- 1 Voir « 中国青年女权行动派与我 » (Zhongguo Qingnian nüquan xingdongpai yu wo, Les jeunes militantes féministes (...)
1En mars 2015, à la veille de la Journée internationale des femmes, cinq jeunes féministes connues sous le nom de « Gang des cinq » (nüquan wu jiemei 女权五姐妹, composé de Wei Tingting, Li Tingting, Wu Rongrong, Wang Man et Zheng Churan) ont été arrêtées par la police chinoise alors qu’elles s’apprêtaient à diffuser des messages contre le harcèlement sexuel dans les transports publics. La communauté internationale, choquée par cette nouvelle, a dès lors prêté une forte attention à « ce groupe très actif de jeunes militantes » (Mohanty 2016 : ix ; Wang 2015 ; Jacobs 2015 ; Hu 2016). Par la suite, les termes « génération » (generation) et « vague » (wave) ont fait leur apparition dans les médias anglophones (Chen 2015 ; Volodzko 2015). Parallèlement, des termes similaires tels que « jeunes militantes » et « jeune génération » se sont retrouvés fréquemment cités dans la littérature scientifique émergente consacrée à ce nouveau militantisme féministe (Liu et al. 2015 ; Wesoky 2017). Sur les réseaux sociaux chinois, ces jeunes femmes sont souvent désignées comme appartenant à « la nouvelle génération » (xin shengdai 新生代/ xin yidai 新一代) ou au « jeune mouvement d’action féministe » (qingnian nüquanxingdongpai 青年女权行动派)1. À travers ces expressions, le milieu académique comme celui des médias reconnaissent la montée d’une nouvelle génération féministe en Chine.
2Depuis 2010, ces jeunes femmes « ont occupé le premier rang des protestations féministes » en exprimant « leur colère vis-à-vis du sexisme et des inégalités entre les sexes de plus en plus présents dans la Chine d’aujourd’hui » (Mohanty 2016 : ix) à travers une série de performances artistiques visant le harcèlement sexuel dans les transports publics, les violences domestiques, les discriminations dans l’accès à l’éducation, le manque de toilettes pour femmes dans les villes et d’autres formes d’abus dont sont victimes les filles et les femmes chinoises. Les études insistent sur la place centrale de l’action pour ces actrices du nouveau militantisme féministe.
- 2 Pour plus d’informations sur la double connotation du mot « féminisme » en chinois, voir Ko et Wang (...)
3Elles utilisent la provocation et la performance de rue pour parler directement au public et attirer son attention (Wei 2015 ; Jacobs 2016). Elles pratiquent un « militantisme médiatique » tirant parti de « diverses plateformes de communication » dans les médias classiques et sur les réseaux sociaux pour diffuser leurs messages et « atteindre leurs objectifs » (Tan 2017 : 175 ; Li et Li 2017). En outre, elles font plus volontiers appel à des tactiques individualisées et « désinstitutionnalisées » et à des réseaux diffus plutôt qu’à des organisations formelles (Wei 2015 ; Yue 2015) et, enfin, contrairement à l’attitude « non conflictuelle » et de « coexistence » des féministes traditionnelles qui voient leur mouvement comme un mouvement d’affirmation des femmes (nüxing zhuyi 女性主义), ces jeunes militantes préfèrent le terme de mouvement de protection des droits de la femme (nüquan zhuyi 女权主义) qui met l’accent sur le terme de « droit » et elles sont fières d’être des défenseuses des droits de la femme (nüquan zhuyizhe 女权主义者)2. Elles se différencient ainsi des féministes du début de la période des réformes économiques et marquent un tournant du féminisme chinois à l’ère postsocialiste. L’expression « nouvelle génération » vise avant tout à rendre compte de ce changement radical.
- 3 Pour une version publiée de l’article, voir European Journal of Social Theory 17 (2) 2014 : 165-83.
4Cette étude prolonge l’intérêt académique et médiatique pour cette nouvelle génération du militantisme féministe en se concentrant plus particulièrement sur le concept de « génération ». Elle a pour ambition de préciser ce qui se cache derrière l’étiquette de « génération » que nous utilisons souvent pour décrire les jeunes militantes féministes et de réfléchir, d’une manière plus consciente sur le plan théorique, à la question de la génération et des changements générationnels dans le féminisme chinois postsocialiste. Trois dimensions de la génération ont été choisies à cet effet. La première est la génération comme cohorte d’âge. Elle considère l’âge comme « l’une des catégories sociales les plus élémentaires de l’existence humaine et un facteur clé de l’assignation des rôles et de l’attribution des prestiges et des pouvoirs dans toutes les sociétés » (Braungart et Braungart 1986 : 205) tout en théorisant « la nature et la signification des regroupements par âge biologique au sein des processus sociaux de changement et de continuité (Pilcher 1994 : 481). La seconde dimension est celle de cohorte historique. Cette dimension envisage la génération comme « une construction historique qui transcende la chronologie de la vie allant de la naissance à la mort » (Aboim et Vasconcelos 2012 : 7)3 et attire l’attention sur le rôle des événements et des conditions historiques sur l’identité et la conscience politique des personnes. La troisième dimension est celle de « génération politique » qui met l’accent sur « l’environnement culturel et politique dans un contexte communautaire » et explore la manière dont des personnes d’âges et d’horizons divers se réunissent autour d’une « prise de conscience politique commune » (Reger 2014 : 6).
