infinie de Dieu, et celle a priori, qui repose sur l’application du principe de non-contradiction et renvoie au rapport de principe et de conséquence qui lie intrinsèquement l’essence de Dieu à son existence19. La méditation de Descartes sur la notion de causa sui conduit ainsi à la réflexion sur le rapport entre cause (puissance) et raison (essence) en Dieu et à la détermination du sens précis qu’il faut donner à la formule « causa sive ratio » qu’il n’applique que dans ce cas exceptionnel. Cette méditation conduit Descartes à penser la cause formelle, par laquelle Dieu est cause de soi, par analogie avec la cause efficiente et à insister sur la pleine positivité que la causa sui acquiert grâce à l’aspect dynamique que le concept de cause formelle partage avec celui de cause efficiente.
25Néanmoins, une analogie entre la cause formelle et la cause efficiente, comme le remarquait Jean-Marie Beyssade dans un article admirable, permet en principe une double lecture :
- 20 J.‑M. Beyssade, « En quête d’une ontologie cartésienne : sur trois formules à corriger (Lettre à u (...)
On peut penser la cause formelle (ici Dieu, causa sui) comme forme limite de la causalité efficiente, forme limite obtenue par un passage semblable à celui que pratique un mathématicien comme Archimède quand il étend au cercle la démonstration sur le polygone en considérant le cercle comme un polygone ayant une infinité de côtés. C’est ce que Descartes a commencé par faire, en privilégiant la cause efficiente, et en disant que Dieu est la cause quasi-efficiente de soi-même, que son essence fait en quelque façon à l’égard de son existence ce que la cause efficiente fait à l’égard de son effet. Mais on pourrait aussi faire la lecture dans l’autre sens et considérer que c’est la causa sui qui doit servir de référence, pour ramener toute causalité efficiente (celle de Dieu sur le monde, voire la causalité externe d’une chose du monde sur une autre) à la causalité immanente de Dieu sur soi. Telle sera l’entreprise de Spinoza, qui reprendra le concept cartésien jusqu’à vouloir substituer l’univocité à ce qui reste chez Descartes une analogie20.
26Dès lors, comment comprendre exactement la manière dont Spinoza s’approprie la notion cartésienne de causa sui et comment il la relie aux notions d’infini et de puissance ?
- 21 Principes de la philosophie de Descartes, P. 7, lemme 2 (GI 165), Appuhn, I, p. 262 : « Qui a la f (...)
27On sait que Spinoza a réfléchi en profondeur sur le rôle central joué par la notion de causa sui dans la discussion de la deuxième preuve a posteriori de l’existence de Dieu, sur la manière dont cette notion relie cette preuve à la preuve a priori et, à partir des difficultés qu’il trouve dans le traitement de ces questions par Descartes, sur la manière appropriée de formuler le rapport entre essence, puissance et existence nécessaire en Dieu. En effet, concernant les difficultés que Spinoza a trouvées dans cette deuxième preuve a posteriori, nous avons un témoignage précieux dans la longue discussion et reconstruction argumentative à laquelle Spinoza soumet cette preuve dans la proposition 7 de ses Principes de la philosophie de Descartes. Son insatisfaction à l’égard de certains axiomes utilisés par Descartes y est fortement affirmée et la preuve est reformulée en profondeur. Dans sa reconstruction, Spinoza tente d’établir de manière plus adéquate comment exactement la force par laquelle Dieu crée et conserve toutes les choses est celle par lequel il se crée et se conserve et comment cette puissance de se conserver doit être identifiée avec le concept de causa sui entendu comme « ce dont la nature seule est la cause suffisante de son existence nécessaire, c’est-à-dire ce dont l’essence implique l’existence nécessaire »21. Cette stricte identification entre les formulations en termes de causalité (efficiente) et d’essence (formelle) de l’existence nécessaire de Dieu sera présente dans la manière dont Spinoza formulera plus tard dans son propre système les liens intrinsèques entre l’essence, l’existence nécessaire et la puissance dans sa conception de Dieu comme causa sui. Le problème, néanmoins, consiste à préciser comment exactement nous devons comprendre le sens de cette identification.
