Entrepreneuriat familial et succession
Résumé
En Chine continentale, la famille, l’unité sociale de base, retrouve récemment son importance dans les activités économiques. A partir du cas particulier d’une entreprise familiale située dans la province du Zhejiang, cet article revient sur les pratiques en matière de succession à la direction des entreprises. Suite à cette étude de cas, un questionnaire a été élaboré puis soumis à dix-sept entreprises familiales. Les critères retenus par l’entrepreneur dans le choix de son successeur, l’ordre de préférence entre les différents candidats, et la manière de contrôler les risques encourus sont révélés et analysés.
Plan
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1Dans La Main visible des managers, Alfred D. Chandler revient sur l’évolution de l’organisation, et de la gestion de la production et de la distribution aux Etats-Unis depuis la révolution industrielle1. Il soutient que l’entreprise moderne, en tant qu’organisation complexe, s’est substituée aux mécanismes du marché dans la tâche de coordonner les activités économiques et de répartir les ressources. Pour Chandler, théoricien d’un capitalisme de gestionnaires, la main visible des managers a remplacé la main invisible des forces du marché, et l’entreprise moderne se caractérise par la mise en place d’une hiérarchie de cadres salariés chargés de superviser et de coordonner le travail des unités qui sont sous leur autorité. Nombreux sont ceux qui en ont conclu que l’entreprise à capitaux familiaux gérée par ses dirigeants-propriétaires était une forme désuète. Pourtant, au cours des vingt dernières années, ce postulat a été largement remis en question par d’autres auteurs qui reconnaissent le rôle clé des entreprises familiales dans les économies développées. De nombreux travaux2 démontrent l’adaptabilité de cette forme d’organisation. En Chine continentale, l’intérêt pour l’entreprise familiale a d’abord été suscité par les succès des grandes entreprises familiales chinoises caractéristiques des pays d’Asie du Sud-Est3, et ensuite par le développement du secteur chinois privé, dont la majorité des entreprises sont de type familial4.
2L'entreprise familiale ne se caractérise ni par des formes juridiques, ni par une taille spécifique. Certains auteurs retiennent soit le critère de la propriété5, soit celui du contrôle de la gestion6, pour caractériser la nature familiale ou non d'une entreprise ; d’autres définitions retiennent conjointement la propriété et le contrôle7. Récemment une approche dynamique8 définit l’entreprise familiale, qu’il s’agisse d’un simple atelier familial ou d’une grande entreprise cotée en Bourse, par le contrôle réel exercé par la famille fondatrice. Cela n’implique pas nécessairement un contrôle majoritaire du capital ou l’absence de recours à des dirigeants extérieurs à la famille. Son trait distinctif est qu'aucun autre groupe d'actionnaires n'a, face aux actionnaires familiaux, un poids supérieur, et que la nomination du chef d’entreprise dépend exclusivement des actionnaires prépondérants.
3Au-delà de la question de la définition, il est généralement admis qu’une entreprise familiale se caractérise par la superposition d’un système d’entreprise et d’un système familial en une seule et même entité à la fois économique et sociale. L'enchevêtrement de dynamiques familiales et entrepreneuriales met en question l’hypothèse d’un homo economicus dont l’objectif unique serait de maximiser son intérêt individuel. La double identité de l’entrepreneur lie étroitement son activité économique aux intérêts familiaux. En matière de succession, la décision n’est jamais le résultat d’un calcul purement économique, ni un simple problème de transmission du patrimoine familial. Pour mieux saisir les rapports de force existant au sein de l’entreprise familiale, l’analyse doit être basée sur des enquêtes de terrain dans le but d'interpréter le plus fidèlement possible la réalité telle qu'elle est perçue par les individus eux-mêmes. Dans le contexte d’une Chine en transition où la force de l’Etat se mêle aux motivations individuelles, cette méthode permet d’éviter l’erreur qui conduirait à réduire le complexe au simple et de mettre en lumière la richesse de la vie réelle des individus et des organisations9.
