Hodong Kim, Holy War in China: the Muslim rebellion and state in Chinese Central Asia, 1864-1877
Texte intégral
1L’ouvrage de Hodong Kim était attendu tant il est vrai qu’en digne héritage de feu Joseph Fletcher, il constitue une étape indispensable dans les études sino-centre-asiatiques, ce, tant par le thème que par l’érudition déployée à son service. La rébellion musulmane du Turkestan oriental et l’émirat instauré à sa suite par Ya‘qûb Beg entre 1864 et 1877 engagent le temps d’une rupture dans l’histoire de la Chine moderne. Rupture territoriale, commerciale et politique. Les sources ici mobilisées sont nombreuses et variées : des archives administratives chinoises aux rapports militaires russes, des études japonaises aux manuscrits ou lithographies turkis. Ces derniers représentent le cœur de la documentation de Hodong Kim pour la raison qu’ils fournissent, de l’intérieur même des événements, les faits en même temps que les discours, au plus près des acteurs historiques. Car tel est le souci principal de l’historien coréen – restituer le point de vue turkestanais au moment où le Turkestan oriental expérimente une unité et une indépendance reconnues par des Etats étrangers. Qu’il s’agisse d’une première historique comme l’affirme l’auteur (p. xiv), c’est une question délicate dont on reparlera au terme de la présente recension. Et à cette fin, on se permettra de privilégier tout au long de la lecture qui va suivre une problématique politico-religieuse.
2Ordonné en six chapitres, le livre débute par une description de la situation sociale et politique au début des années 1860 (ch. 1). Il est montré qu’en plus des rébellions à répétition secouant toute la région nord-ouest, c’est, de façon plus structurelle, le manque de ressources financières qui affaiblit l’autorité Qing, accroît les abus sur l’impôt et provoque des tensions sans précédent. Dans ce contexte explosif qui implique en première ligne des musulmans chinois (Tungans), l’insurrection, violente, s’étend rapidement et gagne durant l’été 1864 les villes de Kucha, Urumchi, Yarkand, Kashgar, Khotan et Ili (ch. 2). Dans chaque cas, il semble que se soit posé un problème de leadership. Or ce point est tout particulièrement intéressant dans la mesure où on assiste ici à des conflits de légitimité et de pouvoir, non point simplement entre Tungans et Turks, mais plus fondamentalement entre chefs militaires, noblesse locale et autorités religieuses et/ou soufies. Ces dernières, si elles n’obtiennent guère le pouvoir, figurent néanmoins comme des médiateurs incontournables au sein des factions rebelles ou des groupes ethniques, révélant par là même une dimension socio-politique de l’islam dans la région, essentielle à la compréhension de son histoire moderne. Et c’est précisément cette dimension qui incite un rebelle qirghiz à appeler le shaykh soufi naqshbandî Buzurg Khwâja et son général Ya‘qûb Beg à quitter le Ferghana voisin pour soutenir l’insurrection à Yarkand. Telles sont les réalités politique et religieuse de la guerre sainte en Chine (ghazât dar mulk-i chîn). Or Ya‘qûb Beg apparaît comme sa figure paradoxale à plusieurs titres (ch. 3). Personnage entouré d’incertitudes historiques et de légendes rétrospectives, le futur émir du Turkestan oriental gravit les échelons de la hiérarchie militaire dans le khanat de Khoqand, depuis sa régence à Âq Masjid puis celle de Khojand jusqu’à son envoi en Kashgarie par le khân ‘Âlim Qulî. Si son succès est dû à une habileté stratégique indéniable et à certaines circonstances avantageuses lui octroyant la supériorité militaire – comme le montre en détail Hodong Kim – il faut retenir ce geste décisif de Ya‘qûb Beg qui consiste à écarter les deux rivaux que sont Walî Khân et Buzurg Khwâja, c’est-à-dire deux autorités saintes soufies. Le général se fait ainsi seul héros et porte-bannière unique de l’islam insurgé.
