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Lectures critiques

Cao Jinqing, China Along the Yellow River. Reflections on rural society

New York, RoutledgeCurzon, 2005, 254 p.
Claude Aubert

Texte intégral

1L’ouvrage est la traduction partielle d’un best seller chinois publié en septembre 20001. Ce livre était alors l’un des tous premiers d’une série d’enquêtes sur la Chine rurale publiées par la suite et qui ont connu un large, et mérité, succès de presse (l’une des dernières étant la célèbre Enquête sur la paysannerie chinoise de Chen Guili et Chun Tao2).

2A la différence de cette dernière, de nature plus journalistique, l’enquête de Cao Jinqing, sociologue et professeur d’université à Shanghai, adopte le profil bas d’un simple journal de route, notant jour par jour, voire heure par heure, ses visites et les propos qui lui ont été rapportés. Les observations ne sont pas triées et les propos fidèlement rapportés. Il se dégage donc de cette enquête une authenticité qui en fait tout le prix.

3La partie traduite est la relation du second séjour fait au Henan par l’auteur de septembre à novembre 1996. Utilisant la filière d’amis et collègues de l’Ecole du Parti de Kaifeng, Cao Jinqing conduit une enquête non officielle qui le conduit à Kaifeng, puis dans des régions déshéritées de cette province traversée par le Fleuve Jaune, Zhumadian, Xinyang et Luoyang. Les observations faites reflètent la situation des campagnes relativement pauvres des provinces de l’intérieur de la Chine, le plus souvent dépourvues d’entreprises rurales.

4Pour autant, les paysans ne se font guère entendre dans cette enquête. L’auteur s’esquive quand une interview faite au bord de la route débouche sur des plaintes qui mettent mal à l’aise les cadres locaux qui l’accompagnent. C’est donc moins une plongée dans les villages qui nous est proposée qu’un périple dans l’univers non moins intéressant de la bureaucratie locale, celle des districts (xian) et surtout des cantons (xiang), où se trouvaient ses contacts et ses informateurs.

5Le tableau fait des campagnes parcourues, vues de la route, ou au travers des chiffres soigneusement notés par l’auteur, n’est pas sans vérité ni même acuité. La topographie des régions traversées, l’aspect des villages, les activités agricoles (semis du blé d’hiver à ce moment de l’année) sont scrupuleusement rapportés. Et les diagnostics faits par notre sociologue rejoignent ceux, bien connus, de ses collègues économistes ruraux. Dans ces villages surpeuplés (un quinzième d’hectare cultivé en moyenne par tête), l’agriculture suffit tout juste à payer les intrants, nourrir la famille et payer les impôts. L’essentiel des revenus monétaires disponibles proviennent des revenus non agricoles des ménages, en l’occurrence les mandats des migrants de ces campagnes dépourvues de petites industries. Et l’auteur d’adopter une approche typologique de la richesse comparée des villages et de leurs habitants fondée sur l’habitat : maisons de pisé pour les plus pauvres, maisons de briques à toit de tuiles pour la moyenne, maisons à étage pour les rares nouveaux riches. Les coûts de construction sont partout soigneusement notés et rapportés aux revenus paysans : seuls les ménages ayant des revenus non agricoles peuvent se payer une maison moderne, l’investissement de toute une vie paysanne.

6Le livre fourmille d’observations et d’anecdotes qui satisferont l’ethnologue ou l’historien. Son intérêt est cependant ailleurs. La majeure partie de son propos est constituée par les entretiens que l’auteur a obtenus auprès d’une multitude de cadres, allant de secrétaires du Parti de villages aux premiers secrétaires de xian, en passant par tous les niveaux de l’administration et la plupart de ses bureaux. L’ouvrage est de ce point de vue répétitif, chaque jour présentant de nouveaux interlocuteurs qui souvent abordent les mêmes sujets. Mais la répétition fait le charme même de l’exercice, chacun des intervenants apportant des opinions, des facettes nouvelles aux problèmes qui peu à peu deviennent plus familiers et complexes à la fois.

7Au cœur des sujets abordés et des problèmes soulevés se trouve la question essentielle de la bonne gouvernance dans les campagnes chinoises. Cette gouvernance est fort mal en point si l’on en juge les situations conflictuelles qui opposent la paysannerie et les administrations locales. Au cœur des doléances et des conflits, et au premier chef des casse-tête des gouvernants, il y a bien sûr le fardeau fiscal des paysans. Les chiffres relevés par l’auteur corroborent d’autres enquêtes soulignant l’ampleur du problème3. De trois à quatre fois plus élevées que le plafond officiellement permis, les charges peuvent atteindre plus de 20 % du revenu net paysan, et parfois même engloutir toutes leurs liquidités.

8Les administrations locales concernées, et principalement celles des cantons, reconnaissent en général les faits, mais essayent de se justifier : l’essentiel des charges leur incombent (salaires des enseignants, etc.) tandis que les profits des activités les plus lucratives sont accaparées par les échelons supérieurs de la bureaucratie. Cao Jinqing pousse cependant plus loin l’enquête, essayant de restituer, par témoignages interposés, la logique même du fonctionnement des administrations. Et c’est tout le système du pouvoir dans les campagnes qui se trouve mis en cause. Un système autoritaire où les instructions des niveaux supérieurs priment sur les réalités du terrain, conduisant parfois à des aberrations désastreuses (cultures forcées de coton ou plantations obligatoires de pommiers, conduisant les paysans à la faillite). Un système irresponsable où s’étale l’impuissance ou la collusion des cadres des cantons dont la carrière dépend de la réalisation des objectifs fixés. Bref, comme le dit l’auteur, un système où le pouvoir appartient aux gouvernants et pas au peuple.