4Cet article a donc pour objectif, à travers la question de la succession, d’enrichir la compréhension de la situation actuelle des entreprises familiales chinoises. Dans une première partie, nous présentons une entreprise qui a connu deux successions consécutives au cours des années récentes. Nous en déduisons des questions examinées dans la deuxième partie à la lumière d’informations collectées auprès de dix-sept entreprises familiales de la province du Zhejiang.
Le cas particulier de l’entreprise Zhengyuan
5L’histoire de l’entreprise Zhengyuan est liée étroitement à celle de son fondateur, You Xiaohui, ancien directeur d’une entreprise d’Etat (l’Usine de céramique électronique de Jiaxin) et secrétaire du comité du Parti de cette entreprise. En avril 1993, à l’âge de 61 ans, il prend sa retraite et entame une seconde carrière à Shenzhen. Il emprunte 80 000 yuans et devient représentant de commerce pour une entreprise de bourg et de canton située à Wuxi. En 1994, il crée sa propre entreprise, Zhengyuan, avec un investissement initial de 100 000 yuans, qui produit une pièce utilisée dans la fabrication de téléphones mobiles. L’entreprise est enregistrée auprès du Bureau du commerce et de l’industrie comme une entreprise collective10. Dès le départ et malgré ce statut officiel, Zhengyuan est de facto une entreprise privée possédée et gérée par la famille You. Tous les postes d’encadrement sont occupés par des membres de la famille ou des amis proches. En 1996, Zhengyuan abandonne son statut d’entreprise collective et devient une société anonyme à responsabilité limitée (youxian zeren gongsi) à capitaux privés. En 1999, en application de la loi sur les sociétés de capitaux11, Zhengyuan se restructure et sont mis sur pied un conseil d’administration et un conseil de surveillance. En 2000, elle devient une société par actions (gufen youxian gongsi). En 2001, Zhengyuan ouvre son capital à quatre institutions pour un montant de 19,5 millions de yuans, puis prépare sa demande de cotation en Bourse. En 2002, la société a un capital total de 120 millions de yuans, elle réalise un chiffre d’affaires annuel de 78 millions et un profit de 11 millions. Elle emploie près de mille employés.
La famille du fondateur
6You Xiaohui a créé son entreprise à 61 ans et a abandonné sa gestion directe quatre ans plus tard. Interrogé sur ses ambitions pour Zhengyuan, son premier souhait est que l’entreprise garde une avance technologique sur ses concurrents, qu’elle se développe durablement et qu’elle contribue au développement local. Ces ambitions manifestent que, mise à part la création d’une fortune personnelle et familiale, la réalisation de soi12 occupe une place importante dans sa motivation d’entreprendre. You Xiaohui est l’un de ces entrepreneurs privés qui étaient auparavant cadres dans des entreprises d’Etat. Il appartient aux élites professionnelles qui gagnaient bien leur vie avant de se mettre à leur propre compte et qui créent une entreprise privée dans le secteur même où ils étaient employés comme salariés de l’Etat. Ils se distinguent des entrepreneurs poussés par la pauvreté13 par leur revenu relativement élevé14. Leur expérience professionnelle les différencie des élites administratives qui se lancèrent dans les affaires (xiahai) pour capitaliser leur pouvoir au moment de la transition du système planifié au système de marché15. You Xiaohui appartient donc au groupe d’entrepreneurs privés les plus proches de l’entrepreneur schumpetérien16. Ils ont souvent une stratégie à long terme qui donne la priorité au développement de l’entreprise.

Dans une petite entreprise familiale à Wnzhou. Les petites et moyennes entreprises privées y sont prépondérantes ©Imaginechina
7You Xiaohui a trois enfants : You Yuan (43 ans), son fils aîné, You Qi (41 ans), son fils cadet, et You Qian (34 ans), sa fille. Le premier, diplômé de l’université en 1982, s’est d’abord occupé de la maintenance des équipements dans une entreprise étatique, l’Usine du contrôle électrique de Jiaxin. En 1993, il quitte cette entreprise pour lancer son propre commerce d’équipements électroniques. En 1994, il rejoint Zhengyuan et prend en charge la conception des produits. Cette même année, You Qi entre dans l’entreprise familiale avec pour mission de surveiller l’établissement de l’usine. You Qian, qui travaillait auparavant dans une banque publique, a récemment démissionné afin d’intégrer Zhengyuan. Au moment de notre enquête, You Xiaohui est le président du conseil de surveillance, You Yuan et You Qi sont respectivement président et vice-président du conseil d’administration et You Qian prépare la cotation en Bourse de l’entreprise.