- 4 Une recherche Google sur « jeune mouvement d’action féministe » (qingnian nüquan xingdongpai 青年女权行动 (...)
- 5 À leur demande, toutes les personnes interrogées sont mentionnées de manière anonyme.
5En s’orientant autour de ces notions de génération, l’article s’intéressera : 1) au rôle de l’âge dans la fabrication du nouveau féminisme ; 2) à l’influence des expériences historiques sur la maturation et la formation identitaire du féminisme ; 3) aux processus et aux lieux de fermentation et de mobilisation du féminisme. L’objectif est d’éclairer les divers aspects des différences générationnelles, mais également les rapprochements et la continuité entre les générations dans le féminisme chinois postsocialiste. Les bases théoriques de cette étude sont tirées d’une sélection d’articles sur la notion de génération en sciences sociales et en histoire du féminisme. La sélection peut s’avérer limitée, étant donnée la taille restreinte de la littérature internationale sur la génération et les générations de féministes. Les données empiriques sur les jeunes militantes féministes ont été principalement collectées sur Internet de manière « ciblée » à l’aide de mots clés tels que « féminisme chinois » (Zhongguo nüquan 中国女权) et « jeune mouvement d’action féministe » (qingnian nüquan xingdongpai 青年女权行动派) puis en rassemblant des documents issus de sources diverses datant des deux ou trois dernières années et en ne retenant que les faits et les informations pertinentes4. Nous avons en outre mené des entretiens avec trois personnes et communiqué avec une quatrième en Chine. Les entretiens ont eu lieu au Danemark en utilisant le système de messagerie vocale instantanée de l’application WeChat. Parmi ces personnes, X est une figure clé du jeune mouvement féministe de Pékin ; S une chercheuse très en vue de Shanghai disposant d’une profonde connaissance de l’histoire du féminisme et du nouveau mouvement féministe chinois ; W est une sociologue ayant interviewé plusieurs militantes féministes et publié un article sur elles ; et Li Sipan est une journaliste féministe basée à Canton5.
- 6 Les quatre catégories de génération sont : 1. la génération comme principe de lignage ; 2. la génér (...)
6En sociologie, et en sciences sociales en général, la notion de génération revêt plusieurs significations, dont celle de cohorte d’âge6. Une cohorte d’âge est un groupe de personnes nées et ayant grandi dans une période identique ou proche. En se basant sur la reconnaissance du fait que « les différents âges de la vie agissent comme des forces de conditionnement des expériences humaines » (Braungart et Braungart 1986 : 206), les théories occidentales sur la génération postulent que « les personnes nées durant la même période partagent des similarités en matière de développement du cycle de vie et d’expériences historiques » (ibid. : 205-6). Les groupes d’âge peuvent ainsi agir comme « des agents du changement social » (Kerzer 1983 : 133) et avoir une grande importance pour l’étude « des comportements humains et de la politique ». L’« entrée de groupes d’âge successifs dans la société façonne le cours du développement humain et des changements sociopolitiques » (Braungart et Braungart 1986 : 205-6).
- 7 « Meet the 5 Female Activists China Has Detained », New York Times, 6 avril 2015, https://cn.nytime (...)
- 8 Voir Shi Yuhan 施钰涵, « 在新一代女性权益伸张群体的眼里, 标签和光环并不重要 » (Zai xinyidai nüxingquanyi shenzhang qunti de ya (...)
- 9 Entretien avec X, 10 octobre 2017.
7Ainsi, pour comprendre les jeunes militantes en tant que nouvelle génération féministe, il faut avant tout connaître leur cohorte d’âge et déterminer le rôle de l’âge dans la construction de leur identité. On considère de manière générale que les jeunes militantes féministes sont issues du segment de la population né dans les années 1980 et 1990. Les personnes appartenant à cette cohorte sont généralement appelées la génération post-1980 ou post-1990, les « millenials » ou la « génération Y » (Zhao 2011 ; Rosen 2009 ; Sabet 2011 ; Yan 2013 ; Yi, Ribbens et Morgan 2010). Ces jeunes femmes sont à la fin de la vingtaine ou au début de la trentaine. Quand le Gang des cinq a été arrêté en 2015, Wang Man était âgée de 33 ans ; Wei Tingting de 26 ans ; Zheng Churan et Li Tingting de 25 ans et Wu Rongrong venait d’avoir 30 ans7. Xiao Meili, la militante des droits des femmes qui a effectué une marche de 2 000 km entre Pékin et Canton en 2014 pour sensibiliser le public aux abus sexuels, est née en 19898, tandis que notre informatrice X est née en 1988 et aura donc 30 ans en 20189.
