Navigation – Plan du site

AccueilNuméros15DOSSIER : « QUI PEUT SAVOIR ? »La diffusion des connaissances mé...

DOSSIER : « QUI PEUT SAVOIR ? »

La diffusion des connaissances métaphysiques est-elle un danger pour le sens commun ? Lecture de Descartes

Louis ROUQUAYROL
p. 81-94

Texte intégral

I. La science, la fin des études et l’inégalité des esprits

  • 1  Examen de los ingenios para las ciencias, édition sub princeps posthume : Baeza, 1594, « Segundo p (...)
  • 2  « […] il ne survient jamais aucune maladie (enfermedad) à l’homme qui, en affaiblissant une puissa (...)

1Dans un livre qui devait fortement impressionner l’Europe savante au XVIIe siècle, le médecin espagnol Juan Huarte exposait, sous forme de « dures sentences » (duras sentencias), les trois « conclusions » auxquelles sa réflexion l’avait conduit1 : la première, de nature parfaitement métaphysique, stipulait qu’à chaque homme échoit par nature et par suite du péché originel2 une unique disposition d’esprit ; la seconde avançait qu’« à chaque différence d’esprit correspond, éminemment, seulement une science et pas une de plus » ; la troisième, anthropologique, prétendait que la théorie et la pratique supposent des « capacités » (habilidades) si distinctes qu’une division stricte du travail intellectuel, comme du travail manuel, s’impose.

  • 3  « Proemio », p. 2. Sur cette dimension politique, cf. Marina Mestre, « Savoirs et ingenio chez Hua (...)

2Par suite, le résultat escompté de telles « conclusions » n’était rien de moins que la prospérité des individus et du royaume et, puisque la division des tâches a fait ses preuves chez les travailleurs manuels, l’espérance que, délégués par l’État, « des hommes d’une grande prudence et d’un grand savoir » sauront découvrir « pendant la tendre enfance, à chacun son esprit, le faisant étudier de force (por fuerza) la science qui lui convient, sans lui en laisser le choix (y no dejarlo a su elección) »3.

  • 4  Sur les justifications du « partage très inégalitaire de l’accès au savoir » dans la philosophie m (...)
  • 5  République III, 414b sq.

3À cet égard, Huarte s’inscrivait dans la continuité d’une longue tradition, notamment médiévale4 mais dont on trouvera aussi bien les racines chez Platon5, qui justifiait l’inégal accès aux sciences par l’inégale disposition naturelle des esprits et qui, tirant toutes les conclusions politiques de cette inégalité, s’accommodait de l’ignorance et se prononçait pour l’exclusion autoritaire d’une majorité hors des institutions du savoir.

4En rompant point pour point avec cette tradition dans la Règle I, Descartes renonçait au contraire à toute forme de spécialisation, laquelle ne saurait qu’être incompatible avec le caractère résolument universel de l’esprit humain qui applique indifféremment à ses divers objets le même pouvoir de juger. Dans le même temps, Descartes ouvrait un champ d’investigation nouveau : celui des conditions sous lesquelles l’universalité et la bonne nature de notre esprit sont susceptibles de se réaliser pleinement dans les institutions du savoir.

  • 6  Reg. I, AT X, 360, 12‑13. Les textes de Descartes sont cités dans l’édition des Œuvres de Descarte (...)
  • 7  Ibid., 361, 12-14. Cf. Ernst Cassirer, « Descartes et le problème de l’unité de la science » [1937 (...)

5Concernant le premier point, s’il n’y a pas, contrairement à ce qu’indique Huarte, « à renfermer les esprits à l’intérieur d’aucunes limites »6, c’est précisément parce que, selon Descartes, une disposition intellectuelle singulière ne saurait contraindre un esprit à s’appliquer à une science à l’exclusion des autres. S’il n’est pas non plus a priori interdit de penser que certains esprits sont propres à étudier certaines disciplines plutôt que d’autres (les mathématiques plutôt que la métaphysique, par exemple), il n’en reste pas moins qu’en raison de l’unité des sciences, celles-ci sont « tellement liées entre elles, qu’il est beaucoup plus facile de les apprendre toutes en même temps que d’en séparer une seule des autres »7.

  • 8  Remarquons qu’est au contraire requis, de la part de l’esprit, un travail en son genre autonome po (...)

6Dès lors, non seulement il est illégitime de comparer l’apprentissage des sciences et celui des arts – le second étant, au contraire du premier, indissociable d’une spécialisation –, mais la doctrine d’une nature corrompue ne saurait en outre aucunement émouvoir un esprit qui, prenant possession de ses facultés et se découvrant comme « bon sens » (bona mens), « sagesse universelle » (universalis Sapientia) et source de toute connaissance, ne rencontre en lui-même aucune limitation d’ordre surnaturel8.

  • 9  Reg. I, AT X, 361, 7‑12 et 360, 26‑27.

7Il s’ensuit, pour ce qui concerne le second point désormais, qu’il serait absurde de soumettre le régime des études à une organisation régie par des normes politiques, les études n’ayant d’autre fin (finis studiorum) que la culture de notre bon sens ; il serait de surcroît contre-productif d’assigner comme horizon à la recherche scientifique – comme le prescrivait Huarte – l’utilité escomptée d’un accroissement des « commodités de la vie », et vicieux de vouloir en tirer un « profit honteux »9. Chacune de ces tentatives ne saurait avoir d’autre conséquence que de laisser la vérité s’échapper, et notre esprit en friche s’accoutumer à des raisonnements incompatibles avec le sérieux exigé par la recherche de la vérité.

8Dès lors, deux difficultés – du reste liées – sont à examiner : qui a la capacité de savoir ? Si tous en ont la capacité, qui a le droit de savoir ? Autrement dit : y a-t-il des raisons de penser que le problème de l’inégalité des esprits a été définitivement et radicalement évincé par Descartes de la recherche de la vérité ? Si oui, le cycle cartésien des études est-il à ce point purifié de tout enjeu pratique qu’il ne puisse, comme c’était le cas chez Huarte, donner lieu à l’immixtion d’aucune norme d’ordre politique, en sorte qu’aussitôt ouvert, le champ d’investigation sur la réalisation de l’universel dans les institutions du savoir se trouverait refermé ?

II. L’exception métaphysique

9Pour ce qui concerne la première difficulté, il faudra distinguer deux situations.