Les deux passations de pouvoir
8Au cours des dix dernières années, l’entreprise Zhengyuan a connu deux successions consécutives. Le premier directeur général de Zhengyuan est You Xiaohui. Le poste de président du conseil d’administration est alors occupé par sa femme. A partir de 1998, You Xiaohui commence à transférer le pouvoir à la deuxième génération en nommant son fils aîné, You Yuan, directeur général et en prenant la présidence du conseil d’administration que lui abandonne sa femme. Le processus de succession se termine en 1999 lorsque You Xiaohui quitte la présidence du conseil d’administration qu’il confie à You Yuan. Cette première succession est le fait du fondateur You Xiaohui qui a décidé d’abandonner la direction directe en raison de son âge et de l’insuffisance de ses connaissances face aux rapides évolutions techniques.
9La deuxième succession a, quant à elle, été rendue nécessaire par la stratégie d’expansion de l’entreprise. En 2001, suite à la modification du statut légal de l’entreprise, qui est devenue une société par actions, le développement de celle-ci la conduit à accepter des « capitaux-risque » pour un montant de 19,5 millions de yuans et à préparer une demande de cotation en Bourse. Afin de se conformer aux critères de la Commission de régulation des titres de Chine (Zhongguo zhengquan jiandu guanli weiyuanhui)17, l’entreprise décide de séparer les fonctions assumées par You Yuan. Pour ce faire, elle recrute à l’extérieur un gestionnaire professionnel M. Cai, qui devient directeur général.
10La première passation de pouvoir résulte de la retraite du chef de l’entreprise en raison de son âge. Si nous considérons que la tâche principale d’une famille gérant une entreprise familiale est de produire des gestionnaires disposant des compétences (connaissances et expérience) nécessaires, l’intervalle entre deux transmissions de pouvoir au sein de la famille est au minimum de vingt-cinq ans dans le cas d’une famille nucléaire. Cet intervalle peut être plus court dans le cas d’une famille étendue qui a la possibilité d’absorber les gendres ou les cousins/cousines dans l’entreprise. La structure de la famille (le nombre d’enfants, la disponibilité et la motivation des successeurs potentiels, etc.) influence donc la fréquence des successions.
11Des éléments extérieurs à l’entreprise entrent également en ligne de compte. L’environnement technologique exige un renouvellement des compétences pour s’adapter aux évolutions sectorielles. L’évolution de la structure du capital peut exposer l’entreprise à de nouveaux actionnaires. Ces éléments peuvent contribuer au renouvellement de la direction de l’entreprise, si elles n’influencent pas directement la désignation du successeur.
12Même après l’arrivée d’un directeur général n’appartenant pas au cercle familial, la famille You détenait toujours, au moment de notre entretien avec You Xiaohui, 53 % des actions, tandis que quatre institutions financières en détenaient 34 % et les autres dirigeants 13 %. L’équipe dirigeante se compose actuellement de onze personnes, dont trois sont issues de la famille You (You Xiaohui et ses deux fils). Trois personnes sont des anciens cadres de l’entreprise qui s’occupent désormais des affaires générales, des finances et de la technologie. Outre le directeur général, trois vice-directeurs ont été recrutés à l’extérieur de l’entreprise ; un poste de conseiller a été confié à un ancien fonctionnaire, qui était auparavant le chef de la commission provinciale des relations économiques et commerciales avec l’étranger (voir graphique 1). Bien que cette évolution volontaire conduise à une diminution du contrôle de la famille fondatrice, la famille You détient toujours la majorité du capital.
Quels critères de choix pour le successeur ?