- 22 V. Carraud, Causa sive Ratio. La raison de la cause de Suarez à Leibniz, Paris, PUF, 2002, chapitr (...)
28Certains interprètes soutiennent que Spinoza renverse simplement la direction de l’analogie de Descartes, et qu’il finit par réduire la cause efficiente à la cause formelle. Ainsi, Vincent Carraud soutient que Spinoza renoue avec la conception Scolastique de l’aséité négative en faisant de la notion de causa sui une simple autosuffisance logique dont le sens serait dépourvu de toute connotation d’efficience22.
29En effet, écrit-il :
- 23 Ibid., p. 3‑24. Deux remarques concernant cette citation sont importantes : (1) Carraud présente i (...)
La problématique de Spinoza est donc en réalité à l’opposé de celle de Descartes. Chez Spinoza, à propos de qui nous pourrions parler, au moins provisoirement, d’une exténuation initiale de la causalité, c’est la cause qui est pensée à partir de la rationalité, entendue comme formalité – l’efficience n’est que le doublet externe de la formalité. C’est pourquoi Spinoza n’a pas besoin de proposer une causalité mixte entre l’efficiente et la formelle – dont Suarez avait dénoncé par avance l’impossibilité – puisque son propre concept de cause ne ressorti pas à l’efficience23.
30En fait, la lecture isolée de la définition de causa sui qui ouvre l’Éthique et de quelques autres propositions de l’ouvrage pourrait donner cette fausse impression. Cette définition est exclusivement formulée avec des expressions qui invitent à penser aux relations logiques d’implication et de conceptualisation, sans utiliser aucun mot qui relève du vocabulaire de l’ « efficience ». Néanmoins, il faut avoir présent à l’esprit que les définitions qui ouvrent l’Éthique ne manifestent leur pleine signification que lorsqu’on suit leurs articulations avec d’autres définitions et les axiomes à travers le mouvement démonstratif qui engendre les thèses du système. Lorsqu’on suit pas à pas ce mouvement, on constate que la lecture « dé-causalisante » de la causa sui proposée par Carraud n’est pas confirmée par les textes de Spinoza, par la façon dont celui-ci connecte intrinsèquement, dès le début de son ouvrage, les notions d’intelligibilité et de causalité dans l’axiome 4 (« la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe »), par l’équivalence universelle qu’il énonce entre cause et raison dans sa formulation du principe de raison suffisante dans le contexte démonstratif de l’EI, P11, et surtout par la nature et le rôle qu’il attribue à la notion centrale de cause immanente.
- 24 Y. Melamed, « Spinoza on Causa Sui », in A Companion to Spinoza, NJ, Willey Blackwell, 2021, p. 12 (...)
31Il n’est pas possible d’analyser dans les limites de cet article tous les passages qui manifestent la connotation d’efficience que Spinoza continue d’accorder à la notion de causa sui, mais j’indiquerai quelques-unes des principales considérations en faveur de la préservation d’une lecture causale forte. En cela, je vais suivre et approfondir quelques remarques qui ont été faites par Yitzhak Melamed contre l’interprétation de Carraud24 :
- 25 EV P31dem : « […] l’Esprit, en tant qu’il est éternel, est la cause adéquate ou formelle de la con (...)
- 26 La théorie du conatus est démontrée en EIII, propositions 4 à 8.
- 27 EII def. 2 : « Je dis que nous agissons, quand il se fait en nous ou hors de nous quelque chose do (...)
