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Société

Les déplacés des Trois Gorges

Une arrivée discrète dans la capitale économique chinoise
Florence Padovani

Résumé

Parmi les déplacés des Trois Gorges, trois groupes sont arrivés à Shanghai. Originaires de zones rurales de la municipalité de Chongqing, ils ont tous été installés dans la périphérie de la métropole où une maison et des terres leur ont été attribuées. Cet article présente le cas de ceux arrivés sur l’île de Chongming. A travers leur situation, nous mettons en lumière les problèmes auxquels sont confrontés les migrants forcés et les limites de la planification gouvernementale, alors que de nouveaux plans de déplacement de population, tant en zone urbaine que rurale, se multiplient aujourd’hui en Chine.

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Texte intégral

1« Les mouvements de population contemporains ont été pour beaucoup une histoire d’eau », constate Nancy Green1. Le vocabulaire qui décrit les mouvements de population en évoquant les flux, les marées, les courants et les vagues, s’applique au sens propre aux déplacés des Trois Gorges2. Leur destin est lié à l’eau. Ils vivaient près du Yangtsé ou de l’un de ses affluents. Le fleuve jouait un rôle vital, puisqu’il fournissait l’eau indispensable à la vie de tous les jours et à l’irrigation des champs. Il reliait aussi les villages entre eux. Même si le réseau routier s’est développé depuis la fin des années 1990, de nombreux villages restent accessibles uniquement par bateau ou à pied par des sentiers à flanc de colline. Peu de personnes vivent de la pêche, mais certaines travaillent sur les bateaux qui sillonnent le fleuve et la vie s’organise en fonction du fleuve.

2Les résidents concernés en premier par la montée des eaux ont été ceux qui, auparavant, avaient le plus bénéficié des avantages liés au fleuve, notamment ceux qui exploitaient les terres les plus fertiles et qui complétaient leurs revenus avec un petit commerce aux abords de l’embarcadère. Depuis la construction du barrage des Trois Gorges, un immense réservoir s'est formé lentement et le niveau des eaux monte inexorablement3. Les paysans sont expropriés au fur et à mesure, puis relogés selon un plan établi par différents bureaux administratifs.

3Le Conseil des Affaires d’Etat a fixé les grandes lignes des mesures d'expropriation, lesquelles ont été répercutées à l’échelon de la municipalité de Chongqing ainsi qu’à celui de la province du Hubei. Les fonctionnaires locaux ont ensuite été chargés de mettre en application les directives nationales au niveau des préfectures et des bourgs. La mécanique administrative laisse peu de place aux initiatives. Pourtant les cadres, en prise avec la réalité locale sont souvent confrontés à des dilemmes insolubles entre les revendications des déplacés et les ordres venus de la hiérarchie. Ils sont généralement la cible des mécontentements, accusés – à tort ou à raison –de corruption, d’inefficacité, de mauvaise gestion4.

Les migrants qui se plaignent de l’exiguïté de leur nouvelle maison font des travaux d’agrandissement ©Florence Padovani

4Cet article présente la situation des 7 500 migrants arrivés en trois vagues successives à Shanghai. Pour eux, Shanghai est un lieu mythique, une chance inespérée de transformer une vie quotidienne laborieuse en une vie plus facile. Les cadres ont vanté Shanghai aux paysans qui ne la connaissaient que par la télévision. Les heureux élus sont peu nombreux, sur environ deux millions de déplacés5. Même s’il existe un décalage entre la vie shanghaienne rêvée et la réalité, ils s’estiment chanceux. Certains de leurs voisins ou parents sont partis pour d’autres provinces comme le Jiangxi, le Guangdong ou le Shandong où les conditions offertes sont loin d’être satisfaisantes. Nombre de ces derniers sont retournés dans les Trois Gorges ne pouvant s’habituer à leur nouveau cadre de vie, ce qui n’est pas le cas pour ceux relogés à Shanghai.

5Plusieurs éléments ont contribué au choix de cet objet de recherche. D’une part, le cas de Shanghai pour l’accueil de ces populations rurales est intéressant, à cause de l’écart entre la brillante capitale économique et les déplacés arrivant d’une zone pauvre. D’autre part, le gouvernement chinois a présenté l'île de Chongming, au large de Shanghai, comme un modèle, un exemple de déplacement de population réussi. Enfin, comme les trois phases de migrations sont achevées depuis juillet 2004, il est possible de dresser un premier bilan.

6Pour mener à bien cette recherche, nous avons mené des enquêtes dans chacun des dix villages où des migrants des Trois Gorges ont été relogés. Des entretiens non directifs ont été effectués auprès d’une vingtaine de familles. Nous les avons rencontrées à plusieurs reprises pendant trois ans. Par ailleurs, nous nous sommes rendus dans leur village d’origine et avons interrogé les membres des familles restés sur place. Nous avons aussi rencontré certains cadres de Chongming ayant supervisé la sélection puis l’arrivée des migrants. Pour compléter cette démarche, nous avons eu recours aux recherches faites par les collègues chinois. Le sujet étant jugé sensible, de nombreuses données chiffrées sont inaccessibles aux étrangers ; nous ne pouvons donc qu’utiliser celles qu’ils rapportent. Ceci explique le nombre restreint de statistiques auxquelles nous ferons référence.

7A travers l’exemple d’un petit nombre de personnes déplacées, cet article présente les effets socio-politiques de la migration forcée à Shanghai. Nous décrirons d'abord leur parcours initial en regardant d’où ils viennent et comment ils ont été sélectionnés, nous verrons ensuite où ils ont été installés et comment ils s’adaptent à leur nouveau cadre de vie.

Des montagnes des Trois Gorges à la plaine de Shanghai

8Après une semaine de descente du Yangsté en bateau, trois groupes de paysans originaires de la municipalité de Chongqing sont parvenus successivement à Shanghai. La première vague est arrivée en août 2000, la seconde en juillet 2001 et la dernière en juillet 2004. D’autres familles devront être déplacées ultérieurement puisque le niveau maximum du réservoir n’est pas encore atteint6, mais aucune ne sera envoyée à Shanghai. Pour l’administration shanghaienne, l’accueil des migrants des Trois Gorges est terminé depuis juillet 2004.