13Une succession naturelle liée à l’âge des individus est en opposition avec une succession induite par le développement de l’entreprise. Le choix du fils aîné du fondateur contraste avec le recrutement d’un professionnel en dehors de la famille. Une telle évolution manifeste-t-elle un changement radical des critères retenus par You Xiaohui dans le choix de son successeur18 ? Lors de notre entretien, You Xiaohui a décrit en ces termes le profil recherché : une personne compétente disposant d’une expérience professionnelle et d’un large réseau social. Lorsque nous lui demandons d’évaluer les avantages et les inconvénients des différents modes de sélection d’un successeur (voir tableau 2), il estime que l’introduction dans l’entreprise d’un gestionnaire professionnel favorise un renforcement des capacités de gestion et d’innovation ; les inconvénients étant une méconnaissance des vertus morales et des compétences réelles de cette personne. Cependant, si le successeur pressenti est déjà un cadre de l’entreprise, You Xiaohui serait alors plus certain, grâce à une connaissance directe des compétences et des qualités morales de cette personne ; le risque étant de provoquer des conflits et de bloquer l’innovation. Pour lui, le choix d’un parent est une certitude de loyauté et de communication aisée.
14Le problème essentiel de la succession est l’évaluation de la crédibilité du successeur, auquel il est demandé des compétences de gestionnaire, mais également certaines vertus morales et d’agir en fonction de l’intérêt familial. La manière d’évaluer ces qualités est donc importante. Dans le cas de Zhengyuan, You Xiaohui, le fondateur, choisit d’abord son fils aîné, You Yuan. Diplômé d’université et initialement chargé de la conception des produits, celui-ci a participé à la fondation de l’entreprise. Ses compétences sont reconnues par sa famille et les employés. Aux yeux de You Xiaohui, You Yuan répond à ses attentes : capacité de s’engager, loyauté envers les intérêts familiaux et maîtrise des connaissances techniques et de gestion nécessaires. Le lien de parenté n’est pas la raison ultime du choix de You Xiaohui, mais elle lui a permis de l’observer au plus près, de l’évaluer et même de le former. En ce sens, l’existence d’un successeur idéal au sein de la famille est plus la raison que le résultat de la volonté de You Xiaohui de céder le pouvoir seulement quatre ans après la création de l’entreprise.
15Si la première succession est une démarche stratégique élaborée par le fondateur, la deuxième succession est suscitée par des forces extérieures. Suite à son changement de statut en 2000, Zhengyuan accueille de nouveaux investissements extérieurs. La décision d’être coté en Bourse mène You Yuan à séparer les deux fonctions qu’il assume, même si cette distinction n’est pas juridiquement obligatoire. Ce développement inattendu ne permet pas à You Xiaohui d’observer, d’évaluer ou de former aisément un nouveau successeur au sein de la famille. Le besoin de désigner à nouveau un successeur survient à un moment où un potentiel de compétences est indisponible au sein de la famille. You Xiaohui se retrouve donc confronté à un dilemme19 : la désignation d’un parent incompétent menace la survie de l’entreprise, tandis que le recrutement d’un gestionnaire professionnel en dehors de la famille accroît le risque de désappropriation, surtout en l’absence d’un système légal capable d’arbitrer les conflits potentiels. Finalement, You Xiaohui choisit Cai qui a travaillé durant plusieurs années à Hong Kong et qui était auparavant le dirigeant d’une entreprise d’Etat à Shenzhen. Les deux hommes ont fait connaissance en 2000, lors de négociations commerciales, et se sont liés d’amitié. En 2002, Cai démissionne de son entreprise pour des raisons personnelles. You Xiaohui l’invite alors à travailler chez Zhengyuan. Malgré d’autres offres de grandes entreprises, Cai accepte l’invitation de You en raison de leurs bonnes relations. L’expérience professionnelle de Cai dans le secteur atteste de ses compétences, lesquelles sont également confirmées par les observations directes de You Xiaohui dans leurs relations formelles et informelles. Cependant, de même que la filiation n’assurait pas You Yuan de devenir automatiquement le successeur, les compétences professionnelles de Cai ne sont pas suffisantes pour convaincre You Xiaohui de remettre le pouvoir administratif en des mains étrangères. La confiance mutuelle, fruit de relations personnelles suivies, joue un rôle important dans le contrôle du risque de désappropriation et permet à You de résoudre son dilemme de succession. La deuxième succession, bien que réalisée en dehors de la famille, est toujours intuitu personae.
