Les diaolous de Kaiping (1842-1937)
Résumé
Kaiping, à l’ouest de la province du Guangdong, est l’un des foyers de l’émigration chinoise au XIXe et XXe siècles. Cet article présente les diaolous édifiés dans le xian, de la fin de l’Empire au début de la République. Bâtiments fortifiés construits grâce aux ressources de l’émigration, ils servaient à la défense des villageois à une époque où l’ordre public n’était pas assuré, et présentent la particularité de mêler des éléments architecturaux chinois et occidentaux.
Plan
Haut de pageNotes de la rédaction
Je tiens à remercier tout particulièrement Annie Au-Yeung pour son aide précieuse.
Texte intégral
1A l’ouest du delta de la rivière des Perles, dans les villages blottis dans de verts bosquets de bambous et de bananiers, entourés d’une mosaïque de rizières, se dressent, incongrus, de sombres donjons hérissés de créneaux, d’imposantes forteresses percées de meurtrières, ou encore d’élégantes tours et gentilhommières délicatement ouvragées. Tous ces édifices, au beau milieu de la campagne chinoise, paraissent autant d’échos d’un lointain Occident. Comment ont-ils échoué au bord des rizières de Kaiping ?
2Situé au sud-ouest de la province du Guangdong, Kaiping compte officiellement 1 833 de ces bâtiments, appelés diaolous1 dont la plupart ont été construits au début du XXe siècle. Mais seuls ceux en bon état ont été répertoriés par la municipalité qui souhaite faire inscrire quelques-uns d’entre eux sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco2. Longtemps négligés, ils représentent un capital important à l’heure de la promotion du tourisme et de la concurrence entre les villes chinoises pour attirer les visiteurs ; un capital d’autant plus précieux que parmi les visiteurs ciblés se trouvent les Chinois d’outre-mer (Huaqiao) à l’égard desquels Pékin mène une politique de séduction depuis l’ouverture du pays en 1979.
3Kaiping, tout comme les xian (sous-préfecture ou district) voisins de Taishan, Xinhui et Enping3, est l’un des foyers de l’émigration chinoise aux XIXe et XXe siècles vers l’Asie du Sud-Est et l’Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada). L’entité administrative de Kaiping a été créée assez tard : le xian n’a été établi qu’en 1649, sous la dynastie des Qing, avec comme chef-lieu Cangcheng. En 1952, le gouvernement du xian s’installe dans le bourg de Sanbu et, en 1993, Kaiping passe du statut de xian à celui de municipalité (shi). En 2003, Kaiping compte 680 000 habitants pour une superficie de 1 659 km2, dont 240 000 personnes dans l’agglomération urbaine proprement dite (le bourg de Sanbu), les autres habitants étant répartis entre les 15 bourgs restants et plus de 2 800 villages et hameaux4.
4Cet article présente d’abord l’architecture singulière des diaolous, en décrivant les matériaux et les techniques utilisés pour leur construction. Il n’existe à notre connaissance aucun ouvrage en langue occidentale consacré spécifiquement aux diaolous, même si ces bâtiments insolites sont évoqués dans les travaux sur la région5. Les ouvrages en langue chinoise sont récents et assez rares6 ; aussi beaucoup de questions concernant les diaolous restent pour le moment sans réponse. Afin d’expliquer la fonction de ces bâtiments, j’ai sélectionné quelques récits parmi une cinquantaine d’histoires rassemblées dans un recueil publié par la municipalité de Kaiping en 20017. Ces récits que j’ai choisis en fonction de leur caractère représentatif des conditions socio-économiques et politiques de la région avant 1937 aident à comprendre l’édification des diaolous dans une aire géographique limitée et leur floraison au début du XXe siècle. Je me suis également référée à la monographie locale : sa version la plus récente parue en 2002, ainsi que celle compilée en 1932, avant que le Parti communiste n’arrive au pouvoir8. Ces informations ont été complétées par des entretiens avec des responsables locaux lors de plusieurs séjours à Kaiping en 2005 et 2006, au cours desquels je me suis rendue dans de nombreux villages, notamment ceux où se trouvent les diaolous évoqués dans les récits sélectionnés.
Situation géographique
5A l’ouest de la province du Guangdong, le relief est accidenté : Kaiping est bordé de collines au nord, à l’ouest et au sud9. Toutefois, à l’époque où l’essentiel des transports et des communications se faisaient par voie fluviale, Kaiping était mieux loti que certains xian voisins : le territoire est traversé par la rivière Tan qui relie Kaiping à la ville de Jiangmen et, par là, à l’ensemble du delta de la rivière des Perles. Seul un tiers de la superficie du xian est arable10 ; la plupart des terres cultivées se trouvent le long de la Tan et de ses affluents. Dès la fin du XVIIIe siècle, la pression démographique est importante ; malgré une double récolte de riz, les terres ne suffisent plus à nourrir tout le monde11.
La répartition des dialous dans la municipalité de Kaiping
Le système lignager
6A la veille de la réforme agraire qui suit la victoire communiste en 1949, 42,6 % des terres cultivées à Kaiping sont communes12. L’organisation sociale repose alors sur le système lignager13. Fondés sur le principe de la descendance patrilinéaire, les lignages regroupent des personnes de conditions très différentes – pauvres et riches, faibles et puissants – qui se réclament d’un ancêtre commun, auquel est rendu un culte de manière régulière. A Kaiping, les lignages sont localisés : ils allient au principe de descendance commune celui de résidence commune ; les membres d’un lignage vivent dans une même aire géographique, ce qui permet – outre la célébration collective du culte des ancêtres – l’établissement de liens sociaux-économiques. La plupart des villages et hameaux de Kaiping sont monoclaniques, leurs habitants de sexe masculin portent tous le même nom de famille14. L’importance socio-économique des lignages est renforcée par les biens qu’ils possèdent, notamment les terres détenues par les temples des ancêtres.
7L’organisation lignagère pallie aussi la faiblesse de l’administration locale. Les villageois n’ont généralement pas de contacts directs avec l’Etat et ses représentants sont considérés comme prédateurs puisque leurs principales tâches consistent à lever les impôts et à enrôler des hommes lors des conscriptions. Les garnisons militaires stationnées dans les xian sont davantage là pour mater d’éventuelles rébellions anti-gouvernementales que pour protéger les vies ou les biens des individus.
Cadre historique
8Les habitants de Kaiping ont édifié les diaolous dans leurs villages dans un contexte historique chaotique. Tout comme les châteaux moyen-âgeux européens et autres forteresses, ils avaient une vocation défensive. En 1842, à l’issue de la première guerre de l’Opium, le traité de Nankin met fin au monopole de Canton sur les échanges entre la Chine et l’Occident, ouvre cinq ports dont Shanghai, et cède Hong Kong aux Britanniques. De 1851 à 1864, la rébellion des Taiping met le Sud de la Chine à feu et à sang, coûtant la vie à 30-40 millions de personnes. La province du Guangdong, elle, est ravagée entre 1854 et 1856 par la révolte des Turbans Rouges qui assiègent Canton fin juillet 1854, et par la répression qui suit15. Puis éclate la guerre qui oppose Punti et Hakkas de 1856 à 1867 et fait des centaines de milliers de morts16. La République de Chine succède à l’Empire en 1911, mais la situation reste instable ; entre 1916 et 1926, le pays est déchiré par les luttes entre les seigneurs de la guerre.
9Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, la région de Kaiping est peu sûre. D’après la monographie locale17, entre 1912 et 1930, on recense plus d’une centaine de meurtres, plus d’un millier d’enlèvements, ainsi que 71 vols importants, les vols de buffles et d’autres biens étant innombrables. Cangcheng, le chef-lieu du xian ceint de remparts, est pris d’assaut à trois reprises par des brigands qui kidnappent lors de l’une de leurs offensives le sous-préfet. En outre, huit écoles sont attaquées entre 1912 et 1926, se soldant par l’enlèvement de plus d’une centaine d’élèves et d’enseignants.
Origine et typologie des diaolous
10On a construit très tôt des diaolous à Kaiping. La monographie du xian de 1932 mentionne le Fengfulou (« Cadeau respectueux au père »), édifié au début de la dynastie des Qing18. Durant l’ère Kangxi (1662-1723), Xu Longsuo, originaire du village de Longtian, près du bourg de Yueshan, s’illustre par ses dispositions pour l’étude à l’école du chef-lieu, Cangcheng. Il se présente aux examens officiels, mais n’est pas reçu. Il se lance alors dans le commerce ; son père lui choisit pour épouse la fille de l’un de ses amis, qui donne naissance à un fils. Arrivé à la cinquantaine, Xu Longsuo se retire des affaires et transmet son commerce devenu florissant à son fils. Un soir, sa femme ne rentre pas. Elle a été enlevée : c’est ce qu’apprennent Xu Longsuo et son fils lorsque leur parvient la demande de rançon des ravisseurs. Le fils vend leurs terres et leurs biens les plus précieux, et sollicite l’aide de parents et amis pour réunir la somme. Il s’apprête à remettre la rançon aux ravisseurs, quand arrive un jeune garçon chargé d’un message de la part de la mère : « inutile de me racheter, dit en substance le message, j’ai décidé de résister au prix de ma vie. L’argent réuni doit être utilisé à la construction d’un bâtiment pour assurer la sécurité de ton père ». La mère du jeune messager, également enlevée, avait été séquestrée avec la femme de Xu Longsuo. Cette dernière sachant que sa compagne allait être libérée car sa rançon avait été versée, l’avait chargé de transmettre ce message. La femme de Xu Longsuo se suicida en sautant d’une falaise. Conformément aux dernières volontés de sa mère, le fils fit édifier un bâtiment baptisé « Cadeau respectueux au père » : une construction en blocs de granit, sur quatre niveaux.
11Le récit est bien sûr trop exemplairement confucianiste, mettant en scène à la fois une épouse vertueuse et un fils empreint de piété filiale, pour pouvoir être pris à la lettre. Toutefois, ce récit consigné par les lettrés-fonctionnaires dans la monographie locale, montre que le banditisme, les enlèvements, l’incurie de l’administration locale sur le plan de la sécurité publique et partant les mesures d’auto-défense prises par la population ne datent pas de l’après-guerre de l’Opium.
12Aujourd’hui, le plus ancien diaolou qui subsiste à Kaiping est le Yinglonglou19 dans le village de Sanmen (bourg de Chikan). Il a été édifié par le lignage des Guan durant l’ère Jiajing des Ming (1522-1566). Son apparence de forteresse massive tout en longueur le distingue nettement des diaolous construits postérieurement qui sont le plus souvent des tours élancées. Le Yinglonglou est un bâtiment rectangulaire en grosses briques rouges, avec des tours aux quatre angles. Ses murs ont une épaisseur de 93 centimètres, sa superficie au sol est de 152 mètres carrés, les poutres et les planchers sont en bois. En 1919, le Yinglonglou a été rénové : le dernier étage de ce bâtiment de 11,4 mètres de haut, qui comprend un rez-de-chaussée et deux étages, a été reconstruit en briques grises (qingzhuan), la toiture a été entièrement refaite, et des portes et volets en fer ont remplacé ceux d’origine, en bois.
13Les matériaux utilisés dans la construction des diaolous sont déterminants pour leur architecture. Selon qu’ils sont faits de pierres, de pisé, de briques grises, ou de ciment et d’acier –, on en distingue plusieurs types20. L’utilisation des pierres et du pisé est plus ancienne, même si l’on a continué à se servir de ces matériaux par la suite pour des raisons d’économie notamment. Celle du béton armé est postérieure : elle nécessitait ciment et acier, matériaux d’abord importés et donc chers.
14– Les diaolous en pierres. Les bâtiments en pierres sont en général des tours extrêmement simples qui ne comptent qu’un ou deux étages. Les murs ont une épaisseur d’environ 30 cm. Il en subsiste une dizaine aujourd’hui, dans les collines du nord-ouest de Kaiping, près du bourg de Dasha.
15– Les diaolous en pisé (nilou). Les diaolous en pisé englobent les bâtiments en briques crues (adobes) et ceux en pisé ou terre damée proprement dits. Pour la construction des premiers, on utilisait des briques de pisé séchées au soleil. Les murs étaient souvent enduits à l’extérieur d’une couche de chaux mélangée à du sable ou d’une couche de ciment, pour les rendre imperméables et résistants aux intempéries. Le matériau de base des deuxièmes était de la terre, mélangée selon certaines proportions à du sable fin, de la chaux et de la cassonade (sucre roux) ou du riz glutineux, que l’on damait entre deux grandes planches de bois. Une construction en pisé exigeait beaucoup de temps. On mettait d’abord la terre à tremper pour la rendre plus visqueuse, jusqu’à un an parfois ; durant cette période, il fallait constamment la remuer pour éviter qu’elle ne se solidifie. Au moment de l’utiliser, on ajoutait les autres ingrédients. Les murs en pisé de 30 à 40 cm d’épaisseur (environ un pied chinois, chi), sont d’une solidité comparable à celle du béton armé. Ces diaolous ont souvent 3 étages, mais peuvent atteindre 4 ou 5 étages si des éléments solides – par exemple des poutres en acier – sont utilisés dans leur construction. Il en subsiste une centaine, notamment près des bourgs de Chishui ou de Longsheng.
16– Les diaolous en briques grises (qingzhuan lou). Les briques grises étaient communément utilisées à la fin de la dynastie Qing et très appréciées sur le plan esthétique21. Les murs des diaolous en briques sont épais de 40–50 cm, car les briques sont moins résistantes que le pisé, mais très adaptées au climat humide de la région. Certains diaolous sont entièrement en briques grises, d’autres sont en briques grises à l’extérieur, en pisé à l’intérieur22.
17Comme les diaolous en pierre et en pisé, ceux en briques grises comptent la plupart du temps deux ou trois étages. Mais leur forme est moins simple : des tourelles protubérantes ou « nids d’hirondelle » (yanzi wo) font saillie à leur sommet et ils sont plus décorés. Sur les 1 833 diaolous répertoriés par la municipalité, 249 sont en briques grises. On en trouve beaucoup dans la région de Yueshan, au nord-est de Kaiping. Les poutres, les planchers et les escaliers des diaolous en pierre, en pisé et en briques grises étaient en général en bois, aussi presque tous ont été endommagés et aujourd’hui il ne reste souvent que les murs vides23.
