La nature comme principe dans le Traité des sensations de Condillac : des premiers motifs de l’analyse à la constitution des corps
Résumé
Le Traité des sensations de Condillac, à travers la fiction d’une statue constituée comme nous dont on activerait successivement les sens, doit manifester la genèse de toutes nos facultés et connaissances à partir de la seule sensation qui se transforme différemment. Or, cette genèse semble s’adosser à une nature, comprise comme la conformation de nos organes, fournissant à la fois un moteur et un ordre à cet apprentissage. Cette notion de nature semble ainsi constituer un résidu d’innéité au cœur de l’entreprise génétique radicale de Condillac.
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Mots-clés :
Condillac, empirisme, nature, genèse, connaissance, corps, âme, principe, méthode, innéismePlan
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- 1 Traité des sensations, Œuvres philosophiques de Condillac, vol. 1, texte établi et présenté par G. (...)
1Le Traité des sensations1 de Condillac, à travers la fiction d’une statue constituée comme nous et dont les sens seraient successivement activés, vise à retracer le développement de toutes nos facultés et connaissances à partir de la seule sensation qui se transforme différemment. Or, cette genèse semble s’adosser à une nature, comprise comme la conformation de nos organes. En effet cette nature doit fournir à la fois un moteur et un ordre à cet apprentissage. Cette notion de nature semble ainsi constituer un donné premier, inné, précédant et déterminant non seulement nos sensations mais l’élaboration de connaissances à partir d’elles.
- 2 Logique ou les Premiers développements de l’art de penser, Objet de cet ouvrage, OPC II, p. 371. D (...)
- 3 Traité des sensations, II, chap. 4, OPC I, p. 254 a.
- 4 Logique, ou Les premiers développements de l’art de penser, « Objet de cet ouvrage », OPC II, p. 3 (...)
2L’élucidation du concept de nature chez Condillac est primordiale pour comprendre la théorie condillacienne de la connaissance et, ce, à deux égards. D’une part, la notion de nature est centrale dans la détermination de la bonne méthode pour connaître, détermination qui est solidaire de la mise en évidence du développement des facultés et connaissances à partir de la sensation. En effet, la bonne méthode pour connaître n’est pas une invention humaine. Elle ne doit consister qu’à faire à dessein ce que la nature nous a d’abord fait faire malgré nous. La nature, c’est-à-dire notre nature humaine et individuelle, a ainsi développé nos facultés et en a réglé l’usage pour bien connaître avant qu’on s’interroge sciemment sur les règles qui doivent conduire nos facultés2. La détermination de la méthode doit en conséquence consister à observer ce que la nature nous faisait faire dans les commencements du développement de nos facultés et connaissances, afin de « continuer comme elle nous a fait commencer »3. Ainsi, la première partie de la Logique ou Les premiers développements de l’art de penser aura-t-elle pour objet de montrer « que l’analyse est une méthode que nous avons apprise de la nature même »4. C’est en ce sens que la manifestation des premiers développements de nos facultés et connaissances à partir de la sensation est solidaire de la constitution d’une méthode. Bien plus, si la nature est ce qui nous fait commencer à connaître, la question se pose alors de savoir d’une part ce que recouvre exactement ce concept de nature, et d’autre part en quel sens elle détermine ce développement. Il apparaît ainsi primordial de saisir la place qui lui est accordée dans le Traité des sensations qui doit précisément retracer la constitution de nos facultés et connaissances à partir de la sensation.
- 5 Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, p. 56‑57, éd. présentée par M. Hobs (...)
- 6 Essai sur l’origine des connaissances humaines, I, section 1, chap. 1, OPC I, p. 6‑8.
- 7 Ibid., p. 6 a, « Soit que nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusques dans les cieux (...)
- 8 C’est ce que manifeste U. Ricken, dans son article « Condillac et le soupçon de matérialisme », da (...)
3D’autre part, cette idée de nature joue selon nous un rôle important dans la détermination du statut de la théorie de Condillac par rapport à la double accusation d’idéalisme et de matérialisme dont elle a pu faire l’objet. D’un côté Diderot, dans un passage célèbre de la Lettre sur les aveugles5, reproche à Condillac la similitude entre la théorie de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, et celle de Berkeley dans les Trois dialogues. En effet, malgré la distinction des substances évoquée par Condillac au début de l’Essai6, nous n’avons selon lui jamais accès qu’aux modifications de notre âme, sans pouvoir sortir de notre propre pensée7. C’est ce dernier point qui fonde ainsi l’accusation d’idéalisme ou de subjectivisme formulée par Diderot. D’un autre côté, le nom et la théorie sensualiste de Condillac seront mêlés à de multiples reprises à des affaires d’accusation de matérialisme au cours du XVIIIe siècle, soit directement, soit indirectement8. La critique des idées innées, la dérivation de toutes nos connaissances de la seule sensation, et le rôle qu’y joue l’organisation du corps, sont ainsi soupçonnés, a minima de préparer le terrain au matérialisme, voire de faire de la philosophie de Condillac une philosophie matérialiste. Or, comme cela sera rendu manifeste par la suite, la compréhension de cette notion nous semble exclure à la fois l’idéalisme et le matérialisme. Bien au contraire elle nous semble être l’expression la plus frappante du dualisme de Condillac.
- 9 Cet article vise donc avant tout à rendre manifeste un problème, dont la résolution appellera d’au (...)
4Il s’agit ainsi ici de s’intéresser à ce que recouvre cette notion de nature dans le Traité des sensations, en tant que cet ouvrage doit précisément rendre compte de la genèse des facultés et des connaissances. Qu’est-ce donc que la nature et quel rôle doit-elle jouer dans la genèse de l’empiriste ? Bien plus, il s’agit ici de mettre au jour les tensions que cette notion met en jeu dans la théorie condillacienne de la connaissance9.
1 - La nature au principe du développement des connaissances : plaisir, douleur et constitution des organes.
5Dès le texte introductif, intitulé Dessein de cet ouvrage, Condillac fait intervenir le concept de nature afin de caractériser le principe du développement des connaissances, en opposition avec la théorie des idées innées :
- 10 Traité des sensations, Dessein de cet ouvrage, OPC I, p. 222 a‑b.
« Le principe qui détermine le développement de ses facultés, est simple ; les sensations mêmes les renferment : car toutes étant nécessairement agréables ou désagréables, la statue est intéressée à jouir des unes et à se dérober aux autres. Or, on se convaincra que cet intérêt suffit pour donner lieu aux opérations de l’entendement et de la volonté. Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc., ne sont que la sensation même qui se transforme différemment. C’est pourquoi il nous a paru inutile de supposer que l’âme tient immédiatement de la nature toutes les facultés dont elle est douée. La nature nous donne des organes pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons à rechercher, et par la douleur de ce que nous avons à fuir. Mais elle s’arrête là ; et elle laisse à l’expérience le soin de nous faire contracter des habitudes, et d’achever l’ouvrage qu’elle a commencé »10.
6Ce texte manifeste de manière exemplaire la tension présente dans la caractérisation du principe de la genèse des connaissances du Traité des sensations. Cette tension se cristallise précisément dans ce concept de nature. Tout d’abord, comme le montre ce texte, le principe du développement des connaissances est à chercher au sein même des sensations : il s’agit du plaisir et de la douleur. Toute sensation pour Condillac est en quelque sorte double : elle est tout à la fois la perception d’une qualité, par exemple le rouge, l’odeur de rose, etc., et celle d’un agrément ou d’un désagrément. Autrement dit, il n’y a pas de sensation indifférente mais toute sensation est nécessairement une sensation plaisante ou déplaisante. Or cet élément de plaisir ou de peine inhérent à toute sensation est essentiel dans l’économie de la genèse puisque c’est lui qui constituera le principe du développement des connaissances.
- 11 Ibid., IV, ch. 1, § 1, p. 299 a. C’est ainsi que Condillac caractérise l’état d’un homme qui n’aur (...)