  • 10  « […] sans avoir plus d’esprit que le commun, on ne doit pas espérer de rien faire d’extraordinair (...)

10D’une part, il faut bien reconnaître qu’un esprit commun ou médiocre expérimente nécessairement, dans certaines occasions, une impuissance fondamentale et, à bien des égards, indépassable : c’est, pour l’essentiel, le cas de l’invention scientifique10.

  • 11  Lesquels éliminent tout scrupule quant au pouvoir absolu de la méthode pour modifier les esprits e (...)
  • 12  Disc. I, AT VI, 1 – 2.

11Toutefois, pour ce qui concerne la diffusion des connaissances déjà inventées, de nombreux textes11 permettent d’affirmer sans équivoque que, moyennant un bon usage de la méthode, tout esprit, y compris le plus médiocre, devrait être en mesure de se hisser jusqu’aux conclusions les plus éloignées des sciences constituées, comme les mathématiques, la physique ou la mécanique. C’est d’ailleurs, au fond, la signification de l’ouverture célèbre du Discours de la méthode : le « bon sens » est également partagé entre tous, chacun est capable de discerner le vrai du faux et les esprits « les plus lents » peuvent aller aussi loin que les plus vifs dans la compréhension et la connaissance scientifique, pourvu qu’ils soient attentifs, appliqués et convenablement dirigés pour suivre le bon ordre dans leurs apprentissages12.

  • 13  Let.‑Pr., AT IX‑2, 14, 5‑12.

12Une science, cependant, semble à part, à la fois par sa position fondatrice dans l’arbre de la connaissance13, et par le fait qu’elle paraît s’excepter du domaine de juridiction du bon sens, et réclamer un autre exercice de l’esprit : la métaphysique. À ce sujet, l’Abrégé des Méditations métaphysiques comprend, en son dernier paragraphe, une déclaration qui ne cesse de surprendre :

  • 14  Synopsis des Med., AT VII, 15 – 16 ; IX, 12. Ce texte a été peu étudié. Cf. toutefois Denis Kambou (...)

je [ne] les juge [pas] – déclare Descartes à propos des démonstrations de la Sixième méditation, c’est-à-dire au fond à propos des conclusions les plus éloignées de la métaphysique – fort utiles pour prouver ce qu’elles prouvent, à savoir, qu’il y a un monde, que les hommes ont un corps, et autres choses semblables, qui n’ont jamais été mises en doute par aucun homme de bon sens (de quibus nemo unquam sanæ mentis serio dubitavit, lesquelles n’ont jamais été mises en doute par aucun homme sain d’esprit)14.

  • 15  Sur la « métaphysique aristocratique » de Descartes, cf. La Pensée religieuse de Descartes, Paris, (...)

13Quelle est, dans ces conditions, la signification de l’entreprise métaphysique : révoque-t-elle le bon sens et son usage effectif ? Ses conclusions les plus éloignées sont-elles inaccessibles, en droit, aux esprits les plus communs ? Est-elle science à ne pouvoir être étudiée par tous ? Faut-il parler, comme l’avait fait naguère Gouhier, d’aristocratisme15, et n’y a-t-il pas lieu de craindre que cet aristocratisme ne tranche avec l’égalité formelle (de jure) qu’implique la théorie cartésienne du « bon sens », égalité formelle que la méthode a justement pour tâche de convertir en égalité réelle entre les esprits ?

14Pour répondre à ces questions, il convient de se rendre sensible au caractère exceptionnel de la métaphysique, notamment au regard du problème qui nous préoccupe, à savoir celui de l’inégal accès des esprits à des sciences constituées.

15À ce sujet, on pourra développer des considérations de deux ordres, théoriques et pratiques, et il s’en faut de beaucoup que les normes propres à ces deux ordres ne coïncident.

16(1) Pour ce qui concerne la difficulté proprement théorique de la métaphysique, c’est au début de la troisième partie de la Lettre à Voet qu’il convient de se reporter. Descartes doit s’y défendre contre ses détracteurs qui lui reprochent d’avoir formulé une philosophie qui n’est pas « à la portée de tous », de s’être, en somme, drapé dans des mystères pour acquérir de l’autorité sur la foule de ses disciples.

17De la réponse cartésienne à cette critique, il faut tirer deux enseignements. Le premier est que les Méditations « contiennent une partie très restreinte de la philosophie, et la plus difficile de toute », mais « qu’il n’en va pas de même pour toute la philosophie ». L’aridité de la métaphysique n’empêche pas que les autres disciplines soient plus aisément accessibles aux esprits communs.

  • 16  Epistola ad Voetium, AT VIII‑2, 35, 20 – 36, 10 (nous soulignons).

18Il semble ensuite évident à Descartes que les différentes disciplines sont affectées, quoi qu’il en soit, d’un coefficient plus ou moins important de difficulté : « en effet, quelle science, quelle discipline, quel art est si facile que tous en soient capables ? »16. Si les différentes sciences sont plus ou moins difficiles, et qu’à raison de leurs différentes « capacités » les esprits sont plus ou moins susceptibles de les apprendre facilement, la métaphysique ne diffère en fin de compte pas, du moins par nature, des autres savoirs constitués.

  • 17  Reg. XI, passim (en particulier : AT X, 407, 6‑7). Sur ce texte, on consultera : Jean-Marie Beyssa (...)

19Mais que signifie, en l’occurrence, être « capable » d’apprendre une science ? Il faut ici se défier d’un rapprochement trop superficiel avec la Règle XI, qui déterminait la « capacité » (capacitas) d’un esprit par la longueur des déductions qu’il est en état de saisir dans une intuition (uno intuitu), et par la vitesse avec laquelle il se trouve en mesure d’en parcourir les séquences17. Car si l’ordre des raisons qui se trouve développé dans les Méditations est d’une remarquable complexité, il n’en demeure pas moins d’une étendue « très restreinte » par rapport, par exemple, à celui qui se trouve déployé en physique ou en mathématique.

20Du reste, s’il ne s’agissait que de cela, il suffirait – conformément toujours à l’enseignement de la Règle XI – de s’exercer convenablement pour « accroître au plus haut point la capacité de notre esprit » (laquelle se caractérise par un degré d’élasticité tel que sa limitation ne saurait nullement être rédhibitoire), de sorte que rien n’interdirait de penser que toute intelligence, si fruste fût-elle, deviendrait par-là même susceptible de venir à bout des complexités de la métaphysique.