8Les personnes de cette génération ont des caractéristiques différentes de la génération de leurs parents. Elles ont grandi à une période où la société chinoise « connaissait une réorientation morale de valeurs collectives vers des valeurs individuelles » (Yan 2010 : 2). L’influence des forces publiques sur la famille s’étant affaiblie, l’individu a exercé « un contrôle plus étroit sur sa vie » (ibid. : 1). Les études sur l’individualisation en Chine ont montré comment « le bonheur personnel et la réalisation individuelle » sont devenus « l’objectif ultime dans la vie » pour les jeunes nés dans les années 1980 et 1990 (ibid. : 2). Cette génération est souvent décrite négativement comme « égoïste », « non coopérative », « anti-traditionnelle » et « rebelle », mais elle est aussi associée à des attributs positifs comme une « solide confiance en soi », la « curiosité », un « fort besoin de s’améliorer » et « une meilleure connexion avec le monde extérieur » (Yi, Ribbens et Morgan 2010 : 605). Ces caractéristiques générationnelles expliquent, au moins en partie, pourquoi les femmes de la nouvelle génération « rejettent les politiques et les méthodes de leurs prédécesseurs » et choisissent de nouveaux modes d’action qui leur semblent « plus efficaces » et plus fidèles à ce qu’elles sont (Hunt 2017 : 108).
9Mais l’âge détermine également la place d’un groupe dans la société. Étant à la fin de la vingtaine et au début de la trentaine, les jeunes militantes féministes sont soit étudiantes à l’université, soit récemment diplômées et issues d’horizons éducatifs et professionnels divers. Elles n’ont pas encore suffisamment monté dans l’échelle sociale pour avoir un statut bien établi et, pour cette raison, elles manquent « de capital social, des réseaux sociaux et des qualifications professionnelles au sein du système » (Li et Li 2017 : 58). Elles disposent en revanche d’initiative individuelle, d’un sens aigu de l’action et de la justice sociale et d’un haut degré d’engagement et de créativité. Cela explique pourquoi le nouveau militantisme féministe est né à la périphérie du système étatique et des canaux organisationnels reconnus par l’État et pourquoi il met surtout l’accent sur les individus et les volontés. En l’absence de ressources gouvernementales, la fabrication de l’information devient « le principal moyen de mobilisation » des jeunes militantes féministes, tandis que la performance de rue et les médias / réseaux sociaux se révèlent être deux moyens efficaces de fabriquer cette information (Li et Li 2017).
- 10 Cité dans « Feminism in China » http://www.feminisminchina.com/#daughtersofchina (consulté le 14 no (...)
- 11 Voir « 广州女大学生‘占领男厕’争平等 » (Guangzhou nüdaxuesheng ‘zhanling nance’ zheng pingdeng, Des étudiantes de (...)
- 12 Voir « 占领男厕所-行为艺术呼吁厕位平等 » (Zhanling nancesuo-xingweiyishu huyu ceweipingdeng, Occupation des toilet (...)
10La cohorte d’âge étant une catégorie agrégative, on est en droit de s’interroger sur l’ampleur de cette nouvelle génération féministe. La réponse n’est pas évidente dans la mesure où les groupes militants ayant participé aux actions menées dans la rue en 2012 ne formaient pas une organisation au sens strict et qu’il n’y a quasiment « pas de statistiques sur le nombre de féministes ou de militants féministes en Chine »10. La plupart des performances étaient « exécutées par un petit nombre de participants », parfois « par une seule personne » (Wei 2015 : 294). L’« occupation des toilettes pour homme » en 2012, par exemple, a été menée par une vingtaine de jeunes femmes à Canton et Wuhan, 17 à Xi’an (dont 9 garçons)11, et une dizaine de personnes à Pékin et Chengdu12. Cependant, ce nombre grimpe en flèche si l’on comptabilise ceux qui n’étaient pas présents lors de l’événement, mais qui ont soutenu la campagne en coulisse. Selon le site Internet du Quotidien du peuple (Renmin wang 人民网) des étudiantes de 12 universités normales chinoises ont envoyé des lettres à la direction de leur université demandant plus de toilettes pour femmes (Zhou 2012).
11La notion de génération en tant que cohorte historique vient du sociologue Karl Mannheim, qui a vu la génération comme « un aspect clé de la détermination existentielle de la connaissance » produisant « des modes précis de comportement, de sentiment et de pensée » (Pilcher 1994 : 483). Une génération, selon Mannheim, fait référence à « des personnes au sein d’une population ayant vécu le même événement significatif dans une période donnée » (ibid.). Ainsi, « les membres de différentes générations politiques possèdent différentes perspectives » (Whittier 1997 : 761). Depuis Mannheim, les sociologues ont « reconnu l’influence que les événements historiques partagés par une cohorte peuvent avoir tout au long de la vie sur les croyances, sur le monde et sur soi » (Schnittker et al. 2003 : 608). De même, les études occidentales sur le féminisme soulignent également comment « les débats politiques passionnés sur la signification et la substance du féminisme » ont eu « différents effets cumulatifs sur l’identification, selon la période de maturation politique » (ibid.).