7En effet, comme le manifeste la fiction de la statue du Traité, les sensations dans leur dimension qualitative constituent la source de ses connaissances. C’est ainsi à partir des comparaisons et des jugements produits sur les sensations que ses facultés et ses connaissances vont se développer. Le mouvement du développement des connaissances suit ainsi celui de l’analyse. Il consiste bien dans le fait de prêter son attention aux différentes sensations qui se donnent à nous et à leurs rapports, ainsi que dans la comparaison de ces sensations entre elles et avec les idées que nous avons déjà acquises (c’est-à-dire nos sensations passées que l’imagination nous retrace). Ainsi le jugement sur les sensations, c’est-à-dire la détermination du lien entre plusieurs sensations est ce qui conduit au développement d’idées générales et abstraites. C’est en comparant tel rouge senti avec tel autre rouge dont on a le souvenir, ainsi qu’en jugeant de leur ressemblance, que se forme le modèle du rouge, ou l’idée générale du rouge. Néanmoins, cela n’explique pas le moteur ou le motif de cette analyse. Qu’est-ce qui fait que la statue n’a pas reçu ces sensations de manière purement passive, comme une glace qui reçoit sans cesse de nouvelles images sans en conserver aucune11 ? Pourquoi en somme prête-t-elle attention aux différents aspects des collections de sensations qu’elle perçoit, pourquoi les compare-t-elle, pourquoi produit-elle des jugements à leur propos et produit-elle des idées générales et abstraites pour mieux les saisir, et en former un système ?
- 12 Ibid., I, chap. 2, p. 228 a.
- 13 Ibid., IV, chap. 1, § 1, p. 299 b.
8C’est précisément le rôle que doivent jouer dans la genèse des connaissances le plaisir et la douleur. Ils en sont le principe, non pas au sens de source des connaissances, mais bien plus au sens de moteur ou de mobile. Comme le manifeste Condillac dans ce texte, le plaisir et la douleur déterminent le développement des facultés parce que, par eux, la statue est intéressée par les sensations. Elle est intéressée dans la mesure où elle va chercher à jouir des objets plaisants et à fuir les objets déplaisants. Le plaisir attire l’attention de la statue en l’attachant aux objets. Quant à la douleur, elle la rend plus sensible au plaisir, lui fait comparer une sensation douloureuse présente avec une sensation plaisante passée. Elle l’engage ainsi à saisir les rapports entre les objets et avec elle pour s’en prémunir. La statue va ainsi prêter son attention aux différentes sensations, les comparer, en produire des connaissances afin de chercher le plaisir et de se soustraire à la douleur. En ce sens, le développement de ses facultés est permis par le besoin, c’est-à-dire par « la connaissance qu’elle a d’un bien dont elle juge que la jouissance lui est nécessaire »12 en comparaison d’une peine présente. Ainsi, comme l’imagine Condillac au cours du Traité, un homme sans besoin, « incapable de remarquer les objets qui l’environnent, incapable d’observer ce qui se passe en lui-même ; son âme se partage indifféremment entre toutes les perceptions, auxquelles ses sens ouvrent un passage. En quelque sorte semblable à une glace, sans cesse, il reçoit de nouvelles images, et jamais il n’en conserve aucune »13. Autrement dit, le développement des connaissances n’est permis que parce que la statue a des besoins, c’est-à-dire des plaisirs et des douleurs comparés, et qu’elle est ainsi poussée à donner son attention et à analyser les sensations susceptibles d’y répondre, à en connaître les rapports entre elles et avec elle. Ainsi le besoin donne-t-il lieu au désir, c’est-à-dire à l’action des facultés du corps et de l’âme vers un objet.
- 14 Op. cit.
9Or la présentation que Condillac donne de ce principe dès le texte introductif pose d’emblée un problème. D’un côté ce principe est présenté comme étant « renfermé dans la sensation elle-même ». Et en effet, le plaisir et la douleur sont bel et bien une dimension de la sensation elle-même en tant que toute sensation est éprouvée comme plaisante ou déplaisante. Un tel principe ne poserait en un sens pas problème s’il s’agissait seulement de mettre en évidence ce qui, dans la sensation elle-même, détermine la statue à commencer à connaître. Or, d’un autre côté, Condillac précise d’emblée que ce principe est lui-même déterminé par la nature. En effet, il s’agit au fond de dire que là où la nature met tout en nous dans une perspective innéiste ‒ nous aurions toutes nos facultés et connaissances déjà formées naturellement en nous ‒, dans la perspective qui est la sienne « la nature nous donne des organes pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons à rechercher et par la douleur de ce que nous avons à fuir. Mais elle s’arrête là ; et elle laisse à l’expérience le soin de nous faire contracter des habitudes, et d’achever l’ouvrage qu’elle a commencé »14. Ce texte nous indique trois éléments fondamentaux.
10Tout d’abord il semble que, si la nature ne met pas tout en nous, elle nous dispose tout du moins de telle sorte que nous développions nos facultés. Il ne s’agit donc pas seulement de dire ici qu’il est de fait que nous éprouvons du plaisir et de la douleur et que ces derniers permettent le développement des facultés. Il s’agit bien plus de dire que la nature, en nous disposant à avoir du plaisir et de la douleur, nous a donné ce qu’il nous fallait pour développer nos facultés à partir de l’expérience. Or qu’est-ce que recouvre cette disposition à connaître ?
- 15 C’est bien en ce sens que Condillac définira la nature dans la Logique, assignant à la conformatio (...)
- 16 Ibid., IV, chap. 6, § 2, p. 306 b. « L’idée particulière, lorsqu’un objet est présent aux sens, c’ (...)
- 17 Il ne s’agit pas ici de conclure à l’invalidité pure et simple de la genèse effectuée dans le Trai (...)
11Précisément, et c’est là la deuxième chose à retenir de cette citation, Condillac semble mettre en place ici, sous le concept de nature, une dépendance et un ordonnancement des sensations au corps. Autrement dit, notre corps, la constitution de nos organes, serait telle qu’elle nous permettrait d’avoir, dans l’ordre des sensations, des signaux, le plaisir et la douleur, qui nous indiquent ce qu’il y a à chercher et ce qu’il y a à fuir. Nous serions ainsi intéressés à nos sensations, nous serions amenés à leur porter notre attention, ce qui constitue l’acte primordial de la connaissance. Or, faire dépendre du corps le plaisir et la douleur, qui sont le principe même du développement des facultés, n’est-ce pas faire en réalité du corps le principe de la genèse ?15 Une telle dépendance entre l’élément affectif de la sensation et le corps pose à cet égard problème. Soit le corps est à considérer comme quelque chose d’extérieur au champ de la sensation, auquel cas ce geste semble faire sortir le principe de la genèse du champ de la sensation qui est censé en être le seul principe. Soit le corps doit être considéré comme quelque chose qui nous est donné dans la sensation elle-même. Condillac émet ainsi l’hypothèse qu’on puisse un jour connaître suffisamment le corps pour saisir comment il nous y dispose. Néanmoins la genèse repose alors sur un principe qui est analysable puisqu’un corps se définit comme une collection de sensations16. Or selon les principes de l’analyse, la genèse ne peut partir que d’un principe inanalysable. La sensation est en ce sens légitimement considérée comme le principe de nos connaissances, en tant qu’elle est le dernier élément inanalysable lorsque l’on décompose nos connaissances et à partir desquelles on peut rendre compte de la composition de toutes nos connaissances. Si le plaisir et la douleur sont bien des éléments inanalysables et donc premiers, il n’en va pas de même du corps. Ainsi, faire dépendre le plaisir et la douleur des organes considérés comme un donné premier, n’est-ce pas se donner un principe qui, loin de répondre aux exigences de l’analyse, semble constituer, en amont de la genèse, le donné premier de l’être de l’homme, le rendant capable d’avoir dans ses sensations ce qu’il lui faut pour développer ses connaissances17 ?
- 18 Op. cit.
- 19 Op. cit.
12Enfin, il semble non seulement que le principe du développement des facultés présuppose une certaine organisation du corps, mais il semble que cet agencement entre les organes et les sensations soit ordonné à une fin. En effet, Condillac affirme ici que « la nature nous donne des organes pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons à rechercher et par la douleur de ce que nous avons à fuir »18. Cet agencement vise bien, semble-t-il, une fin. Le plaisir et la douleur constituent des signaux qui nous indiquent « ce que nous avons à rechercher » et « ce que nous avons à fuir »19. Mais que faut-il entendre par là ? Quel est le sens de cette injonction signalée par le plaisir et la douleur ? Il faut précisément entendre par là, et c’est là un thème récurrent du Traité des sensations, qu’ils nous permettent ainsi de veiller à notre conservation, c’est-à-dire en réalité à la conservation du corps. Ainsi les organes nous avertissent de la présence d’un corps extérieur susceptible de les détruire ou au contraire de les renforcer. Le plaisir et la douleur sont ordonnés au corps qui signale par là le rapport dans lequel il est avec d’autres corps.