9Les nouveaux arrivants sont originaires de deux préfectures de la municipalité de Chongqing qui se jouxtent7 : Wanzhou et Yunyang. Bien que voisines géographiquement, leur niveau de développement économique est très différent. On retrouve ces différences dans la manière dont les déplacés se sont comportés après leur relocalisation.

10Wanzhou est, depuis le XIXe siècle, un port important sur le Yangtsé entre Wuhan et Chongqing. Cette préfecture a rapidement développé des activités industrielles et commerciales liées au fleuve. Elle fait partie des zones de développement (kaifa qu) et bénéficie, à ce titre, de facilités financières8. Sa superficie totale est de 3 457 km2. Avant le déplacement de population, Wanzhou avait une population d’environ 1,6 million d'habitants, dont 217 000 ont été relogés soit sur des terres au-dessus de la limite d’inondation, soit hors de la préfecture. 75 % de la population travaille dans le secteur primaire. Le relief de la préfecture est montagneux, avec un point culminant à 1 762 mètres. Les glissements de terrain sont nombreux à la saison des pluies et font chaque année des victimes.

11Yunyang avait une population de 1,25 million d'habitants avant les migrations forcées. Environ 120 000 ont dû soit se déplacer vers des terres situées au-dessus de la limite de montée des eaux, soit quitter la préfecture. La superficie totale de cette préfecture est de 3 640 km2, dont les deux tiers sont des collines ou des petites montagnes (la plus haute culminant à 1 809 mètres). La préfecture est considérée par l’administration chinoise comme en dessous du seuil de pauvreté9. 90 % de la population active de Yunyang travaille dans le secteur primaire. La préfecture est d’autant plus affectée que plusieurs affluents du Yangtsé contribuent à l’inondation des meilleures terres agricoles. Enfin, Yunyang, qui souffrait déjà d’un déficit en terres cultivables, est chaque année victime de glissements de terrain importants pendant la saison des pluies. Ils sont dus en partie au défrichage de nouvelles terres situées en hauteur. Devant l’accélération de ce phénomène, certaines personnes qui devaient déménager sur des terres plus hautes ont été relogées à l’extérieur de la préfecture10. A Yunyang, comme à Wanzhou, l’ampleur des glissements de terrain est alarmante. D’ailleurs, une nouvelle catégorie administrative a été crée pour prendre en compte cette situation, ce sont les « déplacés à cause des glissements de terrain » (huapo yimin). Les habitants concernés restent sur place en attendant que les cadres prennent une décision11. Ils sont considérés comme une sous-catégorie de migrants des Trois Gorges ; cependant, aucun budget n’ayant été prévu, ils ne peuvent qu’attendre que la municipalité reçoive les fonds nécessaires du gouvernement central.

12La différence entre les deux préfectures tient donc au fait que Wanzhou a su s’imposer au cours de l’histoire comme un point de passage entre les deux grandes villes commerciales sur le cours moyen du Yangtsé que sont Chongqing et Wuhan. Depuis lors, elle est au cœur d’un réseau de communication important (avec de nouvelles autoroutes, un aéroport et des activités portuaires). En développant des activités économiques et administratives, elle a pu se moderniser, ce à quoi Yunyang n’est pas parvenu.

13Malgré des écarts importants de développement entre les deux préfectures, les populations qu’elles ont envoyées à Shanghai sont très similaires. Tous cultivaient la terre, l’un des critères de sélection imposés par la municipalité de Shanghai12. D’après les cadres interrogés13, ces familles devaient pouvoir s’adapter rapidement à leur nouveau milieu.

14Les cadres shanghaiens sont venus sur place faire des enquêtes afin de prendre la décision finale. Le certificat de résidence (hukou) revêt ici une importance capitale. Certes, il est communément admis que cette attestation n’a plus aujourd’hui le pouvoir qu’elle avait jusqu’au milieu des années 1980. Cependant, dans des cas aussi importants que le changement définitif de résidence, elle est indispensable. C’est en effet sur la base de ce document que la sélection a été faite.

15La population sélectionnée par la municipalité de Shanghai répondait à quatre critères14 : des familles15 ayant moins de trois enfants ; des personnes au casier judiciaire vierge ; des familles dont à la fois la maison et les champs sont inondés ; des handicapés mentaux ou physiques ainsi que des personnes âgées, à condition qu’il y ait trois adultes dans la force de l’âge (et détenteurs d’un permis de résidence agricole) capables de subvenir à leurs besoins.

16Si l’on peut s’étonner du premier critère dans un pays prônant l’enfant unique, le second et le troisième ne posent pas de problème majeur. Ce n’est pas le du dernier point : de nombreuses personnes âgées et des handicapés se sont trouvés dans des situations insolubles. M. Chen, originaire d’un village de la préfecture de Wanzhou, a emménagé dans une nouvelle maison à Jiading, arrondissement rural au nord de Shanghai. Il vit avec sa femme, sa fille et sa mère. Son beau-frère est handicapé mental et il a dû choisir entre faire venir sa mère ou son beau-frère. Pensant qu’il pourrait facilement régulariser la situation une fois installé à Shanghai, il a confié son beau-frère à des voisins (des parents éloignés). Depuis son arrivée à Jiading en juillet 2004, il n’a cessé de faire des démarches auprès de différentes administrations à Shanghai aussi bien qu’à Wanzhou et même à Pékin, mais elles sont restées vaines.

17M. Tan, amputé d’une jambe pendant la Révolution Culturelle à la suite d’un accident a continué à cultiver les terres familiales à flanc de colline. En 1994, alors que les habitants de son village n’étaient pas encore informés qu’ils seraient concernés par la montée des eaux, M. Tan a changé de hukou. A cette époque en effet, comme les terres manquaient dans son village, les responsables ont proposé de donner à ceux qui rendaient leurs terres à la communauté, une indemnité de 10 000 yuans. Ceci a permis une redistribution des terres au profit des familles les plus pauvres. En acceptant cette transaction, M. Tan a changé de catégorie administrative, il n’est plus considéré comme paysan, il a désormais un permis de résidence non agricole (fei nongye hukou). Certains villageois se trouvant dans la même situation ont pu racheter leur certificat de travailleur agricole en remboursant l’administration, ce qui leur a permis de partir pour Shanghai. M. Tan n’a pas réussi à réunir la somme. Les terres de la famille qui restent (la part de sa femme et de son fils) vont être inondées d’ici la fin de l’année 2006 ainsi que sa maison. Sa femme et son fils – travailleur migrant à Dongguan (province du Guangdong) – ont tous les deux un permis agricole, mais ce n’était pas suffisant pour leur ouvrir les portes de Shanghai.