18– Les diaolous en béton armé (gangjin shuini lou). Ce sont les plus répandus, les plus décorés, et les mieux préservés. Sur les 1 833 diaolous répertoriés par la municipalité, 1 474 (soit 80 %) sont en béton. Ils ont été construits dans les dernières années de l’Empire et sous le régime nationaliste avant la guerre sino-japonaise (1937-1945), avec une vague particulièrement importante dans les années 1920-1930. Les matériaux employés sont du ciment (Portland Cement24), du sable, du gravier25 et de l’acier. Les murs n’ont que 40 cm d’épaisseur, mais en raison des matériaux utilisés et des progrès des techniques de construction, ces diaolous sont plus hauts que les trois types précédents : ils ont souvent 4 ou 5 étages. Le plus élevé d’entre eux, le Ruishilou, compte 9 niveaux. Comme pour les autres diaolous, les portes, les barreaux aux fenêtres et les volets sont en fer. En revanche, les poutres, les planchers et les escaliers ne sont plus en bois26, mais en acier et en béton.
19Les diaolous en béton armé ont des formes plus complexes. Leurs fenêtres, plus nombreuses, laissant entrer la lumière et l’air, sont plus grandes que celles des trois types précédents dont certains n’ont pour toutes ouvertures que d’étroites meurtrières. Les embrasures et les linteaux des fenêtres sont très décorés. Le changement le plus important concerne la partie supérieure des bâtiments, devenue protubérante et ornée. Une évolution qui sert mieux les objectifs de défense, tout en améliorant l’aspect esthétique. Au sommet des bâtiments, les tourelles ou « nids d’hirondelle » qui flanquent les côtés, ou les galeries couvertes qui en font le tour, ont en général le sol percé d’ouvertures permettant aux défenseurs du diaolou d’être d’aplomb au-dessus d’éventuels assaillants tout en étant protégés. Le matériau employé est déterminant dans cette nouvelle architecture : le béton armé permet la construction en porte-à-faux, autorise les toits en coupole, les dômes et autres formes arrondies.
20Le ciment et l’acier, importés au départ, ainsi que les techniques de construction en béton, ont été rapportés de l’étranger par les émigrés de Kaiping. L’émigration outre-mer a aussi entraîné des changements dans les goûts esthétiques des habitants, donnant naissance à une architecture particulière qui combine des éléments chinois et occidentaux : ainsi, les dômes, les colonnades grecques, ou des éléments décoratifs comme les feuilles d’acanthe, sont typiquement occidentaux. La plupart des diaolous qui subsistent aujourd’hui sont en béton armé et datent de la fin de l’Empire et du début de la République car, avant que des habitants de Kaiping n’émigrent, seule une poignée de gens riches pouvaient faire édifier ce dont ils avaient envie27. C’est l’émigration outre-mer, contemporaine de l’invention du béton armé, qui a rendu possible la construction des diaolous.
Le rôle déterminant de l’émigration
21Kaiping est l’un des qiaoxiang de la province du Guangdong, une terre d’émigration outre-mer où l’argent envoyé de l’étranger constituait une partie importante des ressources28. D’après des statistiques de 1957, les Huaqiao revenus au pays après avoir travaillé à l’étranger (ou guiqiao) et leur dépendants (qiaojuan) représentaient plus de 10 % de la population à Kaiping29.
22Dès la fin du XVIIIe siècle, en raison de la pression démographique, les habitants de Kaiping commencent à émigrer vers d’autres régions de Chine. A partir du XIXe siècle, ils émigrent outre-mer, avec pour principales destinations l’Asie du Sud-Est, l’Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada) et l’Australie30. Les premières vagues d’émigration vers l’Amérique du Nord se déploient entre 1849 et 1880. Les émigrés participent d’abord à la Ruée vers l’or en Californie ; on les appelle jinshanke (kam-shaan hak en cantonais, hôtes de la montagne d’or)31. Dans un deuxième temps, ils participent à la construction du chemin de fer sur le continent américain : aux Etats-Unis de 1860 à 1880 et au Canada de 1880 à 1884. A la même époque, les puissances occidentales qui commencent à exploiter des plantations et des mines en Asie du Sud-Est, recrutent de la main-d’œuvre, notamment chinoise32. D’après la monographie locale de Kaiping33, parmi les premiers émigrés, on compte des personnes fuyant la révolte des Turbans Rouges (1854-1856), puis des Turbans Rouges fuyant la répression.
23En juillet 1854, des membres des sociétés secrètes de Kaiping (Tiandihui ou triade), aidés par plus de 1000 hommes des sociétés secrètes de Heshan, s’emparent du chef-lieu du xian, Cangcheng. Le sous-préfet et ses adjoints se suicident, leurs familles sont pendues. Les Turbans Rouges ouvrent les greniers de la ville et distribuent les céréales. Quand les autorités réussissent à reprendre le contrôle de Cangcheng, quelque 400 personnes sont exécutées, notamment par noyade, enfermées dans des paniers jetés dans la rivière Tan.
24Pour venir à bout des Turbans Rouges, les élites locales ont mobilisé des milices armées. La révolte réprimée, les traditionnelles frictions entre Punti et Hakka reprennent, de plus belle même puisque chaque camp est maintenant armé. Commence alors un conflit meurtrier de dix ans, que les Punti finissent par emporter. Les Hakka sont obligés de partir et les terres qu’ils laissent sont récupérées par les lignages punti ; elles constituent une partie des terres lignagères communes d’avant 1949 à Kaiping. Le conflit Punti-Hakka contribue également aux départs outre-mer. Aux candidats volontaires à l’émigration, viennent s’ajouter les personnes capturées par le camp adverse, vendues sur le marché aux coolies, de la même manière que pouvaient l’être celles enlevées par des brigands.
25Mais la plupart des émigrés quittent Kaiping pour des raisons économiques. Géographiquement, l’émigration n’est pas homogène dans le xian. Elle concerne surtout les lignages établis dans les endroits les plus peuplés, comme le moyen et le bas cours de la rivière Tan, notamment les Zhang, les Xie, les Zhou, les Fang, les Guan et les Situ. Les émigrés viennent souvent d’un même village – l’émigration se faisant par parrainage – et portent donc le même patronyme34. A l’étranger, ils travaillent dans la blanchisserie, la restauration ou ouvrent des petites épiceries et bazars, quand ils ne sont pas recrutés pour les chemins de fer, les mines ou les plantations. La plupart d’entre eux ont pour ambition de revenir au village après avoir fait fortune, de se marier, d’avoir des fils, d’acheter de la terre, d’y construire une maison et éventuellement d’ouvrir un magasin dans le bourg voisin. Comme de nombreux pays mettent rapidement en place une législation discriminatoire à l’égard des Chinois, interdisant la venue de nouveaux arrivants – et donc les regroupements familiaux – ou la naturalisation des personnes déjà installées, beaucoup d’émigrés préférent rentrer plutôt que rester dans un environnement hostile35. De retour chez eux, ils bénéficient souvent d’un prestige social important.
26Lors de leur premier voyage, les émigrés sont dans leur immense majorité des jeunes hommes qui n’ont pas atteint la vingtaine. A l’époque, les mariages en Chine étant arrangés, leurs parents leur trouvent en général une épouse au pays ; le promis est parfois consulté. Mais il ne participe à la cérémonie du mariage que s’il a les moyens de rentrer36. Les femmes d’émigrés prennent soin de leurs beaux-parents – ce qui est traditionnel –, mais sont aussi chargées des travaux agricoles, y compris les plus durs, puisque les hommes ne sont pas là. Elles mènent des existences de veuves, des vies solitaires. Leurs maris ne rentrent que tous les huit, dix, voire quinze ans. Les naissances qui ponctuent les séjours au pays des maris entraînent des fratries d’âge peu homogène. Une autre conséquence sont de nombreuses adoptions de garçons37. Fratries peu homogènes et adoptions sont sources de frictions, lors du partage des biens notamment38.