- 20 Descartes, Méditations métaphysiques, sixième méditation, AT IX, p. 56‑71.
- 21 Ibid., AT IX, p. 65. Descartes définit d’abord la nature particulière de chaque être créé comme « (...)
- 22 Ibid., AT IX, p. 65.
- 23 Ibid., AT IX, p. 69. « Enfin je remarque que, puisque de tous les mouvements qui se font dans la p (...)
- 24 Notons que cette interprétation s’appuie également sur une série d’affirmations explicites de Cond (...)
- 25 Ibid., IV, chap. 8, § 4, p. 312 b. À propos du plaisir et de la douleur comme premier mobile de se (...)
13On peut noter, à cet égard, que Condillac hérite ici non seulement de la notion de nature mobilisée par Descartes dans la sixième méditation des Méditations métaphysiques20, mais de l’idée d’une institution de la nature. En effet, afin de déterminer ce que la nature lui enseigne de certain concernant les choses matérielles, Descartes définit la nature en un sens restreint, comme renvoyant « aux choses que Dieu m’a données, comme étant composées de l’esprit et du corps »21. Cette nature renvoie en effet à l’ensemble des choses qui, en moi, sont l’effet de l’union de l’âme avec le corps. Celles-ci englobent en particulier toutes les qualités sensibles et passions qui, sans me représenter la nature des choses matérielles extérieures, n’ont « été mises en moi que pour signifier à mon esprit quelles choses sont convenables ou nuisibles au composé dont il est partie »22. Dans cette perspective, il est institué de nature qu’à la survenue d’un certain mouvement dans le corps, corresponde une certaine sensation dans l’âme. Bien plus, cette sensation est la plus propre à assurer la conservation23. Ainsi, on retrouve chez Condillac, dans son concept de nature, les éléments primordiaux qui constituent ce que Descartes appelle lui-même la nature. Il s’agit d’un agencement de l’âme au corps tel qu’une certaine disposition du corps donne lieu à une certaine sensation dans l’âme, en vue de la conservation. Condillac, tout comme Descartes, pense les sensations du plaisir et de la douleur comme des signaux manifestant à l’esprit la disposition de son corps vis-à-vis des objets extérieurs. Notons que cette affiliation et cette compréhension du concept de nature vont, selon nous, dans le sens d’une interprétation dualiste de la théorie condillacienne24. En effet ce que Condillac appelle la nature renvoie à l’organisation du corps en tant qu’elle donne lieu à certaines sensations dans l’âme qui sont les plus propres à assurer la conservation de l’être humain. Autrement dit, il semble qu’un ordonnancement entre les sensations et le corps visant la conservation de soi, se trouve au principe du développement de nos facultés25. Le développement des connaissances vise ainsi, du moins dans les commencements, la conservation.
- 26 La fonction du plaisir et de la douleur est double à cet égard. D’une part ils nous font observer (...)
14La question que l’on peut se poser ici est celle de savoir dans quelle mesure cet ordonnancement primordial affecte la genèse des connaissances. Dans quelle mesure un tel dispositif détermine, non pas seulement les commencements du développement des facultés, leur cause motrice si l’on veut, mais bien plus et surtout l’ordre, et donc la méthode par laquelle nous acquérons des connaissances ? Or, comme cela est rendu manifeste dans la suite du Traité des sensations, ces aiguillons que constituent le plaisir et la douleur ne sont pas seulement ce qui commence le développement des connaissances, mais également ce qui le commande, c’est-à-dire ce qui l’ordonne. Ils constituent des sortes de guides dans l’acquisition des connaissances. Ils nous manifestent l’ordre dans lequel on doit connaître, à savoir dans l’ordre de l’analyse26.
- 27 Op. cit., chap. 4, p. 96.
- 28 Traité des animaux, OPC I, II, chap. 4. Notons que, selon Condillac lui-même, le Traité des animau (...)
- 29 Ibid., p. 360 b. De même un peu plus loin : « C’est donc une suite de l’organisation que les anima (...)
15Les besoins, déterminés par la disposition du corps, motivent et ordonnent ainsi l’exercice des opérations de l’âme et le développement des connaissances. Or il faut noter à cet égard, comme le montre André Charrak au sujet de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, et qui vaut tout aussi bien concernant le Traité, que « si le besoin remplit une fonction essentielle dans la mise en œuvre du principe de liaison des idées, c’est qu’il représente la marque de l’inscription naturelle de l’extériorité dans l’intériorité ‒ je mets spontanément l’état psychologique qui me le signale en rapport avec l’objet extérieur qui peut le satisfaire »27. Et en effet, il nous semble que cette compréhension du besoin comme inscription de l’extériorité dans l’intériorité, est double. Cette double fonction renvoie à notre sens à ce que Condillac identifie comme les deux causes du développement des premières connaissances, à savoir les besoins et les circonstances. Or ces deux causes impliquent la prise en compte de la nature ou de la conformation des organes. En effet, il faut noter que ces deux causes impliquent en réalité la prise en compte du besoin, selon deux modalités différentes. D’un côté, lorsque l’auteur du Traité produit cette distinction, la notion de besoin renvoie à la fonction principielle, motrice, pour le développement des opérations de l’âme. Comme nous l’avons noté, les besoins sollicitent l’activité de l’esprit. D’un autre côté, la notion fondamentale de circonstances, implique elle-même la considération des besoins, mais en tant qu’ils sont dans un certain rapport à un milieu. Comme le manifeste Condillac dans le Traité des animaux28, les circonstances renvoient non pas seulement au lieu déterminé dans lequel nous nous trouvons, aux choses extérieures déterminées que nous rencontrons, mais aux rapports entre nos besoins et ce milieu. « Les bêtes qui ont cinq sens participent plus que les autres à notre fonds d’idées ; mais, comme elles sont, à bien des égards, organisées différemment, elles ont aussi des besoins tous différents. Chaque espèce a des rapports particuliers avec ce qui l’environne : ce qui est utile à l’une est inutile ou nuisible à l’autre ; elles sont dans les mêmes lieux sans être dans les mêmes circonstances »29. Autrement dit, la différence d’organisation du corps commande des besoins et donc des rapports différents à l’extériorité, et ainsi un développement différent des idées et des opérations de l’esprit. Ce que l’auteur du Traité nomme les circonstances peut donc varier de deux manières différentes : soit, entre individus d’espèces différentes, quoi que se trouvant dans un même lieu, du fait de la différence d’organisation du corps et donc des besoins ; soit, entre individus d’une même espèce, ayant le même type de conformation, du fait de la différence de lieu. Cette variation de circonstances entre les hommes, explique ainsi notamment la variété qui existe dans leurs idées. Bien plus cela implique, comme le manifeste André Charrak concernant l’Essai, la prise en compte de la facticité extérieure dans le développement de l’esprit humain, les opérations se mettant en branle à l’occasion de telle ou telle perception. Cette précision de Condillac sur la notion de circonstances est particulièrement intéressante puisqu’elle manifeste à quel point le besoin ordonne le rapport de l’intériorité à l’extériorité. La notion de circonstances renvoie donc bien à la prise en compte de la facticité extérieure dans le développement des opérations de l’esprit et des idées. Néanmoins, cette facticité n’affecte jamais ce développement de manière, pour ainsi dire, brute, mais toujours en relation à une conformation organique déterminée et à des besoins déterminés. Ainsi, il nous semble que la notion de circonstances, comme deuxième cause du développement des facultés, implique elle-même la prise en compte des besoins, non plus en tant que les besoins sont moteurs, mais en tant qu’ils nous mettent dans certains rapports déterminés avec les choses extérieures que nous rencontrons, et orientent, ordonnent ainsi la liaison des idées.