- 13 Voir Zhao (2011) et Sabet (2011).
- 14 Dans un article intitulé « A Social Environment Analysis of the Change of Women’s Status in China » (...)
12Le concept de « cohorte historique » met en valeur les expériences historiques que les membres d’une cohorte partagent les uns avec les autres et l’impact de ces expériences sur la formation de leur conscience de soi, de leur identité et de leur vision du monde. À ce stade, nous pouvons identifier trois conditions historiques connues par les jeunes féministes d’aujourd’hui et examiner comment ces conditions les ont influencées. Premièrement, les jeunes féministes ont grandi durant la dernière période de réforme vers l’économie de marché et dans un contexte social et culturel défini par cette économie13. Au moment où elles devenaient adultes, les réformes économiques chinoises s’étaient approfondies, les discriminations entre les hommes et les femmes s’étaient accentuées et la condition de la femme s’était globalement détériorée14. Comme l’explique Xiao Meili, l’une de ces jeunes militantes féministes (Volodzko 2015) :
[…] dans la Chine d’aujourd’hui, les femmes sont victimes de nombreuses discriminations au travail ; beaucoup d’entreprises refusent même de les embaucher. Le harcèlement sexuel est fréquent. Les violences domestiques sont largement répandues.
- 15 Jingjing lingkui 菁菁菱葵, « 从中国妇女报对高校女、男学生性别平等意识调查看如今中国女权 » (Cong Zhongguo funübao dui gaoxiao nü nan (...)
13Durant cette période, l’idéologie sexiste traditionnelle et le machisme ont également gagné du terrain (He 2001 ; Leung 2003 ; Zhang et al. 2014 ; Zurndorfer 2016). La vision patriarcale du monde souvent exprimée par des hommes, professeurs ou experts réputés, est omniprésente dans les grands médias (Shimei Keyi 2014). Une étude récente sur « la sensibilisation à l’égalité des sexes » menée par le China Women’s Journal parmi les étudiants de 13 universités chinoises montre que 65,1 % des étudiantes interrogées sont favorables à l’idée de l’égalité hommes femmes, pour seulement 35,0 % de leurs homologues masculins. La même étude montre que 40,48 % des hommes interrogés souhaitent que les femmes restent au foyer à plein temps, mais seulement 31,55 % considèrent que l’homme doit payer l’addition lors d’un rendez-vous galant. En guise de conclusion, l’administrateur du forum de Baidu Tieba conclut que plus les hommes sont éduqués et plus ils ont de bons résultats scolaires, plus ils sont susceptibles d’adopter une vision machiste ou traditionnelle de la femme15.
- 16 Voir « 青年女权行动派剪影一:‘小跟班’要‘美丽’ » (Qingnian nüquan xingdongpai jianying yi : ‘xiaogenban’ yao ‘meili’, (...)
14D’un point de vue personnel, de nombreuses jeunes militantes ont subi des discriminations de genre à un moment ou un autre de leur vie. Pour Xiao Meili, c’est dans le domaine de l’amour et des relations intimes qu’elle s’est heurtée à l’injustice. Étudiante en design, elle aime la peinture, l’art, la littérature, les voyages et les animaux. Comme beaucoup de jeunes filles de son âge, elle rêve de romance et de prince charmant. Elle préserve sa virginité et attend le bon moment pour « sa première fois ». Elle sort quelque temps avec un camarade de classe, mais leur relation ne dure pas. Plus tard, un étudiant plus âgé s’intéresse à elle, mais le garçon se montre méfiant lorsqu’il découvre que Xiao a connu quelqu’un avant lui et que le couple a passé une nuit ensemble. Bien que Xiao lui explique que rien ne s’était passé durant cette nuit, le nouveau petit ami ne la croit pas. « Vous étiez dans la même pièce toute une nuit et tu veux me faire croire que vous avez regardé la télévision ? », lui assène-t-il. C’est à ce moment que Xiao s’est sentie envahie par un fort sentiment d’injustice. Dégoutée par l’obsession des hommes pour la virginité, elle a eu l’impression d’être un objet qui n’a de valeur qu’à condition que personne ne l’ait touché16.