32(i) Melamed remarque tout d’abord que le terme de « causa formalis », auquel Carraud réduit finalement la causa sui, est presque absent de l’Éthique. Il n’apparaît qu’une seule fois dans l’EV, P31, dans le cadre de la démonstration que « le troisième genre de connaissance dépend de l’Esprit, comme cause formelle, en tant que l’Esprit est lui-même éternel ». Or, même dans ce contexte, il faut remarquer que Spinoza identifie explicitement, dans la démonstration de la proposition, la cause formelle à la cause adéquate25, définie dans l’EIII, déf. 1 comme celle dont l’effet peut être perçu clairement et distinctement par elle seule. Lorsqu’on suit l’usage de cette notion centrale dans l’Éthique, on voit qu’elle ne désigne pas seulement une cause formelle qui rend complètement intelligible l’effet qui découle de sa nature, comme une propriété qui découle d’une essence, mais aussi une cause efficiente qui produit complètement cet effet, bref, qui est une condition causale suffisante de sa production. Ce double aspect de la cause adéquate (intelligibilité et productivité) repose sur l’identification que Spinoza établit dans sa théorie du conatus entre l’essence d’une chose singulière et sa puissance ou effort de persévérer dans son être, identification qui renvoie à son tour à celle qu’il établit entre l’essence de Dieu et sa puissance (EI, P34)26. Grâce à cette identification, Spinoza peut relier la notion de causalité adéquate à sa notion précise d’action, entendue comme un type d’exercice autosuffisant de la puissance dont les effets peuvent se produire chez l’agent ou en dehors de lui27, et il en déduira comment les idées adéquates (Raison et Science Intuitive) que la puissance intellectuelle de l’Esprit produit activement peuvent promouvoir notre liberté. Ainsi, à travers les notions d’action et d’activité, la connotation d’« efficience » est clairement impliquée aussi dans la dépendance de la Scientia Intuitiva vis-à-vis de la partie éternelle de l’Esprit. En plus, cette activité éternelle de connaissance par laquelle nous nous entendons comme modes de la substance absolument infinie, et notre puissance comme faisant partie de la puissance de Dieu, va se rattacher à la théorie spinoziste de la causalité immanente, entendue comme une causalité efficiente interne. Cette notion, comme nous le verrons ensuite, est centrale dans la compréhension de la conception spinoziste de la causa sui.
33(ii) Tout au long de l’Éthique et de ses autres ouvrages, Spinoza utilise le mot « cause [causa] » comme interchangeable avec le mot « produire [producere] » et la terminologie de la production, comme il est bien connu, est étroitement associée à la causalité efficiente aussi bien dans la philosophie médiévale que dans la philosophie moderne. Il n’est pas raisonnable de croire que Spinoza puisse utiliser si souvent cette terminologie causale sans avoir conscience de sa forte connotation d’efficience ou sans jamais faire aucune remarque explicite pour la mettre en cause.
- 28 Dans cette proposition, Spinoza reprend un aspect fondamental de la doctrine cartésienne de la lib (...)
34(iii) Dans EI, P18 Spinoza introduit sa thèse centrale selon laquelle « Dieu est de toutes choses cause immanente, et non transitive ». Sa démonstration repose sur le premier corollaire de la proposition 16. Selon cette proposition capitale, « de la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses d’une infinité de modes, (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un intellect infini) ». On pourrait penser que l’EI, P16 n’établit qu’une dérivation logique des propriétés à partir d’une essence infinie, puisque sa démonstration se contente d’affirmer que « cette proposition doit être évidente à chacun, pourvu qu’il prête attention à ceci : étant donné la définition d’une chose quelconque, l’intellect en conclut plusieurs propriétés, lesquelles, en vérité, en découlent nécessairement (c’est-à-dire de l’essence même de la chose) [...] ». Néanmoins, le premier corollaire montre qu’il ne s’agit pas seulement d’une dérivation logique des propriétés, mais aussi d’une production réelle des choses, puisqu’il énonce que : « Dieu, de toutes les choses qui peuvent tomber sous un intellect infini, est la cause efficiente ». Ainsi, la notion de causalité immanente que Spinoza établit dans l’EI, P18 à partir de ce corollaire maintient la connotation d’efficience dans la manière dont tout découle de Dieu, connotation qui est à nouveau explicitement mentionnée dans l’EI, P25 lorsqu’il précise la portée de ce qui découle de l’essence de Dieu : « Dieu n’est pas seulement la cause efficiente de l’existence des choses, mais aussi de leur essence »28.