9Un système surtout qui ouvre la voie à une corruption endémique. La lourdeur du fardeau paysan est à la mesure de l’hypertrophie des bureaucraties locales, alors que, dans des campagnes privées d’autres ressources, le chemin de l’administration est le plus sûr qui puisse procurer quelque aisance. Et la compétition est rude pour monter les degrés de la hiérarchie. Les petits privilèges des cadres (pas forcément des plus corrompus) pèsent lourd dans les budgets paysans : repas gratis des cadres du village, la voiture et le logement des cadres supérieurs des cantons. Les grandes dépenses des banquets sont la conséquence même du mode de fonctionnement de cette bureaucratie. Les visites d’inspection sont sans fin dans un système où règles et normes sont ignorées et doivent être sans cesse contrôlées : il faut recevoir dignement les inspecteurs pour faire carrière. Rien d’étonnant à ce que les karaokés et dancings fleurissent dans les hôtels des gouvernements. Dans le même temps, les paysans sont lourdement et brutalement taxés par les amendes les plus diverses (dépassement des quotas de naissance, etc.) qui gonflent les coffres de certains bureaux.

10C’est tout ce monde que l’auteur nous livre sans fioriture. Nouveau Candide au pays des bureaucrates, il s’interroge souvent, se posant des questions faussement naïves sur les raisons et les solutions possibles à de telles situations. Et de ponctuer son enquête de réflexions (voire de conférences qu’on lui demande en maintes occasions) sur la nature du pouvoir en Chine, la perte des repères éthiques, etc. Et le lecteur aussi d’être renvoyé à ses propres interrogations à l’issue de reportages parfois poignants.

11Cao Jinqing n’est pourtant pas sans préjugés, qu’il partage d’ailleurs avec de nombreux intellectuels citadins. A le croire, les paysans chinois demeurent arriérés, enserrés dans les réseaux claniques et familiaux, habitués à des formes de sociabilité incompatibles avec les exigences modernes du marché. Les villageois recherchent des solutions particulières, fondées sur la mise en œuvre de relations personnelles avec cadeaux (ou pots-de-vin), pour résoudre des problèmes qui relèveraient de la justice et d’une organisation collective. Les paysans seraient ainsi tout autant les complices que les victimes des exactions qu’ils ont à subir de la part d’une bureaucratie prédatrice. Voilà qui exonère à bon compte les responsabilités d’un Parti monolithique, qui précisément étouffe toute velléité d’organisation autonome de la paysannerie capable de protéger ses intérêts. De ce point de vue, l’introduction ajoutée à l’ouvrage par Rachel Murphy, une anthropologue qui s’est distinguée par une remarquable étude de l’effet des migrations dans des villages du Jiangxi4, met les choses au point. Elle montre, avec études villageoises à l’appui, que les modes de sociabilité traditionnels ne sont pas forcément des freins à la modernité, et qu’ils sont souvent à la base d’un esprit et d’une capacité à entreprendre bien connus dans le monde chinois.

12Près de dix ans se sont écoulés depuis que Cao Jinqing a mené son enquête. La situation des campagnes, les comportements des administrations locales ont-ils profondément changé pendant cette décennie ? On pourrait en douter à lire les témoignages qui se sont succédés depuis. Pourtant le gouvernement chinois semble avoir pris le « problème rural » à bras le corps en lançant des réformes d’envergure ces dernières années. Celle des administrations vise à réduire de façon drastique le nombre des cadres, voire à fusionner les gouvernements des cantons les plus petits. La réforme fiscale rurale, qui a d’abord consisté à réunir les différentes taxes et frais en un seul impôt agricole, s’est donnée pour but l’abolition pure et simple de cet impôt à l’horizon de l’année 2006 (la perte de revenus des gouvernements locaux étant compensée par des allocations directes du centre et des provinces). A lire l’ouvrage de Cao Jinqing, on ne peut être que sceptique devant l’ampleur du défi que représentent ces réformes. Ne risquent-elles pas simplement de repousser dans l’illégalité les pratiques d’administrations qui n’auront plus les moyens de survivre ? C’est précisément ce que disait un secrétaire de Parti de canton interviewé par l’auteur : incapable d’appliquer les directives imposées par le gouvernement central, comme par exemple le plafond des 5 % du revenu net paysan pour les charges paysannes, il avoue avoir été obligé d’enfreindre la loi, « d’arrêter des gens, de confisquer leur bétail, de démolir leurs maisons et mille autres choses illégales » pour simplement subvenir aux dépenses de son canton. Pour en savoir davantage, il faut donc souhaiter que d’autres enquêtes nous livrent la suite de la passionnante histoire des relations entre paysans et bureaucratie esquissée dans le présent ouvrage.

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Notes

1 Cao Jinging, Huanghe bian de Zhongguo, yi ge xuezhe dui xiangcun shehui de guancha yu sikao, Shanghai, Shanghai wenyi chubanshe, 2000, 772 p.
2 Chen Guili, Chun Tao, Zhongguo nongmin diaocha, Pékin, Renmin wenxue chubanshe, 2004, 460 p.
3 Cf. les enquêtes de Li Changping au Hubei, in Wo xiang zongli shuo shihua (J’ai dit la vérité au Premier ministre), Pékin, Guangming ribao chubanshe, 2002, 366 p.
4 Rachel Murphy, How Migrant Labor is Changing Rural China, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, 286 p.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Claude Aubert, « Cao Jinqing, China Along the Yellow River. Reflections on rural society »Perspectives chinoises [En ligne], 95 | Mai-juin 2006, mis en ligne le 28 mai 2007, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/985

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Claude Aubert

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