3Le ch. 4, consacré à l’Etat musulman fondé par Ya‘qûb Beg, fait l’objet d’un développement plus long et particulièrement éclairant. L’émirat apparaît comme une structure pyramidale avec Ya‘qûb Beg à son sommet. Mais si celui-ci se pose comme l’unique arbitre et décideur quant aux matières importantes, il est entouré d’une cour d’officiels parmi lesquels les mîrzâbâshî (chanceliers) jouent un rôle diplomatique et administratif essentiel (taxation, trésorerie, armée). A un niveau inférieur, le territoire est divisé en plusieurs provinces (wilâyat). Chacune est dirigée par un gouverneur local (hâkim) nommé par Ya‘qûb Beg et chargé de l’administration financière et policière de la région. Néanmoins, le pouvoir judiciaire est assuré par la judicature musulmane classique, qâdî, muftî et ra’îs. Un second aspect important tient à l’établissement d’une armée professionnelle et rigoureusement hiérarchisée. Là encore, l’ouvrage fournit force détails. On doit retenir enfin l’esprit général de l’émirat qui se veut être un régime islamique, garant de la morale religieuse, en rupture avec l’ordre Qing précédent, considéré comme infidèle. La sharî‘a fait ainsi l’objet d’une application stricte ; certains ordres soufis semblent subir des persécutions tandis que de nombreux lieux de culte (mosquées et mausolées de saints essentiellement) sont restaurés ou érigés. L’attitude même de Ya‘qûb Beg manifeste une orthodoxie islamique, sur un modèle qu’on cherche à imposer à chacun.
4Cette forte orientation islamique se retrouve dans la politique internationale de l’émirat telle qu’elle est décrite au ch. 5. Certes les traités signés avec la Grande-Bretagne et la Russie, deux des trois grandes puissances régionales, représentent des ouvertures diplomatiques inédites pour le Turkestan oriental. Mais c’est davantage le monde musulman qui fait horizon lorsqu’en 1865 à Istanbul, siège du Califat, l’émissaire Sayyid Ya‘qûb Khân, demande pour l’émirat de Kashgar le soutien politique et militaire de l’Empire ottoman, et ce, au nom même de l’islam. Il retournera adresser sa requête au sultan ‘Abdülazîz en 1873, en obtenant cette fois satisfaction. Au-delà du réalisme politique d’un Ya‘qûb Beg, on voit dans quelle mesure l’islam constitue, aux confins de la Chine et du Turkestan, une source incontournable de légitimation, de reconnaissance, et éventuellement d’aide matérielle. C’est bien l’unité du monde musulman qu’on invoque, comme une représentation de monde en rupture, opposant ici la Chine infidèle à la terre d’islam. Si cet idéal n’empêche pas la chute de l’émirat de Kashgar et sa réintégration dans l’Empire Qing dès 1877 (ch. 6), il importe néanmoins de saisir la signification historique de ce moment d’unité et d’indépendance du Turkestan oriental.
5Dans une perspective politico-religieuse, ces treize années ne correspondent ni à un moment unique ni à une première expérience. Une continuité existe bien. En effet, durant une séquence similaire, entre 1680 et 1694, le saint soufi Khwâja Âfâq, avec l’appui des Mongols Junggars, avait mis fin à la domination chaghatayide et avait constitué un sultanat en Kashgarie (dâr al-sultanat-i kâshghar) fondé sur les principes de l’islam et du soufisme. Que l’historiographie ait pris l’habitude d’y voir un simple épisode de la dernière suzeraineté junggar ne change rien au fait qu’il s’agit d’une période d’indépendance et d’unité dont avaient pleinement conscience les Etats voisins (khanat de Boukhara, théocratie lamaïque tibétaine et Empire Qing) ainsi que leurs rivaux turkestanais. Ce n’est pas un hasard – c’est même un geste lourd de sens – si Ya‘qûb Beg, au lendemain de la reconnaissance ottomane, organisa une cérémonie d’investiture en ce lieu de mémoire religieuse et politique qu’est le mausolée de Khwâja Âfâq. Pas plus surprenante n’est cette tradition religieuse selon laquelle Ya‘qûb Beg serait enterré dans le cimetière qui jouxte le saint tombeau.
Pour citer cet article
Référence électronique
Alexandre Papas, « Hodong Kim, Holy War in China: the Muslim rebellion and state in Chinese Central Asia, 1864-1877 », Perspectives chinoises [En ligne], 95 | Mai-juin 2006, mis en ligne le 28 mai 2007, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/990
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