18Autre exemple, M. Wang, 50 ans. Il est resté célibataire, sans doute parce que, sans terre, il était trop pauvre pour trouver une épouse. Sa maison a été détruite et il a reçu une petite indemnité, mais pour lui, pas question de rêver de s’installer à Shanghai. Il est donc employé agricole dans une famille qui lui fournit le gîte et le couvert.

19A contrario, dans les villages le long du fleuve, on peut voir des maisons situées nettement au-dessus de la limite de la montée des eaux et qui sont en ruines. Celles-ci appartenaient à des villageois qui ont réussi, grâce à leurs relations avec les cadres en charge des migrations, à être inscrits sur la liste des partants pour Shanghai. En montrant les maisons, ceux qui sont restés indiquent avec une certaine amertume qu'ici vivait le cousin d’un responsable haut placé de Wanzhou, que là vivait le beau-frère d’un directeur, etc. On parle à mots couverts de corruption et d’injustice, mais l’opération est achevée et Shanghai n’accepte plus les migrants en provenance des Trois Gorges.

20Il reste ainsi de nombreux cas « hors normes » administratives que les cadres locaux vont devoir gérer avant la prochaine montée des eaux. En ce qui concerne Shanghai, rien n’a été laissé au hasard et l’arrivée des migrants a été bien orchestrée.

La mise en scène du « modèle de migration réussie »

21Shanghai fait partie des onze provinces16 auxquelles le gouvernement central a imposé l’accueil des déplacés des Trois Gorges. Bien que les représentants de Shanghai aient voté contre le projet de barrage17, une fois celui-ci adopté, les autorités locales ont dû s’incliner.

22Entre 2000 et 2004, les nouveaux arrivants, qu’ils soient de Wanzhou ou de Yunyang, ont été répartis dans sept arrondissements ruraux très éloignés du centre mythique de Shanghai : Songjiang, Jiading, Nanhui, Fengxian, Jinshan, Qingpu et l’île de Chongming. Par les transports en commun, il faut au moins deux heures pour se rendre de l’un des sept arrondissements jusqu’au Bund. Pour ceux qui habitent à Chongming, les bus qui traversent l’île sont peu nombreux et les bateaux effectuant la traversée du Huangpu sont chers.

23Un quart des migrants a été relogé à Chongming : 639 personnes en 2000, 540 en 2001 et 300 en 2004. Ils sont répartis à parts égales entre ceux originaires de Wanzhou et de Yunyang. Les autres arrondissements n’ont accueilli qu’une seule vague chacun mais toujours avec un certain pourcentage des deux groupes. Analyser la situation à Chongming permet d’apprécier le processus d’adaptation au cours des cinq dernières années. Par ailleurs, l’île ayant été décrétée « modèle de migration réussie », son observation est d’autant plus intéressante.

24Chongming est une île située dans l’embouchure de la rivière Huangpu. Sa superficie actuelle est de 1 200 km2 ; elle a doublé au cours du dernier demi-siècle sous l’effet de la poldérisation et de l’accumulation d’alluvions charriées par le fleuve. Elle représente un cinquième du territoire de Shanghai. Sa population est d’environ 725 000 habitants, mais une part importante n’est pas « résidente » : tout en gardant le bénéfice d’un certificat de résidence à Chongming, les jeunes sont partis vers le centre-ville pour chercher du travail18. Chongming a été déclarée « zone verte » par le gouvernement qui entend ainsi protéger l’écologie de l’île (où se situe par exemple une réserve d’oiseaux migrateurs). Les Shanghaiens viennent facilement passer un week-end à Chongming, considéré comme l’un des poumons de la ville19. L’industrie étant peu présente, l’air y est moins pollué qu’en centre-ville. Les principales activités sont l’agriculture et la pêche20. Comme dans de nombreuses régions agricoles de Chine, beaucoup de jeunes ont rejoint les zones urbaines pour chercher un travail plus rémunérateur. Ils ont loué leurs terres à des migrants économiques venus principalement des provinces du Sichuan et de l’Anhui, ou bien les ont abandonnées. Quand les migrants forcés sont arrivés depuis Chongqing, ils ont reçu des champs qui leur ont été attribués après redistribution des terres. Il était donc indispensable que les déplacés soient des paysans. Deux types de migrants se retrouvent donc côté à côte à Chongming face à une population locale peu nombreuse et assez indifférente.

25Si Chongming a été érigé en modèle, c’est parce que les cadres ont pu imposer des critères de sélection drastiques et qu’ils ont pris des engagements vis-à-vis des populations déplacées. Au moment de la négociation entre, d'un côté, les cadres de Shanghai et, de l’autre, les représentants des populations de Wanzhou et Yunyang, les premiers ont pris plusieurs engagements :

26Chaque détenteur d’un hukou21 bénéficiera d’un mu de terre (1/15 d’hectare).

27Les familles seront réparties, par deux ou trois, dans les différents villages de l’île. Elles ne seront pas installées à plus de trois kilomètres d’une école et d’un dispensaire.

28Les habitations seront standardisées, auront toutes un étage. Seule la taille (150m2, 180m2 et 200m2) différera en fonction du nombre d’occupants, cinq au maximum. Le prix du mètre carré se situe entre 285 et 550 yuans.

29Un chemin privatif en ciment conduira aux maisons.

30Pour les enfants scolarisés, les deux premières années seront gratuites, ils recevront aussi un cartable neuf.

31Tous les déplacés bénéficieront d’une prise en charge des frais médicaux jusqu’à hauteur de 5 000 yuans.