15X, une autre jeune féministe, vient d’une petite ville du centre de la Chine. Durant son enfance, elle a été témoin de l’attitude machiste de son père et des violences physiques et morales qu’il infligeait à sa mère. À cinq ans, elle avait déjà développé un sens aigu de la justice et se battait contre son père à coup de tapette à mouches pour protéger sa mère (entretien n° 3). Wu Rongrong, membre du Gang des cinq, a grandi « dans un environnement extrêmement patriarcal où les filles étaient considérées comme des moins que rien ». Elle a trop souvent vu « des jeunes filles pleines d’avenir » de son village « forcées d’abandonner leurs études et de travailler pour payer l’éducation de leurs frères ». Le désir d’éducation de Wu s’est lui aussi « heurté non seulement à de grandes difficultés économiques, mais aussi à des personnes bien intentionnées essayant de la dissuader » de poursuivre ses études. Dans sa jeune vie adulte, comme toutes ses amies, Wu a été « confrontée au harcèlement lorsqu’elle essayait de trouver un emploi à temps plein ». Elle a même été entrainée dans une zone de la banlieue de Pékin par un homme qui prétendait être un employeur. Elle s’en est tirée avec une grosse frayeur, mais l’expérience lui a rappelé à quel point une jeune femme peut être vulnérable (Wu 2016).
16La seconde condition historique est celle de la politique de l’enfant unique et de ses nombreuses ramifications sociales (Fong 2002, 2006 ; Tsui et Rich 2002 ; Arnold et Liu 1986 ; Wang 2005 ; Hannum et Zhang 2009). Les jeunes militantes féministes représentées par le Gang des cinq appartiennent à la génération de l’enfant unique et la plupart sont filles uniques (Sabet 2011 ; Wu 2015). Leurs parents nourrissent de fortes attentes pour elles et ont investi des ressources économiques colossales pour leur assurer un bel avenir. Dans son entretien avec huit jeunes militantes féministes urbaines, Wu note que cinq d’entre elles « sont diplômées de grandes universités nationales et six d’entre elles n’ont jamais connu de traitement discriminatoire ou d’obstacle de la part de leurs parents » (Wu 2015 : 37). Ainsi, la politique de l’enfant unique a eu pour conséquence indirecte l’amélioration de l’éducation des jeunes filles urbaines et l’émergence, à côté des « petits empereurs », de « petites impératrices » riches en ressources (Wang 2017).
17Choyées par leurs parents, ces jeunes femmes ont grandi avec de fortes attentes et une idée bien définie de leur futur rôle dans la société. Alors que les filles issues de milieux ruraux, comme Wu Rongrong, ont dû se battre pour suivre des études, les jeunes urbaines n’en chérissent pas moins leur éducation et espèrent qu’elle leur permettra de mener une vie prospère. Ce n’est que lorsqu’elles entrent vraiment dans la société, après leurs études, qu’elles commencent à réaliser en quoi leur identité sexuelle peut être un obstacle. Cette « expérience négative partagée de la discrimination » (Wu 2015 : 37) contraste fortement avec la bonne éducation qu’elles ont reçue ainsi qu’avec la confiance en soi et les attentes élevées qu’elles nourrissent. Ce contraste saisissant explique, selon le professeur Wang Zheng, l’attirance de ces jeunes femmes pour le féminisme et leur désir de changer les choses (Wang 2017). En tant que personnes éduquées et compétentes, elles ne tolèrent pas les discriminations liées au genre et sont très motivées pour se battre.
18La troisième condition historique est celle du détachement de ces jeunes femmes vis-à-vis du passé socialiste de la Chine et de l’héritage du féminisme d’État. Au cours de la période socialiste, l’État chinois a lancé plusieurs campagnes de « libération » de la femme et encouragé la participation socioéconomique et politique des femmes. Ce rôle proactif et favorable aux femmes de l’État s’est cependant estompé depuis le début des réformes économiques au point de devenir méconnaissable pour la nouvelle génération. Au contraire, elles ont découvert dans les politiques publiques et les pratiques du marché du travail de nombreuses lacunes et négligences permettant de fermer les yeux devant, voire de valider, les discriminations à l’égard des femmes ou d’autres groupes socialement désavantagés. De plus, depuis le début des années 2000, le gouvernement chinois s’efforce de restaurer les valeurs familiales confucéennes et de promouvoir les normes de genre traditionnelles (Fincher 2016). De concert avec l’État, la Fédération nationale des femmes de Chine a, par exemple, initié une campagne nationale incitant les jeunes célibataires actives de plus de 27 ans à se marier. Ces femmes étaient dépeintes comme des rebuts dont plus personne ne veut (Fincher 2014, 2016). Le tournant conservateur de l’État (et des institutions étatiques comme la Fédération des femmes) a suscité une grande déception parmi les femmes de la nouvelle génération et les a incitées à résister (Fincher 2016). Ces conditions historiques sont fondamentalement différentes de celles des féministes de l’ancienne génération. Elles servent ainsi de moments formateurs pour la nouvelle génération tout en préparant le terreau d’un féminisme politique à la fois nouveau et différent. Ces conditions permettent de comprendre pourquoi ces jeunes femmes ne tolèrent plus les discriminations liées au genre et les injustices sociales ; pourquoi elles réagissent spontanément aux actes et aux paroles discriminatoires ; pourquoi elles ont remplacé le féminisme doux (nüxing zhuyi 女性主义) par le féminisme dur (nüquan zhuyi 女权主义) ; et pourquoi, ne voyant pas en l’État un allié, elles ont adopté une posture d’« opposition » et de « confrontation ».