  • 18  Let.‑Pr., AT IX‑2, 12, 21‑22.

21D’un point de vue théorique, donc, la logique des dispositions d’esprit, qui interdisait l’accès conjoint à des sciences séparées entre elles par nature, est déposée par les procédures de la méthode, qui distinguent les disciplines par leur degré de difficulté, sans toutefois qu’il ne soit impossible à quiconque de maîtriser « toutes les plus hautes sciences »18.

III. Métaphysique et bon sens

22La « capacité » qui fait défaut à un certain nombre d’esprits pour maîtriser les subtilités de la métaphysique doit donc avoir une autre signification que celle que l’on pourrait tirer d’un rapprochement avec les analyses de la Règle XI.

23(2) D’où la nécessité de faire intervenir, pour accréditer la singularité de la métaphysique, des considérations qui ne sont pas d’ordre purement théorique. Celles-ci tiennent, pour partie, aux conditions exigées pour étudier la métaphysique, pour partie aux conséquences attendues de sa diffusion.

24Quant aux conditions, la difficulté de la métaphysique est déterminée par l’embarras qu’il y a à saisir, non pas ses conclusions les plus éloignés, mais bien au contraire ses prémisses les plus fondamentales :

  • 19  Secundæ responsiones, AT VII, 157, 6‑16 ; AT IX, 122 – 123. Cf. également le texte très clair de l (...)

touchant les questions qui appartiennent à la métaphysique, la principale difficulté est de concevoir clairement et distinctement les premières notions. Car, encore que de leur nature elles ne soient pas moins claires, et même que souvent elles soient plus claires (non minus notæ vel etiam notiores sint) que celles qui sont considérées par les géomètres, néanmoins d’autant qu’elles semblent ne s’accorder pas avec plusieurs préjugés que nous avons reçus par les sens, et auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, elles ne sont parfaitement comprises que par ceux qui sont fort attentifs et qui s’étudient à détacher, autant qu’ils peuvent, leur esprit du commerce des sens19.

  • 20  Med. I, AT VII, 17, 13 – 18, 3 ; AT IX, 13.

25L’exercice métaphysique de la pensée est donc conditionné par un détachement de l’esprit à l’égard des sens, lequel requiert à son tour : (a) que l’esprit soit libéré des contraintes de la vie pratique, de telles contraintes n’ayant de cesse de le rappeler aux choses sensibles et à son union avec le corps ; (b) qu’il jouisse non seulement de « tranquillité », mais encore de « solitude », le rapport à l’autre s’inscrivant chez Descartes sous l’horizon de la conversation, et dépendant par suite des modalités de l’union de l’âme et du corps20. Il faut par conséquent, pour « méditer », disposer de temps, temps qui fait naturellement défaut à ceux qui sont absorbés par leurs tâches pratiques quotidiennes.

26L’assomption de ces deux conditions matérielles jette un nouvel éclairage sur la déclaration de l’Abrégé des Méditations métaphysiques, et permet de comprendre ce que Descartes veut signifier lorsqu’il déclare que la métaphysique, parce qu’un doute radical en est l’assise nécessaire, est étrangère à « l’homme de bon sens » ou « sain d’esprit ».

  • 21  Les Messieurs de Port-Royal confirmeront rétrospectivement cette interprétation (La Logique ou l’A (...)
  • 22  Les premiers principes de la métaphysique sont difficiles à saisir pour un homme immergé dans le p (...)

27Le « bon sens » n’a pas ici la signification technique que lui prête le début du Discours de la méthode ; ou plutôt, il voit ses prérogatives réduites à l’exercice de notre faculté de juger dans le domaine de la conduite de la vie21. En clair, si un « homme de bon sens » n’a pas la « capacité » de se livrer aux raisonnements des Méditations, ce n’est pas qu’il manque d’esprit ou que la métaphysique répugne par sa nature à une compréhension universellement partagée ; c’est que, pris par les contraintes de la vie pratique, il ne saurait jouir des conditions nécessaires à l’intuition des premiers principes et, par suite, à la maîtrise de l’ordre des raisons qui en découle22.

  • 23  Quintæ responsiones, AT VII, 350, 21‑23.
  • 24  Septimæ resposiones, AT VII, 460, 9‑12.

28Il faut donc tenir que l’homme de bon sens, par les circonstances qui sont invariablement attachées à son immersion dans le monde de la vie, n’est pas en mesure, comme l’indique d’ailleurs Descartes à Gassendi, de « prendre garde à la différence qui est entre les actions de la vie et la recherche de la vérité »23. Ou plutôt : un homme d’un esprit sain ne s’intéresse guère à cette distinction, en sorte que découvrant la métaphysique, il risque de perdre son bon sens à ne pas la faire24 – nous y reviendrons.

  • 25  Quintæ responsiones, AT VII, 351, 1‑2 et 6‑9 : « quand il est question de la conduite de la vie, c (...)

29Ces deux domaines obéissent en effet à des normes radicalement distinctes : dans la conduite de la vie, c’est faire preuve de bon sens que de se « rapporter aux sens », tandis que, dans la recherche de la vérité, c’est au contraire faire preuve de « raison » que de se défier des informations qu’ils délivrent25. Cette dissociation d’un bon sens pratique (sana mens, que l’on pourrait rendre par « sens commun », conformément à l’usage que l’on donne aujourd’hui à ce syntagme dans le langage courant) et d’un bon sens théorique (bona mens) n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés, mais elle permet au moins de tenir pour acquis qu’aucune limitation d’esprit n’interdit définitivement à qui que ce soit l’accès aux connaissances métaphysiques. Ce sont au contraire les circonstances qui, d’une façon qui n’est nullement irréversible, modifient les esprits jusqu’à leur interdire l’accès à la métaphysique – et l’on peut sans difficulté s’imaginer qu’un esprit libéré des préoccupations pratiques journalières pourrait s’engager, moyennant sans doute quelques précautions, dans le projet métaphysique.

  • 26  Recherche, AT X, 498 – 499.

30De telles précautions sont d’ailleurs expressément signalées dans le dialogue inachevé sur La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, qui circonscrit les conditions sous lesquelles Poliandre, qui « n’a jamais étudié » et a passé son temps au contact des méandres de la vie active (« à la cour et dans les armées »), peut être introduit aux objets traditionnels de la métaphysique26.