32Les retraités recevront la même somme que les habitants de Chongming. A partir de 58 ans, ils toucheront 20 yuans par mois puis 75 yuans au-delà de 65 ans. S’ils ont travaillé dans une usine ou l’administration, leur retraite continuera à être gérée par le bureau en charge des migrations de leur préfecture d’origine

33Six de ces sept points constituent indéniablement des mesures positives pour les migrants.La superficie du terrain alloué est supérieure à ce dont ils disposaient dans leur village d’origine (en moyenne six fen - 10 fen font 1 mu). La proximité de l’école et du dispensaire est aussi un grand changement. Dans les Trois Gorges, il est fréquent que les enfants des villages aillent à l’école à pied par de petits sentiers de montagne. Ils doivent effectuer un parcours de plusieurs heures. Aussi, logent-ils sur place, suivent les cours pendant dix jours d’affilée et rentrent ensuite chez eux pendant un jour et demi. Depuis la rentrée des classes 2006, les frais de scolarisation ont été diminués dans les régions pauvres de l’ouest de la Chine22 ; l’avantage offert par Chongming est donc désormais équivalent à celui que les parents auraient eu en restant sur place. Quant au dispensaire, il y en a un dans les bourgs environnants, mais il est situé lui aussi à plusieurs heures de marche des villages. En cas de problème majeur, l’hôpital se trouve au chef-lieu de la préfecture que l’on atteint par bateau ou par bus, lesquels effectuent le trajet une fois par jour. Pour le chemin privatif en ciment, c’est un véritable luxe dans les campagnes où seulement des sentiers en terre permettent de rejoindre les maisons23. La population d’origine de Chongming n’a bien souvent qu’un simple sentier en terre battue qui mène à leur demeure. Le dernier point, relatif à la prise en charge d’une partie des frais médicaux, est très important. Certes, la somme-plafond de 5 000 yuans est vite atteinte en cas d’hospitalisation, mais c’est une amélioration considérable. Dans les campagnes chinoises, il n’y a aucune assistance médicale et les frais médicaux représentent la première cause d’endettement. Si la famille n’est pas assez riche ou si les enfants ne peuvent prendre en charge les dépenses, les paysans ne peuvent pas se faire soigner.

34Si tous les points énoncés représentent indéniablement un progrès pour les migrants, celui concernant les retraites pose problème, mais le plus grave est le manque d’emplois non agricoles. Pourtant, de l’avis des cadres de Chongming, une fois les maisons construites, les migrants installés après une petite fête de bienvenue, le dossier est clos et l'opération est terminée. Ici se situe la limite du modèle shanghaien. Or, pour les migrants, tout ne fait que commencer.

Désintégration des réseaux de sociabilité et marginalisation

35Dans tout processus migratoire, la période d’adaptation est délicate. Les déplacés des Trois Gorges vivent cette situation avec d'autant plus d'acuité qu'aucun retour en arrière n’est possible : leurs terres ont été inondées et les maisons détruites. Leur intégration s’avère difficile pour plusieurs raisons.

36L’attribution d'un mu de terre constitue un progrès important, d’autant plus qu’à la différence de Chongming, le terrain est plat, et qu’il n'y a donc pas de problème pour irriguer, ni de glissements de terrain qui emportent tout sur leur passage à la saison des pluies. Les migrants doivent pratiquer de nouvelles cultures et s’habituer à un nouveau climat, mais d'après les entretiens cela ne leur apparaît pas comme une difficulté insurmontable. En revanche, tous sont unanimes pour dire qu’une fois prélevée la consommation familiale, il ne reste presque rien à vendre. De plus, les légumes vendus sur le marché ne rapportent pas suffisamment pour subvenir aux besoins de la famille. Le terrain est plus grand, mais comment vivre uniquement de sa production agricole ? Enfin, tout leur paraît beaucoup plus cher (par exemple l’électricité, le gaz, l’eau24).

37Certaines familles ont été séparées, certains membres restant dans les Trois Gorges, d’autres partant pour différentes destinations. Pour les cadres locaux, le fait de ne mettre ensemble que trois familles au maximum permet une meilleure intégration dans la société d’accueil, mais cela est vécu comme une entrave aux réseaux d’entraide, si importants25. Isolés les uns des autresn c’est toute la trame de la vie sociale qui est détruite. Il n’y a plus de vie communautaire ni de rituel religieux (importants surtout pour ceux originaires de Yunyang26). Lors des fêtes du Nouvel An 2006, nous avons été frappés par le nombre réduit de convives et par l’ambiance peu festive à Chongming. Symétriquement, ceux qui sont restés dans les villages de Wanzhou se plaignent aussi de la désintégration des réseaux communautaires.

38Quant aux maisons standardisées, elles ne font pas l’unanimité. Elles ne semblent pas beaucoup plaire, la preuve en est que partout les migrants aménagent ici une extension de la maison pour la cuisine27, là une autre aile pour accueillir la famille... Ces travaux se font sans permis, mais, à ce jour, il n’y a pas eu d’amende. Tous déplorent la taille de leur maison actuelle, beaucoup plus petite que celle qu’ils avaient avant, et la mauvaise qualité des matériaux de construction utilisés. En fait, comme ils n’ont pas touché directement d’indemnités, ils n’ont eu aucun choix quant à l’aménagement de leur nouveau cadre de vie. La somme a été versée globalement aux responsables de Chongming qui ont fait construire les maisons. Nombre de migrants se plaignent que les cadres ont prélevé leur dîme au passage. Quand la somme n’était pas suffisante, les migrants ont dû emprunter de l’argent à la banque (sans taux d’intérêt néanmoins). Ils rembourseront quand ils le pourront, mais il n’y a pas eu d’hypothèque, ni sur la maison, ni sur les terres.

39Si le chemin privatif marque une amélioration, il a été payé par les migrants eux-mêmes. Ceux-ci se sont battus pour obtenir leur voie d’accès quand elle n’était pas encore réalisée à leur arrivée.

40La scolarité gratuite des enfants ne dure que deux ans. Il y a déjà eu plusieurs cas d’enfants retirés de l’école parce que les parents ne pouvaient pas assumer les frais. Sur l'ensemble des familles interrogées, ces cas sont rares parce qu'en général les parents font le maximum pour l’éducation de leurs enfants. Ils sont conscients que, sans un bon niveau d’éducation, il sera difficile pour la nouvelle génération de s’intégrer.