Des fortunes variables
27Les estimations de la minorité d’émigrés qui réussit à faire fortune varient énormément, de 5 % à 20 %39. Dans les familles enrichies par l’émigration au début du XXe siècle, il est de bon ton d’afficher une certaine occidentalisation40 : on porte des habits de style occidental importés (non des habits tissés localement) et des chaussures en cuir (non en tissu). On mange avec des fourchettes et des couteaux (non avec des baguettes). Les mariages sont célébrés en grande pompe ; les filles sont richement dotées et le prix fort est payé pour les belles-filles. Des mots anglais entrent dans le dialecte local : « gâteau » se dit gei pour cake en anglais (ji en mandarin), « désolé » se dit suoli pour sorry (shuli en mandarin), « visage » se dit feixi pour face en anglais (feishi en mandarin), etc. Les émigrés de retour fument des cigarettes d’importation, s’adonnent à l’opium, fréquentent les maisons de jeu et de plaisirs. Les plus riches se font construire des villas de style occidental (yanglou) dans des nouveaux villages, situés souvent à côté de l’ancien village dont ils sont issus.
28La répartition des diaolous à Kaiping n’est pas uniforme (voir carte) : les diaolous sont concentrés autour des bourgs de Tangkou, de Baihe, de Chikan, de Xiangang et de Changsha. Ils sont plus nombreux là où se trouvaient les foyers d’émigration, puisque l’apport financier des émigrés était essentiel. Au début du XXe siècle, Chikan, Changsha et Shuikou sont les trois principaux marchés du xian dont le chef-lieu est Cangcheng. Le bourg de Chikan est – d’après la monographie de 1932 – le plus florissant41 ; il présente la particularité d’être divisé entre deux lignages, les Guan et les Situ. Les courriers et les mandats envoyés par les émigrés de l’étranger arrivent au bourg où s’arrêtent les institutions comme la poste ou les banques ; ils sont généralement adressés à des boutiques du marché dont les patrons, connus des banques, perçoivent les mandats. Ensuite, ces commerçants transmettent l’argent et les lettres aux villageois destinataires, moyennant une petite commission. Souvent, les villageois ne se rendent au bourg que les jours de marché ; les commerçants du bourg servent de lien entre les villages – en particulier ceux de leur lignage – et l’extérieur.
29Les émigrés sont régulièrement sollicités pour apporter leur soutien économique au village ou aux activités lignagères. L’argent des émigrés, soucieux d’assurer la sécurité de leurs familles restées au pays, sert ainsi à la construction de diaolous. Certains sont érigés par une seule famille à laquelle ils servent alors souvent d’habitation (julou) ; l’intérieur de ces bâtiments est aménagé, comprend cuisine et toilettes. D’autres sont construits à l’initiative de quelques familles ou de toutes les familles d’un village qui se cotisent (zhonglou). Habituellement, chaque famille y dispose d’une petite pièce où entreposer ses biens les plus précieux et se réfugier en cas de danger42. Enfin, certains diaolous sont édifiés à l’instigation de plusieurs villages voisins, appartenant généralement au même lignage. Ces diaolous qui servent de tours de guet (genglou) sont situés la plupart du temps en dehors des villages, au sommet d’une petite butte ou en un autre endroit stratégique. Un quart des 1 833 diaolous répertoriés par la municipalité sont des bâtiments érigés en commun par un village ; en y ajoutant les tours de guet, ce sont plus du tiers des bâtiments qui sont communautaires. Les diaolous manifestent la richesse d’un village, ainsi que la cohésion de celui-ci dans le cas des bâtiments construits en commun ; ils sont sources de prestige. Villages et lignages affichent ainsi leur puissance, espérant éviter tout affront, toute brimade de la part des voisins, dans le cadre de la rivalité féroce pour des ressources insuffisantes.
30Quand l’argent nécessaire à la construction d’un diaolou est réuni, on commence par poser, un jour faste, les fondations du bâtiment : de gros pieux en bois, enfoncés dans le sol à l’aide de masses43. Ensuite, une immense tente en bambou est montée au-dessus des pieux en bois, de manière à abriter toute la surface qui doit être construite, pour ne pas être tributaire des intempéries. Des équipes de 20 à 30 personnes dirigées par des maîtres-maçons (nishuijiang) – en général originaires de la région – sont chargées des travaux. Il n’y avait pas à proprement parler d’architecte : quelquefois les diaolous étaient construits d’après des plans dessinés par les propriétaires ou inspirés d’images rapportées de l’étranger, comme des cartes postales ; d’autres fois, il n’y avait pas de plan, les maîtres d’œuvre (nishuijiang) suivaient les indications qu’on leur donnait.
Le nom des diaolous
31Un élément très important d’un diaolou est son nom, calligraphié en haut de la façade principale une fois sa construction terminée44. Comme pour les inscriptions dans les temples des ancêtres, on faisait si possible appel à un calligraphe renommé pour affirmer son prestige. Le Ruishilou, le plus haut diaolou de Kaiping, dans le village de Jinjiangli près du bourg de Xiangang, a été construit par Huang Bixiu, un riche marchand propriétaire avec ses deux fils d’une pharmacie et d’une banque (qianzhuang) à Hong Kong. Il voulait mettre ses parents et sa femme à l’abri au village et consacra 30 000 dollars de Hong Kong à la construction de ce diaolou qui dura trois ans, de 1921 à 1923. Le bâtiment a été dessiné par l’un de ses neveux. La calligraphie du nom « Ruishilou », au sixième étage, est un cadeau de l’abbé du Temple des Six Banians de Canton ; ce calligraphe célèbre était un ami de Huang Bixiu45. Pour les diaolous construits à titre individuel, c’est en général le prénom ou le nom honorifique (hao) du propriétaire qui était donné ; ainsi, le hao de Huang Bixiu était Ruishi. La fin du chantier du Ruishilou concorda avec les 80e anniversaires du père et de la mère de Huang Bixiu. Celui-ci fêta l’événement par un banquet de cinq jours ; tout le voisinage fut invité (les anciens, fulao, et les parents, xiangqin), même les gens de passage pouvaient y participer. Ces festivités coûtèrent environ 10 000 dollars de Hong Kong à Huang Bixiu.
32De manière à mettre en valeur la richesse et la force du village ou du lignage, pour le nom des diaolous construits en commun, était souvent choisi celui du village, de l’endroit, du chef du lignage, ou un nom décrivant l’utilité dévolue au bâtiment (par exemple : Ju’anlou, bâtiment où vivre tranquillement). Une fois le diaolou fini, traditionnellement on sculptait son nom en creux dans la chaux, ou on moulait les caractères en plein que l’on collait ensuite ; à côté étaient généralement disposés quelques motifs de bon augure.