  • 27  Ibid., 518. On lit dans le texte latin : sensus communis. Sur les problèmes de traduction afférent (...)

31Trois clauses semblent particulièrement essentielles : (a) disposer d’un temps de loisir et de retraite ; (b) n’avoir pas l’esprit « préoccupé » ou l’avoir « neutre », c’est-à-dire, comme de juste, ne pas être aristotélicien ; (c) profiter de la conversation d’un maître capable d’indiquer le chemin à suivre, car (comme le précise Eudoxe) « pour découvrir les vérités même les plus difficiles, je pense qu’il suffit de ce qu’on nomme vulgairement le sens commun, pourvu toutefois que l’on soit bien conduit »27.

  • 28  Il est à noter que ce caractère dialogique de la Recherche n’est pas absent des Méditations, qui c (...)

32La clause la plus spectaculaire est sans nul doute celle qui voudrait que le régime de la « conversation » fût compatible avec l’exercice métaphysique de la pensée28 ; reste qu’elle est indispensable, car c’est elle qui permet sans préparation particulière à un homme de bon sens de se diriger vers les conclusions les plus éloignées de la métaphysique.

IV. Une diffusion dangereuse pour le sens commun…

33Le principal résultat de cette configuration dialogique devrait être de conjurer l’un des effets pervers redoutés d’une diffusion par trop imprudente de la métaphysique, notamment en son moment négatif de destruction des préjugés :

  • 29  Recherche, AT X, 512.

Épistémon. Je juge aussi qu’il est très dangereux de s’y engager [sc. : dans le doute] trop avant. Ces doutes si généraux qui nous mèneraient tout droit dans l’ignorance de Socrate, ou dans l’incertitude des Pyrrhoniens, et c’est une eau profonde, où il ne me semble pas qu’on puisse trouver pied.
Eudoxe. J’avoue qu’il y aurait quelque danger, pour ceux qui ne connaissent pas le gué, de s’y hasarder sans conduite, et que plusieurs s’y sont perdus, mais vous ne devez pas craindre d’y passer avec moi29.

34La métaphysique est difficile parce que l’intuition de ses principes suppose un effort particulier de l’esprit, comme tel indissociable d’un doute général et hyperbolique, mais l’on comprend désormais que cette « difficulté » de la métaphysique tient pour l’essentiel au danger de sa diffusion, et plus particulièrement à son danger pratique, qui pourrait répandre comme une trainée de poudre le scepticisme dans la société.

  • 30  Pour ces deux clauses, cf. Med. I, AT VII, 22, 13‑22 (AT IX, 17) : « feignant pour quelque temps ((...)
  • 31  Descartes « aimait mieux se rendre ridicule aux petits esprits par des doutes qui leur paraissent (...)

35La formule de l’Abrégé qui fait l’objet de toute notre attention voit, à nouveau, sa signification précisée : si le scepticisme de Descartes, non content d’être temporaire, ne saurait en outre – sauf à devenir dangereux – qu’être théorique30, le risque encouru par un homme insuffisamment préparé est de choir dans les eaux profondes d’un scepticisme qui serait à la fois irrémissible et potentiellement pratique. Parce qu’un homme de bon sens est en commerce permanent avec les choses de la vie, un effort intellectuel en son principe trop radical et exceptionnel risquerait soit d’être tenu pour extravagant et, à ce titre, rejeté – c’est là l’hypothèse que privilégiait par exemple Malebranche31 –, soit d’avoir des conséquences néfastes – ce qui a davantage préoccupé Descartes.

36En quel sens, cependant, un scepticisme théorique risque-t-il de se convertir, chez un esprit impropre à la « méditation », en scepticisme pratique ?

  • 32  Quintæ responsiones, AT VII, 351, 2‑5 : « on s’est toujours moqué de ces sceptiques qui négligeaie (...)

37En tout état de cause, le risque encouru n’est rien de moins que la perte du sens commun, laquelle semble, en première analyse, pouvoir prendre trois formes. (a) La plus radicale est sans doute l’extravagance d’une conduite de la vie en tous points conforme au scepticisme, même si l’on peut supposer qu’une telle extravagance, celle, par exemple, de Pyrrhon se jetant dans des précipices32, suppose quelque prédisposition à la folie – ce qui est ici exclu par hypothèse – en sorte qu’elle ne saurait simplement résulter d’une lecture inattentive des Méditations.

  • 33  Let.‑Pr., AT IX‑2, 4, 27‑31.
  • 34  Recherche, AT X, 512.

38Est sans doute plus commun le vice qui consiste à se piquer de philosophie et, par trop grande déférence pour la raison, à ne plus donner au raisonnable exigé par les choses de la vie que son indifférence – attitude on ne peut moins cartésienne. Ceux qui sont ordinairement considérés comme philosophes ne se comportent en effet guère de façon très prudente : ils sont, pour tout dire, « souvent moins sages et moins raisonnables que d’autres qui ne se sont jamais appliqués à cette étude »33. Que le philosophe soit peu raisonnable peut cependant s’entendre en deux sens. (b) Pour Poliandre, le doute radical est bon pour un « contemplatif », mais il ne saurait être épousé par « un homme qui n’a point étudié » et qui, bien que curieux, ne souhaite pas se « rendre un peu trop rêveur » : dans ce cas, le bon sens pratique risque d’être corrompu par l’exercice métaphysique de la pensée, qui éloigne l’esprit de la considération des « choses sensibles »34.

  • 35  Arnauld, craignant que la « libre façon de philosopher » en quoi consiste le doute hyperbolique pû (...)

39(c) Pour Épistémon, comme plus tard pour Arnauld lecteur des Méditations métaphysiques, c’est ce qu’une trop « libre façon de philosopher » peut receler de libertinage d’esprit qui fait peser un danger sur la diffusion de l’entreprise métaphysique35, et si l’on veut bien croire que la religion est le ciment de la société – ce que tenaient pour acquis les auteurs que nous étudions – ce qu’un tel libertinage peut préparer en termes de dissolution politique. Le doute hyperbolique ne risque-t-il pas de donner des cartouches à l’incroyance, de même qu’il pourrait suggérer l’idée d’une « réformation », non seulement des pensées individuelles, mais encore des institutions sociales ?