41En ce qui concerne les retraites, les problèmes concernent surtout ceux qui attendent un versement en provenance des Trois Gorges. Les transferts de fonds se font par la poste et certains patientent plusieurs mois avant de toucher leur maigre retraite. C’est le cas de M. Tan qui, avec sa femme, en est réduit à ramasser les cartons et les emballages en plastique pour les revendre au poids en fin de journée. M. Tan est âgé de 80 ans et comme tous les migrants, il a reçu un mu de terre, et sa femme également. Cette dernière (75 ans) cultive la terre et part avec son mari le matin pour faire la tournée des villages avoisinants. M. Tan a travaillé plusieurs années dans l’administration de son bourg d’origine puis, quand il a pris sa retraite, il a ouvert une petite boutique près du port. Cela constituait un complément de revenus non négligeable. Maintenant qu’il est installé à Chongming, sa retraite ne lui parvient pas régulièrement et il ne dispose pas de fonds suffisants pour ouvrir un nouveau commerce.

42Trouver du travail sur l’île alors que les migrants ne comprennent pas bien le dialecte local, qu’ils sont isolés et que les cadres locaux se désintéressent de leur sort, se révèle une entreprise malaisée. Marginalisés, il est très difficile pour les migrants d’accéder au marché du travail.

La question de l’emploi

43Un emploi permet d’abord d’assurer la survie matérielle de la famille ; c’est aussi un facteur important d’intégration. La prise en charge par les diverses administrations n’est qu’un élément de l’insertion, le déplacé étant en situation passive par rapport aux institutions qui décident pour lui. En revanche, sur le marché du travail, le déplacé doit être actif, entrer en relation avec la population locale et gagner une certaine reconnaissance sociale. Les relations sont de réciprocité et d’égal à égal

44Sur ce point, la situation est très différente entre Chongming et Jiading. L’économie de Jiading est diversifiée, à la différence de celle de Chongming qui garde sa spécificité agricole. Autant il n’est pas facile de quitter l’île de Chongming, autant les voies d’accès et les moyens de transport sont développés à Jiading. Chongming compte peu d’industries et la population locale elle-même rencontre des difficultés à trouver un emploi. De plus, les migrants volontaires, originaires du Sichuan ou de l’Anhui, occupent déjà les emplois auxquels auraient pu prétendre les déplacés ; ils travaillent sur les peu nombreux chantiers de construction, cultivent les champs de paysans locaux auxquels ils les louent, ou dans les petits ports.… Par ailleurs, il y a très peu d’économie informelle à Chongming.

45Le contraste est saisissant avec Jiading où aucun déplacé ne cultive la terre. Les migrants ont aussi reçu un mu par personne, mais ils l’ont loué à des paysans venus de l’extérieur, souvent du Sichuan ou de l’Anhui. Ils ont juste gardé un petit potager pour la production de piments et de légumes qui ne sont pas cultivés à Shanghai. Les cadres de Jiading ont proposé un emploi à tous les déplacés. C’est souvent un emploi fatiguant et peu attractif, comme manœuvre sur un chantier, gardien de nuit dans une usine, manutentionnaire. Mais les personnes interrogées semblent satisfaites d’avoir un emploi et un salaire régulier.

46M. Tan, 45 ans, est gardien de nuit. Il a trouvé ce travail par lui-même. Les cadres lui avaient proposé un emploi de manutentionnaire, mais il a jugé que c’était trop fatiguant ; il a donc choisi de changer. Avec sa femme, qui travaille à la chaîne dans une usine en faisant les trois huit, ils ont pu faire des économies. En ajoutant le petit loyer que leur versent les ouvriers agricoles, ils ont décidé d’agrandir leur maison en construisant un dortoir pour leurs locataires et deux chambres indépendantes pour les couples. M. Tan non plus n’a pas demandé d’autorisation pour entreprendre ces travaux d’extension. Les chambres sont louées 120 yuans par mois et le lit en dortoir 80 yuans. M. Tan se déclare satisfait de sa situation, bien meilleure que celle qu’il avait auparavant.

47La réussite de M. Tan, comme celle de ses voisins, attire un nouveau flux migratoire venant de leur village natal. Il s’agit en majorité de jeunes hommes qui viennent eux aussi tenter leur chance à Shanghai. Avoir de la famille sur place est une aide précieuse pour trouver du travail. Ainsi, en octobre 2005, un jeune cousin de M. Tan venait d’arriver. Les démarches étaient déjà entreprises pour qu’il soit embauché lui aussi comme gardien de nuit. Bien entendu, le cousin ne pourra pas obtenir la carte de résident et restera dans une situation précaire, mais cela ne semble pas l’affecter. A 22 ans, il a déjà fait le tour de la Chine. Il fait un essai à Jiading puisque son oncle est là et qu’il bénéficie du logement gratuit mais, d’ores et déjà, il sait qu’il ne restera pas. D’après lui la province du Guangdong, et particulièrement Dongguan, offre des possibilités plus intéressantes ainsi que des salaires bien plus attractifs.

48A Chongming, la situation est bien différente, il n’est pas question pour les déplacés de louer leurs champs et de trouver du travail sur l’île. Dans leurs domaines de compétence, ils se livrent à une dure concurrence avec les migrants du Sichuan et de l’Anhui, installés depuis plusieurs années. Le fait d’avoir un nouveau hukou et d’être considérés administrativement comme des Shanghaiens ne les avantage pas pour trouver du travail. Ils ne peuvent pas non plus avoir accès aux emplois demandant un niveau d’études supérieur au collège. Enfin, tous se plaignent des problèmes de communication : chacun parlant dans un dialecte différent, il n’est pas facile de se comprendre28. Aussi, la seule solution pour faire vivre la famille est qu’un membre parte trouver du travail à l’extérieur de l’île. D’après les cadres locaux, dès la première année, la majorité des jeunes hommes entre 17 et 30 ans est partie. Dans les maisons visitées, il y a surtout des personnes âgées, des enfants et des couples de plus de 40 ans, une situation similaire à celle que l’on rencontre dans le reste de la Chine rurale. Ces derniers disent qu’après 40 ans, ils sont trop vieux pour rivaliser avec les plus jeunes pour les travaux nécessitant une bonne force physique. On les voit donc déambuler à longueur de journée sans tâche précise à accomplir. Ceux qui partent ne cherchent pas de travail à Shanghai, mais retournent plutôt dans des villes où ils avaient travaillé précédemment. Pour eux, qu’ils soient domiciliés dans les Trois Gorges ou à Chongming ne fait pas une grande différence puisqu’ils doivent, dans un cas comme dans l’autre, aller gagner leur vie à l’extérieur pour faire vivre les autres membres de leur famille.