16Ainsi les compétences professionnelles et les qualités personnelles sont complémentaires. Si la confiance dans les capacités d’une personne de bien gérer le patrimoine familial peut être établie sur la base d’informations de seconde main, tels que la réputation, le diplôme et l’expérience professionnelle, les informations sur les qualités personnelles sont plus difficiles à obtenir. L’incertitude engendrée par cette asymétrie informationnelle est, de plus, aggravée lorsque le système juridique n’arrive pas à sanctionner efficacement les comportements opportunistes. En ce sens, la confiance née des relations personnelles détermine largement le choix d’un successeur. Mais l’importance accordée aux relations personnelles ne signifie pas pour autant que l’entrepreneur familial ait une confiance aveugle en ses enfants et une méfiance absolue envers les étrangers. La confiance est un jugement subjectif, mais qui n’échappe pas à la raison. Les critères retenus par You Xiaohui pour choisir tout d’abord You Yuan et ensuite Cai sont de trois types : des compétences, des vertus morales et la promesse d’agir en fonction de l’intérêt familial. Le seul avantage de You Yuan par rapport à Cai est qu’il entretient une relation intime avec son père depuis sa naissance, alors que Cai a dû tisser des relations avec You Xiaohui afin d’établir une confiance mutuelle. La confiance, basée sur une longue fréquentation, signale également la nature dynamique de l’entreprise familiale qui peut accueillir des personnes extérieures à la famille.
17En Chine, le développement d’un secteur privé a moins de vingt ans et la majorité des entreprises privées sont familiales et toujours dirigées par leurs fondateurs. Les deux successions observées dans le cas de l’entreprise Zhengyuan nous amène à formuler les questions suivantes :
18Le recrutement de talents extérieurs à la famille n’est-il qu’une illusion dans le cas de la Chine ?
19La croissance des entreprises va-t-elle conduire à l’ouverture de leur capital et comment cela affectera-t-il les processus de succession ?
20La prise en considération par un entrepreneur familial de la loyauté, de l’esprit d’engagement et des compétences professionnelles de son successeur est-elle un phénomène général ?
21Est-il indispensable pour un gestionnaire recruté hors de la famille d’entretenir des relations personnelles avec les dirigeants de l’entreprise qui le recrute ?
L’enquête
22Pour répondre à ces questions, et en collaboration avec le Centre de recherche sur l’entreprise familiale de l’Université du Zhejiang20, nous avons conduit une enquête auprès d’un échantillon de dix-sept entreprises familiales, entre les mois de juin et septembre 2005. Ces entreprises répondent aux caractéristiques suivantes : les capitaux sont privés ; elles sont de grande taille21 et soucieuses de professionnaliser leur équipe dirigeante ; le chef de l’entreprise a cinquante ou soixante ans environ, afin que la succession soit proche ; il s’agit d’entreprises manufacturières.
23Au cours de l’enquête, nous avons fait deux découvertes inattendues. Nous avons initialement cru que nombre d’entreprises privées, après plus de vingt années de développement, étaient en train de transférer le pouvoir d’une génération à une autre ou avaient déjà connu une passation de pouvoir. Dans les faits, la succession n’est pas, pour la majorité des entreprises privées, une préoccupation essentielle en raison de la jeunesse de l’entreprise et de l’entrepreneur22. Parmi les dix-sept entreprises, seules deux ont changé de gestionnaire principal, neuf n’ont pas été confrontées à la question de la succession, et six n’ont pas donné de réponses. Ainsi, notre enquête, qui prévoyait d’observer des pratiques, ne révèle que des opinions sur la question de la succession. Deuxièmement, nous cherchions tout d’abord à rencontrer vingt grandes entreprises privées d’un même secteur d’activité à Wenzhou, mais la prépondérance des petites et moyennes entreprises privées ne nous a permis que d’identifier treize entreprises sur place, auxquelles nous avons ajouté plus tard quatre entreprises situées aux alentours de Hangzhou (deux à Jiaxin, deux à Tonglu).