- 29 GI 35.
- 30 Id.
- 31 Pour une explication détaillée de la façon dont Spinoza s’approprie et transforme de manière origi (...)
35(iv) La dichotomie entre « causa immanens » et « causa transiens » évoquée dans l’EI, P18 est une bifurcation entre deux espèces de la cause efficiente : la cause transitive étant une cause efficiente dont l’effet n’est pas inhérent à la cause et la cause immanente étant une cause efficiente dont l’effet est inhérent à la cause. Cette qualification de la cause immanente comme une sorte de cause efficiente apparaissait déjà avant l’Éthique et est conservée aussi après elle. Elle était déjà présentée par Spinoza au chapitre III de la première partie du Court Traité, où il explique comment Dieu est cause de toutes choses. La cause immanente y est répertoriée comme l’une des huit catégories dans lesquelles se divise la cause efficiente : « C’est une cause immanente et non transitive, étant donné que Dieu agit en lui-même et non en dehors de lui, puisqu’en dehors de lui rien n’existe »29. L’idée de la cause immanente comme celle qui produit ses effets en elle-même est donc l’idée d’une cause efficiente interne. Cette notion de cause immanente est préparée dans le même chapitre du Court Traité par la fusion précédente que Spinoza établit explicitement entre la cause émanative et la cause active : « nous disons alors qu’il [Dieu] est une cause émanative ou productive de ses actions et, relativement à l’opération qui a lieu, une cause active ou efficiente. Nous les posons comme une parce qu’elles sont en rapport réciproque »30. Puisque la cause émanative, comme la cause formelle, est intrinsèquement liée à son effet (qui découle de sa nature), la réciprocité entre la cause émanative et la cause active qui est constitutive de la notion spinoziste de la cause immanente implique une synthèse claire entre les aspects de formalité et d’efficience, préservant ainsi ces deux aspects dans cette espèce de la cause efficiente31.
36(v) Cette même idée d’une cause efficiente interne est aussi explicitement présentée dans la lettre 60. Dans cette lettre, Spinoza explique pourquoi il n’emploie pas dans l’Éthique la définition commune de Dieu comme ens perfectissimum. Conformément à sa théorie de la définition génétique développée dans le Traité de la réforme de l’entendement (cf. § 96), Spinoza affirme dans cette lettre que la définition adéquate d’une chose doit « exprimer la cause efficiente » de la chose définie. Cependant, note Spinoza, « lorsque je définis Dieu comme un être suprêmement parfait, cette définition n’exprime pas de cause efficiente (j’entends en effet une cause efficiente interne ou externe) »32. Ainsi, contrairement à ceux qui considèrent toutes les causes efficientes comme des causes transitives, c’est-à-dire comme des causes externes, Spinoza admet des causes efficientes internes (ou immanentes).
- 33 Ep. 34 (GIV 180).
- 34 GII 68.
37(vi) La notion de cause efficiente immanente s’applique donc non seulement à la relation entre Dieu et l’essence et l’existence de tout ce qu’il produit en lui-même, mais aussi à la relation entre son essence et sa propre existence, c’est-à-dire à sa propre autoproduction. Dans le scolie de l’EI, P25, Spinoza affirme que « au même sens où Dieu est dit cause de soi, il faut le dire aussi cause de toutes choses ». Son compromis avec l’usage univoque du concept de cause impliqué dans ces deux relations rend clair que la causa sui, comprise comme ce dont l’essence implique l’existence, doit aussi être comprise comme une cause immanente de soi, c’est-à-dire comme une cause efficiente interne, expliquant ainsi pourquoi la connotation d’efficience est contenue dans la première relation. L’implication de l’existence de Dieu dans son essence n’est pas réductible à une simple autosuffisance logique, mais implique aussi la connotation d’une autoproduction dynamique. C’est la raison pour laquelle Spinoza établira fréquemment une équivalence explicite entre les expressions « exister par la vertu de sa simple essence » et « être produit par la force de sa propre nature »33. C’est aussi la raison pour laquelle Spinoza non seulement affirmera l’usage univoque du concept de cause dans les deux relations causales mentionnées dans le scolie de l’EI, P25 (cause des choses et cause de soi), mais indiquera aussi dans le corollaire de cette proposition que ces deux relations causales sont en réalité deux aspects d’une seule et même activité causale infinie dans laquelle la production du monde par Dieu coïncide avec l’autoproduction de Dieu, puisque « les choses particulières ne sont rien d’autre que des affections des attributs de Dieu, autrement dit des modes par lesquels les attributs de Dieu s’expriment d’une manière certaine et déterminée »34.