19Une génération politique se construit « de manière plus sociale que temporelle ». « [Elle] ne se forme pas après un certain nombre d’années, mais en réponse à des changements significatifs d’environnement et à des changements correspondants au niveau des “expériences transformatrices” des individus » (Whittier 1997 : 762 ; Schuman et Scott 1988). Inventée à l’origine par le sociologue Karl Mannheim, la notion de « génération politique » s’est étoffée par la suite. Dans une étude sur les mouvements de libération de la femme entre 1969 et 1992 à Colombus, dans l’Ohio, Whittier définit la génération politique « comme étant constituée d’individus (d’âges divers) rejoignant un mouvement social au cours d’une vague de protestation donnée » (Whittier 1997 : 762). Dans une étude récente sur le féminisme aux États-Unis au XXIe siècle (Cullen et Fisher 2014), Jo Reger met en avant le terme « prise de conscience politique commune » et envisage la génération politique comme « un groupe de personnes partageant une prise de conscience politique commune produite par des changements sociétaux » (Reger 2014 : 6). Cette définition permet de « comprendre les schémas de continuité et de changement entre les générations de mobilisation féministe », en mettant l’accent sur « une prise de conscience politique commune » plutôt que sur l’âge (Cullen et Fisher 2014 : 285). Les générations politiques sont ainsi « le produit d’une expérience, d’une idéologie et d’identités forgées par l’époque dans laquelle vivent les militants » et elles ne sont donc « pas monolithiques » (ibid. : 285-6). L’idée de génération politique « résiste à la conception séquentielle selon laquelle la jeune génération remplace l’ancienne » et suppose que « les générations de féministes se superposent, créant à la fois de la coopération et de la dissension au sein du mouvement » (ibid. : 286).
- 17 Liang Yan 梁彦, « 专访:中国女权行动者李麦子 » (Zhuanfang: Zhongguo nüquan xingdongzhe limaizi, Interview spécial (...)
- 18 Voir Lei Ma, « ‘阴道独白’在中国的十年 » (‘Yindao Dubai’ zai Zhongguo de shinian, Les Monologues du vagin, dix (...)
20En suivant cette logique, nous examinons comment l’on devient féministe et quels sont les processus de fermentation de cet engagement afin de comprendre comment les féministes de la nouvelle génération s’inspirent de l’ancienne génération tout en marquant leur différence. Tout d’abord, la première étape vers le féminisme varie d’un individu à l’autre ; certaines personnes « y arrivent par hasard ». Zheng Churan, par exemple, est tombée dans la bibliothèque de son université sur un livre traitant de la lutte contre les violences domestiques en Chine. L’ouvrage, qui analyse la violence domestique en Chine selon une perspective de genre, a suscité l’intérêt de Zheng pour le genre et le féminisme (Lee 2016). Li Tingting a participé à une réunion d’information sur l’éducation sexuelle organisée par une ONG alors qu’elle étudiait à l’université. Elle y a entendu parler pour la première fois du concept de genre et elle a immédiatement été attirée par cette notion17. Wei Tingting a lu un article sur Les Monologues du vagin dans un journal laissé chez son opticien. Curieuse, elle a cherché plus d’informations sur la pièce de théâtre et a fini par monter une représentation dans son université (Zhang, Xiao et Jiang 2014). Xiao Meili a entendu parler d’une ONG à Pékin par une bande-annonce de film. Elle a commencé à y suivre des conférences, à découvrir une perspective de genre « secrète » et à rencontrer des personnes avec qui elle ressentait un lien18. À l’écoute de ces anecdotes, nous avons repéré deux processus et plusieurs milieux ayant préparé le terrain du nouveau féminisme et semé les germes du militantisme chez les femmes de la nouvelle génération.
- 19 Entretien avec S, 27 septembre 2017.
21Le premier processus a été l’ouverture de plusieurs cours d’université sur les études de genre, notamment sur la littérature et les manuels consacrés au féminisme et au genre, ainsi que l’organisation de programmes de formation sur le genre sous l’égide d’ONG. L’universitaire basée à Shanghai que nous avons interviewée confirme que plusieurs jeunes militantes féministes ont assisté à ses cours ou à ceux de ses collègues sur les études de genre et que plusieurs de leurs élèves sont devenues militantes par la suite19. La Société chinoise des études féminines (Haiwai zhonghua funüxue xuehui 海外中华妇女学学会) organisation issue de la diaspora animée par la professeure Wang Zheng, de l’Université du Michigan, constitue un exemple frappant de cet essor des études de genre. Au cours d’une interview avec l’éditeur web de ChinaChange.Org, Wang Zheng raconte comment elle a commencé en 2002 à collaborer :
- 20 « 王政教授访谈:女权五姐妹的被捕与中国女权运动政治化,以及女权运动的国际图景 » (Wang Zheng jiaoshou fangtan: nüquan wujiemei de beibu yu (...)
