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Lectures critiques

Judith Farquar, Appetites : food and sex in postsocialist China (Body, Commodity, Text, Studies of Objectifying Practice), série dirigée par Arjun Appadurai, Jean Comaroff et Judith Farquar

Durham & Londres, Duke University Press, 2002, xii + 341 pp.
André Lévy

Texte intégral

1Professeur d'anthropologie à l'Université de la Caroline du Nord, Judith Farquar s'était jusqu'à présent principalement attachée à des recherches sur la pensée et la pratique médicales dans la Chine contemporaine. Sa première publication, en 1987, s'intitulait, Problems of Knowledge in Contemporary Chinese Medical Discourse1 , l'une des dernières, Market Magic : Getting Rich anf Getting Personal in Medecine after Mao2.

2Appetites s'inscrit dans le même ordre de préoccupations. Il s'agit d'une étude qui ne porte ni sur l'alimentation ou la cuisine chinoises, ni sur le comportement sexuel des Chinois d'aujourd'hui, mais plutôt sur l'idée qu'un certain nombre d'entre eux s'en font. Bien que l'auteur ne s'explique guère sur la portée de la notion de « pratique objectivante », sans doute faut-il comprendre par là la représentation que l'on se fait de ces besoins telle qu'elle apparaît dans la publicité, le cinéma, le roman et au cours de diverses expériences personnelles. L'introduction plaide pour une ethnographie globalisante et non dualiste qui se place sous l'invocation de Marx3 et de Mencius4. Elle insiste sur l'empreinte laissée par l'histoire : l'enquête se donne le but d'exposer « a body totally imprinted by history », autrement dit de révéler les changements d'habitus de la Chine qualifiée de « postsocialiste », celle de la « réforme », selon les mots même de l'auteur, « the shift from Maoist asceticism to capitalist boom in the everyday lives and embodied experiences of contemporary Chuinese urbanite » (p.3). Un but secondaire est d'offrir à cette occasion un modèle de créativité méthodologique : « an increase in and a blurring of the boundaries between the genres of the source material that can serve as an ethnographic text. »

3L'auteur n’a connu la Chine qu'à partir de 1982 (cf. note 21, p. 295), une époque, souligne-t-elle, où le « maoïsme » laissait encore de beaux restes (cf. p. 13-14). Néanmoins, le décalage entre l'expérience vécue et l'histoire idéalisée explique dans une certaine mesure les conclusions de la dernière page de l'enquête : « The jolt that must have accompanied the first glimpse of the new [Lei Feng] posters for those city dwellers was a reminder not only that big capital is taking the place of the state, but that there was a time when the state offered youth, sincerity, and optimism within an altruistic project. With all of its disappointments, this vision promised and for a time delivered healthier bodies, bodies more connected to a coherent collective, bodies that could take pleasure in the ordinary things of a shared life »(p. 291).

4Il est vrai que l'auteur ajoute : « I do not think that Lei Feng's image as offered by the Sanju Corporation would have produced quite such an extreme response in Beijingers in the summer of 2000. But it, too, hailed a remembered, embodied, and therefore far from lost self. There are contemporary Chinese thinkers — Lu Wenfu, Mo Yan, Zhang Jie, and Zhou Xiaowen have been heard from these pages — who wonder whether the reform era can offer any substitute for the simple but undeniable pleasures of socialism… ».

5Certes, comme toute ethnologue qui se respecte, l'auteur se sent soumise à la nécessité de prendre conscience de ses préjugés de nord- américaine et de s'efforcer de sympathiser avec l'objet de son étude, mais comment concilier ces plaisirs avec le tableau des deux décennies de la « revolution (and I for one still find the word appropriate…) » donné pp. 11 et 12, même dans une version quelque peu adoucie (« After several bad droughts and little alteration in the intensification policy, much of the country experienced a disastrous famine. Many died of starvation or associated illnesses, and only a small proportion of the population of the population, mostly highly placed urbanites, escaped periods of great de privation ») ?

6Bref, l'auteur ne semble pas avoir été toujours sensible à la direction de l'ironie des auteurs qu'elle analyse. Porte-t-elle sur la période quasi-contemporaine de réforme ou sur le passé récent d'intégrisme maoïste? Il est permis de s'interroger sur de possibles malentendus sur ce point. L'enquête n'en reste pas moins, dans le détail, pleine de notations intéressantes et considérations provocantes. Elle se divise en deux parties, la première consacrée au manger (eating). Ses trois chapitres portent des titres ben trovato, qui parlent d'eux-mêmes : Medicinal Meals, A Feast for the Mind et Excess and Deficiency. Dans le premier, qui se place sous l'invocation du Cru et du cuit de Claude Lévi-Strauss, l'auteur nous fait part aussi bien de ses connaissances du discours diététique chinois que de ses expériences vécues en ce domaine, tel ce restaurant fréquenté à l'étage uniquement par les hommes et toujours rempli, pour des raisons que l'on devine, ou encore le cas de cette ménagère, convaincue de l'efficacité des asperges pour ce dont elle souffrait, don elle faisait venir à grands frais des conserves et dont elle imposait quotidiennement la consommation à toute sa famille. Le chapitre suivant tire son titre d'une expression ironique utilisée dans le roman de Gu Hua (1942- ) Hibiscus (1981). Son analyse suit celle de La Fille aux cheveux blancs de He Jingzhi et autres dans ses diverses versions à partir des années 40. Celle du Gourmet (1983) de Lu Wenfu (1983) mène au propos du troisième chapitre coiffé d'une citation de Jacques Derrida mettant le « bien manger » en question. C'est alors Mo Yan (1956— ), avec le Clan du sorgho (1986) et surtout Le Pays de l'alcool (1993), qui se trouve le plus souvent mis sur la sellette à propos de l'opposition entre déficience (depletion) et satiété (repletion), famine et abondance. L'aspect médical de l'antinomie est présenté dans un tableau éclairant (p.139). La discussion débouche sur la passion des banquets entraînant aux frais des collectivités des dépenses annuelles estimées à douze milliards de dollars US en 1995 (cf. p.146). Il n'a certes pas échappé à l'auteur, citant également le film Vivre de Zhang Yimu (p.127), que dans ces œuvres plus récentes l'ironie tourne sarcasme.