16Ainsi le principe que constitue la nature apparaît tout au long de la genèse, que ce soit explicitement ou sous la figure du besoin qui en dépend, pour expliquer comment la statue a non seulement commencé à exercer ses facultés, à connaître, mais aussi dans quel ordre, et ce toujours d’abord en vue de sa conservation. Qu’il s’agisse en effet d’expliquer la manière dont elle commence à donner son attention, à comparer, à juger, à classer, ou même à se mouvoir, le principe est le même : le plaisir et la douleur qui visent sa conservation. Bien plus, afin de circonscrire convenablement le problème que pose le concept de nature et son rôle, il convient de s’intéresser à un chapitre en particulier qui se démarque non seulement par la mobilisation particulière qui y est faite du concept de nature, mais par son importance dans l’économie de la genèse. En effet, dans la première partie de l’ouvrage, Condillac considère le rôle de l’odorat, de l’ouïe, du goût et de la vue, pris séparément puis ensemble, dans le développement des connaissances de la statue. La deuxième partie, quant à elle, envisage les effets du toucher seul. Le sens du toucher va apparaître ainsi comme le seul sens susceptible de nous fournir une idée de l’étendue et de l’extériorité, permettant ainsi la constitution de l’idée des corps extérieurs et du corps de la statue. Or, le concept de nature va jouer un rôle essentiel pour résoudre le problème de la possibilité pour le toucher de nous fournir une telle idée des corps.
2 - La nature et le passage de l’intériorité des sensations à l’extériorité des corps30 :
- 30 Nous suivrons durant tout ce développement la deuxième édition de 1798 du Traité.
- 31 La totalité de ce chapitre est un ajout de la deuxième édition de 1798 du Traité et vise à prépare (...)
- 32 Comme l’a montré L. Guerpillon dans sa thèse non publiée que nous avons pu consulter, les développ (...)
17Le problème qui se pose à Condillac pour constituer les corps extérieurs, et qu’il explicite lui-même dans le quatrième chapitre de la deuxième partie31, est celui de savoir comment il est possible de penser une extériorité à partir de la considération des seules sensations, comme de pures modifications de l’âme32. En réalité, ce problème en renferme deux qui sont interdépendants :
- 33 Traité des sensations, II, chap. 4, p. 253 b.
- 34 Nous suivons J.‑C. Bardout lorsqu’il nuance l’abandon du double contact manifesté par G. Le Roy (L (...)
18Le premier problème concerne le passage de l’inétendu à l’étendu : comment les sensations, modifications inétendues de l’âme, peuvent-elles produire l’idée de l’étendue ? En effet, comme le formule Condillac lui-même dans le chapitre 4, « nous ne saurions faire de l’étendue qu’avec de l’étendue, comme nous ne saurions faire des corps qu’avec des corps : car nous ne voyons pas qu’entre plusieurs choses inétendues, il puisse y avoir contiguïté, ni par conséquent qu’elles puissent former un continu. Cependant nous nous représentons nécessairement chaque corps, comme un continu formé par la contiguïté de plusieurs autres corps étendus »33. Il est ainsi nécessaire pour que nous passions de nos sensations à la connaissance des corps, qu’il y ait un type de sensation qui nous représente deux choses contiguës. Comme le manifestera Condillac par la suite, c’est plus spécifiquement la sensation de solidité qui produira en nous l’idée de contiguïté, et donc de continuité. En effet, lorsque nous touchons un objet solide, cet objet oppose une résistance. Cette sensation de résistance inhérente à la solidité nous fait sentir le corps extérieur que nous touchons comme étant hors du corps par lequel nous sentons. Ainsi nous pouvons juger que ces corps sont impénétrables, c’est-à-dire qu’ils s’excluent mutuellement du lieu dans lequel ils sont. Si je touche une table de la main, la sensation de résistance qu’elle va donner à ma main va me faire percevoir cet objet comme hors de ma main et donc comme différent et extérieur à elle. Ainsi la connaissance du corps propre et sa distinction avec l’extériorité va venir du fait que, lorsque la statue va toucher son propre corps, elle va ressentir la sensation de résistance dans les deux parties touchante et touchée34. Si elle touche sa poitrine avec sa main, elle sentira sa main hors de sa poitrine et sa poitrine hors de sa main, mais se sentira dans ces deux parties en même temps. Par contraste, l’extériorité des autres corps se manifeste par l’absence de cette double sensation. Quand la statue touche une table de la main pour la première fois, elle sent bien deux corps l’un hors de l’autre, mais ne se sent que dans l’un de ces corps, qu’elle juge ainsi extérieur. Néanmoins, cela pose problème : la représentation des corps (qu’ils soient propres ou extérieurs) par la sensation de solidité présuppose que nous sentions la solidité dans notre main, c’est-à-dire dans notre corps, et non pas comme une modification de notre âme. Pour sentir que ma main est hors de ma poitrine par la résistance qu’elle oppose à ma main, il faut que je sente cette résistance dans ma main elle-même et non pas comme une pure modification de mon âme avec laquelle elle se confond. Or cela ne va pas de soi dans la perspective qui est celle de Condillac dans le Traité des sensations.
- 35 Traité des sensations, II, chap. 4, p. 254 a.
19C’est là le deuxième problème posé par la possibilité de passer des sensations comme modifications de l’âme à la connaissance des corps. Comme Condillac le manifeste lui-même dans le chapitre 4, « les sensations n’appartenant qu’à l’âme, elles ne peuvent être que des manières d’être de cette substance. Elles sont concentrées en elle, elles ne s’étendent point au-delà. Or, si l’âme ne les aperçoit que comme des manières d’être, qui sont concentrées en elle, elle ne verrait qu’elle dans ses sensations : il lui serait donc impossible de découvrir qu’elle a un corps, et qu’au-delà de ce corps il y en a d’autres »35. Et en effet, la statue adhère d’abord à ses sensations, son moi se confond avec ses sensations, elle est ses sensations. Elle perçoit ses sensations comme étant « concentrées en elle », pour reprendre la formule de Condillac, de telle sorte qu’elle ne connaît jamais qu’elle-même par ses sensations. Deux conditions doivent donc être remplies pour atteindre l’idée d’une extériorité. D’une part il faut que la statue se détache en quelque sorte de ses sensations pour ne plus les considérer comme concentrées en elle, ce qui implique une modification de la considération de son moi. D’autre part et surtout, il faut que ces sensations soient perçues dans le corps lui-même. On atteint là le cœur du problème : est-il possible de produire une extériorité à partir des seules sensations ? Or, il nous semble que la solution apportée par Condillac est pour le moins problématique.
- 36 Condillac prend ici l’exemple de l’enfant qui apprend à connaître son corps.
- 37 Ibid., p. 254 b.
« La nature n’avait donc qu’un moyen de lui (l’enfant)36 faire connaître son corps, et ce moyen était de lui faire apercevoir ses sensations non comme des manières d’être de son âme, mais comme des modifications des organes qui en sont autant de causes occasionnelles. Par là, le moi, au lieu d’être concentré dans l’âme, devait s’étendre, se répandre et se répéter en quelque sorte dans toutes les parties du corps. Cet artifice, par lequel nous croyons nous trouver dans des organes qui ne sont pas nous proprement, a sans doute son fondement dans le mécanisme du corps humain, et sans doute aussi ce mécanisme aura été choisi et ordonné par rapport à la nature de l’âme »37.
- 38 Op. cit.
20Ce texte manifeste selon nous dans toute sa vivacité la tension qui traverse le projet condillacien. S’il s’agit bien de rendre compte de la genèse de toutes nos connaissances à partir des seules sensations, il faut également rendre compte de ce phénomène qu’est la perception d’un corps extérieur. Dans cette perspective, il est nécessaire de rendre compte de la manière dont les sensations peuvent nous faire accéder à une extériorité. Or, pour ce faire, Condillac fait à nouveau intervenir le concept de nature. Non seulement le fait de sentir nos sensations dans nos organes et non dans notre âme est l’œuvre de la nature, mais l’explication produite par Condillac est exprimée en des termes occasionnalistes. Les sensations sont des modifications de l’âme seule et dont les organes sont présentés comme de simples « causes occasionnelles »38.