  • 36  Pour les plus significatifs : Præfatio ad lectorem, AT VII, 6, 1‑13 ; Quartæ responsiones, AT VII, (...)
  • 37  Lettre au Père Vatier du 22 février 1638, AT I, 560, 13‑27.

40C’est au demeurant ce que redoute Descartes lui-même et, dans de nombreux textes36, cette crainte tient lieu de justification pour n’avoir pas publié, en la quatrième partie du Discours de la méthode, l’entièreté de sa métaphysique. N’étant pas à la portée de tous, étant de nature à susciter l’incroyance, il ne fallait pas qu’un ouvrage écrit en langue vulgaire, en sorte que même « les femmes pussent entendre quelque chose » – femmes qui, en raison des circonstances qu’on connaît, ne jouissent pas des conditions propres à étudier et sont tout particulièrement assignées au développement d’un bon sens pratique... – s’étendît sur « les raisons des sceptiques »37. D’autant plus a-t-on de bon sens pratique, d’autant moins est-il probable que l’on soit préparé à effectuer la distinction, pourtant décisive si l’on souhaite que l’exercice métaphysique de la pensée se fasse sans danger, entre la conduite de la vie et la recherche de la vérité.

  • 38  Disc. II, AT VI, 14, 17 – 15, 4 ; Disc. III, AT VI, 22, 30 – 23, 7.

41Les plus grandes précautions stratégiques précèdent ainsi, dans le Discours, la présentation d’un exposé de métaphysique tronqué qui ne saurait être révolutionnaire en son genre qu’à s’accompagner des précautions politiques les plus marquées : refus d’une réforme du « corps des sciences » ou de « l’ordre établi dans les écoles pour les enseigner », restriction de l’exercice du doute aux esprits qui ne sont ni enclins à la précipitation, ni à la prévention – c’est-à-dire : presque aucun –, inscription de la « morale par provision », dont l’effectivité doit pallier l’exercice du doute, sous l’horizon d’un bon sens pratique très marqué (qu’il s’agisse de l’obéissance aux coutumes et religions constituées, ou de l’observance des pratiques communes aux hommes les « mieux sensés »)38.

  • 39  Les références utiles sont données dans : Jean-Yves Pranchère, L’Aautorité contre les lumières. La (...)
  • 40  Descartes, selon de Bonald, est de ceux qui distinguent « ce qu’il faut commencer par croire, de c (...)
  • 41  Cf. Législation primitive, op. cit., p. 1059‑1060, note 2.

42Les lecteurs réactionnaires de Descartes, que ce soit Joseph de Maistre ou Louis de Bonald, en tireront toutes les conséquences : à la suite de Bossuet, ils loueront la prudence de celui qui n’aura pas voulu étendre son « doute universel » aux choses de la vie et aux traditions39. Or c’est le cas au plus haut point de l’existence de Dieu, dont la démonstration relève sans doute de la métaphysique pour le génie, mais qui, pour la « faible raison » des « esprits vulgaires » – ces mots sont de Louis de Bonald – ne doit pas sortir du champ pratique et, à ce titre, doit faire l’objet d’une croyance morale qui, comme telle, ne saurait être révoquée en doute et doit demeurer au fondement de l’ordre social40. Telle est destinée à demeurer la différence entre le génie et l’agitateur, entre un Descartes qui réforme ses pensées et un Voltaire qui prétend réformer la société : « Descartes, j’entends le moraliste, et non le physicien, a fait une révolution dans les pensées ; Voltaire a excité une révolte dans la société »41.

V. …mais pourtant nécessaire

  • 42  Sur la clause « semel in vita », cf. Disc. II, AT VI, 13, l. 29, ainsi que le début de la Med. I.

43Qu’en est-il, politiquement, chez Descartes ? Celui-ci a-t-il jamais pensé que le doute – qui, étant l’assise de tout projet de justification rationnelle de nos croyances, devrait idéalement être entrepris par chacun « une fois dans sa vie »42 – demeure le privilège de certains « bon esprits » ? En d’autres termes, malgré l’effort sans précédent de promotion d’une méthode qui doit permettre à tous d’accéder aux connaissances scientifiques et mettre fin à l’inégalité des esprits, les contraintes pratiques et matérielles liées aux circonstances sociales et historiques rendent-elles caduque l’effectivité d’une telle promotion ?

  • 43  Aux doyen et docteurs, AT VII, 8, 6.

44On ne trouvera pas, dans les textes cartésiens, de réponse tranchée à cet ensemble de difficultés et, s’il est désormais établi que la méthode est en principe en mesure de conduire tous les esprits – fussent-ils médiocres – jusqu’aux plus hautes vérités de n’importe quelle science, il n’en reste pas moins qu’en dehors de la situation pédagogique idéale mise en place par La Recherche de la vérité, la diffusion des connaissances métaphysiques devra rester, du moins sous son aspect strictement rationnel, le pré carré des « doctes et gens d’esprits »43. Seuls ceux-ci sont capables, par leur éducation et leur culture, de saisir la vérité des démonstrations métaphysiques.

  • 44  Ibid., 8, 7‑12.

45Pour les « athées » et autres « forts d’esprits », dénués de bon sens car toujours enclins à s’écarter de l’opinion commune et des vérités « les plus apparentes » (que sont, pour Descartes, l’existence de Dieu et la distinction de l’âme et du corps), l’« autorité » de la Sorbonne suffira à les faire taire, que ce soit parce qu’ils craindront l’anathème de l’institution, ou parce qu’ils redouteront de passer pour sots par rapport aux « bons esprits », dont Descartes subodore qu’ils seront convaincus par ses démonstrations. Pour ce qui concerne la majorité, enfin, Descartes se contente de préciser la chose suivante : « tous les autres se rendront aisément à tant de témoignages »44.

  • 45  Les athées s’attaquent « à tout ce qu’il y a de plus solide » pour gagner « la réputation d’avoir (...)

46En d’autres termes, la Sorbonne à laquelle Descartes fait appel en tant qu’institution du savoir dispose d’une autorité contraignante pour obliger ceux qui refusent les vérités « les plus apparentes » de la métaphysique à les croire ; quant à ceux qui admettent a priori ces vérités (qui sont celles de la religion), elle dispose d’une autorité morale pour les amener, comme par imprégnation, à tenir ces vérités pour dorénavant démontrées – ce qui ne va pas de soi pour un sens commun qui, selon Descartes, estime que toutes les propositions de la philosophie sont « problématiques » – sans qu’ils aient eux-mêmes à faire l’effort de la démonstration45.

