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Lectures critiques

Adeline Herrou, La Vie entre soi. Les moines taoïstes aujourd’hui en Chine

Nanterre, Société d’ethnologie, 2005, 520 p.
David Palmer

Texte intégral

1La Vie entre soi est une étude anthropologique de l’institution dominante du taoïsme en Chine contemporaine : l’ordre Quanzhen, qui se distingue par son organisation monacale. Basée sur une longue enquête de terrain dans un temple du sud du Shaanxi, cette étude brosse un portrait général de la vie dans un monastère taoïste, décrit le processus d’initiation par lequel les moines quittent le monde ordinaire pour entrer dans l’ordre religieux, et analyse ce qui fait la spécificité de ce monde parallèle : sa rupture avec l’organisation parentale de la société laïque, associée à une forme alternative de rapports de pseudo-parenté qui visent à transcender la différence sexuelle.

2La première partie dresse le tableau ethnographique de l’objet de l’enquête, en quatre chapitres qui décrivent les édifices religieux du temple de Wengong, la communauté des moines, les fidèles laïcs qui fréquentent le temple, et les divinités qui font l’objet d’un culte dans le temple. Le temple de Wengong est situé dans le vieux quartier de la ville de Hanzhong, au sud de la province du Shaanxi, dans une vallée du fleuve Han non loin de la province du Sichuan. Il s’agit d’un temple assez ordinaire, avec ses trois cours et sa forme exiguë : il est loin de rivaliser avec de grands monastères célèbres ou ceux des montagnes sacrées de Qingchengshan, Huashan ou Wudangshan. La légende veut associer le temple à la première communauté des Maîtres Célestes de Zhang Lu, qui créa une principauté indépendante dans cette région vers 190, mais il est mentionné pour la première fois comme temple au dieu du Sol dans les monographies locales de la dynastie Qing. Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’il devient monastère taoïste dédié au culte de Wengong, et il connaît sa plus grande prospérité avant la Deuxième Guerre mondiale. Confisqué à la fin des années 1950, les moines se le réapproprient progressivement dans les années 1980, y menant sans cesse des chantiers de reconstruction, si bien que sa taille est aujourd’hui supérieure à celle qu’il avait par le passé.

3Adeline Herrou, après avoir comparé les différentes versions orales et écrites de l’histoire du temple, et analysé les modalités de la structuration de la mémoire du temple autour de ce lieu sacré, présente ensuite la communauté des moines taoïstes qui résident dans le temple, tels qu’ils se donnent à voir au visiteur. Elle décrit d’abord les habits, costumes rituels, chignons et coiffes des moines et en explique la signification symbolique. Elle discute ensuite de l’image énigmatique des moines, qui se présentent comme des êtres discrets, employant un langage d’initiés et se comportant toujours avec réserve. Ensuite, elle présente comment les moines conçoivent leur identité par rapport à d’autres groupes extérieurs ainsi que par rapport aux différences internes de la communauté monastique : en tant que moines Quanzhen par rapport aux maîtres Tianshi, en tant que descendants de la lignée Longmen par rapport aux autres lignées du Quanzhen, en tant que membres d’un réseau de temples du sud du Shaanxi. Ils sont également des « êtres qui ont quitté leur famille » (chujia), statut qu’ils partagent avec leurs confrères moines bouddhistes. Elle présente ensuite la généalogie de la lignée d’enseignement de la plupart des moines du temple, et compare le statut du temple Wengong en tant que « petit monastère » (zisun miao) dont la charge est héréditaire de maître à disciple, avec les « grands monastères » (conglin miao) œcuméniques.