21De plus, il faut noter que Condillac qualifie d’artifice l’opération par laquelle la nature nous fait ressentir nos sensations dans nos organes. Ce terme d’artifice doit être entendu ici dans sa double dimension de moyen qui nous fait sortir de la nature, et de moyen ingénieux qui voile la vérité, qui, en somme, produit une illusion. Les sensations sont naturellement et selon la vérité de la chose, dans l’âme, mais la nature nous trompe sur notre propre nature en nous faisant croire, à tort, que nos sensations sont dans nos organes. Autrement dit, nous sommes naturellement portés à sortir de la considération naturelle de nos propres sensations et la nature nous fait sortir en quelque sorte de la nature. Elle produit un artifice. Cet artifice, en ce sens, voile le véritable statut de nos sensations en nous donnant l’illusion qu’elles sont là où elles ne sont pas : dans nos organes. Or, le passage qui doit être effectué entre l’âme et le corps, entre l’intériorité et l’extériorité, semble ainsi bien moins opéré par la sensation de solidité que par cet artifice de la nature qu’elle présuppose. En nous donnant l’illusion de sentir nos sensations dans nos organes, la nature place en quelque sorte déjà ces sensations dans l’extériorité du corps, quand bien même il s’agit du corps propre. Si les corps, que ce soient les corps extérieurs ou le corps propre, ne sont pas encore constitués par la statue, la condition de possibilité de leur constitution est de placer les sensations qui relèvent de l’intériorité de l’âme dans l’extériorité du corps. En ce sens, ce passage de l’intériorité à l’extériorité, loin d’être constitué par la découverte des corps, est présupposé par cette découverte.
- 39 Op. cit., « Mais, dira-t-on, les bêtes ont des sensations, et cependant leur âme n’est pas capable (...)
22Ce passage pose deux grands problèmes. D’une part, il convient de remarquer que l’usage qui est fait ici du concept de nature ne semble à première vue pas se réduire au premier principe du plaisir et de la douleur. En effet, ce que la nature semble produire ici n’est pas la dimension affective de la sensation, le plaisir et la douleur, mais une certaine localisation de celle-ci. Ainsi, il faut se demander en quoi consiste non seulement le rôle de la nature ici, mais également son lien avec la nature dans la détermination du plaisir et de la douleur. S’agit-il du même principe explicatif et, si oui, selon quelles modalités spécifiques s’applique-t-il ici ? D’autre part, il faut se demander quel rôle exact et quel statut accorder à la mobilisation du dispositif occasionnaliste dans ce passage, dispositif qui revient de manière récurrente dans le Traité, et qui trouve son expression la plus forte dans une note du Dessein de cet ouvrage39.
- 40 Ibid., II, chap. 4, p. 254 a.
- 41 Comme évoqué en introduction, Condillac ouvre sa Logique, dans L’objet de cet ouvrage, par la mani (...)
23En premier lieu, il est possible de trouver des éléments d’explication dans le quatrième chapitre de la deuxième partie. Après avoir exposé le problème de la possibilité pour la statue de découvrir qu’elle a un corps à partir des manières d’être de son âme concentrées en elle, et avant d’en fournir la solution que nous venons d’envisager, Condillac souligne que le problème est d’autant plus vif que c’est là l’une des premières découvertes que nous faisons. Et en effet « comment un enfant, qui vient de naître, s’occuperait-il de ses besoins, s’il n’avait aucune connaissance de son corps, et s’il ne se faisait pas, avec la même facilité, quelque idée des corps qui peuvent le soulager »40 ? Il faut noter d’emblée que cette référence à la figure de l’enfant est particulièrement intéressante car elle est mobilisée de manière récurrente par Condillac dans le Traité, comme exemple visant à manifester que nous commençons toujours à connaître sans conscience ni maîtrise de la méthode que l’on emploie pour connaître. Autrement dit, l’exemple de l’enfant nous rappelle que nous avons eu des connaissances avant de nous rendre compte du processus de notre connaissance, et surtout avant de chercher volontairement à connaître. Ce constat doit nous conduire à conclure que nous connaissons naturellement et en quelque sorte malgré nous, avant de connaître volontairement et selon une méthode consciente41. D’autre part, il faut noter que Condillac lie d’emblée la résolution de ce problème, qui sera précisément résolu par la nature, à l’impératif de la conservation. La découverte de notre corps et des corps extérieurs est liée à un impératif de conservation, puisqu’il semble nécessaire d’avoir conscience de son corps, des corps extérieurs et de leurs rapports, pour aller chercher les objets susceptibles de répondre à nos besoins et pour fuir ceux qui sont susceptibles de nous faire souffrir.
- 42 Traité des sensations, II, chap. 4, p. 254 a.
- 43 Ibid., III, chap. 10, § 5, Note 1. Ainsi, le nourrisson commence à connaître en vue de sa survie d (...)
24Ce qui précède et introduit la solution de l’artifice de la nature est très éclairant sur la signification et le statut de ce concept. Il convient donc d’en examiner le cheminement précis. Condillac commence par faire dépendre la résolution de ce problème de la « vérité féconde » selon laquelle « il ne nous arrive jamais de faire quelque chose avec dessein, qu’autant que nous l’avons déjà faite, sans avoir eu projet de la faire »42. Ce qu’il faut entendre par là est que, dans la mesure où tout nous vient de l’expérience, nous ne pouvons vouloir accomplir une action que si nous l’avons déjà faite sans le vouloir et que nous avons constaté son succès. Il s’agit de voir que nous ne pouvons pas même avoir l’idée d’accomplir une action si nous n’avons pas d’idée et, pour en avoir une idée, il faut déjà en avoir fait l’expérience43.
- 44 Ibid., II, chap. 4, p. 254 a.
25Or, selon Condillac, il faut en conclure que c’est la nature qui permet ces premiers mouvements ou ces premières connaissances nécessaires pour que nous les accomplissions ensuite par nous-mêmes : « Il résulte de cette vérité, que la nature commence tout en nous : aussi ai-je démontré que, dans le principe ou dans le commencement, nos connaissances sont uniquement son ouvrage, que nous ne nous instruisons que d’après ses leçons »44. La nature apparaît ainsi, une nouvelle fois, comme le principe qui nous fait commencer à connaître, avant que nous connaissions volontairement. Il faut faire d’emblée deux remarques à cet égard. Premièrement, dire que « la nature commence tout en nous » et que « nous ne nous instruisions que d’après ses leçons », implique non seulement qu’elle est principe premier, moteur, que c’est elle qui initie les premières actions de nos facultés en vue de connaître mais, et cela est compris implicitement dans cette citation, que c’est elle qui nous fournit nos premières connaissances, au sens où c’est elle qui nous fait d’abord bien connaître. Ce n’est pas seulement qu’elle nous fait avoir nos premières idées, mais c’est bien plus et surtout qu’elle nous fait avoir nos premières connaissances certaines. Ce qu’engendre la nature en nous, ce sont nos premiers processus d’acquisition de connaissances valides. Autrement dit, la nature n’est pas seulement ce qui commence à nous faire connaître, c’est ce qui commence à nous faire bien connaître. Deuxièmement, il faut noter qu’ici, comme dans le texte introductif, il faut comprendre par le fait que la nature nous fait bien connaître, qu’elle nous permet de connaître ce qui est nécessaire à notre conservation. Autrement dit, c’est toujours en vue de notre conservation que la nature nous a disposé de telle sorte que nous puissions former nos premières connaissances. Or, en quoi l’intervention de la nature dans la localisation de nos sensations dans nos organes découle-t-elle de cette vérité féconde ?
26Le raisonnement qui mène au texte précédemment cité apportant la solution de l’artifice de la nature est le suivant : dans la mesure où la première découverte faite par un enfant est celle de son corps, et dans la mesure où nos premières découvertes sont nécessairement le fait de la nature, alors il faut en conclure que « c’est la nature qui (…) lui montre [la découverte de son corps] toute faite ». Or, on ne voit pas comment la nature aurait pu lui faire connaître son corps à travers les sensations comme pures modifications de son âme. Puisque pourtant cette découverte est un fait, et puisque qu’elle ne peut être due qu’à la nature, il faut que la nature ait institué un dispositif tel que l’enfant puisse découvrir son corps. Condillac en arrive ainsi à la thèse de l’artifice de la nature :
- 45 Ibid., p. 254 a-b.
« Le moi d’un enfant, concentré alors dans son âme, ne pourrait jamais regarder les différentes parties de son corps comme autant de parties de lui-même. La nature n’avait donc qu’un moyen de lui faire connaître son corps, et ce moyen était de lui faire apercevoir ses sensations non comme des manières d’être de son âme, mais comme des modifications des organes qui en sont autant de causes occasionnelles. Par-là le moi au lieu d’être concentré dans l’âme, devait s’étendre, se répandre et se répéter en quelque sorte dans toutes les parties du corps »45.
