Deborah Brautigam, Will Africa Feed China?
Deborah Brautigam, Will Africa Feed China? New York, Oxford University Press, 2015, 222 pp.
Texte intégral
1Les investissements agricoles chinois en Afrique ont défrayé la chronique à la suite de la crise alimentaire mondiale de 2008, au moment où les médias internationaux se sont fait l’écho dans les pays en développement de la ruée vers les terres (land rush) de la part d’investisseurs étrangers, avec l’appui des gouvernements nationaux. Ce processus aussi nommé « accaparement des terres » (land grab) est motivé par des projets agroindustriels portant sur des milliers d’hectares, destinés non à la demande locale mais à l’exportation vers les marchés alimentaires des pays émergents ou les filières d’agrocarburant des pays industrialisés.
2La Chine a pu faire office de bouc émissaire sur ce sujet polémique qui oppose capitalisme agroalimentaire mondialisé et petites paysanneries. Le gouvernement chinois aurait programmé, dans l’objectif de « nourrir la Chine », l’acquisition de superficies agricoles immenses exploitées par une main-d’œuvre chinoise immigrée en terre africaine.
- 1 Deborah Brautigam, The Dragon’s Gift: The Real Story of China in Africa, Oxford, Oxford University (...)
3C’est contre cette perception caricaturale que Deborah Brautigam, professeure en sciences politiques à l’université John Hopkins (Washington D.C.), s’érige. L’ouvrage discute de la stratégie agricole de la Chine en Afrique et met en balance les enjeux de sécurité alimentaire qui lient l’une à l’autre. Son titre, Will Africa feed China?, est un clin d’œil à celui de Lester Brown (Who will feed China?, 1995), détourné pour réfuter une vision malthusianiste toujours en vigueur. L’auteure s’appuie sur son expérience propre1 et les travaux de l’équipe du CARI (China Africa Research Initiative) qu’elle dirige.
4La démarche est celle de la contre-enquête. Les 8 chapitres se répartissent entre partie explicative (chapitres 2 à 5) et récits filés (chapitres 1 et 6 à 8), qui conduisent le lecteur du tableau chinois à la scène africaine. Les informations sur les projets chinois font l’objet d’un recoupement systématique par des enquêtes auprès de responsables chinois et africains, d’investisseurs et d’entrepreneurs impliqués dans les implantations.
5Le chapitre 1 fournit le modèle de cette méthode qui démêle le vrai du faux, s’agissant d’un cas présenté au Mozambique en 2006 comme la première « colonie agricole chinoise », impliquant la mise en chantier d’un barrage hydro-électrique sur le fleuve Zambeze pour un coût de plusieurs centaines de millions de dollars. La réalité dévoilée, plus modeste et prosaïque, sert à illustrer la contre-thèse de l’ouvrage : « ce qui émerge est quoi qu’il en soit […] l’histoire d’une Chine conquérante, dont les entreprises s’insèrent aux marchés mondiaux en aidant le Mozambique à réaliser ses propres plans de modernisation agricole » (p. 19).
6Le chapitre 2 compare les trajectoires agricoles chinoise et africaine récentes. La Chine est devenue une actrice essentielle des échanges alimentaires mondiaux, importatrice nette, en suivant une politique commerciale sélective et différenciée qui accompagne la transition alimentaire dûe à son urbanisation. Les difficultés africaines se situeraient de ce point de vue du côté du retard productif et technologique de sa paysannerie, symbolisé par la dépendance des villes aux importations alimentaires.
7L’internationalisation de l’agriculture chinoise, montre le chapitre 3, s’inspire du processus d’agro-industrialisation dont les acteurs chinois ont fait l’expérience progressive au plan national depuis 30 ans. À ce titre, les investissements directs et les partenariats économiques opérés avec des groupes étrangers servent aujourd’hui de référence pour l’expansion mondiale des entreprises chinoises.
8La stratégie politique de « sortie » (zouchuqu 走出去) des investissements, promue après l’accession de la Chine à l’OMC, est décrite dans le chapitre 4, non sans donner le rappel des réalisations antérieures de la coopération chinoise, initiée dès les années 1960. Les conglomérats agroalimentaires publics, comme la China State Farm Agribusiness Corporation ou la China Complete Plant Import and Export Corporation sont aux premières loges, avec l’appui des ministères du Commerce et de l’Agriculture et les crédits de la China Export Import Bank, également ouverts aux gouvernements étrangers.
- 2 Une firme occidentale comme le groupe français Bolloré, en comparaison, déclare détenir au même mom (...)
9Quelle valeur factuelle, demande le chapitre 5, a l’information réunie dans les bases de données expertes qui servent de terreau au discours médiatique sur l’accaparement de terres ? Seuls 5 cas sont avérés parmi 20 recensés entre 2000 et 2014, pour un total de 89 000 ha cultivés, très loin des 5,6 M ha allégués par les différentes sources (p. 78)2. On comprend que ces cas, faits d’annonces mirobolantes, de tentatives avortées ou d’échecs déguisés, sont l’écho d’une ruée affairiste bien réelle, partagée par les gouvernants et les investisseurs financiers du monde entier.
10Les chapitres 6 et 7 sont l’occasion d’étudier par le menu des situations d’implantation concrète, comme les filières sucrières établies au Mali et à Madagascar, et de dépeindre aussi leurs turpitudes, au gré des relations équivoques avec la population locale dans des contextes politiques instables.