7La deuxième partie, consacré au désir sexuel (desiring : an ethics of embodiment), s'ouvre sur un préambule consacré à l'analyse d'une nouvelle de Ding Ling (1904-1986), composée vers 1966, mais publiée en 1978, Du Wanxiang, une fille modèle, le pendant de Lei Feng, animée d'une ferveur que l'auteur qualifie de la façon suivante : « This is a world that imagines love and sexuality together in a general and diffuse eroticism oriented first toward the collective » (p.170). Des trois chapitres qui s'en partagent la matière, il suffit de rappeler la moitié des intitulés : Writing the Self, Sexual Science et Ars Erotica. Le premier des chapitres, sous-titré The Romance of the personal prend principalement appui sur la nouvelle de Zhang Jie (1937), Il ne faut pas oublier l'amour, qui fit grand bruit à sa publication en 1980, non pas sur son roman plus connu de 1981 Ailes de plomb, qui, disait-on, volait au secours de Deng Xiaoping. Le chapitre suivant porte sur l'apparition et l'évolution d'une Scientia Sexualis se réclamant de la modernité et d'une relative liberté sexuelle. Il éclaire de façon critique le domaine encore peu connu de la naissante sexologie chinoise. Le discours de ces ouvrages en voie de multiplication y est finement analysé, et les limites des enquêtes sur le comportement sexuel pertinemment dénoncées. Beaucoup trop de « fuzzy spots » interdisent de chercher à établir une quelconque spécificité chinoise. Le dernier chapitre se rapporte aux manuels anciens d'hygiène sexuelle pour la quasi-totalité, retrouvés au Japon dans la première moitié du siècle dernier. A cela se sont ajoutées les découvertes de Mawangdui, qui en font remonter la tradition un demi millénaire plus tôt, un sujet de fierté nationale et, par le biais de cette confirmation d'une avance chinoise, la réhabilitation d'un domaine naguère tabou. Est-ce l'obsession de l'impuissance qui est liée au capitalisme ou bien sa publicité dans une économie libérée (cf. p. 269) ? Il n'est pas contestable que ce soit depuis peu devenu un motif répandu. L'auteur analyse à ce propos le film de Zhou Xiaowen Ermo, une comédie de 1994. Un certain féminisme peut se sentir gagner par la nostalgie d'un monde asexué et se sentir rebuter par ces anciens manuels que l'on a accusé d'être empreints d'une sorte de vampirisme mâle. « I myself do not wish to mine these materials for particular techniques that would add variety to my own or my readers' sexual habits. This is partly because the most obvious form of sexual embodiment encouraged by these texts is quite markedly male…(p.249) », nous confie l'auteur. « Needham insisted that they were not [exploitative of women] because of the ample evidence of sensitivity to women's sexual needs. » (p.281) ajoute-t-elle plus loin en multipliant les mises en garde et en concluant : « The woman of this natural, common sense sexual ethics has not enough distinct presence to put her own preferences on the twenty-first-century agenda ».

8Ces citations montrent que, loin de garder les distances de l'observation dite scientifique, l'ethnologue s'engage dans la matière qu'elle ausculte. On en garde le sentiment d'un impressionnisme parfois brouillon, mais d'une grande richesse dont on ne saurait rendre pleinement compte sans tomber dans une fastidieuse prolixité. La bibliographie est révélatrice (p.323-336) : aucune publication antérieure à 1950. Or, il s'agit de questions dont la profondeur historique va bien en deçà de l'établissement du nouveau régime. La politique de la table rase à certaines périodes demanderait à être réévaluée à tous le moins. A-t-on pris la mesure de ce qui s'était terré sans se laisser enterrer? L'index porte sur les grandes questions plutôt que sur les realia, ce qui est dommage : par exemple rien sur la viande chien dont il est question en maints endroits (notamment p.132 la parodie qu'en tire Mo yan), ou sur le cœur (p. 142, the classic Chinese medical maxim : « too much joy harms the Heart »).

9Bref, un livre à relire pour y retrouver des perles enfouies dans une matière trop riche.

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Notes

1 Social Science and Medecine vol. 24, n° 12, 1013-1021.
2 American Ethnologist 23, n°2, 239-57.
3 Cf. p.7 :”Consciousness can never be anything else than conscious existence, and the existence of men in their actual life-process", cf L'Idéologie allemande.
4Cf. p.1 : 食色性也Appetite for food and sex is nature.
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Pour citer cet article

Référence électronique

André Lévy, « Judith Farquar, Appetites : food and sex in postsocialist China (Body, Commodity, Text, Studies of Objectifying Practice), série dirigée par Arjun Appadurai, Jean Comaroff et Judith Farquar »Perspectives chinoises [En ligne], 76 | mars - avril 2003, mis en ligne le 03 novembre 2006, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/98

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