24Ces dix-sept entreprises sont au sens strict des entreprises familiales en raison de la présence dominante de la famille fondatrice dans le capital : 44,18 % des actions appartiennent aux directeurs généraux, et 41,94 % des actions sont détenues par les autres membres de la famille fondatrice (voir tableau 3). Le directeur général est l’actionnaire majoritaire dans neuf cas, alors que les autres membres de la famille fondatrice détiennent la majorité du capital dans les huit autres entreprises. Comme le directeur général est, le plus souvent, également à la tête de la famille, les familles fondatrices contrôlent ces entreprises.
25Du point de vue du pouvoir de gestion, les fonctions dirigeantes sont assurées par les fondateurs (40,5 % des cas) et leurs enfants (13,8 %), soit 54,30 % des postes (voir tableau 4). Le contrôle familial sur le plan de la direction est évident même s’il n’exclut pas l’entrée de talents extérieurs (25 % des dirigeants sont des gestionnaires professionnels recrutés de l’extérieur). Les données collectées sur la taille de l’entreprise, mesurée par le capital, le chiffre d’affaires et le nombre d’employés démontrent que ce sont des entreprises de grande taille (voir tableau 5).
Les raisons de la succession
26Au moment de l’enquête, la majorité des entreprises familiales sont encore sous le contrôle du fondateur. 88,2 % des fondateurs ont entre 40 et 50 ans. Le transfert du pouvoir entre générations n’est donc pas une préoccupation majeure. Cependant, 82,4 % des fondateurs (14 sur 17) admettent qu’ils ont déjà commencé à chercher leurs successeurs. Interrogées sur leurs raisons, seules neuf entreprises formulent une réponse (voir tableau 6).
27La principale raison tient au fondateur lui-même. La dégradation de sa condition physique à cause de son âge (28,9 %) est la raison la plus importante, tandis que la reconnaissance des limites de ses compétences face à l’évolution technique est placée au deuxième rang (28,3 %)23. Certains évoquent aussi l’environnement extérieur alors que la croissance ne permet plus au fondateur, malgré ses compétences, de contrôler seul son entreprise. Le manque de capacité de gestion au sein de l’entreprise le force à réfléchir au transfert du pouvoir (5,9 %). Enfin, des investisseurs extérieurs pourraient demander le changement de dirigeant, mais l’influence qu’ils exercent demeure limitée (5,9 %). La raison se trouve peut-être dans la fermeture du capital : les entreprises familiales de l’enquête ont principalement recours à l’autofinancement (90 %) ou au crédit bancaire (69,4 %) pour se financer24. Quelles qu’en soient les raisons25, la fermeture du capital des entreprises de l’enquête et l’impact très limité des investisseurs extérieurs sur le choix du directeur, nous conduisent à considérer que l’entreprise Zhengyuan est un cas très particulier. Sa décision d’être cotée en Bourse doit être appréhendée comme une évolution des préférences personnelles de certains membres de la famille. Autrement dit, le choix de certaines entreprises familiales de devenir plus grandes et plus « modernes » avec l’aide des marchés financiers est davantage le fruit de décisions personnelles particulières qu’une loi du développement des entreprises familiales26.
28Ainsi, la détérioration de la condition physique du fondateur et l’évolution de l’environnement technique sont les deux raisons principales qui provoquent la succession, alors que la pression directe exercée par les investisseurs extérieurs est marginale. Il faut également noter le rôle joué par la seconde génération à cette étape de la succession. A la question « est-ce que vos enfants veulent travailler et progresser dans votre entreprise ? », 76,5 % des fondateurs répondent positivement, mais aucun d’entre eux n'envisage de céder son pouvoir seulement en raison du désir de ses enfants de participer davantage aux affaires.