1. Niveau d’éducation à Chongming

1. Niveau d’éducation à Chongming

2. Activités des migrants des Trois Gorges avant et après leur arrivée à Chongming

2. Activités des migrants des Trois Gorges avant et après leur arrivée à Chongming

49Les déplacés rencontrent des difficultés, dans une situation très compétitive, parce qu’ils n’ont pas un meilleur niveau d’éducation qui pourrait jouer en leur faveur. Si l’on compare le niveau des habitants de Chongming avec celui des migrants, de grandes similarités apparaissent (tableau 1). De nombreuses personnes originaires des Trois Gorges ont un niveau d’étude assez bas – 42,3 % sont au plus diplômés de l’école primaire, contre 32,6 % pour les habitants de Chongming. Il s’agit en général de personnes qui ont plus de 40 ans. Les jeunes tendent aujourd’hui à poursuivre plus longtemps leur scolarité, toutefois la majorité s’arrête au niveau du lycée quelle que soit leur origine ; ils sont 37,4 % parmi les migrants des Trois Gorges et 38,1 % parmi les locaux. En fait, ils cessent leur scolarité dès que celle-ci n’est plus obligatoire. Ils sont un peu plus nombreux à Chongming à avoir poursuivi au lycée, 13,4 % contre 4,6 % dans les Trois Gorges. Le niveau d’étude des migrants ne les rend donc pas compétitifs sur le marché du travail local. En revanche, ceux qui habitent à Jiading et qui ont un niveau d’étude comparable sont avantagés par le fait qu’ils peuvent prendre les emplois que les locaux ne veulent pas exercer. Ceux-ci se réservant les postes demandant un niveau d’études plus élevé. D’autre part, Jiading fait partie de ces arrondissements en rapide développement et de nombreuses industries y sont installées ; la concurrence sur le marché du travail est donc beaucoup moins rude.

50Par ailleurs, le niveau d’éducation a une incidence visible sur la profession exercée comme le montre le tableau 2 qui établit une comparaison entre les activités exercées avant et après la migration. On constate une diminution du nombre de personnes exerçant un emploi non agricole (de 228 à 171), avec en parallèle, une nette augmentation du nombre de celles qui se consacrent aux travaux agricoles (154 avant et 222 après). Les personnes employées dans des activités non agricoles avaient soit déjà quitté leur village d’origine pour gagner leur vie à l’extérieur, soit recours à l’économie informelle, grâce à des réseaux d’entraide aujourd’hui disparus.

Quelques cas de réussite – l’expérience d’une précédente migration

51La première chose que les migrants arrivant à Chongming demandent est un emploi. Ainsi, M. Wang, 50 ans, est très revendicatif. Il a peiné toute sa vie, soit dans les champs, soit dans les usines du Guangdong. Installé à Chongming, il a du mal à faire vivre sa famille, sa femme et son petit-fils, car son fils et sa belle-fille sont partis. « Le gouvernement a pris les décisions alors il n’y a pas grand-chose à faire. On n’a pas choisi de partir, mais il n’y avait pas d’autre solution. Cependant, le gouvernement doit maintenant prendre soin de nous, ce n’est que justice. S’ils savaient [les autorités de Pékin] ce qui se passe ici, ils nous aideraient »29. M. Wang et les autres migrants demandent aux autorités locales de les aider à trouver du travail. Ils reprochent à celles-ci d’avoir considéré que l’opération était achevée une fois qu’ils ont été débarqués du bateau, sans qu’il n’y ait eu aucun suivi de leur situation. Ils ont été livrés à eux-mêmes et au bon vouloir de leurs voisins, qui ont souvent pallié les manques, en les aidant à s’adapter aux nouvelles cultures par exemple.

52Ceux qui ont réussi à s’intégrer à leur nouvel environnement sont ceux qui avaient un petit capital ou qui ont réussi à emprunter suffisamment d'argent pour monter leur propre commerce. M. et Mme Huang, par exemple, ont ouvert une petite boucherie. Ni l’un ni l’autre n’avaient l’expérience de ce métier, mais tous les deux ont travaillé au chef-lieu de la préfecture de Wanzhou. Elle était serveuse dans un restaurant et a ensuite créé sa propre cantine, lui a travaillé sur les chantiers avant d’aider sa femme. En arrivant à Chongming, ils ont ouvert un petit restaurant mais sans succès, alors ils ont tenté leur chance en tant que bouchers et leur persévérance fut récompensée. Un autre exemple de succès est le cas de M. Zhang qui a été décorateur d’intérieur pendant plus de sept ans à Zhuhai, Zone économique spéciale située à la frontière avec Macao. Il avait sa propre entreprise, mais a dû la vendre et rentrer au village pour faire partie du groupe de migrants envoyés à Chongming. Il a tout de suite remarqué que la décoration d’intérieur n’était pas un marché porteur, l’île n’a pas suffisamment de clients potentiels pour ce commerce. Il a donc choisi de démarrer un élevage de porcs et aujourd’hui il en possède une cinquantaine. A la question de savoir s’il regrette son commerce à Zhuhai, il répond que la vie est différente, qu'il a moins de soucis qu’en tant que patron. Maintenant avec l’élevage, il peut vivre assez confortablement. Par ailleurs, sa famille proche – son père, ses deux frères et une sœur – est réunie à Chongming. Son fils, quant à lui, est parti travailler à Zhuhai et, avec sa femme, il élève son petit-fils.

53On pourrait citer d’autres exemples de couples qui réussissent à s’intégrer en trouvant du travail, grâce à une démarche volontaire de leur part. Ceux qui font preuve d'une attitude attentiste ont du mal à survivre. Par ailleurs, toutes les personnes interrogées avaient eu une expérience plus ou moins longue de migrant économique leur permettant de mettre à profit l’expérience acquise hors du village. Ceux qui n’étaient jamais sortis de leur village ont beaucoup plus de mal à s’habituer au nouveau contexte. Ils ont souvent peur de prendre des initiatives et dépendent du bon vouloir des cadres locaux.