4Enfin, Adeline Herrou explique les distinctions faites par les moines entre ceux « d’ici » et ceux « d’ailleurs », et entre ceux qui étaient moines avant la Révolution culturelle et ceux d’aujourd’hui. Ce chapitre présente des données très intéressantes sur la manière dont les moines de Hanzhong se perçoivent par rapport aux autres Taoïstes, mais présente une faiblesse que l’on retrouve dans plusieurs chapitres du livre : le discours des informateurs de l’auteur est mélangé avec des résumés de la littérature sinologique sur le sujet, sans toujours clairement distinguer les deux. Par exemple, dans la section sur les rapports entre les moines de Hanzhong et les Maîtres Tianshi, l’auteur affirme que les moines de Hanzhong « entretiennent des rapports ambigus » avec les Maîtres Tianshi (p. 111), qu’ils « parlent assez souvent » d’eux, mais qu’ils sont « mal connus » parce que « rares dans la région » (115). Le lecteur est curieux de savoir pourquoi ils parlent tant des ces maîtres qu’ils n’ont presque jamais rencontrés ? Et que disent-ils d’eux ? Mais au lieu de fournir ces données ethnographiques, l’auteur donne un très bref résumé historique de l’histoire de l’obédience Tianshi, de la fondation de l’ordre Quanzhen, et des rapports entre les deux traditions, basée sur la littérature sinologique. Mais qu’en est-il véritablement sur le terrain ? S’ils n’ont que très peu de contacts directs avec les taoïstes séculiers, pourquoi sont-ils fascinés par eux ? Il me semble, d’après ma propre expérience limitée, que les Maîtres Tianshi représentent pour les moines Quanzhen l’« Autre » taoïste, qui vit librement dans la société, avec une famille, et gagne sa vie en proposant des services rituels. Les Maîtres Tianshi représentent à la fois le groupe contre lequel l’identité célibataire et « transcendentale » de la communauté monacale se définit, mais aussi la fascinante possibilité d’être taoïste sans couper les liens de vie sexuelle, familiale et économique.

5Le chapitre III est consacré aux laïcs qui fréquentent le temple. L’auteur les divise en deux catégories : les « simples pélerins » (xinshi) qui visitent le temple de temps à autre pour y prier les divinités, et qui n’ont pas forcément de lien particulier avec le temple Wengong ni avec le taoïsme, et les « adeptes laïques » (jushi) qui ont des liens très étroits avec les moines, forment une véritable communauté qui participe aux tâches quotidiennes et à la gestion du temple, et se considèrent comme taoïstes. L’auteur évoque ensuite le rôle de l’Etat dans l’administration des temples, montrant comment le système hiérarchique des associations taoïstes officielles de niveau national, provincial, municipal et local s’ajoute aux réseaux traditionnels de filiation et de circulation de moines entre temples.

6Le quatrième chapitre retrace l’histoire et l’évolution contemporaine des cultes aux divinités du temple. L’auteur reconstitue l’histoire de la divinité principale, Wengong, qui fut à l’origine le mandarin Han Yu (768-824), célèbre pour sa diatribe contre le bouddhisme qui lui valut d’être exilé en Chine méridionale. Adeline Herrou a l’intention louable de comparer différentes sources sur le processus de la divinisation et l’élaboration de légendes autour de ce personnage, mais le résultat est un mélange de données provenant des moines de Hanzhong, d’historiens chinois, de sinologues et missionnaires français (Maspero, Demiéville, et le Père Henri Doré), et de spéculations quelquefois sans fondement de l’auteur elle-même – par exemple, l’idée que Wengong préside à la « Porte céleste » (la bouche) dans l’alchimie intérieure (p. 220). Cette section, par ailleurs fort intéressante, sur l’évolution d’un dieu improbable, aurait été mieux réussie si l’auteur avait plus clairement distingué entre les différents corpus de récits, et comparé ce qui nous intéresse ici : la mémoire locale du dieu telle que relatée par les moines de Hanzhong, les fidèles laïcs et les habitants de la ville – ces trois groupes ayant par ailleurs peut-être des récits différents– avec la mémoire officielle de Han Yu élaborée par les historiens chinois. La section se termine par une analyse des changements en cours dans le positionnement hiérarchique des autres dieux du temple les uns par rapport aux autres, et par une analyse du rôle du culte des divinités particulières dans les réseaux de temples.