38Il ressort clairement de ces remarques que l’appropriation par Spinoza de la notion cartésienne de causa sui positive et sa transformation radicale en cause immanente intègre les sens formel et efficient de la causalité et libère complètement la notion de cause efficiente du modèle fini de la causalité transitive, selon laquelle la cause est extrinsèque, numériquement distincte et chronologiquement antérieure à son effet.
- 35 Dans la lettre à Mersenne du 27 mai 1630 (qui porte sur la thèse de la libre création des vérités (...)
- 36 EII, P3 sc. : « Ensuite, à la proposition 34 partie 1 nous avons montré que la puissance de Dieu n (...)
39Si Descartes soutient explicitement que la notion de cause efficiente n’implique pas en elle-même celle de priorité temporelle, son attachement au modèle de la transitivité (requis pour les explications mécaniques), mais aussi, et surtout, son attachement à la conception créationniste de Dieu, ne lui permet pas d’accepter et d’appliquer à Dieu la notion de cause immanente35 et le conduit ainsi à faire usage d’une procédure analogique grâce à laquelle la considération de la puissance infinie de Dieu lui permet de traiter la cause formelle comme une « cause quasi-efficiente ». Spinoza, à son tour, connecte la notion de causa sui à celle de cause immanente, en rupture totale avec le modèle de la transitivité, la conception créationniste de Dieu et l’utilisation de toute procédure analogique pour penser l’être infini. Comme le souligne à juste titre Jean-Marie Beyssade à la fin du passage de son article cité plus haut, Spinoza ne se contente pas d’inverser le sens de l’analogie cartésienne et de ramener la cause efficiente à la cause formelle. Son compromis avec l’intelligibilité intégrale du réel, et l’usage univoque des concepts que cette intelligibilité demande, le conduisent à proposer une véritable fusion entre ces deux types de cause dans sa conception de Dieu comme causa sui et causa rerum, fusion qui s’articule avec l’identité absolue qu’il établit entre la puissance de Dieu et son essence, et qui l’amènera à caractériser cette essence comme une essentia actuosa (une essence active)36.
- 37 Cette qualification mutuelle a été soulignée par Elhanan Yakira au chapitre II de son livre Contra (...)
- 38 E. Scribano, op. cit, p. 222.
- 39 Id.
- 40 Pour une analyse approfondie du nécessitarisme de Spinoza, je renvoie le lecteur à M. Gleizer, « C (...)