33Les diaolous qui ne portent pas de nom sont rares. On en trouve un dans le village de Xihe, près du bourg de Baihe, au sujet duquel on relate l’histoire suivante46. Dans les années 1920 et 1930, beaucoup d’habitants de Xihe partent travailler aux Etats-Unis, au Canada, au Mexique et à Cuba. Un jeune homme du village, Fang Fuxin, se rend aux Etats-Unis en compagnie de parents à lui avant l’âge de 20 ans. Il travaille dans la blanchisserie et l’alimentation, et envoie régulièrement de l’argent au village pour entretenir ses parents et payer les études de ses deux jeunes frères. En 1931, Fang Fuxin a passé le cap des 20 ans, il doit s’établir, il faut le marier. Ses parents lui cherchent une épouse dans la région. Ils trouvent une jeune fille ravissante, prénommée Meiyu, dont ils lui envoient une photo. Fang Fuxin accepte de prendre Meiyu pour femme. Mais il ne revient pas pour la cérémonie du mariage, car le voyage est cher et peu commode ; il envoie de l’argent afin que les parents et les amis se réunissent autour d’un banquet pour célébrer l’heureux événement.
34Meiyu, devenue l’épouse de Fang Fuxin, s’installe dans la famille de son mari. La maison familiale ne comprend qu’une pièce commune où se trouve l’autel des ancêtres, et deux chambres. Les parents en occupent une, et les trois frères partagaient la deuxième. Après le mariage, la femme de Fang Fuxin loge dans cette deuxième chambre, et les deux frères s’installent dans la pièce commune dans laquelle ils délimitent un espace par une cloison en bois.
35Mais les deux frères grandissent, des entremetteuses se présentent déjà pour proposer des jeunes filles à marier. Le problème du logement devient pressant. Fang Fuxin envoie alors toutes ses économies, en demandant à son père de les utiliser pour construire une maison. C’est la mode des diaolous à Kaiping, il y en a déjà un à l’arrière du village. Fang Xiuwen, le père de Fang Fuxin, choisit un endroit derrière le village, et en six mois est édifié un diaolou de deux étages et demi. Selon la coutume, le père demande aux maîtres-maçons d’inscrire à la chaux le nom du diaolou sur son fronton. Il choisit de le baptiser « Xiuwenlou », c’est-à-dire de son propre prénom.
36Meiyu contente de voir le diaolou terminé, l’est beaucoup moins de le voir baptisé du prénom de son beau-père. Elle estime que, comme c’est l’argent de son mari qui a servi à sa construction, le diaolou devrait porter le prénom de son mari, s’appeler Fuxinlou. Elle craint qu’utiliser le prénom de son beau-père ne signifie que c’est ce dernier qui l’a construit, que le diaolou appartient à toute la famille, que ces deux beaux-frères viennent aussi y habiter, voire lui en disputent la propriété. Meiyu se plaint à son beau-père, et leur discussion dégénère en querelle. Pour Fang Xiuwen, l’argent utilisé pour la construction du diaolou a été envoyé par son fils qu’il a élevé, il est donc normal qu’il mette son nom. Cela lui confère du prestige et de la face : il refuse de changer le nom du diaolou. Sa femme, les deux frères de Fuxin, ainsi que les anciens du village prennent son parti. Mais Meiyu ne cède pas si facilement. Le lendemain, elle monte dans le diaolou et fait tomber les trois caractères du nom. L’affaire est rapportée au beau-père. Celui-ci veut regagner la face ainsi perdue et fait revenir les maîtres-maçons pour remettre les trois caractères. Mais Meiyu leur interdit l’entrée du bâtiment, faisant définitivement perdre la face à son beau-père. La situation s’envenime, personne n’arrive à raisonner Meiyu. Celle-ci finit par s’installer seule dans le diaolou.
37Fang Fuxin, aux Etats-Unis, est pris à partie par les deux camps. Il finit par réunir assez d’argent pour construire une maison d’habitation en briques grises. Meiyu continue à vivre isolée dans son diaolou. Finalement, grâce à la médiation de parents et d’autres gens du village, les deux camps auraient fini par se réconcilier. Jusqu’à aujourd’hui, ce diaolou est connu à Xihe sous le nom de « diaolou sans caractères » (Wuzilou).
L’importance de Hong Kong
38L’argent des émigrés – ceux de Kaiping entre autres – transitait par Hong Kong, point de passage entre la Chine et le reste du monde pour les hommes et les marchandises47. Le cas de Guan Huade illustre comment les choses se passaient concrètement. Guan Huade quitte Kaiping pour le Canada sous la dynastie des Qing. A l’âge de 38 ans, il rentre pour se marier. Deux ans plus tard, il repart au Canada où il ouvre une petite boutique, à la fois pharmacie et bazar. En 1924, âgé de 58 ans, il revient à Kaiping et ouvre dans le bourg de Chikan une pharmacie où l’on réceptionne les lettres et les mandats des émigrés. Guan Huade est également propriétaire d’une auberge à Hong Kong dont s’occupe l’un de ses fils ; on y accueille des Huaqiaos du Canada ou des Etats-Unis venus rendre visite à leurs familles en Chine, ou des émigrants en partance. A l’étranger, des Guan émigrés confient souvent des mandats ou même des espèces à des personnes rentrant en Chine, en leur demandant de les déposer à cette auberge. De Hong Kong, le courrier est transféré à la pharmacie de Chikan : un neveu de Guan Huade fait la navette entre les deux lieux ; il est l’un des nombreux courriers maritimes (xunyangma ou shuike)48 de l’époque. Parmi les plus beaux bâtiments construits à Kaiping – par exemple les villas et le diaolou de Xiacun près de Chikan, le Ruishilou près de Xiangang, ou encore le Rishenglou à Chishui – beaucoup ont été construits par des banquiers locaux, prouvant – si besoin était – que travailler dans la finance était à l’époque déjà un moyen de s’enrichir plus sûr que le dur labeur de coolie.
39L’une des sources de l’influence occidentale dans l’esthétique des diaolous paraît avoir été les bâtiments coloniaux de Hong Kong, passage obligé à l’aller et au retour des émigrés et, de manière plus générale, l’Empire britannique dans son ensemble, des manoirs écossais à l’Inde moghole. D’autres éléments ont sûrement été puisés par les émigrés dans leurs pays de séjour. Il existait sans doute des sortes de catalogues, notamment pour les éléments décoratifs, car l’on retrouve certains motifs d’un diaolou à l’autre, par exemple autour des fenêtres. Mais jusqu’à présent, aucun plan et aucun catalogue n’a été retrouvé. Tous ces documents auraient été détruits durant la Révolution culturelle (1966-1976)49. En effet, un parfum occidental émanait sans doute de ces documents, certains ayant d’ailleurs sûrement été envoyés par les émigrés de l’étranger. Durant la Révolution culturelle qui marqua un apogée dans le rejet de l’Occident, les membres de familles d’émigrés se retrouvèrent souvent étiquetés « espions », « traîtres » ou « contre-révolutionnaires ». Mais les relations entre familles d’émigrés et autorités communistes n’avaient pas attendu la Révolution culturelle pour se détériorer : elles furent mauvaises dès la réforme agraire au début des années 1950. Aussi on peut imaginer que seuls les documents qui n’étaient pas encore détruits à l’époque de la Révolution culturelle le furent alors50. La politique de réformes et d’ouverture de 1979 marque un tournant : à partir de cette année-là, les autorités adoptent une attitude bienveillante à l’égard des émigrés et de leurs familles, voire les courtisent.