7Après avoir consacré la moitié du livre à ce portrait ethnographique du temple Wengong – son site, ses officiants, ses pélerins, ses fidèles et ses dieux – l’auteur étudie, dans les deuxième et troisième parties, la communauté des moines taoïstes, en partant du questionnement anthropologique sur la parenté pour expliquer ce qui « fait » le moine. Elle analyse d’abord les raisons qui ont motivé les moines et moniales à « quitter la famille » (chujia) pour entrer au monastère, puis, en référence à la théorie anthropologique de la parenté, compare l’institution du chujia à celle du mariage : comme le mariage d’une fille, le chujia implique de quitter sa lignée d’origine pour intégrer une nouvelle lignée (ici, le système de pseudo-parenté qui structure les liens entre moines Quanzhen). Mais, contrairement au mariage, il n’y a aucun échange ni alliance : le moine coupe tout lien avec sa famille sans qu’un nouveau lien soit créé entre la famille d’origine et la communauté monastique. L’auteur analyse ensuite les infractions à la règle du célibat : certains moines retournent vivre avec leur ex-conjoint sans quitter leur habit ; d’autres ont des rapports sexuels à l’extérieur du monastère. En analysant la sévérité des sanctions imposées aux moines qui ont ainsi violé la règle du célibat, elle observe que les infractions à l’extérieur de l’enceinte du monastère sont tolérées, mais que vivre en couple, ou avec ses propres enfants, au sein même du temple, est sanctionné par l’ostracisme ou l’exclusion : « c’est avant tout la vie familiale dans l’enceinte du monastère qui est proscrite et en premier lieu l’union conjugale ou le lien filial auxquels on a renoncé en entrant en religion. Et ce changement de vie serait finalement, la seule condition sine qua non de la vie monastique » (p. 291).

8Le chapitre VI présente le parcours initiatique que le postulant doit effectuer pour être admis dans la communauté des moines. L’auteur décrit la période d’essai d’environ trois ans, durant laquelle il a le statut de « Dao-enfant » (tongdao) et cherche un maître, réside dans le monastère, et s’ajuste à la vie monacale. Il n’y a pas de cursus formel d’apprentissage, mais le novice doit servir son maître dans tous les aspects de la vie quotidienne. Elle décrit ensuite les préceptes de la vie monastique, en citant encore une fois divers exemples de la littérature sinologique et les « observances de la vie taoïste » promulguées par l’Association taoïste de Chine, mais sans donner de précisions sur la manière dont les préceptes sont mis en œuvre dans le temple Wengong. Ensuite, elle présente le rite d’investiture par lequel le novice acquiert le statut de moine en recevant la coiffe et l’habit du taoïste, ainsi que les modalités d’attribution d’un nom taoïste, nom qui inscrit le moine dans la généalogie de la lignée d’enseignement et permet de le situer par rapport aux autres moines. L’auteur décrit enfin les formes de transmission et d’apprentissage, aussi bien traditionnelles – de façon non discursive, par l’imitation et le questionnement – que moderne, à travers l’Ecole taoïste de Pékin qui, vue du temple Wengong, est considérée comme une école d’élite, à laquelle on n’entre que difficilement sur la recommandation de l’Association taoïste provinciale.

9Dans le chapitre VII, l’auteur décrit les activités religieuses et spirituelles du moine : d’abord les activités en faveur d’autrui (comput des jours fastes et néfastes sur la demande de fidèles, tenue de fêtes du temple (miaohui), rites subsidiaires et rituels occasionnels) ; ensuite les activités pour son propre perfectionnement spirituel : la quête de l’immortalité, l’ascèse, et l’alchimie intérieure. Le chapitre suivant évoque la place du voyage dans la vie des moines : devenir moine implique de se couper de sa terre natale et de mener une vie d’alternance entre des séjours prolongés dans un seul monastère et des périodes d’errance à travers le réseau des temples et lieux sacrés de Chine. L’auteur présente la coutume qui régit les déplacements et l’accueil de moines itinérants dans un monastère, les facteurs qui influencent le choix de l’itinéraire du moine, y compris la notion d’« affinité prédestinée » (yuanfen), les réseaux de relations, et les différents types de voyage : randonnées vers les montagnes sacrées qui sont aussi des voyages intérieurs, voyages initiatiques sur les traces de grands maîtres, déplacements de circonstance pour des fêtes et réunions. Ici encore, Adeline Herrou combine des données tirées de la littérature sinologique avec des propos relatés par les moines de Hanzhong, et ce sans faire de distinction entre le discours sur l’ascèse et la pratique. Mais les pratiques ascétiques étant individuelles, et conduites dans le secret et dans l’intimité invisible du corps de l’adepte, il est quasiment impossible pour l’ethnologue d’observer ce qui, en principe, est censé constituer l’activité fondamentale du moine Quanzhen.