40Or cette fusion ne doit pas être pensée comme résultant d’une confusion, subordination ou réduction du rapport causal de production au rapport logique d’implication, ni d’ailleurs de celui-ci à celui-là, mais plutôt comme exprimant une qualification mutuelle entre ces deux rapports qui découle de l’inspiration constructiviste de la pensée de Spinoza. Selon cette inspiration, qui se manifeste clairement dans le modèle géométrique de la définition génétique proposé dans le Traité de la réforme de l’entendement, la réalité d’un objet ne s’épuise pas dans sa simple cohérence logique (sa non-contradiction formelle), mais renvoie aussi à sa construction effective selon les règles de construction appropriées et les éléments disponibles (règles et éléments qui, dans le contexte de l’Éthique, renvoient aux lois de la Nature et au nexus infini des causes finies). Nous trouvons ainsi chez Spinoza la défense d’une qualification mutuelle entre l’exigence formelle de non-contradiction et l’exigence d’une raison suffisante dans l’explication de la genèse ou production de n’importe quel objet37. La signification de cette qualification mutuelle a été bien souligné par Emanuela Scribano qui écrit : « Nous assistons, avec Spinoza, à la première théorisation explicite d’une traduction des modalités logiques en modalités causales […]. Avec Spinoza il ne sera plus question de “glissements” ou “confusion” modale, dans la mesure où il s’agit d’une revendication explicite, délibérée et extrême de l’équivalence entre modalités logiques et modalités causales »38. Grâce à cette équivalence la formule « causa sive ratio » acquiert avec Spinoza un sens univoque et une validité universelle qui, grâce à la causalité immanente, s’applique à la totalité des essences et des existences qui découlent de l’essence active de Dieu. De cette notion d’une essence active de Dieu, il résulte que « tout ce qui n’implique pas de contradiction a une cause qui détermine son existence et doit donc exister dans un certain temps, et tout ce qui n’existe pas dans un certain temps implique une contradiction »39. Bref, il en résulte un nécessitarisme absolu qui rattache la radicalisation spinoziste de la pensée cartésienne de Dieu comme causa sui positive à un renouvellement moderne du principe de plénitude40.
41Pour finir, je voudrais proposer quelques brèves remarques sur les différences entre Spinoza et Descartes concernant l’ordre de dérivation qui lie les concepts de causa sui, infinitude et puissance en Dieu. Pour Descartes, on l’a vu, l’élaboration de la notion de Dieu comme causa sui positive dérive d’une réflexion sur les notions préalables de Dieu comme être actuellement infini et sur l’usage d’une analogie qui repose sur la considération de sa puissance inépuisable et incompréhensible. Pour Spinoza, au contraire, non seulement la notion de causa sui est celle qui ouvre l’Éthique, mais la démonstration que cette notion est une propriété nécessaire (un proprium) de la substance précède et justifie la démonstration que « toute substance est nécessairement infinie » (EI, P8), ainsi que la démonstration que « la puissance de Dieu est son essence même » (EI, P34).
42Concernant le rapport entre les notions de causa sui et d’infini, il est intéressant de remarquer qu’à la différence de la notion de causa sui, la notion d’infini ne reçoit pas une définition explicite au début de l’Éthique, mais n’y apparaît que dans la définition de Dieu comme un être absolument infini et dans son explication, lorsque la notion d’« absolument infini » est distinguée de la notion d’« infini en son genre ». Il est curieux de noter aussi qu’on trouve une définition explicite de chose finie parmi les définitions initiales de l’Éthique, une définition qui jouera d’ailleurs un rôle dans la première démonstration que Spinoza propose pour établir sa thèse que « toute substance est nécessairement infinie » (EI, P8). Je n’aborderai pas ici les difficultés que cette première démonstration hérite de sa dépendance de l’EI, P5, mais il est important de remarquer que dans le premier scolie de l’EI, P8 Spinoza propose une autre démonstration dans laquelle il dérive directement l’infinité de la substance à partir du fait que la substance est cause de soi (EI, P7), et il y explicite ce qu’il entend par infini : « comme être fini est, en vérité, partiellement négation, et être infini affirmation absolue de l’existence d’une certaine nature, il suit donc de la seule P7 que toute substance doit être infinie ». Par conséquent, l’être dont l’essence enveloppe l’existence, à savoir la substance, affirme absolument l’existence de sa propre nature et est donc nécessairement infini.
43Cette dérivation de l’infini à partir de la causa sui coïncide avec ce qui en est dit dans la première définition de l’infini que Spinoza offre dans sa célèbre lettre 12. Pour expliquer « pourquoi la question de l’infini a toujours semblé à tous les penseurs très difficile, et même inextricable », Spinoza explique qu’ils n’ont pas réussi à le résoudre :
- 41 GIV/53, Baruch Spinoza, Correspondance, trad. M. Rovere, op. cit., p. 96.
parce qu’ils n’ont pas distingué entre ce dont l’être infini suit de sa nature, autrement dit de la force de sa définition, et ce qui n’a aucune fin, non pas du tout par la force de son essence, mais par la force de sa cause. Ensuite, ils n’ont pas distingué entre ce qui est dit infini parce qu’il n’a aucune fin, et ce dont les parties ne peuvent être égalées ni exprimées par aucun nombre, même si nous en connaissions le maximum et le minimum [et que la chose est ainsi bien déterminée]. Enfin, ils n’ont pas distingué entre ce que nous pouvons seulement comprendre, mais pas imaginer, et ce que nous pouvons aussi imaginer41.
