Roberta Zavoretti, Rural Origins, City Lives: Class and Place in Contemporary China
Roberta Zavoretti, Rural Origins, City Lives: Class and Place in Contemporary China, Seattle and London, University of Washington Press, 2017, xi + 202 pp.
Texte intégral
1Fondé sur quatorze mois d’enquête ethnographique dans la ville de Nanjing en 2007 et 2008, l’ouvrage Rural Origins, City Lives aborde les migrations de travail en Chine en décrivant avec nuance la vie quotidienne de différentes catégories de travailleurs ruraux habitant cette ville de plus de 10 millions d’habitants. Qu’est-ce qui définit les travailleurs migrants ruraux ? Comment sont-ils étiquetés et subjectivés ? Comment négocient-ils leur identité et façonnent-ils leurs aspirations en fonction de leur position dans la hiérarchie sociale, de leurs interactions quotidiennes et des normes de mobilité sociale propres aux classes supérieures promues par l’État et valorisées par les élites ? Telles sont les principales questions que pose ce volume. Cette étude ethnographique se distingue par le fait que Zavoretti décrit comment certains de ses informateurs d’origine rurale partagent un éventail de difficultés, liés au travail et à la mobilité sociale en milieu urbain, avec des citadins pour lesquels les réformes économiques se sont traduites par une adversité et une insécurité croissantes plutôt que par des gains. À cet égard, le volume aborde la question fascinante du spectre toujours plus large des travailleurs précaires dans la Chine contemporaine. Zavoretti montre par exemple que beaucoup de ses informatrices, si elles ne se considèrent pas elles-mêmes comme dagongmei 打工妹 (jeunes travailleuses migrantes), se définiraient certainement comme « celles qui dagong », c’est-à-dire qui enchaînent des petits boulots de courte durée et plutôt informels. Elle montre aussi que, dans les villes chinoises, ces conditions d’informalisation et d’imprévisibilité ne concernent pas seulement les travailleurs ruraux mais aussi, de plus en plus, des étudiants d’université, de jeunes diplômés, d’anciens employés d’entreprises d’État, etc. La plupart des informateurs de l’auteure vivent à Nankin depuis longtemps. On compte parmi eux des vendeurs de rue, des travailleurs dans un atelier de couture et des employés d’un café et de sa boulangerie. Les rencontres quotidiennes de l’auteure avec cette diversité de travailleurs, couplée à son observation de divers lieux de sociabilité, donnent une certaine épaisseur à sa description de la grande hétérogénéité que recouvre la catégorie de « travailleurs migrants ruraux » – catégorie qui, selon l’auteure, est trop souvent amalgamée en un tout homogène par l’État, les élites, le discours public quotidien et certains discours savants, alors que des phénomènes de stratification et de différenciation de classes sont à l’œuvre à la fois à la campagne et en ville. De fait, cette enquête remet en cause les dichotomies communément admises opposant « urbain/rural », « public/privé » et « traditionnel/moderne », tout en éclairant l’émergence d’une société de classes au sens large (pp. 9-10). Après avoir défini dans l’introduction (pp. 3-27) les objectifs et le champ de sa recherche, l’auteure décrit dans le premier chapitre (pp. 28-51) comment la catégorie des « travailleurs ruraux » (nongmin gong 农民工) est lourdement investie, à la fois politiquement et moralement, et façonnée via des modèles de mobilité sociale véhiculés par l’État, par les médias ou par le marché, via des normes sociales de consommation, ainsi que via la dévalorisation du corps paysan au prisme des normes hégémoniques qui érigent les membres de la classe moyenne en modèles pour les travailleurs ruraux. Le chapitre suivant (pp. 52-79) examine comment les informateurs de l’auteure issus des zones rurales se réapproprient le discours hégémonique et les attentes normatives dont ils font l’objet. Il examine aussi comment ces travailleurs négocient leur perception d’eux-mêmes dans leurs interactions quotidiennes. Mobilisant de nombreux récits d’expériences vécues, Zavoretti décrit comment l’identité de ses informateurs, loin d’être réifiée, est en fait instable, négociable et relationnelle (p. 66). Elle montre également que les travailleurs ruraux considèrent les habitants de Nankin comme étant incapables de nourrir les valeurs de « travail dur » – entendues comme moyen d’assurer la subsistance de sa famille –, regroupant ainsi ce groupe social sous une catégorie homogène négative. Le troisième chapitre (pp. 80-109) explore les multiples manières d’occuper l’espace urbain déployées par les travailleurs ruraux et remet en question l’idée très répandue selon laquelle leur présence en ville serait forcément transitoire. Zavoretti montre que la plupart de ses informateurs venu de la campagne ne sont pas ségrégués spatialement et ne se considèrent pas comme des migrants temporaires. Elle met également en lumière les nombreuses modalités contingentes d’exclusion sociale dont les travailleurs ruraux font l’objet, que ces exclusions soient fondées sur des différences de classe, de sexe, d’éducation et de région d’origine ; elle décrit aussi comment ces exclusions imprègnent les interactions quotidiennes au sein de l’espace public. Dans le chapitre suivant (pp. 110-135), l’auteure se penche sur la manière dont les travailleurs ruraux investissent leurs pratiques de consommation d’enjeux éthiques et politiques. Elle montre que ces pratiques sont davantage marquées par l’épargne, dans l’espoir d’acquérir un logement à Nankin, que par la dépense, déconstruisant au passage le stéréotype élitiste du paysan comme consommateur bas de gamme, inadapté et naïf. Pouvoir acheter un logement et être ainsi enregistré comme propriétaire local se révèle être un projet à plus ou moins long terme et une grande source de préoccupations pour les travailleurs ruraux et pour d’autres non-résidents plus éduqués et parfois plus aisés, en particulier ceux qui s’efforcent d’offrir une bonne éducation à leurs enfants (pp. 126-127, pp. 134-135). L’articulation complexe entre les expériences des informateurs et les représentations dominantes de la réussite individuelle forme le cœur du cinquième et dernier chapitre (pp. 136-161). Beaucoup d’informateurs de l’auteure se font une image du succès à mi-chemin entre l’enrichissement (en particulier la capacité à acheter un logement) et la possibilité de bâtir des relations familiales et interpersonnelles stables. Zavoretti souligne cependant que la manière dont les gens se représentent la réussite est toujours mouvante et fait l’objet de renégociations constantes lors de leurs interactions quotidiennes. Comme elle le dit joliment, « la question de la capacité d’action (agency) n’est pas forcément liée à une conception de soi volontariste, mais elle émerge plutôt d’une praxis, d’un jeu entre des idéologies incorporées et des conditions d’existence toujours changeantes » (p. 141). Tout au long de cette subtile étude ethnographique, les arguments de l’auteure sont développés avec beaucoup de clarté et de fluidité. Sa maîtrise des théories en sciences sociales et son dialogue permanent avec les études sur la société chinoise contemporaine rendent cette lecture particulièrement séduisante. On peut cependant regretter que la conclusion un peu expéditive ne soit pas à la hauteur de la richesse ethnographique et de la qualité analytique du reste de l’étude, qui intéressera sûrement les étudiants et les chercheurs travaillant sur la Chine contemporaine et sur les migrations villes-campagnes en général.
Pour citer cet article
Référence papier
Éric Florence, « Roberta Zavoretti, Rural Origins, City Lives: Class and Place in Contemporary China », Perspectives chinoises, 2018-3 | 2018, 92-93.
Référence électronique
Éric Florence, « Roberta Zavoretti, Rural Origins, City Lives: Class and Place in Contemporary China », Perspectives chinoises [En ligne], 2018-3 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/8708
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