Vincent Gossaert éd., « L’anticléricalisme en Chine », Extrême-Orient Extrême-Occident, nº 24
Texte intégral
1La revue Extrême-Orient Extrême-Occident a fait paraître un numéro stimulant autour du thème de l’anticléricalisme en Chine. Dans l’introduction, Vincent Gossaert et Valentine Zuber, revendiquent le parti-pris comparatiste de la tentative. L’anticléricalisme, défini comme la critique des institutions religieuses et de leurs professionnels n’est pas une réalité limitée au contexte latin. Les divers spécialistes chinois du religieux (les clercs) ont été l’objet continu de critiques sévères. Prêter attention à ces discours critiques c’est à la fois renouveler l’étude du champ religieux en Chine et enrichir l’enquête comparatiste. En même temps, le pluralisme religieux de la Chine modifie les données. Et l’anticléricalisme chinois peut concerner une catégorie particulière de croyances, ou s’étendre au fait religieux comme tel. Il peut être populaire ou savant, de style littéraire, journalistique ou philosophique. Les éditeurs du volume s’essaient ainsi à une « typologie des intolérances ». Une première partie dessine des types d’anticléricalisme. La seconde partie se centre sur la figure du bonze. La conclusion de Jean Baubérot s’essaie avec bonheur à préciser les enjeux du volume par rapport à d’autres lieux et cultures.
2L’article de Sylvie Hureau retrace l’apparition des thèmes anticléricaux dans la polémique anti-bouddhique médiévale. La croissance même du bouddhisme ne pouvait qu’aviver les craintes liées à la pureté des mœurs comme aux conséquences sociales, politiques et économiques des nouvelles institutions. Contexte tout différent que celui étudié par l’article de Fang Ling : la « laïcisation » furtive et progressive de la médecine sous les Ming, avec la suppression dans le cursus impérial des pratiques exorcistes. La contribution de Lars Laamann s’intéresse aux agitations menées contre le clergé chrétien entre 1720 et 1810, agitations dont les ressorts mythiques sont manifestés par le contraste entre l’exubérance du discours et le très petit nombre de clercs chrétiens, chinois ou étrangers, alors présents en Chine. Elisabeth Allès étudie pour sa part les provocations menées contre les communautés islamiques, du XIXème siècle à nos jours. Les difficultés proviennent ici moins de l’attitude étatique (jusqu’en 1958) que de la difficulté pour les populations Han d’accepter « l’étrangeté » de la minorité Hui, difficulté exprimée dans des opérations visant à ridiculiser clergé et coutumes rituelles. La campagne antireligieuse de 1922, analysée par Marianne Bastid-Bruguière, se déroule selon une autre trajectoire. La contribution décrit les stratégies politiques à l’origine du mouvement. Le débat se transforme vite en une critique de fond des structures sociales et idéologiques chinoises, les intellectuels impliqués étant mus par la conviction que la Chine « n’avait pas besoin » de la religion, nocive pour la propagation scientifique et la reconstruction nationale.
3Dans la seconde partie, Vincent Durand-Dastès retrace les portraits de bonzes dévoyés qu’on trouve dans les romans des XVI-XVIIIème siècles : le moine d’un coup détourné et séduit au cours de son chemin vers la perfection, le moine licencieux et séducteur, l’effrayant moine barbare, le moine excentrique redresseur de torts... Une évolution se dessine au cours du temps : la valorisation des moines « confucéens », dont les pratiques vident et dépassent le bouddhisme originel. L’analyse par Vincent Gossaert du discours du journal Shenbao (1872-1878) poursuit l’analyse de l’insécurité éveillée par la simple présence d’un clergé bouddhiste célibataire : une frange de la population citadine exprime ainsi son rejet de la culture d’un clergé non soumis au contrôle social. L’article d’Isabelle Charleux brosse le portrait de l’imaginaire chinois du « moine barbare », sa charge d’horreur et de fascination, sa propension prétendue à s’approprier le pouvoir d’Etat. Enfin, l’article de David Palmer met en scène des anticléricalismes croisés : celui des maîtres de qigong contre les religions dans leur ensemble, systématisé par le fondateur du Falungong, Li Hongzhi... qui étendra cette critique aux maîtres de qigong eux-mêmes ; discours anti-Falungong tenu par les clergés ; et discours articulé contre le même mouvement par le Parti communiste.