11Le huitième et dernier chapitre est prospectif. L’expansion des capitaux agroalimentaires chinois, soumis à une concurrence internationale exacerbée, se poursuit par de nouvelles voies, comme l’impulsion donnée aux centres de démonstration agricole et de diffusion technologique ou le recours à la contractualisation avec les producteurs locaux, déjà en usage en Asie du Sud-Est.
12Avec un propos clair et intelligemment conduit, Will Africa feed China? vient compléter les « variations » sino-africaines à l’endroit d’un public spécialiste ou non de ces questions. Il donne à voir une diplomatie chinoise « du bol de riz » ayant perdu de sa force idéologique, en retrait par rapport à d’autres domaines économiques comme la construction d’infrastructures ou l’extraction minière et qui n’a pas non plus le visage de la diaspora marchande des grandes villes-comptoirs africains.
- 3 Par exemple, Jean-Jacques Gabas et Tang Xiaoyang, « Chinese Agricultural Cooperation in Sub-Saharan (...)
13L’exposé est convaincant dans sa dénonciation des faux-semblants des relations agricoles sino-africaines, une intention partagée avec d’autres spécialistes du sujet3. Il séduit par la somme d’éléments factuels apportés, la diversité des situations étudiées, d’un continent et d’un pays à l’autre et le souci de détailler les parties prenantes et les étapes franchies. Les tableaux fournis en appendice, listant les investissements chinois récents en Afrique, les exportations de produits agricoles vers la Chine et ses centres de démonstration agricole, contribuent à cet effort didactique.
- 4 Serge Michel et Michel Beurel, China Safari: On the Trail of Beijing’s Expansion in Africa, New Yor (...)
14Il l’est peut-être moins par le registre discursif employé, celui des International Affairs, entremêlant perspectives macroéconomiques et géopolitiques, sans toujours en expliciter les tenants et aboutissants. Le format emprunte au style journalistique du reportage et de l’essai sur la mondialisation, qui avait fait le succès du livre de Serge Michel et Michel Beuret La Chinafrique4. L’analyse opère par va-et-vient à l’intérieur des chapitres et entre eux, ce qui occasionne renvois et répétitions et nourrit une impression de « déjà-lu ».
15Un grand intérêt de l’ouvrage, le travail critique sur la couverture médiatique et le traitement des sources Internet, prouvent être parfaitement nécessaires, mais quels enseignements faudrait-il en tirer dans la sphère des études du développement, alors que la mise en débat des réalités agricoles et alimentaires apparaît très sensible dans nos sociétés ?
16On touche ici la principale limite de l’ouvrage, plus préoccupé de mise en récit, de narrative, que de questionnements théoriques. L’utilisation, à propos des relations du gouvernement chinois avec ses entreprises nationales, de l’expression « developmental state » pose ainsi problème, d’autant qu’il fait écho à maintes déconvenues rencontrées dans les pays d’accueil, qu’il s’agisse des contrats fonciers, laissés à la discrétion des gouvernements, de l’emploi des travailleurs locaux ou du recours à l’agriculture contractuelle (dingdan nongye 订单农业).
- 5 Gérard Chouquer, « Le nouveau commerce triangulaire mondial. Ou les analogies du foncier contempora (...)
- 6 Harriet Friedmann et Philip McMichael, « Agriculture and the State System: The Rise and Decline of (...)
17Le parallèle avec la situation du développement agricole en Chine s’avèrerait ici nécessaire, afin d’éclairer des conceptualisations contemporaines du land grab dans la mondialisation : la problématique foncière posée comme domanialité ou assemblage5, ou les ré-articulations globales du « régime alimentaire » (food regime) capitaliste6.
- 7 Tiken Jah Fakoly, Mangercratie, Paris, Louma, 1999, BS 50754.
18L’expérience sociale de la modernisation de la paysannerie chinoise, peut aussi servir, en contrepoint aux tensions affairistes et techniciennes nouées autour du land grab, l’aspiration des pays africains à devenir à leur tour des « mangercraties »7.
Notes
1 Deborah Brautigam, The Dragon’s Gift: The Real Story of China in Africa, Oxford, Oxford University Press, 2009.
2 Une firme occidentale comme le groupe français Bolloré, en comparaison, déclare détenir au même moment 373 000 ha de plantation d’hévéas et de palmiers à huile en Afrique de l’Ouest (p. 141).
3 Par exemple, Jean-Jacques Gabas et Tang Xiaoyang, « Chinese Agricultural Cooperation in Sub-Saharan Africa: Challenging Preconceptions », Perspective, No. 26, Paris, CIRAD, 2014.
4 Serge Michel et Michel Beurel, China Safari: On the Trail of Beijing’s Expansion in Africa, New York, Nation Books, 2009.
5 Gérard Chouquer, « Le nouveau commerce triangulaire mondial. Ou les analogies du foncier contemporain », Études rurales, No. 187, 2011, pp. 95-130 ; Li Tania Murray, « Qu’est-ce que la terre? Assemblage d’une ressource et investissement mondial », Tracés, Vol. 33, 2017/2, pp. 19-48.
6 Harriet Friedmann et Philip McMichael, « Agriculture and the State System: The Rise and Decline of National Agricultures, 1870 to the Present », Sociologia Ruralis, Vol. 29, No. 2, 1989, pp. 93-117.
7 Tiken Jah Fakoly, Mangercratie, Paris, Louma, 1999, BS 50754.
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Référence papier
Étienne Monin, « Deborah Brautigam, Will Africa Feed China? », Perspectives chinoises, 2018-3 | 2018, 95-96.
Référence électronique
Étienne Monin, « Deborah Brautigam, Will Africa Feed China? », Perspectives chinoises [En ligne], 2018-3 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/8740
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