54Malgré ces difficultés, tous considèrent que c’est une chance pour leurs enfants d’être à Shanghai. Les parents mettent leurs espoirs dans les études de leurs enfants. Comme souvent dans le cas d’immigrés, la seconde génération porte les attentes de la première et l’école constitue l’élément le plus important pour réussir l’intégration. Si les jeunes gens interrogés disent qu’ils restent à part et partagent plus facilement les activités des autres enfants de migrants, ils s’adaptent malgré tout au nouveau rythme d’enseignement. Eux aussi se plaignent que certains enseignants utilisent le dialecte local et non le mandarin, ce qui les handicape. Leurs professeurs considèrent que leur niveau est moins élevé que celui des enfants de Chongming, mais que cela ne leur pose pas de problème majeur pour suivre les cours. Leur point faible est l’anglais parce qu'ils n'ont commencé l’apprentissage qu’au niveau du collège, alors qu’à Chongming les enfants débutent dès le primaire. Ils suivent tous des cours de rattrapage scolaire en fin de semaine. Chez eux, ils continuent d’utiliser le dialecte de Chongqing, mais à l’école ils parlent le mandarin émaillé d’expressions en dialecte de Chongming. Si pour les parents, la situation reste difficile, gageons que, dans peu de temps, les enfants seront intégrés dans leur nouvel environnement.

M. et Mme Huang ont réussi à s’intégrer en ouvrant une petite boucherie ©Florence Padovani

55Les trois vagues de migrants des Trois Gorges arrivés à Shanghai étaient certes le fait d'une décision sur laquelle les individus n’avaient pas prise mais également d'un consentement tacite de leur part. D’un côté, le gouvernement central ne leur a pas laissé le choix quant à la destination, mais de l’autre, le mirage du développement économique de Shanghai ne pouvait que les séduire. Aller s’installer à Shanghai était beaucoup plus alléchant que de se voir imposer une nouvelle vie dans une province pauvre. Ceux qui sont partis pour Shanghai se considèrent donc comme privilégiés. La situation à leur arrivée était pourtant très différente de celle qu’ils avaient imaginée, mais certains ont eu plus de chance que d’autres.

56L’un des principes de base adopté par le gouvernement chinois est que les déplacés doivent obtenir un niveau de vie supérieur à celui qu’ils avaient auparavant, suivant en cela les recommandations de la Banque mondiale30. Les déplacements doivent permettre aux personnes concernées, vivant souvent dans des conditions très modestes, de sortir de la pauvreté. Pour ce qui est des migrants relogés à Shanghai, les résultats sont contrastés. Dans l’île de Chongming, le bilan reste en dessous des objectifs affichés. L’île, tant vantée par l’administration, se révèle être un environnement peu favorable aux nouveaux arrivants.

57A bien des égards, leur situation matérielle s’est améliorée : ils ont l’eau courante, l’électricité, une salle de bains, des toilettes. Ils ont aussi un accès facile à des services de santé et d’éducation. Malgré tout, ces éléments ne sont pas suffisants pour créer un milieu favorable à leur intégration31. Plusieurs facteurs non matériels freinent une intégration harmonieuse : la dislocation des réseaux d’entraide, les problèmes de communication avec les locaux et la difficulté de trouver un emploi non agricole. Les migrants de Chongming sont pour la plupart encore en phase d’adaptation. En revanche, les personnes qui ont été relogées dans d’autres arrondissements ruraux comme Jiading ont vu leurs revenus augmenter et leur situation économique s’améliorer. Aujourd’hui, on peut parler d’assimilation en ce qui concerne les migrants de Jiading. L’accès à l’emploi est l’élément principal de cette intégration.

58Pour l’administration, Chongming représente un modèle car les travaux préparatoires et le processus de déplacement des populations se sont effectués sans heurt. Le quota fixé par le gouvernement central a été rempli et toutes les personnes installées à Shanghai ont été pourvues de terres, de sorte que le contrat a été respecté. Que l’opération soit considérée comme un modèle de réussite laisse songeur et donne à penser que les déplacements vers d’autres destinations se sont déroulés dans de très mauvaises conditions. L’action de l’administration locale une fois achevée, il revient maintenant aux migrants d'être inventifs et de trouver de nouveaux moyens pour subvenir à leurs besoins. Comme dans le cas des déplacements de population effectués précédemment, il n’y a pas de suivi après la migration ; or c’est sûrement la phase la plus traumatisante pour ces personnes qui se retrouvent en milieu inconnu. Non seulement elles n’ont pas eu la possibilité de s’exprimer avant que l’administration ne prenne une décision les concernant mais, après coup, elles n’ont pas davantage le moyen de faire entendre leurs voix. Le cas présenté dans cet article peut certes paraître restreint au regard des deux millions de personnes déplacées suite aux travaux du barrage des Trois Gorges, mais il donne un aperçu des contraintes, des enjeux, ainsi que des espoirs que le déplacement suscite. En tout état de cause, il apparaît clairement que, quelles que soient les conditions qu'elle peut leur offrir, Shanghai exerce sur tous les migrants une attraction extrêmement forte et suscite des espoirs pour l'avenir des jeunes générations.