4La reprise de Jean Baubérot relativise l’interrogation classique sur le caractère « englobant » ou « spécialisé » du fait religieux en Chine, mettant en valeur l’importance des évolutions historiques, cela en contraste avec une approche trop essentialiste de la question. Jean Baubérot a aussi raison de noter que « des pistes théoriques sur les rapports entretenus entre confucianisme et anticléricalisme seraient particulièrement bienvenues » (p.171). Il remarque également combien la pérennité de la représentation de l’Empereur détermine une forme d’anticléricalisme différente de celle provoquée en Europe par la progressive émancipation de l’Etat de l’emprise du religieux. Enfin, il relativise la distinction entre « anti-religion » et anticléricalisme au moins pour la période récente. Toutes pistes qui amènent l’auteur à privilégier l’étude du rapport entre idéologie anticléricale et questions de pouvoir, y compris dans la Chine la plus contemporaine.
5Ce volume a le grand mérite de brouiller les perspectives traditionnelles sur l’étude du fait religieux en Chine. Reprenant certaines de ses ouvertures, je me risque à suggérer ce vers quoi pourrait orienter la recomposition ainsi entamée :
6Il me semble que la question du rapport au fait religieux détermine en fait celle de l’image des clercs et des institutions. La relative nouveauté du terme « religion » (zongjiao) — un fait souvent relevé — ne doit pas induire en erreur : tout un éventail de termes qualifie depuis très longtemps le rapport avec l’au-delà en tant que ce rapport est médiatisé par des « spécialistes ». La légitimité et/ou l’efficacité de cette médiation peuvent être contestées pour diverses raisons : négation de la réalité supra-sensible ; caractère inconnaissable de cette même réalité ; contestation des médiations effectuées par les agents religieux, une contestation effectuée soit par l’Etat, soit par des agents concurrents (Lettrés, intellectuels agents d’une autre forme religieuse) ; contestation apparaissant à l’intérieur de la forme religieuse, cela du fait d’adeptes en quête d’une refondation ou bien de la dynamique doctrinale de la religion même, qui privilégie alors l’immédiateté de l’expérience spirituelle plutôt que de réaffirmer le monopole que ses clercs exerceraient sur les relations entre le monde humain et la réalité supra-sensible. Quatre « lieux doctrinaux » pour le moins ont développé une critique spécifique des médiations institutionnelles du religieux : il y a la trace laissée sur la définition du « religieux » par les écoles confucéennes ; il y a ensuite la contestation des formes religieuses chinoises induites moins par l’institution bouddhiste que par sa doctrine ; il y a encore la critique religieuse conduite par les Eglises chrétiennes – dans quelle mesure le christianisme est-il aussi en Chine « la religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet) ? Il y a enfin le discours scientiste et marxiste dont il faudrait voir si, dans la Chine d’aujourd’hui, il fait obstacle au « retour du religieux », ou si son épuisement attiserait au contraire cet hypothétique retour.
7En résumé, l’anticléricalisme s’articule en une critique des formes de médiations qui structurent le rapport entre l’individu et l’au-delà, ce qui explique que les religions elles-mêmes soient en mesure de développer, dans certaines limites, un discours « anticlérical », une critique interne de leur propre appareil rituel ou de son usage par leurs clercs. C’est, à mon sens, sur cette toile de fond que l’image du clerc en contexte chinois restera un lieu pertinent pour cerner les représentations mentales et les enjeux de pouvoir inhérents au fait religieux.
Pour citer cet article
Référence électronique
Benoît Vermander, « Vincent Gossaert éd., « L’anticléricalisme en Chine », Extrême-Orient Extrême-Occident, nº 24 », Perspectives chinoises [En ligne], 76 | mars - avril 2003, mis en ligne le 24 juillet 2006, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/96
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