27Il est ainsi nécessaire de supposer que la nature ait fait en sorte que l’enfant se sente dans les parties de son corps où il n’est pas, en sentant ses sensations dans ses organes, et non comme concentrées en lui-même. Sans cela, comme nous le notions précédemment, on ne peut comprendre comment des sensations peuvent nous fournir, par la sensation de solidité, l’idée de l’impénétrabilité et donc des corps. Autrement dit, seule la nature a pu faire faire à l’enfant la découverte de son corps, découverte qui est la première de ses découvertes car la plus nécessaire à sa conservation. Dans la mesure où on ne peut expliquer cette découverte si l’enfant avait senti ses sensations pour ce qu’elles sont, des modifications de l’âme, alors la nature a dû le disposer de telle sorte qu’il les sente dans ses organes. La question qui se pose alors est de savoir en quoi consiste cette disposition et quel est son rapport avec la disposition permettant au plaisir et à la douleur de nous guider dans nos premières connaissances.
- 46 Ibid., p. 254 b.
- 47 Op. cit., AT IX, p. 69.
28Or, là encore, le texte de Condillac fournit une réponse. En effet, ce dernier précise que « cet artifice, par lequel nous croyons nous trouver dans des organes qui ne sont pas nous proprement, a sans doute son fondement dans le mécanisme du corps humain, et sans doute aussi ce mécanisme aura été choisi et ordonné par rapport à la nature de l’âme »46. Autrement dit, le concept de nature recouvre ici le même dispositif que dans le Dessein de cet ouvrage. De la même manière que la nature dans le texte introductif renvoie à la manière dont la disposition de nos organes produit en nous du plaisir et de la douleur, de la même manière ici c’est une certaine disposition du corps qui explique que l’on sente nos sensations dans nos organes. Bien plus, et plus explicitement ici que dans le premier texte, il y a bien un rapport d’ordre qui est présupposé entre le corps et l’âme. Ici encore cet ordre semble au moins en partie finalisé puisque cet ordonnancement entre le corps humain et l’âme se fait en vue de la découverte par l’enfant de son propre corps, découverte qui vise elle-même la conservation. Notons que l’explication de Condillac est ici encore d’inspiration cartésienne. En effet, la nature, telle qu’elle est mobilisée par Descartes dans la sixième méditation, permet de penser non seulement une correspondance entre tel mouvement dans le corps et telle sensation dans l’âme, mais également la localisation de la sensation dans les organes. Comme le manifeste ainsi Descartes, lorsque les nerfs « sont tirés dans le pied, tirent aussi en même temps l’endroit du cerveau d’où ils viennent et auquel ils aboutissent, et y excitent un certain mouvement, que la nature a institué pour faire sentir de la douleur à l’esprit, comme si cette douleur était dans le pied »47.
- 48 Ibid.
- 49 Cette possibilité est selon nous exclue par la distinction réelle des substances explicitement ass (...)
- 50 Cette considération du rôle de la nature dans la constitution de l’extériorité et, par là, du moi, (...)
29Notons que Condillac précise que « quand on connaîtra parfaitement et la nature de l’âme et le mécanisme du corps humain, il est vraisemblable qu’on expliquera facilement, comment le moi, qui n’est que dans l’âme paraît se trouver dans le corps »48. Cette précision pourrait laisser entendre qu’étant en droit explicable, ce dispositif d’ordonnancement entre l’âme et le corps ne constituerait pas un présupposé ontologique non-dérivé de la genèse à partir de la seule sensation. Or il nous semble qu’une telle interprétation pose problème et, ce, à deux niveaux. Premièrement, il faut noter que, quand bien même une connaissance exhaustive de l’âme et du corps permettrait de comprendre comment l’un et l’autre s’ordonnent, cela n’enlèverait rien à la dimension ontologique qu’un tel ordonnancement recouvre. En effet, une telle connaissance ne nous ferait pas comprendre comment l’un dérive de l’autre, et en réalité comment la localisation de la sensation dérive de la disposition des organes49. Elle nous permettrait bien plus de comprendre comment elles s’ordonnent, comment une certaine disposition du corps est cause occasionnelle d’une certaine modalité de la sensation, c’est-à-dire donc quelle correspondance existe entre ce qui se produit dans le corps et ce qui se produit dans l’âme. D’autre part et surtout, quand bien même cet ordonnancement serait connaissable, le fait même que ce dernier joue un rôle de principe dans la connaissance du corps, dans la mesure où c’est bien le moyen par lequel une connaissance de notre corps est possible, et dans la mesure où cet ordonnancement a une fin qui est la conservation, une telle connaissance n’enlèverait rien à la proximité de ce dispositif avec l’institution de la nature cartésienne50. Et en effet, il s’agit bien ici de présupposer un ordre dans l’être de l’homme entre son corps et son âme, ordre qui d’un côté rend possible l’analyse et en est donc le principe, et d’un autre côté peut lui-même être analysé et donc être l’objet de la connaissance. Cette affirmation, bien loin d’aller dans le sens d’une interprétation qui évacuerait la dimension ontologique de la nature, manifeste dans toute sa force la tension inhérente à cette notion, à savoir qu’elle met au principe de la connaissance un dispositif qui ne répond pas au critère condillacien de ce qu’est un principe, à savoir ce qu’on ne peut plus décomposer en éléments plus simples mais qui, au contraire, est ce à partir de quoi on compose des idées plus complexes.
- 51 Traité des animaux, II, chap. 7, p. 370 b. « Dans ces conventions [les conventions concernant ce q (...)
30En somme, le terme de nature signifie ici, comme dans le texte introductif, l’ordonnancement des organes avec les sensations dans l’âme en vue de produire certaines sensations propres au développement des connaissances nécessaires à la conservation. Ainsi, il faut noter que si le rôle de la disposition du corps semblait restreint dans le Dessein de cet ouvrage, à la production du plaisir et de la douleur en tant que motif du développement de nos facultés, il apparaît ici que ce rôle soit plus étendu. Notre corps est disposé non seulement de telle sorte qu’on ait du plaisir et de la douleur, mais de telle sorte à ce qu’on localise nos sensations dans nos organes eux-mêmes. Autrement dit, la disposition du corps semble présupposée non seulement par l’élément affectif de la sensation, mais par la modalité par laquelle elle est sentie et plus précisément par sa localisation. Or le plaisir et la douleur, comme la localisation de la sensation, permettent réciproquement les premiers développements de nos facultés et connaissances, et la constitution de l’idée des corps et de l’extériorité. Comme le manifeste Condillac dans son texte introductif, cette nature nous fournit donc ce qu’il nous faut pour développer les facultés et les connaissances nécessaires à notre conservation. S’il est ainsi exclu de penser que la nature met tout en nous par le moyen d’idées innées, il est néanmoins nécessaire de penser un donné naturel de l’homme, le disposant à développer toutes les connaissances qu’il doit développer. L’assemblage du corps et de l’âme que Dieu nous a donné, nous dispose, et nous détermine dans une certaine mesure, à développer les facultés et les connaissances qui sont les nôtres, jusqu’à la connaissance des lois naturelles de la morale51. Le rôle à accorder à ce donné premier qu’est la nature, au sein de l’entreprise empiriste condillacienne doit ainsi être posé, selon nous, pour lui-même. Il nous semble qu’il trouvera tout son sens dans la perspective de constituer une bonne méthode pour connaître, méthode qui ne consiste jamais qu’à faire à dessein ce que la nature nous a d’abord fait faire malgré nous.
Notes
1 Traité des sensations, Œuvres philosophiques de Condillac, vol. 1, texte établi et présenté par G. Leroy, PUF, 1947.
2 Logique ou les Premiers développements de l’art de penser, Objet de cet ouvrage, OPC II, p. 371. De même dans le Traité des sensations, Condillac manifeste que la statue « analyse donc naturellement : et cela confirme ce que j’ai démontré dans ma logique, que nous apprenons l’analyse de la nature » (II, chap. 8, § 12, OPC I, p. 263).
3 Traité des sensations, II, chap. 4, OPC I, p. 254 a.
4 Logique, ou Les premiers développements de l’art de penser, « Objet de cet ouvrage », OPC II, p. 371 b.
5 Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, p. 56‑57, éd. présentée par M. Hobson et S. Harvey, GF, Paris, 2000.