Les critères de choix d’un successeur
29Bien que le désir des enfants de partager le pouvoir avec leurs parents ne leur permette pas de leur succéder automatiquement au poste de directeur général, 88,2 % des fondateurs souhaitent que leurs enfants puissent travailler au sein de l’entreprise. Cette volonté contradictoire démontre la complexité des critères intervenant dans le choix d’un successeur. Afin de les identifier, des qualités réparties en trois catégories ont été énoncées dans le questionnaire. Nous avons demandé aux fondateurs de les classer par ordre décroissant d’importance, puis calculé respectivement leur niveau d’importance (voir tableau 7) 27.
30La loyauté (50,4 %), l’aptitude au commandement (50 %) et l’esprit d’engagement (43,8 %) sont les qualités les plus appréciées. L’expérience (26,1 %) et une formation universitaire (19,5 %) sont aussi jugées importantes. Par ailleurs, le réseau de contacts professionnels (15,8 %) est mentionné. Si on compare le niveau d’importance des trois catégories, « les traits de caractères » se situent au premier rang (28,8 %), « les aptitudes » suivent (17,5 %), tandis que « les autres qualités » arrivent en dernier (2,6 %). Dans le choix d’un successeur, la qualité morale et les compétences techniques sont les deux critères principaux pris en compte par les fondateurs. Cependant, la moralité semble plus déterminante que les compétences aux yeux de la majorité des fondateurs28.
31L’importance accordée à la loyauté et à la compétence est différenciée en fonction du type de responsabilité assumée. Concernant le poste de directeur général, le plus important dans la gestion quotidienne, des comportements opportunistes sont dommageables aux intérêts de la famille. Quand la loyauté et l’esprit d’engagement du gestionnaire sont les critères les plus importants, la sélection d’un successeur reste toujours subjective, malgré l’aspect objectif de la procédure de sélection qui se base partiellement sur l’évaluation des compétences par le biais de la formation universitaire et de l’expérience acquise. Des constats semblables sont faits dans d’autres parties du monde. Tant dans les pays développés comme le Canada que dans les pays en développement comme l’Inde, la loyauté et l’esprit d’engagement du successeur sont jugés comme étant les qualités les plus importantes par les chefs d’entreprise29.
32Ainsi, le défi que doit relever un dirigeant en exercice est d’évaluer la crédibilité et de contrôler ex poste les aléas moraux. Dans la Chine contemporaine, la confiance institutionnelle30 est jugée insuffisante en raison de la faible force de contrainte du cadre institutionnel. La confiance intuitu personae et la confiance relationnelle31 sont les deux principales formes de confiance que les Chinois établissent dans la vie économique et sociale. Lorsque la structure formelle ne permet pas de générer la « confiance calculable » qui résulte d'un calcul rationnel consistant à prévoir parfaitement le comportement de l'autre du fait des contraintes de la situation, la confiance « ne s’active, se mesure ou ne varie que dans le lien social durable »32. « Le réseau relationnel est le principe d’organisation dans les entreprises chinoises »33.
33La confiance est un processus continu, qui évolue avec les comportements des acteurs, leurs enjeux, leurs pouvoirs, et l’émergence de nouvelles rationalités34. La richesse des informations obtenues par l’employeur est donc fonction de l’intimité personnelle. Le recours aux membres de la famille, en phase de développement de l’entreprise, résulte ainsi d’une « confiance plus forte entre les membres familiaux qu’entre des partenaires commerciaux »35. Le fondateur d’une entreprise familiale dispose de plus d’informations sur les membres de sa famille que sur les employés déjà recrutés et, a fortiori, sur une personne extérieure.
34Le tableau 8 examine les inconvénients et les avantages qu’il y a à choisir un successeur en tenant compte de son degré de proximité. Les entrepreneurs familiaux partagent une vision commune sur les différents moyens de recrutement. Ils estiment que l’avantage principal du recrutement d’un gestionnaire professionnel est de favoriser l’innovation, l’inconvénient se trouve dans l’incertitude de sa loyauté et de son honnêteté. La promotion interne ainsi que le recrutement pour la succession d’un membre de la famille favorisent la continuité de la culture de l’entreprise, et permettent aux fondateurs de réduire le risque moral. Cependant, le recrutement interne peut bloquer les innovations et les réformes nécessaires pour s’adapter à l’évolution technique. La loyauté des parents est reconnue par la plupart des fondateurs comme étant la plus élevée (61,3 %).