Des constructions défensives contre des menaces variées
40Le paradoxe est que l’argent des émigrés servait à organiser la défense des villages, mais en même temps attirait les brigands : « Dans les pas de chaque émigré marchent trois brigands »51 disait un dicton local. Les activités des brigands visant plus particulièrement les familles d’émigrés réputées riches, étaient le pillage et le rapt. Ironiquement, si les familles ne payaient pas les rançons, les brigands pouvaient espérer vendre leurs otages à des recruteurs de main-d’œuvre pour l’outre-mer.
La prise d’otages du collège de Chikan
41En décembre 1922, plus de deux cents brigands de Tutang, près de Magang, attaquent l’école secondaire de Chikan52. Certains d’entre eux se seraient rendus incognitos dans le bourg dès le matin et y auraient fait ripaille toute la journée. Dans la nuit, ils se glissent dans le dortoir de l’école et kidnappent 23 élèves ainsi que le directeur de l’établissement, puis se mettent en route vers leur repaire avec les otages. Ils espèrent en tirer de bonnes rançons car les enseignants et les élèves de l’école sont censément issus de familles riches53. Le chemin de Chikan à Tutang passe non loin de Yingcun, un village dont plusieurs membres ont émigré aux Etats-Unis. Ceux-ci ont fait construire un diaolou, le Hongyilou, pour protéger leurs familles. A la tombée de la nuit, hommes et femmes, vieillards et enfants, se réfugient dans le diaolou pour dormir, et ne regagnent leurs maisons qu’au petit matin. Les émigrés de Yingcun ont aussi équipé le diaolou : ils ont rapporté des Etats-Unis un générateur électrique, un projecteur, des alarmes, ainsi que des armes et des munitions. Toutes les nuits, des hommes montent la garde au sommet du bâtiment. En effet, les brigands attaquent de préférence la nuit : en l’absence d’éclairage public et d’électricité, les villages sont alors plongés dans les ténèbres.
42En cette nuit de décembre 1922, le temps est à l’orage. Soudain, les hommes qui veillent sur le Hongyilou aperçoivent des silhouettes qui se déplacent furtivement dans la nuit. Ils allument le projecteur et mettent en branle la sirène d’alarme. Les mugissements de la sirène résonnent à travers la nuit, le faisceau du projecteur balaie la campagne avant de s’immobiliser. Les brigands sont surpris par ces équipements. C’est la panique. Du haut du diaolou, les hommes ouvrent le feu. Ils arrivent à distinguer les otages des ravisseurs car, pour se protéger de la pluie, les brigands ont revêtu des capes imperméables en fibres de palmier (suoyi) et de larges chapeaux de bambou (limao)54. Quelques brigands sont blessés, les autres prennent leurs jambes à leur cou. Les otages en profitent pour s’enfuir aussi. Les hommes du diaolou et les milices de villages voisins alertés s’élancent à la poursuite des brigands : 12 d’entre eux dont un chef sont faits prisonniers, 17 élèves et le directeur de l’école sont sauvés. L’affaire fait grand bruit, et entraîne la construction de nombreux diaolous, notamment de diaolous-écoles abritant salles de classe et dortoirs pour mettre élèves et enseignants en sécurité55.
43Les villageois ne disposaient au début dans leurs diaolous que d’armes rudimentaires pour se défendre contre d’éventuels assaillants : de grosses pierres et autres projectiles, de la chaux vive, de l’eau et de la soude : quand l’ennemi était à portée de tir, ils projetaient de l’eau sodée avec des lances à eau, en visant les yeux. Pour effrayer les brigands, ils utilisaient quelquefois des pétards, mais pouvaient aussi avoir des fusils voire des canons artisanaux dont ils bourraient la gueule avec de la poudre et des socs de charrue endommagés par exemple. Petit à petit, grâce à l’émigration, l’armement devient plus sophistiqué ; certains villages possèdent une véritable artillerie. En cas de danger, l’alerte dans les villages était habituellement donnée à l’aide de cloches ou de gongs ; ceux-ci sont remplacés par des sirènes importées. Par ailleurs, des projecteurs branchés sur des générateurs électriques confèrent aux villageois un certain avantage : ils distinguent clairement leurs assaillants tout en les aveuglant. Enfin, traditionnellement, chaque village payait une équipe d’hommes, les gengfu (veilleurs de nuit), pour surveiller les récoltes la nuit, puis, plus généralement, pour prévenir les vols, pour assurer la sécurité et la défense contre les brigands. Grâce à l’argent des émigrés, certains villages ou lignages entretiennent des organisations d’autodéfense qui s’apparentent à de véritables milices, quelquefois entraînées ou encadrées par des maîtres d’arts martiaux ou des militaires.
44Mais la mise en œuvre de tous ces moyens, même si elle protège ponctuellement tel ou tel village, ne parvient pas à bout des bandes de brigands qui pullulent dans la région. Les habitants de Kaiping en distinguent trois sortes : d’abord, les pirates (haikou) qui arrivent par voie d’eau. La présence de la marine britannique le long des côtes après la première guerre de l’Opium a notamment eu pour effet de repousser les pirates le long des rivières vers l’intérieur des terres. Les voies d’eau sont aussi le théâtre d’activités de contrebande, d’opium ou de sel. Ensuite, les brigands du cru (tukou) qui soit vivent cachés dans les forêts et les collines, soit résident dans des villages ; dans ce dernier cas, ils sont paysans le jour et brigands la nuit. Enfin, les bandes des xian voisins qui font des incursions à Kaiping (liukou).
45Les brigands réfugiés dans les collines sont des soldats démobilisés, d’anciens coolies, colporteurs, artisans itinérants, bateliers sans travail, des villageois exclus de leur communauté, des paysans pauvres, bref toute personne dans la misère n’ayant pas réussi à trouver d’autre moyen de subsistance. Ces déclassés des villes et des campagnes ont aussi typiquement le profil des membres des sociétés secrètes. Les brigands comptent souvent dans leurs rangs des soldats démobilisés, mais à l’inverse, il est aussi extrêmement courant que d’anciens brigands entrent dans l’armée ou servent de mercenaires. En réalité, la frontière entre soldat et brigand apparaît comme extrêmement poreuse : selon les aléas du pouvoir en place, un groupe armé est soit une milice légale, soit une milice hors-la-loi, c’est-à-dire une bande de brigands.
46Prenons l’exemple de Wu Shen et Hu Nan, deux fameux chefs brigands de Kaiping. D’après la monographie locale, à l’origine tous deux sont des chefs de minjun (corps d’armée populaire) sous l’Empire ; ces milices paysannes sans commandement unifié mènent, sous la direction de partisans de Sun Yat-sen, des actions anti-Qing à Kaiping56. Quand, le 10 octobre 1911, l’insurrection de Wuchang (Hubei) réussit, ces minjun sortent de la clandestinité. Un mois après l’insurrection de Wuchang, Wu Shen attaque le chef-lieu de Kaiping, Cangcheng ; le sous-préfet s’enfuit à Hong Kong. Wu Shen signe ainsi la chute de l’Empire à Kaiping. Par la suite, il est nommé responsable des affaires militaires du xian par les autorités provinciales. Mais peu de temps après, les autorités estiment que les minjun ont rempli leur mission qui était de renverser les Qing et ordonnent leur dissolution. Sont alors créées d’autres milices (mintuan, régiment populaire) chargées entre autres de démanteler les minjun et d’arrêter leurs chefs. Les minjun qui résistent deviennent ainsi des bandes de brigands. Quelques années plus tard, à l’époque des seigneurs de la guerre, quand l’armée du Guangxi occupe Kaiping, elle recrute pour maintenir l’ordre les principaux brigands du xian – entre autres Hu Nan – ; la sécurité s’améliore aussitôt. Mais en 1920, l’armée du Guangxi est repoussée par celle du Guangdong commandée par Chen Jiongming57. Hu Nan et d’autres qui, comme lui, avaient été cooptés par les forces du Guangxi retournent à leurs activités antérieures, recommencent à attaquer les villages, à voler et à kidnapper. La sécurité à Kaiping se détériore à nouveau. Hu Nan se replie à Tutang ; c’est lui et ses hommes qui sont responsables, entre autres, de l’attaque de l’école secondaire de Chikan en 1922.