44Dans la suite de ce passage, Spinoza montre que le premier type d’infini ne s’applique qu’à la substance puisque seule une substance est telle « que l’existence appartient à son essence, c’est-à-dire que de son essence et de sa définition seules découlent qu’elle existe ».
45On voit alors que la propriété de la causa sui est ce qui explique pour Spinoza l’infinité nécessaire de la substance. Bien sûr, comme le remarque Spinoza dans la même lettre 12, il faut aussi démontrer pourquoi il résulte de la définition d’une substance qu’elle est causa sui. La preuve la plus simple et la plus intuitive donnée dans l’Éthique (EI, P6, preuve alternative) montre que cela découle de la définition de substance comme « ce qui est en soi et se conçoit par soi », c’est-à-dire « ce dont le concept n’a besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former » (EI, def. 3) en conjonction avec l’axiome 4, selon lequel « la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe ». Compte tenu de l’articulation intrinsèque entre conceptibilité et causalité formulée dans cet axiome, il s’ensuit que « si une substance pouvait être produite par autre chose, sa connaissance devrait dépendre de la connaissance de sa cause (par ax. 4), et par suite (par def. 3) elle ne serait pas une substance ». On retrouve donc dans ce raisonnement ce que nous avons souligné au début de cet article, à savoir : que l’explication de l’infinité de l’être infini par la notion de causa sui repose pour Spinoza sur son exigence universelle de cause ou raison, c’est-à-dire sur son inconditionnel acceptation du principe de raison suffisante et de l’intelligibilité intégrale du réel.
46Enfin, concernant le rapport entre les notions de causa sui et de puissance, la démonstration de l’EI, P34 montre bien que c’est le concept de causa sui qui est à la base de l’identification entre l’essence de Dieu et sa puissance : « Car de la seule nécessité de l’essence de Dieu il suit que Dieu est la cause de soi (par P11) et (par P16 et P16C) de toutes choses. Donc, la puissance de Dieu, par quoi lui-même, et toutes choses, sont et agissent, est son essence même ». Dans cette subordination de la notion de puissance à celle de causa sui, Spinoza diffère fondamentalement de Descartes. Comme l’a bien observé Mogens Laerke :
- 42 M. Lærke, « Immanence et extériorité absolue. Sur la théorie de la causalité et l’ontologie de la (...)
Descartes et Spinoza diffèrent sur un point crucial : entre eux, l’ordre déductif qui relie la causa sui à la puissance divine se trouve inversé. Chez Descartes, la puissance de Dieu est censée expliquer et fonder la causa sui. Chez Spinoza, en revanche, la potentia Dei renvoie à la causa sui comme à son principe d’intelligibilité : l’identité de la puissance et de l’essence divines est démontrée par la causa sui. Autrement dit, Spinoza conçoit la puissance au moyen de la cause de soi et non pas la cause de soi au moyen de la puissance de Dieu. Le coup de force spinozien consiste ainsi à reprendre la position de Descartes tout en inversant le rapport entre puissance divine et cause de soi42.
47L’acceptation inconditionnelle par Spinoza du principe de raison suffisante offre un rôle fondateur à la notion de causa sui qui conduit à une ontologie de la puissance dans laquelle chose et cause, être et action sont rigoureusement identifiés. Dans cette ontologie, l’être absolument infini est essentiellement une puissance absolument infinie qui explique et produit toute chose concevable avec la même nécessité et par la même puissance par laquelle il se produit et s’explique, à savoir « par la force de sa propre nature », c’est-à-dire « en vertu de sa simple essence ».