35Par conséquent, le successeur idéal aux yeux du fondateur est un parent à la fois motivé et compétent. Cela correspond à notre observation, puisque la majorité des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête expriment explicitement que la meilleure solution est de remettre le pouvoir aux enfants qui ont déjà prouvé leurs compétences professionnelles et leur esprit d’engagement. Les problèmes surviennent lorsque ce candidat idéal est indisponible et lorsque les compétences professionnelles sont la clé du succès pour l’entreprise. Le mécanisme sur lequel les fondateurs s’appuient afin de contrôler l’aspect moral des candidats, si le successeur désigné n’est pas un parent, n’est pas clair. Néanmoins, notre hypothèse, selon laquelle la relation personnelle constituerait un mode informel de contrôle de la fiabilité du successeur, est partiellement justifiée par les résultats des enquêtes menées par d’autres chercheurs. Li Guoqing a par exemple montré que 45 % des directeurs généraux sont des parents (42 %) ou des amis (3 %) du président du conseil d’administration, 25 % sont des cadres recrutés en interne, alors que seulement 16 % sont recrutés directement sur le marché du travail36.
36Au-delà du cas de l’entreprise Zhengyuan, l’enquête conduite révèle que dans les entreprises familiales chinoises, les raisons de la succession, les critères de sélection du successeur et l’ordre de préférence entre les différents candidats sont conformes aux pratiques en vigueur ailleurs dans le monde. Au cours du développement de leur entreprise, les fondateurs n’hésitent pas à confier les postes fonctionnels à des tiers compétents n’appartenant pas au cercle familial. Pourtant, il est à prévoir que la succession au poste de directeur général résulte principalement de la retraite naturelle du chef d’entreprise. Soucieux de préserver son patrimoine, l’entrepreneur, en Chine comme ailleurs, tout en tenant en compte des compétences techniques et des aptitudes en matière de gestion, évalue avant tout l’honnêteté et la loyauté de son successeur potentiel. La confiance, au sens large, est un facteur déterminant. En conséquence, l’entrepreneur préfère désigner un membre compétent de sa parenté.
37C’est quand celui-ci n’est pas disponible au moment de la succession qu’apparaît la particularité du cas de la Chine ; cela ne tient pas à des spécificités culturelles, mais au contexte institutionnel37. Le sous-développement des institutions et la destruction de l’organisation sociale traditionnelle38 limitent le rôle de la confiance institutionnelle dans la coopération économique. La confiance en Chine contemporaine est plutôt générée par des relations personnelles. Les réseaux sociaux sont activés pour contrôler les risques face à l’incertitude39. Le cas de l’entreprise Zhengyuan et les opinions recueillies manifestent le recours de l’entrepreneur à ses réseaux relationnels lors du choix de son successeur. En fonction de l’intimité relationnelle, il cherche tout d’abord ce candidat parmi « les membres de sa famille » (zijiaren), puis parmi « les proches » (zijiren), et recourt en dernier lieu aux « étrangers » (wairen). La souplesse de la définition de zijiren, qui inclut toute personne jugée fiable et partageant des valeurs communes, permet à l’entreprise familiale de sortir du dilemme de la succession et de se développer même en l’absence d’une offre de gestionnaires professionnels. L’enquête n’a pas permis de répondre à toutes les questions posées par le cas de l’entreprise Zhengyuan. Notre échantillon est limité et il reste à savoir s’il peut être représentatif de la majorité des entreprises privées, qui sont en réalité de petite taille. En outre, la succession reste encore une question ouverte et non réalisée dans la plupart des cas. Seules de nouvelles enquêtes fourniront de plus amples réponses.
Notes
Table des illustrations
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Référence électronique
Lin Yue, « Entrepreneuriat familial et succession », Perspectives chinoises [En ligne], 95 | Mai-juin 2006, mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/980
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