  • 46  Si tel n’était pas le cas, Descartes ne ferait qu’ajouter une sédition de plus dans le champ de ba (...)

47Aussi, lorsque Descartes juge, dans des textes encore trop peu étudiés, que sa philosophie, pourvu qu’elle soit bien comprise46, a une vertu civilisatrice et conduit à la paix sociale, il faut se garder d’une certaine naïveté, rien n’indiquant de façon particulièrement nette que pour que cette philosophie parvienne politiquement à ses fins, tous doivent être en mesure de se la réapproprier rationnellement plutôt que de se contenter de la tenir pour démontrée sans en connaître les démonstrations. C’est par exemple le cas lorsque Descartes écrit que :

  • 47  Let.‑Pr., AT IX‑2, 3, 10‑12. Cf. également : Let.‑Pr., AT IX‑2, 18, 8‑16 et les commentaires de Fr (...)

chaque nation est d’autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux, et que c’est le plus grand bien qui puisse être en un État, que d’avoir de grands philosophes47.

  • 48  Let.‑Pr., AT IX‑2, 3, 14‑24.

48Certes, Descartes considère qu’il serait bien meilleur que « chaque homme en particulier » s’appliquât à la philosophie – ou, à défaut, suive « la conduite d’un autre » – mais reste discret sur les conditions institutionnelles, pédagogiques et sociales qui pourraient rendre non seulement effective, mais même possible une telle situation48.

  • 49  À Mersenne, 25 novembre 1630, AT I, 182, 4‑9. Cf. Henri Gouhier, op. cit., p. 92. Sed contra : Mar (...)

49Or puisqu’il vaut mieux concernant les vérités « les plus apparentes » de la métaphysique, qui sont aussi celles de la religion, n’y « toucher point du tout » plutôt que de le faire « imparfaitement » – en raison des dangers qui ont été longuement évoqués –, on pourra s’en remettre sur ces questions au « consentement universel de tous les peuples », c’est-à-dire aux préjugés du sens commun49.

  • 50  « Descartes a osé montrer aux bons esprits à secouer le joug de la scolastique, de l’opinion, de l (...)
  • 51  Denis Kambouchner, « L’horizon politique de Descartes », in Lectures de Descartes, F. de Buzon, É. (...)

50C’est alors même qu’ils semblent s’éloigner du projet des Lumières que, paradoxalement, ces textes s’en approchent le plus. Par exemple, un auteur comme d’Alembert créditera sans nul doute Descartes d’avoir préparé une « révolution éclatante » contre le despotisme et, par son doute, « jeté les fondements d’un gouvernement plus juste », mais ce n’était qu’à considérer ce doute comme le privilège des « bon esprits »50. De là à considérer que les ignorants bénéficieront de la paix d’un régime éclairé dont, en fin de compte, ils ne comprendront pas le principe rationnel, il n’y a qu’un pas – qu’on ne saurait toutefois se résoudre à franchir, aucun élément textuel ne permettant de proscrire une lecture plus optimiste, selon laquelle l’accord entre les « bons esprits » conduirait nécessairement à une « mutation générale des lignes » et à une éducation rationnelle susceptible de toucher toujours plus d’esprits51.

51Concluons. S’il n’y a pas lieu de parler d’aristocratisme, comme l’évoquait Gouhier, rien ne permettant de soutenir une distinction de nature entre les esprits ou une impossibilité radicale, du moins en droit, pour certains esprits de comprendre la métaphysique ; tout porte en revanche à penser que l’égalité du bon sens n’est pas appelée, en métaphysique et pour autant que certaines circonstances historiques sont données, à se convertir en égalité réelle. L’égalité du bon sens autorisant, en somme, celui qui n’en a pas le loisir à être un grand métaphysicien, sans lui donner en réalité les moyens institutionnels et politiques de le devenir effectivement, demeurera donc une égalité formelle – matrice d’une radicalité politique nouvelle ou, au contraire, d’une forme de conservatisme.

  • 52  Ce point est particulièrement sensible dans la philosophie du sens commun : la raison dont se targ (...)

52Aussi, suivant qu’ils insisteront sur l’universalité de la raison ou, au contraire, sur les contraintes matérielles qui pèsent sur la réalisation de cet universel ; suivant qu’ils mettront l’accent sur l’inégalité des esprits ou, au contraire, sur le pouvoir qu’a la méthode de l’atténuer ; suivant qu’ils loueront la séparation du sens commun et du bon sens ou, au contraire, la critiqueront52, les XVIIe et XVIIIe siècles prendront position, à bien des égards, dans ce que l’on peut tenir pour les difficiles équilibres ou, si l’on préfère, les ambiguïtés, de la philosophie cartésienne.

Haut de page

Notes

1  Examen de los ingenios para las ciencias, édition sub princeps posthume : Baeza, 1594, « Segundo proemio », p. 4‑5. Nous traduisons.

2  « […] il ne survient jamais aucune maladie (enfermedad) à l’homme qui, en affaiblissant une puissance, ne fortifie par la même raison celle qui lui est contraire ou, si vous voulez, celle qui demande un tempérament contraire (contrario temperamento) » (loc. cit., p. 16‑17).

3  « Proemio », p. 2. Sur cette dimension politique, cf. Marina Mestre, « Savoirs et ingenio chez Huarte de San Juan. L’encyclopédisme paradoxal de l’Examen de ingenios para las ciencias », in Questions sur l’encyclopédisme : le cercle des savoirs de l’Antiquité jusqu’aux Lumières, N. Correard, A. Teulade (éd.), Épistémocritique, 2018, p. 90‑105.

4  Sur les justifications du « partage très inégalitaire de l’accès au savoir » dans la philosophie médiévale, cf. Catherine König-Pralong, « Omnes homines natura scire desiderant. Anthropologie philosophique et distinction sociale », in Quæstio : annuario di storia della metafisica, Brepols, 2015, vol. 15, p. 121‑138.