6 Essai sur l’origine des connaissances humaines, I, section 1, chap. 1, OPC I, p. 6‑8.
7 Ibid., p. 6 a, « Soit que nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusques dans les cieux ; soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-mêmes ; et ce n’est jamais que notre propre pensée que nous apercevons ».
8 C’est ce que manifeste U. Ricken, dans son article « Condillac et le soupçon de matérialisme », dans lequel il retrace les différentes accusations de matérialisme adressées à Condillac au XVIIIe siècle (« Condillac et le soupçon de matérialisme », éd. B. Fink., Être matérialiste à l'âge des Lumières. Hommage offert à Roland Desné, Presses Universitaires de France, 1999, p. 265‑274). Non seulement son nom sera ainsi évoqué dans l’affaire de Prades (1751‑1752), puis à la suite de la publication de De l’esprit d’Helvétius en 1758, mais l’édition de ses Cours d’étude pour l’instruction du prince de Parme sera censurée par les autorités ecclésiastiques de Parme en 1772, accusant sa philosophie d’être matérialiste.
9 Cet article vise donc avant tout à rendre manifeste un problème, dont la résolution appellera d’autres travaux.
10 Traité des sensations, Dessein de cet ouvrage, OPC I, p. 222 a‑b.
11 Ibid., IV, ch. 1, § 1, p. 299 a. C’est ainsi que Condillac caractérise l’état d’un homme qui n’aurait précisément pas de besoins.
12 Ibid., I, chap. 2, p. 228 a.
13 Ibid., IV, chap. 1, § 1, p. 299 b.
14 Op. cit.
15 C’est bien en ce sens que Condillac définira la nature dans la Logique, assignant à la conformation des organes un rôle explicite de principe : « C’est la nature, c’est-à-dire, nos facultés déterminées par nos besoins : car les besoins et les facultés sont proprement ce que nous nommons la nature de chaque animal ; et par là nous ne voulons dire autre chose, sinon qu’un animal est né avec tels besoins et telles facultés. Mais parce que ces besoins et ces facultés dépendent de l’organisation, et varient comme elle, c’est une conséquence que par la nature nous entendions la conformation des organes : et en effet, c’est là ce qu’elle est dans son principe » (La Logique ou les premiers développements de l’art de penser, OPC II, I, chap. 1, p. 373 a).
16 Ibid., IV, chap. 6, § 2, p. 306 b. « L’idée particulière, lorsqu’un objet est présent aux sens, c’est la collection de plusieurs qualités qui se montrent ensemble ».
17 Il ne s’agit pas ici de conclure à l’invalidité pure et simple de la genèse effectuée dans le Traité, mais d’en manifester une tension. Il ne s’agit pas non plus de tendre à une lecture matérialiste de la théorie condillacienne. Cette lecture est parfaitement repérable dans sa réception (en particulier chez Helvétius), mais elle demeure problématique du point de vue d’une lecture interne de sa démarche. A. Charrak montre bien ce dernier point à propos de l’interprétation proposée par S. Auroux dans « Condillac, inventeur d’un nouveau matérialisme », Dix-huitième siècle, 1992 (24) (Empirisme et métaphysique, chap. 2, note 2, p. 52, Vrin, 2003). Cette interprétation va en effet à l’encontre des déclarations explicites de Condillac concernant le dualisme des substances. La compréhension de la notion de nature implique précisément, selon nous, de penser l’assemblage, ou l’union de l’âme et du corps. Il s’agit davantage de se placer dans la continuité de l’interprétation développée par A. Charrak concernant le statut du système des besoins dans l’Essai : « Cette postulation remarquable sur le développement gnoséologique de l’expérience du besoin fournit sans doute l’illustration la plus frappante de la situation que critiquera Hegel, puisque Condillac cherche hors du sujet, dans la nature physique, l’ordre nécessaire et rationnel du développement de l’esprit humain. Cette position externaliste, si elle a le mérite de la cohérence, repose tout de même sur l’idée (probablement métaphysique, en un sens que critique justement Condillac) que la nature peut exercer une forme de législation dans l’organisation des connaissances ». Et plus loin : « Pour analyser les combinaisons naturelles des idées entre elles et proposer ainsi un système bien fondé (pour faire preuve d’esprit systématique et non d’esprit de système), le vrai métaphysicien doit d’abord comprendre que la nature a effectué dans l’âme les premières liaisons, dans les divers niveaux de l’expérience du besoin, qui constituent le moule des opérations ultérieures : “(…) il ne nous arrive jamais de faire une chose avec dessein, qu’autant que nous l’avons déjà faite, sans avoir eu le projet de la faire” — par où Condillac retrouve le schéma malebranchien des jugements naturels, la nature remplaçant Dieu dans les opérations de l’esprit humain » (Ibid., chap. 4, p. 114-115). Il nous semble que cela vaut aussi bien pour le Traité des sensations, et que cela trouve son expression la plus frappante en vue de la constitution de l’art de penser développée dans la Logique, dont la première partie a précisément pour objet de montrer « que l’analyse est une méthode que nous avons apprise de la nature même » (Logique, « Objet de cet ouvrage », p. 371 b).
18 Op. cit.
19 Op. cit.
20 Descartes, Méditations métaphysiques, sixième méditation, AT IX, p. 56‑71.
21 Ibid., AT IX, p. 65. Descartes définit d’abord la nature particulière de chaque être créé comme « la complexion ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données » (AT IX, p. 63). Il distinguera ensuite au sein de cet assemblage les choses qui n’appartiennent qu’à l’esprit seul, celles qui n’appartiennent qu’au corps, et enfin celles qui sont composées de l’esprit et du corps. Cette distinction intervient afin de restreindre ce qu'il entend par « la nature » aux seules choses qui sont composées de l’esprit et du corps, puisqu’il s’agit de s’intéresser à ce que ses sensations et passions lui font connaître des choses matérielles (AT IX, p. 65).
22 Ibid., AT IX, p. 65.
23 Ibid., AT IX, p. 69. « Enfin je remarque que, puisque de tous les mouvements qui se font dans la partie du cerveau dont l’esprit reçoit immédiatement l’impression, chacun ne cause qu’un certain sentiment, on ne peut rien en cela souhaiter ni imaginer de mieux, sinon que ce mouvement fasse ressentir à l’esprit, entre tous les sentiments qu’il est capable de causer, celui qui est le plus propre et le plus ordinairement utile à la conservation du corps humain, lorsqu’il est en pleine santé ».
24 Notons que cette interprétation s’appuie également sur une série d’affirmations explicites de Condillac sur la distinction des substances. On peut penser notamment au premier chapitre de l’Essai (Op. cit.), à la note du Dessein de cet ouvrage du Traité des sensations (Dessein de cet ouvrage, Note 1, p. 222 b), mais également à l’explication des causes physiques de la sensibilité et de la mémoire dans la Logique (Logique, I, chap. 9, OPC p. 387‑392).
25 Ibid., IV, chap. 8, § 4, p. 312 b. À propos du plaisir et de la douleur comme premier mobile de ses facultés : « Voilà la lumière qui éclaire les objets suivant les rapports qu’ils ont à moi : elle répand sur eux différents jours pour me les faire distribuer en différentes classes ; et ceux qui sont soustraits à ses rayons ensevelis dans des ténèbres où je ne puis les découvrir ».
26 La fonction du plaisir et de la douleur est double à cet égard. D’une part ils nous font observer et, plus spécifiquement, analyser : « La statue ne se formera par conséquent les notions de deux objets qu’autant que le plaisir bornera successivement son attention aux différentes perceptions qu’elle en reçoit, et les lui fera remarquer chacun en particulier. Elle juge d’abord de leur chaleur, en ne les considérant qu’à cet égard : elle juge ensuite de leur grandeur, en ne les considérant que sous ce rapport : et parcourant de la sorte toutes les idées qu’elle y remarque, elle forme une suite de jugements, dont elle conserve le souvenir. De-là résulte le jugement total, qu’elle porte de l’un et de l’autre, et qui réunit dans chacun les perceptions qu’elle y a successivement observées. Elle analyse donc naturellement : et cela confirme ce que j’ai démontré dans ma logique, que nous apprenons l’analyse de la nature même » (Ibid., II, chap. 8, § 12, p. 263 a-b). D’autre part, le plaisir et la douleur sanctionnent la validité ou la fausseté du jugement ainsi effectué et nous prescrivent éventuellement de nouvelles observations : « Ainsi, les sens détruisent souvent eux-mêmes les erreurs où ils nous ont fait tomber : c’est que, si une première observation ne répond pas au besoin pour lequel nous l’avons faite, nous sommes avertis par-là que nous avons mal observé, et nous sentons la nécessité d’observer de nouveau. (…) Le plaisir et la douleur, voilà donc nos premiers maîtres : ils nous éclairent, parce qu’ils nous avertissent si nous jugeons bien ou si nous jugeons mal ; et c’est pourquoi, dans l’enfance, nous faisons sans secours des progrès qui paraissent aussi rapides qu’étonnants » (Logique, I, chap. 1, p. 373 b).
