Nimrod Baranovitch, China’s New Voices. Popular music, Ethnicity, Gender and Politics, 1978-1997
Notes de la rédaction
Traduit de l'anglais par Blaise Thierrée
Texte intégral
1Cette étude centrée sur le Pékin d'après la réforme économique dresse une ethnographie de la musique populaire urbaine dans la Chine contemporaine en s’appuyant sur une approche interdisciplinaire — anthropologie, musicologie, littérature, études culturelles. Après un historique de la musique populaire chinoise, et en particulier du rock, trois problématiques sont abordées : l’ethnicité, la question des sexes et la politique.
2La nouvelle musique populaire émerge au début des années 1980 avec le retour en Chine continentale du style « gangtai » (musique de Hong Kong et de Taiwan), « musique populaire influencée par l’Occident apparue à Shanghai dans les années 1920 » (p. 11), ensuite bannie par le communisme. A sa réapparition, ce style fut violemment rejeté par l’Etat en raison de son caractère mielleux et romantique considéré comme subversif et anticommuniste, avant d'être finalement accepté. Quelques années plus tard, il fut supplanté par le style « Vent du nord-ouest », mélange de musique traditionnelle de la province du Shaanxi et de rythmes modernes. Certaines de ses chansons abordaient ouvertement des thèmes politiques et ont conduit à l’émergence du rock’n’roll chinois à la fin des années 1980. La chanson la plus populaire du rocker Cui Jian, « Je n’ai rien » (Yiwusuoyou), « symbolisait la frustration et le sentiment de perte ressentis par une génération de jeunes intellectuels désabusés [...] devenus cyniques vis-à-vis du communisme et critiques envers la culture chinoise traditionnelle et contemporaine » (p. 33). Fortement lié au mouvement de Tian’anmen de 1989, le rock fut l’objet d’un réel engouement avant que sa popularité ne décline au milieu des années 1990.
3Après avoir fait allusion à la nature problématique (« ambivalente et contradictoire », p. 62) des relations entre la Chine révolutionnaire et ses minorités, l’auteur montre que la musique populaire est un domaine dans lequel ces minorités ont pu, dans une certaine mesure, « négocier leurs identités ». Parce que le rock est la culture alternative la plus puissante et la plus efficace, les minorités discriminées se sont associées à cette musique. Le rock peut être considéré comme un discours des franges minoritaires cherchant ainsi à s’opposer au pouvoir central (p. 103). Néanmoins, le gouvernement chinois a fait preuve depuis de capacités d’adaptation qui ont conduit à une meilleure intégration de ces minorités.
4Le troisième chapitre aborde la problématique des sexes à travers la reconstruction de la masculinité et le retour du statut traditionnel des femmes alors même que de nouvelles voix féminines émergent dans l’espace public. Le rock est associé à la puissance masculine que les hommes ont retrouvée après la disparition de la morale révolutionnaire, qui leur déniait toute sexualité. Le rock chinois est extrêmement misogyne et ne mentionne « l’Autre féminin » que pour le nier et affirmer la supériorité des mâles ; il considère les femmes comme dangereuses car susceptibles de domestiquer les hommes. Cette forme de masculinité a incarné en Chine la modernité et le désir d’occidentalisation. Le 4 juin 1989 fut un acte castrateur visant à ramener les hommes dans leur statut « féminin » traditionnel de simples objets de l’Etat. De même, le style gangtai privilégiait une image néo-traditionnelle des femmes, lesquelles se complaisaient dans l’attente passive de l’amour des hommes. La scène rock est dominée par les hommes même si, au milieu des années 1990, quelques voix féminines indépendantes (Ai Jing, Wei Hua/Wayhwa) ont émergé, contestant l'image de la femme dominée.
5Le dernier chapitre décrit les relations politiques entre l’Etat et la musique populaire. D’un côté, l’Etat apparaît comme oppressif, réprimant les voix alternatives ; mais d’un autre côté, il montre des capacités d’adaptation, des aptitudes au compromis. Artistes indépendants et Etat élaborent une sorte de « relation symbiotique » qui s’appuie principalement sur une conception similaire du nationalisme et sur le même usage des forces économiques. Les rockers ont opposé une résistance à l’Etat à travers des attaques verbales, la déconstruction de symboles nationaux et la critique de valeurs officielles. Mais après avoir souligné la résistance et l'opposition des rockers à l’Etat, l’auteur montre finalement les limites de cette résistance, dues à une communauté de culture entre les deux camps : les rockers chinois restent « chinois » et sont incapables de se libérer de la morale collectiviste comme du discours nationaliste.
6Ce livre est un travail complet et bien documenté qui comprend un index et une bibliographie exhaustive, même si, comme le démontre une trop grande confiance dans l’étude très critiquable sur le rock de Zhao Jianwei, certaines sources ne sont pas toujours utilisées à leur juste valeur. Par ailleurs les textes des chansons ne sont presque jamais traduits dans leur intégralité, ce qui n’est pas très satisfaisant d’un point de vue contextuel et scientifique.
7Cet ouvrage offre un bon aperçu de la situation et de l’évolution de la musique populaire depuis les réformes, notamment parce qu'il ne se focalise pas uniquement sur le rock, mais montre également les liens entre musique populaire et rock. L’auteur démontre de manière convaincante que, dans la Chine d’aujourd’hui, on ne peut pas se limiter à une stricte opposition entre sphère officielle et sphère populaire ; il essaie d'adopter une approche plus nuancée pour montrer comment un réseau de forces multiples interagit et évolue. Cependant, parce que cette analyse refuse toute approche structurale, le lecteur n’arrive pas à tirer des conclusions de ce livre. Si la musique populaire chinoise a réellement un caractère aussi paradoxal et ambivalent, a-t-elle un sens en soi et est-il pertinent d’en parler ? D’un point de vue anthropologique, une attention plus soutenue au passé, à la Chine pré-communiste (un seul paragraphe est consacré au Livre de la musique), aurait pu aider l’auteur à trouver son chemin dans la jungle de la Chine contemporaine. Cependant, couvrant vingt années d’histoire, China’s New Voices offre une présentation intéressante des différents courants et vagues qui structurent encore aujourd'hui la vie chinoise : du gangtai du début des années 1980 au rock de la fin des années 1980 et du mouvement de 1989, puis au retour d'une nouvelle forme de gangtai avec le déclin du rock au milieu des années 1990. Comment sera la prochaine musique chinoise ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Catherine Capdeville-Zeng, « Nimrod Baranovitch, China’s New Voices. Popular music, Ethnicity, Gender and Politics, 1978-1997 », Perspectives chinoises [En ligne], 82 | mars-avril 2004, mis en ligne le 26 avril 2007, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/864
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