5  République III, 414b sq.

6  Reg. I, AT X, 360, 12‑13. Les textes de Descartes sont cités dans l’édition des Œuvres de Descartes de Charles Adam et Paul Tannery, nouvelle présentation par P. Costabel et B. Rochot, Paris, Vrin-CNRS, 1964-1974 (AT, puis le tome, la page et la ligne). Nous utilisons les abréviations suivantes : Reg. = Regulæ ad directionem ingenii ; Recherche = Recherche de la vérité par la lumière naturelle ; Med. = Meditationes de prima philosophia ; Let.‑Pr. = Lettre-Préface des Principes de la philosophie. Les traductions des textes latins sont nôtres.

7  Ibid., 361, 12-14. Cf. Ernst Cassirer, « Descartes et le problème de l’unité de la science » [1937], trad. Ph. Guilbert, in Descartes. Doctrine, personnalité, influence, Paris, Cerf, 2008.

8  Remarquons qu’est au contraire requis, de la part de l’esprit, un travail en son genre autonome pour instituer ses propres limites : « ce que doivent faire, me semble-t-il, une fois en la vie, tous ceux qui s’appliquent sérieusement à s’élever au bon sens (qui serio student ad bonam mentem) » (Reg. VIII, AT X, 395, 20‑22).

9  Reg. I, AT X, 361, 7‑12 et 360, 26‑27.

10  « […] sans avoir plus d’esprit que le commun, on ne doit pas espérer de rien faire d’extraordinaire touchant les sciences humaines » (À [Hogelande], août 1638 [?], AT II, 347, 29‑30). D’autres textes sont plus optimistes quant aux progrès possibles des esprits médiocres dans le domaine de l’invention (par ex. : Recherche, AT X, 506).

11  Lesquels éliminent tout scrupule quant au pouvoir absolu de la méthode pour modifier les esprits et les entraîner vers le maximum de perfection dont la nature humaine est capable : Reg. VIII, AT X, 399 – 400 ; Recherche, AT X, 506 ; Let.‑Pr., AT IX‑2, 12, 18‑23.

12  Disc. I, AT VI, 1 – 2.

13  Let.‑Pr., AT IX‑2, 14, 5‑12.

14  Synopsis des Med., AT VII, 15 – 16 ; IX, 12. Ce texte a été peu étudié. Cf. toutefois Denis Kambouchner, « De la modération en métaphysique », Journal of International Philosophy, Extra issue 8, Tokyo, Tokyo University, 2016, p. 110 ; « Descartes, la modernité contre la culture ? », Cahiers de l’IPC, 84, 2017, p. 42‑43 ; « Descartes : la certitude au risque de la psychose ? », Mensuel de l’EPFCL, 116, 2017, p. 14.

15  Sur la « métaphysique aristocratique » de Descartes, cf. La Pensée religieuse de Descartes, Paris, Vrin, 1924, p. 300‑307.

16  Epistola ad Voetium, AT VIII‑2, 35, 20 – 36, 10 (nous soulignons).

17  Reg. XI, passim (en particulier : AT X, 407, 6‑7). Sur ce texte, on consultera : Jean-Marie Beyssade, La Philosophie première de Descartes, Paris, Flammarion, 1979, p. 143‑148.

18  Let.‑Pr., AT IX‑2, 12, 21‑22.

19  Secundæ responsiones, AT VII, 157, 6‑16 ; AT IX, 122 – 123. Cf. également le texte très clair de l’épître des Méditations : la difficulté des mathématiques réside dans la longueur des enchaînements (pour le reste, elles sont « très faciles ») ; la difficulté de la métaphysique aussi, mais « principalement » dans la nécessaire libération à l’égard des préjugés et des sens (Aux doyen et docteurs, AT VII, 4, 15‑30).

20  Med. I, AT VII, 17, 13 – 18, 3 ; AT IX, 13.

21  Les Messieurs de Port-Royal confirmeront rétrospectivement cette interprétation (La Logique ou l’Art de penser, IV, xiii, éd. P. Clair et F. Girbal, Paris, Vrin, 1993, p. 338) : « L’usage le plus ordinaire du bon sens, & de cette puissance de notre âme qui nous fait discerner le vrai d’avec le faux, n’est pas dans les sciences spéculatives, auxquelles il y a si peu de personnes qui soient obligées de s’appliquer : mais il n’y a guère d’occasions où on l’emploie plus souvent, & où elle soit plus nécessaire, que dans le jugement que l’on porte de ce qui se passe tous les jours parmi les hommes ».

22  Les premiers principes de la métaphysique sont difficiles à saisir pour un homme immergé dans le pratique, mais l’enchaînement des raisons demeure « restreint » et, à ce titre, maîtrisable, tandis que « les premières notions qui sont supposées pour démontrer les propositions géométriques, ayant de la convenance avec les sens, sont reçues facilement d’un chacun » (Secundæ responsiones, AT VII, 156, 27‑30 ; AT IX, 122), leur seule difficulté résidant dès lors dans la longueur de la chaîne déductive.

23  Quintæ responsiones, AT VII, 350, 21‑23.

24  Septimæ resposiones, AT VII, 460, 9‑12.

25  Quintæ responsiones, AT VII, 351, 1‑2 et 6‑9 : « quand il est question de la conduite de la vie, ce serait une chose tout à fait ridicule (ineptum sane) de ne s’en pas rapporter aux sens ; […] mais lorsqu’il s’agit de la recherche de la vérité et de savoir quelles choses peuvent être certainement connues par l’esprit humain, il est sans doute du tout contraire à la raison (a ratione alienum) de ne vouloir pas rejeter sérieusement ces choses-là comme incertaines, ou même aussi comme fausses […] ».

26  Recherche, AT X, 498 – 499.

27  Ibid., 518. On lit dans le texte latin : sensus communis. Sur les problèmes de traduction afférents à cette notion dans la Recherche, cf. Études du bon sens, la Recherche de la vérité et autres écrits de jeunesse (1616-1631), édition, traduction, présentation et notes par V. Carraud et G. Olivo, avec la collaboration de C. Vermeulen, Paris, PUF, 2013, p. 407.

28  Il est à noter que ce caractère dialogique de la Recherche n’est pas absent des Méditations, qui comprennent également une manière de conversation. Cf. Denis Kambouchner, Les Méditations métaphysiques de Descartes, Paris, PUF, 2005, p. 246 sq. Celles-ci se signalent également par l’effort, propre à l’écriture cartésienne, d’épouser en leur commencement le point de vue du sens commun (cf. Entretien avec Burman, AT V, 146).