27 Op. cit., chap. 4, p. 96.
28 Traité des animaux, OPC I, II, chap. 4. Notons que, selon Condillac lui-même, le Traité des animaux, vise notamment à préciser et développer le Traité des sensations, les deux traités devant être lus ensemble. Il s’agit dans ce chapitre de manifester ce qui rend un langage commun, une communication possible entre les êtres. L’une de ces conditions est de posséder un fonds d’idées commun. Les précisions apportées à la notion de circonstances s’inscrivent dans l’explication de ce qui fait varier ce fonds d’idées.
29 Ibid., p. 360 b. De même un peu plus loin : « C’est donc une suite de l’organisation que les animaux ne soient pas sujets aux mêmes besoins, qu’ils ne se trouvent pas dans les mêmes circonstances, lors même qu’ils sont dans les mêmes lieux, qu’ils n’acquièrent pas les mêmes idées, qu’ils n’aient pas le même langage d’action, et qu’ils se communiquent plus ou moins leurs sentiments, à proportion qu’ils diffèrent plus ou moins à tous ces égards » (Ibid., p. 361 b).
30 Nous suivrons durant tout ce développement la deuxième édition de 1798 du Traité.
31 La totalité de ce chapitre est un ajout de la deuxième édition de 1798 du Traité et vise à préparer les corrections apportées par rapport à la première édition. Là où la constitution de l’idée des corps extérieurs et du corps propre se faisait à partir de la seule expérience du double contact, elle se fait dans la seconde édition par la sensation de solidité.
32 Comme l’a montré L. Guerpillon dans sa thèse non publiée que nous avons pu consulter, les développements de la deuxième partie du Traité sur le toucher visent à manifester comment se constitue l’idée des corps extérieurs à partir du toucher et, partant, l’attribution des qualités senties aux corps, et non pas à prouver l’existence des corps extérieurs, ce qui fait l’objet du chapitre 5 de la quatrième partie du Traité. (La conscience de soi au XVIIIe siècle en France et en Allemagne, II, chap. 3, p. 299-300, Thèse de doctorat soutenue sous la direction d’A. Charrak, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, soutenue le 26/10/2019).
33 Traité des sensations, II, chap. 4, p. 253 b.
34 Nous suivons J.‑C. Bardout lorsqu’il nuance l’abandon du double contact manifesté par G. Le Roy (La Psychologie de Condillac, Paris, Boivin, 1937, p. 143‑145) : « s’il est indéniablement fondé à remarquer qu’on passe d’une problématique du double contact à une preuve par la sensation d’obstacle (elle-même fondée sur l’épreuve de la solidité), nous serions plus nuancés quant à l’abandon du rôle de la notion de double contact dans la constitution du corps comme extérieur, dans la rédaction définitive. » (« Le corps du moi », note 94, p. 550, « Les études philosophiques », PUF, 2017/4, (174)).
35 Traité des sensations, II, chap. 4, p. 254 a.
36 Condillac prend ici l’exemple de l’enfant qui apprend à connaître son corps.
37 Ibid., p. 254 b.
38 Op. cit.
39 Op. cit., « Mais, dira-t-on, les bêtes ont des sensations, et cependant leur âme n’est pas capable des mêmes facultés que celle de l’homme. Cela est vrai, et la lecture de cet ouvrage en rendra la raison sensible. L’organe du tact est en elles moins parfait ; et par conséquent il ne saurait être pour elles la cause occasionnelle de toutes les opérations qui se remarquent en nous. Je dis la cause occasionnelle, parce que les sensations sont les modifications propres de l’âme, et que les organes n’en peuvent être que l’occasion. De-là le philosophe doit conclure, conformément à ce que la foi enseigne, que l’âme des bêtes est d’un ordre essentiellement différent de celle de l’homme. Car serait-il de la sagesse de Dieu qu’un esprit capable de s’élever à des connaissances de toute espèce, de découvrir ses devoirs, de mériter et de démériter, fût assujetti à un corps qui n’occasionnerait en lui que les facultés nécessaires à la conservation de l’animal ? ».
40 Ibid., II, chap. 4, p. 254 a.
41 Comme évoqué en introduction, Condillac ouvre sa Logique, dans L’objet de cet ouvrage, par la manifestation de la soumission de la faculté de penser à des lois déterminées par notre nature, fondant la vérité féconde, pour ne pas dire le principe, selon laquelle nous ne faisons jamais à dessein que ce que l’on a déjà fait malgré nous. Ainsi la manière de régler nos facultés dans la méthode de l’analyse repose-t-elle sur la prise de conscience de la manière dont nos facultés sont réglées par notre nature.
42 Traité des sensations, II, chap. 4, p. 254 a.
43 Ibid., III, chap. 10, § 5, Note 1. Ainsi, le nourrisson commence à connaître en vue de sa survie dès les premiers instants de son existence, dès lors qu’il trouve le sein par le hasard de ses mouvements et qu’il réitère le mouvement qui le lui a déjà fait trouver pour répondre à son besoin de nourriture. Cependant, il doit déjà avoir trouvé le sein sans le vouloir, pour répéter ce mouvement à dessein, c’est-à-dire en vue de trouver de la nourriture.
44 Ibid., II, chap. 4, p. 254 a.
45 Ibid., p. 254 a-b.
46 Ibid., p. 254 b.
47 Op. cit., AT IX, p. 69.
48 Ibid.
49 Cette possibilité est selon nous exclue par la distinction réelle des substances explicitement assumée par Condillac, ainsi que par la compréhension occasionnaliste de leurs rapports. Si l’âme et le corps sont réellement distincts et de nature si différente qu’on ne puisse envisager que le corps agisse directement sur l’âme, alors, à plus forte raison, il est exclu de penser que l’une dérive de l’autre. La localisation de la douleur, comme modalité de l’âme, trouve sans aucun doute sa cause occasionnelle dans l’organisation du corps, mais elle ne saurait en dériver purement et simplement. Comme nous l’évoquerons ensuite, elle s’explique bien plus par la finalité de la conservation. Cette localisation est la manière de sentir la plus propre à assurer la conservation.
50 Cette considération du rôle de la nature dans la constitution de l’extériorité et, par là, du moi, rend problématique selon nous la conclusion à laquelle arrive J.‑C. Bardout, selon laquelle « en fidélité à ses principes méthodologiques initiaux, le Traité ne requiert l’intervention d’aucun principe extrinsèque à la sensation pour faire émerger le moi » (Op. cit, p. 553).
51 Traité des animaux, II, chap. 7, p. 370 b. « Dans ces conventions [les conventions concernant ce qui est permis ou non entre les hommes, constituant le début de la moralité], les hommes ne croiraient voir que leur ouvrage, s’ils n’étaient pas capables de s’élever jusqu’à la divinité : mais ils reconnaissent bientôt leur législateur dans l’être suprême qui, disposant de tout, est le seul dispensateur des biens et des maux. Si c’est par lui qu’ils existent et qu’ils se conservent, ils voient que c’est à lui qu’ils obéissent lorsqu’ils donnent des lois. Ils la trouvent, pour ainsi dire, écrites dans leur nature. En effet, il nous forme pour la société, il nous donne toutes les facultés nécessaires pour découvrir les devoirs du citoyen ».
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Marion GOUGET, « La nature comme principe dans le Traité des sensations de Condillac : des premiers motifs de l’analyse à la constitution des corps », Philonsorbonne, 15 | 2021, 31-50.
Référence électronique
Marion GOUGET, « La nature comme principe dans le Traité des sensations de Condillac : des premiers motifs de l’analyse à la constitution des corps », Philonsorbonne [En ligne], 15 | 2021, mis en ligne le 03 février 2021, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/philonsorbonne/1685 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/philonsorbonne.1685
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