10La troisième partie analyse la communauté monastique sous l’angle de la théorie anthropologique de la parenté. Devenir moine implique de « sortir de la parenté » (chujia), et en même temps d’entrer dans une nouvelle famille : l’organisation des rapports entre moines suit les modèles de la parenté, les moines empruntant même les termes de parenté pour se désigner les uns les autres et identifier les rapports entre générations et lignées de disciples. Les moines forment donc un groupe de pseudo-parenté. Ce type d’organisation résout en partie le problème qui découle du fait qu’ils n’auront pas de descendance pour leur faire un culte, les condamnant à une malemort, le pire des sorts dans la culture chinoise : c’est le groupe pseudo-parental des moines qui accomplit un rite spécifique pour accompagner le défunt à son nouveau gîte céleste. Autre aspect significatif, bien que les monastères soient mixtes et qu’il n’y ait pas de stricte division des rôles entre moines et moniales, les termes de parenté utilisés sont uniquement masculins et patrilinéaux : un condisciple féminin initié avant soi-même (sans égard à l’âge biologique) est, par exemple, « frère aîné d’apprentissage » (shixiong) : le groupe de pseudo-parenté évacue entièrement la différence des sexes. Adeline Herrou lie cette pratique à l’interdiction des rapports sexuels entre membres de la communauté monastique : en tant que membres de la même pseudo-famille et, de plus, portant tous des noms de parenté du même sexe, tout rapport entre moines et moniales constituerait, dans la logique parentale, une forme d’inceste. L’auteur rapporte également l’explication donnée par les moines eux-mêmes, qui est l’aspiration à un état de yang pur. Mais en même temps, les moines cultivent le principe yin, allant jusqu’à adopter des comportements féminins tels que s’accroupir pour uriner. En somme, les moines, qui intériorisent la sexualité par l’alchimie intérieure, sont tantôt yang, tantôt yin, dans leur quête de la sublimation des différences pour s’unir à l’Un.

11Remarquant à quel point le modèle de parenté structure la communauté monastique, l’auteur se demande si les catégories anthropologiques de la famille peuvent s’étendre de manière générale à des groupes religieux qui forment des organisations pseudo-parentales. Dans le cas des taoïstes, elle propose de considérer la transmission des textes et registres sacrés comme l’élément de filiation qui se substitue à la consanguinité.

12La Vie entre soi est riche en informations. La communauté monacale au sein de l’ordre Quanzhen se prête parfaitement à l’approche anthropologique classique : il s’agit d’une véritable « tribu » avec ses lieux propres, ses membres, ses rituels, sa culture et son organisation interne, qui, bien que vivant au sein même de la société, s’en distingue nettement et consciemment. L’analyse poussée du modèle « parental » de l’organisation monastique à l’aide de la théorie anthropologique est particulièrement révélatrice et, à ma connaissance, inédite dans l’étude du monachisme chinois. Ma seule critique est que l’auteur aurait pu aller jusqu’au bout et contraster ses données et ses résultats avec la littérature sinologique dérivée d’analyses textuelles ou d’autres terrains d’enquête – notamment la religion populaire en Chine du sud-est – plutôt que d’utiliser cette même littérature pour illustrer, expliquer, ou combler les trous dans ses propres données de terrain. Il aurait été notamment intéressant de comparer les données ethnographiques avec l’importante étude textuelle de Livia Kohn sur le monachisme taoïste en Chine médiévale1. Cette petite question de méthodologie mise à part, La Vie entre soi est une contribution importante à notre connaissance du taoïsme, des pratiques religieuses en Chine contemporaine et à l’anthropologie du monachisme en général.

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Notes

1 Livia Kohn, Monastic Life in Medieval Taoism, Honolulu, University of Hawaii Press, 2003.
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Pour citer cet article

Référence électronique

David Palmer, « Adeline Herrou, La Vie entre soi. Les moines taoïstes aujourd’hui en Chine »Perspectives chinoises [En ligne], 92 | novembre-décembre 2005, mis en ligne le 16 mai 2007, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/933

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Auteur

David Palmer

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