29  Recherche, AT X, 512.

30  Pour ces deux clauses, cf. Med. I, AT VII, 22, 13‑22 (AT IX, 17) : « feignant pour quelque temps (aliquandiu) que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires […] je suis assuré que cependant il ne peut y avoir de péril ni d’erreur en cette voie […] puisqu’il n’est pas maintenant question d’agir, mais seulement de méditer et de connaître ».

31  Descartes « aimait mieux se rendre ridicule aux petits esprits par des doutes qui leur paraissent extravagants, que d’assurer des choses qu’il ne jugeait pas certaines et incontestables » (VIe Éclaircissement, in Œuvres, éd. G. Rodis-Lewis, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, t. I, p. 837, nous soulignons).

32  Quintæ responsiones, AT VII, 351, 2‑5 : « on s’est toujours moqué de ces sceptiques qui négligeaient jusqu’à tel point toutes les choses du monde (res humanas), que, pour empêcher qu’ils ne se jetassent eux-mêmes dans des précipices, ils devaient être gardés par leurs amis ».

33  Let.‑Pr., AT IX‑2, 4, 27‑31.

34  Recherche, AT X, 512.

35  Arnauld, craignant que la « libre façon de philosopher » en quoi consiste le doute hyperbolique pût choquer les théologiens, se félicitait des précautions apportées à ce sujet par l’Abrégé (AT VII, 214‑215 ; IX, 167). Le français précise « l’Abrégé de sa première Méditation », là où le latin se contentait de « in Synopsi » (AT renvoie donc aux p. 12 et 16 de l’Abrégé).

36  Pour les plus significatifs : Præfatio ad lectorem, AT VII, 6, 1‑13 ; Quartæ responsiones, AT VII, 247, 8‑23 ; IX, 191.

37  Lettre au Père Vatier du 22 février 1638, AT I, 560, 13‑27.

38  Disc. II, AT VI, 14, 17 – 15, 4 ; Disc. III, AT VI, 22, 30 – 23, 7.

39  Les références utiles sont données dans : Jean-Yves Pranchère, L’Aautorité contre les lumières. La philosophie de Joseph de Maistre, Genève, Droz, 2004, p. 329‑330.

40  Descartes, selon de Bonald, est de ceux qui distinguent « ce qu’il faut commencer par croire, de ce qu’on peut commencer par révoquer en doute », en d’autres termes : les vérités morales et les vérités de la science. Seul un « homme de génie » peut « feindre un moment de nier l’existence de la Divinité » et enfreindre cette distinction, ce qui doit demeurer interdit aux hommes du peuple pour qui ce doute serait « mortel » (cf. Législation primitive considérée dans les derniers temps par les seules lumières de la raison, in Œuvres complètes de M. de Bonald, éd. Migne, Paris, chez J.‑P. Migne, 1859, t. I, p. 1061‑1062).

41  Cf. Législation primitive, op. cit., p. 1059‑1060, note 2.

42  Sur la clause « semel in vita », cf. Disc. II, AT VI, 13, l. 29, ainsi que le début de la Med. I.

43  Aux doyen et docteurs, AT VII, 8, 6.

44  Ibid., 8, 7‑12.

45  Les athées s’attaquent « à tout ce qu’il y a de plus solide » pour gagner « la réputation d’avoir de l’esprit » (famam ingenii) ; les autres se contentent de penser qu’en philosophie, tout est sujet à dispute (ibid., 5, 5‑9).

46  Si tel n’était pas le cas, Descartes ne ferait qu’ajouter une sédition de plus dans le champ de bataille de la métaphysique, et n’atteindrait pas l’objectif qui est le sien : la paix intellectuelle. Cf. À ***, 1640/1644 (?), AT V, 544 et 546 ; à Huygens, 26 avril 1642, AT III, 783.

47  Let.‑Pr., AT IX‑2, 3, 10‑12. Cf. également : Let.‑Pr., AT IX‑2, 18, 8‑16 et les commentaires de Frédéric Lelong (Descartes et la question de la civilité. La philosophie de l’honnête homme, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 153).

48  Let.‑Pr., AT IX‑2, 3, 14‑24.

49  À Mersenne, 25 novembre 1630, AT I, 182, 4‑9. Cf. Henri Gouhier, op. cit., p. 92. Sed contra : Martial Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, t. I, Paris, Aubier, 1953, p. 357, selon lequel Descartes aurait en réalité, concernant l’existence de Dieu, deux régimes argumentatifs suivant qu’il s’adresse au sens commun ou aux bons esprits.

50  « Descartes a osé montrer aux bons esprits à secouer le joug de la scolastique, de l’opinion, de l’autorité, en un mot des préjugés et de la barbarie […]. On peut le regarder comme un chef de conjurés, qui a eu le courage de s’élever le premier contre une puissance despotique & arbitraire, & qui en préparant une révolution éclatante, a jeté les fondements d’un gouvernement plus juste & plus heureux qu’il n’a pu voir établi. » (Discours préliminaire de l’Encyclopédie, éd. M. Groult, Paris, Champion classiques, 2011, p. 125, nous soulignons). Le terme de « révolution » est également sous la plume de Turgot. Toutes les références utiles se trouvent dans : François Azouvi, Descartes et la France, Paris, Fayard, 2002, p. 333.

51  Denis Kambouchner, « L’horizon politique de Descartes », in Lectures de Descartes, F. de Buzon, É. Cassan, D. Kambouchner (éd.), Paris, Ellipses, 2015, p. 411‑412.

52  Ce point est particulièrement sensible dans la philosophie du sens commun : la raison dont se targue le philosophe le conduit à des « subtilités » qui, pour le distinguer du « peuple », ne font en réalité que l’éloigner du « sens commun ». Cf. par exemple : Claude Buffier, Traité des premières vérités, I, viii, § 63‑68, éd. L. Rouquayrol, Paris, Vrin, 2020, p. 105 sq.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Louis ROUQUAYROL, « La diffusion des connaissances métaphysiques est-elle un danger pour le sens commun ? Lecture de Descartes »Philonsorbonne, 15 | 2021, 81-94.

Référence électronique

Louis ROUQUAYROL, « La diffusion des connaissances métaphysiques est-elle un danger pour le sens commun ? Lecture de Descartes »Philonsorbonne [En ligne], 15 | 2021, mis en ligne le 03 février 2021, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philonsorbonne/1831 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philonsorbonne.1831

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search