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Notes

1 Nancy Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, p. 1.
2 Pour une étude de l’histoire du barrage, voir Thierry Sanjuan et Rémi Berreau, « Le barrage des Trois Gorges – entre pouvoir d’Etat, gigantisme technique et incidences régionales », Hérodote, n° 102, 2001, pp. 19-56, et Florence Padovani, « Les effets sociopolitiques des migrations forcées en Chine liées aux grands travaux hydrauliques – l’exemple du barrage des Trois Gorges », Les Etudes du CERI, n° 103, avril 2004.
3 Le niveau maximum ne sera atteint qu’en 2008, ce qui signifie que les derniers déplacés seront évacués plus de quinze ans après les premiers. Le 28 mai 1995 a eu lieu la première vague de migrations forcées.
4 Cela les rend d’autant plus inquiets quand un chercheur étranger arrive dans leur circonscription pour mener une enquête.
5 Le chiffre officiel, qui a été revu à la hausse plusieurs fois depuis le début des travaux en 1992, est d’un million. Voir par exemple le site officiel en anglais des Trois Gorges, www.3g.gov.cn/english/index.asp. Les Organisations non gouvernementales (ONG) internationales, comme Probe International, avancent le chiffre de deux millions (www.threegorgesprobe.org). Il est impossible de connaître le chiffre exact tant que le processus migratoire n’est pas achevé.
6 Il est prévu que les migrations liées à la montée progressive des eaux se déroulent en quatre phases : 1993-1997, 1998-2003, 2004-2006 et 2007-2009. D’après certaines déclarations de responsables nationaux, la dernière phase devrait être réduite et tout devrait être terminé en 2008.
7 Depuis mars 1997, Chongqing est séparée de la province du Sichuan et élevée au rang de municipalité autonome au même titre que Pékin, Tianjin et Shanghai. Toutefois, elle est surdimensionnée puisqu’elle s’étend sur 82 000 km2 et compte 32,5 millions d’habitants. A titre de comparaison, Pékin a une superficie de 16 800 km2 pour 13,8 millions d’habitants, Tianjin 11 300 km2 pour 10,4 millions d’habitants et Shanghai 6 340 km2 pour 13,2 millions d’habitants.
8 Afin d’attirer des entreprises chinoises et étrangères, le gouvernement de Wanzhou propose des exonérations fiscales, des prêts à tarifs préférentiels, des terrains, etc.
9 Moins de 635 yuans par an. A titre de comparaison la norme adoptée par la Banque mondiale est de 7,5 dollars américains par jour.
10 En 2001, un règlement a été adopté concernant le réservoir des Trois Gorges dont l’article 25 spécifie qu’il est formellement interdit de s’installer ou de cultiver des terres sur des pentes de 25 % et plus (Changjiang sanxia gongcheng jianshe tiaoli). Ceci a obligé les responsables locaux à organiser le déplacement hors de la préfecture d’un nombre plus important de personnes que prévu, mais sans augmentation du budget.
11 D’après les personnes interrogées sur place, le phénomène s’intensifie et les sols semblent être devenus plus instables à cause de la montée des eaux.
12 A ma connaissance, le gouvernement de Shanghai est le seul a avoir pu imposer des conditions de sélection aussi drastiques.
13 Entretiens avec les cadres de Chongming en charge des migrations (mai 2005).
14 Liu Zhongqi, Xie Jie, Qiu Jue, Li Zhenya, « Sanxia nongcun waiqian yimin de shiyin yu ronghe – dui Shanghai Chongming Sanxia yimin de ruogan diaocha yu sicao » (Adaptation et assimilation des paysans déplacés des Trois Gorges – enquête et réflexion sur un certain nombre de migrants des Trois Gorges installés à Chongming), Xibei renkou, n° 6, 2004, pp. 16-19.
15 Il s’agit ici de la famille nucléaire, un couple et ses enfants. La famille au sens large (plusieurs générations ou clan) n’est pas prise en compte par les cadres, ce qui fait éclater les réseaux d’entraide familiale.
16 Il s’agit des provinces suivantes : Hubei, Sichuan, Anhui, Jiangsu, Zhejiang, Shanghai, Shandong, Hainan, Hunan, Jiangxi, Fujian et Guangdong.
17 En avril 1992, lors du 5e plénum du VIIe congrès, le projet de construction du barrage des Trois Gorges a été adopté par 1 767 voix pour, 177 contre et 644 abstentions.
18 De nombreux chauffeurs de taxi (spécialement de la compagnie Dazhong) viennent de Chongming.
19 L’île est aussi connue des Shanghaiens pour ses « Ecoles du 5 mai » où certains jeunes instruits ont été envoyés pour être rééduqués pendant la Révolution culturelle. On peut encore voir des bâtiments vétustes où vivent actuellement des travailleurs agricoles venus d’autres provinces.
20 Lors de l’exposition universelle qui se tiendra à Shanghai en 2010, il est prévu que la partie consacrée à l’agriculture soit organisée sur l’île de Chongming.
21 C’est-à-dire que seuls les adultes reçoivent des terres, les enfants mineurs ne sont pas concernés.
22 Les frais de scolarité sont entièrement pris en charge par le gouvernement. Comme les enfants logent sur place, les dépenses afférentes restent constantes. C’est un budget conséquent pour les familles pauvres.
23 Pour l’enquêteur c’est un moyen infaillible de trouver les maisons des déplacés.
24 Dans les villages de Wanzhou, on fait la cuisine dans un grand fourneau alimenté par du bois que l’on va ramasser sur les collines voisines. Quant à l’eau, soit il y a un puits, soit on la prend dans le fleuve ; dans les deux cas, elle est gratuite.
25 D’après M. Wang, responsable des déplacés au nord-ouest de l’île, les cadres voulaient aussi éviter que les familles se regroupent et se mobilisent pour revendiquer. Dans d’autres provinces, ce type de problème s'est produit. Forts de cette expérience, les cadres ont voulu fondre le plus possible les migrants dans le reste de la population.
26 Voir l’article de Katiana Le Mentec, « Barrage des Trois Gorges : les cultes et le patrimoine au cœur des enjeux », Perspectives chinoises, n° 94, mars-avril 2006, pp. 2-12.
27 La cuisine doit être un espace à part. Ce qui, à l’origine, avait été conçu par l’administration comme une cuisine, est reconverti en chambre ou en débarras et une annexe, même de fortune, est souvent construite à côté de la maison.
28 Les migrants des Trois Gorges parlent un dialecte proche du sichuanais, tandis que les habitants de Chongming utilisent une forme de shanghaien. Les uns et les autres tentent de se comprendre en utilisant le mandarin, mais avec des accents très prononcés qui rendent les interactions difficiles.
29 Entretien à Chongming, février 2005.
30 Voir Michael Cernea, Impoverishment Risks and Reconstruction Model For Resettling Displaced Population, Washington, The World Bank, 2000, pp. 11-55.
31 L’insertion implique une politique volontariste du gouvernement. L’adaptation est la réponse du migrant et l’intégration se fait par la vie sociale, particulièrement par le travail. Enfin l’ultime étape de ce processus peut être l’intégration, qui implique des relations d’égal à égal avec les locaux.
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Table des illustrations

Légende Les migrants qui se plaignent de l’exiguïté de leur nouvelle maison font des travaux d’agrandissement ©Florence Padovani
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Titre 1. Niveau d’éducation à Chongming
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Titre 2. Activités des migrants des Trois Gorges avant et après leur arrivée à Chongming
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Légende M. et Mme Huang ont réussi à s’intégrer en ouvrant une petite boucherie ©Florence Padovani
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Pour citer cet article

Référence électronique

Florence Padovani, « Les déplacés des Trois Gorges »Perspectives chinoises [En ligne], 95 | Mai-juin 2006, mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/978

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