[…] avec le China Women’s College et l’Université chinoise de Hong Kong sur un programme de formation de trois ans (en études de genre et études féminines). Le China Women’s College est devenu la première université chinoise à délivrer une licence en études féminines. Après avoir obtenu un poste à l’Université du Michigan, je suis revenue en Chine chaque année (pour continuer le programme de formation). De plus, j’ai établi une base à l’Université de Fudan, l’Institut pour les études de genre de l’Université du Michigan-Université de Fudan, au sein de laquelle j’ai animé des formations pendant les vacances d’été. Plusieurs militantes féministes ont assisté à mes cours l’année dernière (pas celles qui ont été arrêtées), ce sont nos élèves. Je connais également bien l’une des filles du Gang des cinq, elle a suivi mes cours20.
- 21 Li Sipan 李思 , « 中国版女权主义启蒙到自觉 » (Zhongguoban nüquanzhuyi qimeng dao zijue, La version chinoise du fé (...)
22Dans un article de blog, une journaliste féministe basée à Canton qualifie ces cours d’« Académie militaire de Whampoa », en référence à l’institut de formation militaire créé pendant la période républicaine et où de nombreux membres du KMT et du PCC ont été formés pour devenir des dirigeants politiques et militaires de haut niveau21.
- 22 Joyce Man, « 10 Years of The Vagina Monologues in Mainland China », Oxfam Hong Kong, 27 décembre 20 (...)
- 23 Lei Ma, « ‘阴道独白’在中国的十年 » (‘Yindao Dubai’ zai Zhongguo de shinian, Les Monologues du vagin, dix ans (...)
- 24 Ibid.
- 25 Rong Weiyi 荣维毅, « ‘阴道独白’ 中国大陆演出十年记 » (‘Yindao Dubai’ zhongguo dalu yanchu shinian ji, Les Monologue (...)
- 26 Voir « 全球女权主义口述史访谈 : 艾晓明 » (Quanqiu nüquanzhuyi koushushi fangtan: Ai Xiaoming, Entretien sur l’his (...)
23L’autre processus à l’œuvre a été la diffusion des Monologues du vagin, une pièce de théâtre en plusieurs épisodes écrite par l’auteur américaine Eve Ensler22. Introduite en Chine par la professeure féministe Ai Xiaoming de l’Université Sun-Yat-sen en 2003, la pièce a été adaptée à maintes reprises et jouée dans plusieurs grandes villes par des groupes d’étudiants ou des ONG23, notamment à l’Université Fudan, l’Université de Pékin, l’Université normale de la Chine centrale, l’Université de Wuhan, l’Université de Xiamen et l’Université normale de la capitale24. La plupart des jeunes femmes qui ont formé la colonne vertébrale du nouveau mouvement féministe ont étudié dans ces universités. La professeure Rong Weiyi, de l’Université de la sécurité publique du peuple de Chine, a qualifié la diffusion des Monologues du vagin de « girouette » du féminisme chinois, en particulier pour ce qui est de la lutte contre les violences basées sur le genre25. Selon Ai Xiaoming, la version chinoise des Monologues du vagin n’est pas une simple traduction de la version américaine. C’est une création théâtrale originale qui parle aux femmes chinoises et qui est basée sur leurs expériences. Les versions chinoises des Monologues du vagin brisent des tabous culturels, dévoilent sans prendre de pincettes les pratiques courantes de discriminations et d’inégalités de genre dans la société chinoise et mettent en lumière les préjugés véhiculés par les médias en matière de genre, de sexe et de sexualité. À travers les récits et les performances de cette pièce, les voix des femmes et d’autres groupes désavantagés ont enfin pu s’exprimer et être entendues26.
- 27 « 知和无姓之人 : 一个高校社会性别议题社团的十一年 » (Zhihe wuxingzhiren: yige gaoxiao shehui xingbie yiti shetuan de shiy (...)
24L’apport des Monologues du vagin au féminisme est incontestable. Lors de la réunion interne d’une organisation étudiante de l’Université Fudan, la Zhihe Society, d’anciens présidents et membres du conseil d’administration se sont réunis pour partager leurs expériences personnelles de la célèbre pièce de théâtre. Lin Mu, qui travaillait à l’éclairage lors d’une représentation de 2006, se souvient de ses impressions la première fois qu’il a vu la pièce. « C’était vraiment, vraiment choquant »27. Luo Shengmen, l’une des quatre actrices principales de la version jouée à Fudan en 2007, explique comment son travail d’interprétation l’a aidé à construire son identité. « J’ai réellement pris conscience de mon homosexualité et je me suis acceptée comme je suis ». Xiaomeng, présidente de l’organisation entre 2008 et 2009, a participé à la pièce pendant des années. De son travail d’actrice dans Les Monologues du vagin, elle retient avant tout comment :
session après session de discussions et de réflexions critiques, nous avons réussi à accepter nos propres expériences et à partager des points de vue les uns avec les autres. J’ai véritablement élargi mon horizon […] (ibid.).