Le village incendié
47Les nouveaux villages où résident les familles d’émigrés comptent parmi les cibles favorites des brigands. Les attaques ont lieu la nuit tombée. Quelquefois, pour désigner la cible à frapper, un complice allume un bâtonnet d’encens dans le brûle-parfums accroché à l’entrée des maisons de la région. La lueur rougeoyante du bâtonnet guide les assaillants dans l’obscurité, tandis que les habitants terrés chez eux, réveillés par les aboiements de leurs chiens, entendent terrorisés et impuissants les va-et-vient des pillards dans les ruelles du village. En juin 1928, relate la monographie locale de 1932, des brigands attaquent le village de Qilongma. Ils kidnappent plus de 20 personnes du lignage des Fang, tuent plus de 10 personnes, et incendient 23 maisons58. Est ensuite rapportée de manière détaillée l’expédition punitive montée contre le repaire des brigands. De l’argent a été réuni, une délégation s’est rendue de Kaiping à la ville de Jiangmen et a demandé au Guomindang de donner la troupe contre les brigands. Cinq compagnies de soldats sont dépêchées. L’expédition se solde par la mort de plus de 80 brigands, ainsi que par celle de 5 de leurs otages, une dizaine d’autres étant libérés. L’armée nationaliste récupère 2 chevaux, plus de 50 fusils et 2 mitrailleuses, mais 5 soldats sont tués et 32 autres blessés. La monographie de 1932, compilée sous la Chine nationaliste, n’est évidemment pas très critique envers le Guomindang.
48La version des faits donnés sous la Chine communiste est quelque peu différente59. Dans le village de Qilongma habitaient des Fang et des Guan, des familles d’émigrés pour la plupart. Les Fang étaient majoritaires dans le village : sur 28 maisons et 3 diaolous, seuls 4 maisons et 1 diaolou appartenaient aux Guan. Mais à l’origine, Qilongma faisait partie des terres Guan : en 1927, des Fang du village de Shangtang, émigrés de retour au pays, et des parents à eux, réunissent un comité pour construire un nouveau village. Pour ce faire, ils achètent des terres aux Wu et aux Guan près du lieu-dit Qilongma. Le propriétaire terrien Guan Heqin touche un pot-de-vin de plus de 60 000 yuans dans cette affaire, arguant du fait d’assurer la sécurité des Fang durant la construction du village. Un autre membre important du lignage des Guan, Guan Jiyun surnommé le « roi du xiang », l’apprend ; il a été tenu à l’écart de la transaction et n’a donc rien touché, ce qui l’indispose à l’égard des Fang de Qilongma.
49Dans le village de Qilongma, deux Guan – l’un Guan Chaoxiang de retour des Etats-Unis, l’autre Guan Ronggeng ayant des parents à l’étranger – ne s’entendent pas avec les Fang. Le « roi du xiang » Guan Jiyun en profite : il fait appel à des hommes de main pour brûler une petite construction leur appartenant, en s’arrangeant pour qu’ils pensent que les incendiaires sont les Fang. L’hostilité des Guan devient inquiétante : certains Fang de Qilongma retournent habiter momentanément dans le vieux village, d’autres se cachent le jour pour éviter les Guan, et le soir se réfugient dans les diaolous. Pour tâcher d’apaiser la tension croissante, quatre lignages – les Fang, les Zhou, les Li et les Xie des environs de Tangkou – envoient des représentants voir Guan Jiyun. Les Fang sont prêts à lui verser quelques milliers d’onces d’argent60. Mais ce dernier trouve la somme trop faible. Il n’accepte pas. Au contraire, il s’acoquine avec des brigands pour s’emparer des biens des Fang à Qilongma.
50Lors de l’attaque du village, un Fang barricadé dans sa maison avec sa mère et sa femme enceinte, résiste, armé d’un fusil. Les brigands installent un verrou à l’extérieur de la porte d’entrée, et mettent le feu à la maison. Les trois personnes périssent brûlées vives. Après avoir pillé le village, les brigands incendient encore deux diaolous et 22 maisons appartenant aux Fang. Ils font également prisonniers 21 personnes qu’ils emmènent dans leur repaire pour en tirer des rançons.
51Le lignage des Fang, décidé à réclamer justice, rassemble de l’argent. Les autorités nationalistes, pour « donner le change » (yanren ermu) d’après cette version des faits, envoient cinq compagnies de soldats contre le repaire des brigands. Ces derniers se servent de leurs otages comme boucliers, et cinq Fang de plus sont tués. Parallèlement, est intentée une action en justice. Le Guomindang fait traîner l’affaire pendant plus de huit mois, est-il estimé dans cette version, et en profite pour extorquer des deux parties – les Guan et les Fang de Chikan et de Tangkou – plus de 2 millions de yuans. Finalement, en février 1929, le verdict tombe : Guan Chaoxiang de Qilongma, après avoir dépensé pour sa défense plus de 60 000 dollars gagnés aux Etats-Unis, est fusillé. « Le roi du xiang » Guan Jiyun, lui, n’est même pas inquiété par la justice ; non seulement il s’est emparé d’une grosse somme d’argent, mais reste impuni.
52S’attaquer aux villages d’émigrés était routine pour les brigands de Kaiping. Mais dans ce cas précis, leur rôle est celui de mercenaires dans un conflit opposant deux lignages (xiedou, vendetta). Les enjeux des xiedou, résultant de rivalités ancestrales entre des villages ou des lignages, peuvent être matériels – le plus couramment l’eau et la terre –, mais aussi « symboliques » comme la géomancie d’un lieu (fengshui) – notamment celle des sépultures – censée être gage de prospérité future61. L’ampleur de l’affaire de Qilongma est telle qu’il est finalement fait appel aux autorités dont l’intervention prédatrice est dénoncée dans cette deuxième version des faits, même si celle-ci est à considérer avec prudence puisqu’elle s’inscrit dans la propagande communiste contre le Guomindang. L’affaire illustre aussi les limites de la solidarité interne aux lignages ; les xiedou étaient souvent déclenchés par les riches et les puissants dans leur propre intérêt. Ainsi, dans le cas de Qilongma, un membre important d’un lignage n’hésite pas, pour son profit personnel, à sacrifier des vies, y compris celle d’un membre de son propre lignage.
Le pilon communautaire
53Dans les rivalités entre villages et lignages, les diaolous servent aussi à afficher sa puissance et à prévenir ainsi les attaques de ses voisins, comme l’illustre par exemple l’histoire d’un diaolou édifié en face du village de Shengliang (bourg de Sanbu) pour abriter un pilon en pierre ; ici, l’enjeu du conflit est un « bien symbolique ». Dans les années 1920, durant la moisson, les paysans rapportaient les gerbes de riz coupées au village pour les faire sécher. Après le battage, ils utilisaient une meule de bambou pour décortiquer le paddy, c’est-à-dire débarrasser le riz de son enveloppe extérieure non comestible62. Ensuite, à l’aide d’un pilon, ils polissaient le riz, enlevaient le son pour le blanchir. Si, après avoir mis le riz à tremper dans de l’eau, on le pilait encore, on obtenait des brisures ; en les passant dans des tamis toujours plus fins, on finissait par recueillir une farine qui servait à faire des gâteaux. Traditionnellement, ces gâteaux étaient préparés et dégustés à l’occasion de la Fête du printemps (le Nouvel An chinois) et des autres fêtes importantes, durant lesquelles ils étaient aussi servis en offrandes aux ancêtres. Chaque famille était généralement équipée d’une meule et d’un pilon. On confectionnait ces mêmes gâteaux pour les cérémonies des funérailles, après le décès d’une personne âgée. Mais dans ce dernier cas, il y avait une règle : on ne pouvait piler le riz chez soi.
54En 1928, un homme âgé très respecté décède le jour même du Nouvel An. Les membres de sa famille doivent piler du riz pour confectionner les traditionnels gâteaux. Comme ils ne peuvent le faire chez eux, il leur faut demander à des voisins à se servir de leur pilon. Mais en ce Premier de l’An, les gens sont réticents à l’idée de mêler le faste et le néfaste. La famille du défunt a beau supplier, rien n’y fait, personne ne veut prêter son pilon. Finalement, la famille se souvient qu’un village voisin, Tangbian, dispose d’un pilon destiné à l’usage commun de ses habitants. Elle sollicite le chef du village qui se montre compréhensif et les autorise à l’utiliser. Rapidement, ils portent jusqu’au village voisin le riz qui a trempé, le pilent, et peuvent ainsi procéder aux cérémonies des funérailles.
55L’affaire suscite un grand émoi parmi les personnes âgées de Shengliang. Et si, à leur mort, personne n’acceptait de prêter son pilon, s’inquiètent-elles. Seraient-elles condamnées à finir en fantômes errants et spectres affamés ? Les anciens convoquent une réunion et, à l’issue des discussions, est décidé que leur village doit, lui aussi, s’équiper d’un pilon communautaire.
56Les habitants choisissent un emplacement, au sommet de la colline de Taoniu en face du village, et attendent un jour faste pour construire un abri rudimentaire en pisé dans lequel ils installent le pilon. D’autres personnes âgées meurent, le pilon est utilisé pour fabriquer la farine de riz nécessaire. Deux années s’écoulent.
57Mais voilà que dans un village voisin, un homme puissant prétend que le pilon en pierre et son abri lui portent préjudice. En effet, c’est à la protection de ses ancêtres qu’il doit ses affaires florissantes, d’être devenu l’homme le plus riche du coin. La tombe de ses ancêtres est située sur le flanc de la colline de Taoniu. Le pilon en pierre et son abri au sommet de la colline pèsent sur la tête de ses ancêtres, et cela lui est très néfaste
58Un jour, il racole des jeunes gens de son village, crie et tempête qu’avant que les gens de Shengliang n’installent ce pilon dans cet abri, la vie de tout le monde était paisible, mais que depuis, la vie de leur village est gravement affectée. Il incite les jeunes gens à aller en découdre avec les habitants de Shengliang, à exiger de ces derniers qu’ils démolissent l’abri du pilon et versent des dédommagements. Plusieurs jeunes gens, échauffés par la harangue, s’arment d’outils et se mettent en route vers Shengliang.
59Le conflit entre les deux villages peut éclater d’un moment à l’autre. Mais quelqu’un prévient les autorités cantonales et quelques hommes sont rassemblés rapidement pour s’interposer et tenter une conciliation afin de prévenir le xiedou. Du canton, l’affaire monte aux autorités supérieures. Celles-ci envoient un fonctionnaire qui se livre à un patient travail de conciliation et réussit à calmer les esprits. Finalement, les autorités approuvent la construction d’un abri par les habitants de Shengliang, mais arguant que celui qu’ils ont construit est rudimentaire et peu sûr, demandent qu’ils le démolissent pour en reconstruire un autre.
60En 1931, les villageois démolissent l’abri en pisé. Ils sollicitent des dons en argent ou en travail de toute la parenté et en particulier des émigrés pour en construire un nouveau. Le premier niveau du nouvel abri est édifié rapidement. Mais la période est chaotique, les contributions des émigrés n’arrivent pas : la construction s’arrête pendant deux ans. En 1933, l’argent est réuni : le plan initial est amendé et l’abri du pilon devient un diaolou de trois étages qui, preuve de la richesse et de la cohésion de Shangliang, devrait décourager toute nouvelle expédition des villageois d’à côté, ce nouvel abri étant sans doute plus à même de leur résister s’il leur prenait d’aventure l’idée de recommencer.
61Les villages et les lignages de Kaiping ont pris eux-mêmes leur défense en mains car la sécurité des biens et des personnes n’était pas assurée par les autorités. Les diaolous jouaient un rôle important : ils servaient à la défense contre les brigands qui pullulaient dans le xian mais aussi, de manière plus générale, contre tout « étranger », ce dernier pouvant être tout simplement originaire du village d’à côté ou d’un lignage voisin. Les diaolous sont un produit typique de la société chinoise traditionnelle, à une époque où l’ordre public n’était pas assuré. Ils permettaient d’affirmer le prestige, d’afficher la puissance d’un village ou d’un lignage, de manière à prévenir toute brimade ou attaque de l’extérieur. Tout comme les xiedou, les diaolous sont l’indice du particularisme exacerbé des villageois de Kaiping. Avec l’avènement de la Chine communiste en 1949, l’établissement d’un pouvoir fort et d’un quadrillage administratif qui descendait jusque dans les villages où l’organisation lignagère avait été démantelée, les diaolous n’avaient plus de fonction et ont pour la plupart été laissés à l’abandon63. Aujourd’hui, il est extrêmement rare qu’ils soient habités ; ceux qui ne sont pas complètement délaissés sont utilisés comme poulaillers ou servent de granges pour entreposer des outils agricoles, des sacs d’engrais, de la paille, etc.
62L’influence de l’émigration est visible dans l’architecture de ces bâtiments construits fin XIXe-début XXe ; ainsi, les diaolous combinent des éléments chinois et occidentaux. A la différence des bâtiments de style occidental construits dans les concessions étrangères des grandes villes, les diaolous ont été érigés à la campagne, dans des villages, à l’initiative de paysans. Contre toute attente, on aurait donc, grâce à l’émigration, des paysans « cosmopolites » à Kaiping qui démontrent que ce ne sont pas forcément les classes chinoises les plus aisées et les plus éduquées qui étaient les plus susceptibles d’être perméables aux influences occidentales. C’est une des manières d’envisager les diaolous, et cette façon de voir est mise en avant depuis la politique d’ouverture de 1979 et le retour en odeur de sainteté des Chinois d’outre-mer qui s’en est suivi. Car les diaolous sont caractéristiques de la culture des Chinois d’outre-mer dont ils sont une incarnation dans la pierre.
Notes
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Pour citer cet article
Référence électronique
Patricia R.S. Batto, « Les diaolous de Kaiping (1842-1937) », Perspectives chinoises [En ligne], 95 | Mai-juin 2006, mis en ligne le 23 mai 2007, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/977
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