25Deannie, ancienne présidente de l’organisation, auteure et actrice de la version 2009 et metteuse en scène de la version 2012, se souvient de ce qu’elle a ressenti à la première lecture de la pièce :
Ça a été un coup de tonnerre ! Tout était confus dans ma tête et j’avais beaucoup de questions. Puis j’ai vu la lumière et je me suis senti libérée de l’oppression que j’exerçais sur moi-même.
26Une autre ancienne présidente de l’organisation et participante de la version 2012 des Monologues du vagin raconte comment son expérience d’actrice :
a fait naître le féminisme en [elle]. Je n’avais pas une identité très claire. Je voyais souvent l’homosexualité selon un prisme hétérosexuel. Je manquais de vision ouverte sur les questions de genre et mon esprit était limité par les stéréotypes.
27Damao est devenue membre de l’organisation en 2012 et a joué les Monologues du vagin pendant quatre ans. Le fait de jouer cette pièce lui a donné une véritable maturité en lui permettant d’exprimer ouvertement des points de vue féministes (ibid.).
- 28 « Feminism in China », http://www.feminisminchina.com/#daughtersofchina (consulté le 14 novembre 20 (...)
- 29 Chen Yu 陈瑜, « ‘阴道之道’ 创作成员 : 这剧目的就是制造不安 » (‘Yindao zhi dao’ chuangzuo chengyuan: zhe ju mudi jiushi (...)
28À Pékin, un groupe de militantes composé de dix membres permanents appelé Bcome « a monté les Monologues du vagin avec des étudiants de BFSU »28. Créé en septembre 2012, le groupe a joué la pièce pour la première fois en janvier 2013 avant de donner dix autres représentations ayant reçu un accueil enthousiaste du public à Pékin et Tianjin29. Le nom du groupe est très symbolique. D’un côté, Bcome est une injonction à devenir soi-même ou ce que l’on veut être. En anglais, B est également un homophone de l’argot chinois pour vagin (bi 屄) et Bcome annoncerait ainsi l’arrivée du vagin et de l’orgasme féminin. Les membres du groupe ont
- 30 « Feminism in China », http://www.feminisminchina.com/#daughtersofchina (consulté le 14 novembre 20 (...)
traduit la pièce de l’anglais, repris des parties d’autres versions en chinois et créé des scènes originales à partir d’une série d’ateliers organisés l’année dernière. À chaque atelier, elles votaient pour le sujet qu’elles souhaitaient monter pour le théâtre, notaient leurs propres expériences et donnaient des mots-clés aux scénaristes30.
29Comme l’explique Ai Ke, l’une des organisatrices :
Nous souhaitions ancrer la pièce autant que possible, nous avons donc ajouté des problèmes tels que l’obsession et l’anxiété vis-à-vis de la virginité (ibid.).
30Dans un entretien mené par Lei Ma, Ai Ke revendique :
le caractère militant de [son] groupe. Jouer les Monologues du vagin est une forme de mouvement social. Nous espérons changer la société à travers des activités comme celles-ci.
31Ai Ke ajoute :
la pièce est nouvelle, rafraichissante et accrocheuse. Ce n’est pas qu’une pièce, c’est un outil de diffusion du féminisme et un moyen d’éduquer le public (ibid.).
- 31 Entretien avec X, samedi 21 octobre 2017.
32X, figure centrale du jeune mouvement féministe, confirme dans un entretien que certaines de ses amies se sont sensibilisées à la question du genre et ont développé une conscience féministe en jouant dans Les Monologues du vagin31.
- 32 Zhu Yanhong, « Media Monitor for Women Network », Zhongguo funüwang, 31 juillet 2012, http://www.wo (...)
- 33 Sur le rôle du Réseau dans la lutte contre les violences domestiques, voir Milwertz et Bu (2007) et (...)
- 34 Zhang Hongping 张红萍, « 你所不知道的中国女权主义者 » (Ni suo bu zhidao de Zhongguo nüquanzhuyizhe, Les féministes (...)
- 35 Entretien avec X, mardi 10 octobre 2017.
33Parallèlement à ces deux processus, des milieux féministes ancrés géographiquement semblent avoir fonctionné pendant des années comme incubateurs du nouveau féminisme et comme cocons pour ses jeunes militantes. On peut notamment citer le cas du Réseau de veille médiatique pour les femmes, « le premier groupe d’action centré sur les relations entre genre et médias en Chine continentale »32. Depuis son établissement en 1996, le Réseau a mené une série d’activités sur les violences domestiques et bien d’autres questions33. En 2009-2010, il fait son entrée sur les médias sociaux avec un microblog sur Sina, Genderinchina (nüquan zhisheng 女权之声). En donnant un moyen d’expression « aux points de vue féministes, à une vision civique et à l’orientation vers l’action », le blog devient rapidement une référence pour sa capacité à mobiliser et soutenir les voix féministes sur Internet. En juillet 2011, un centre d’activité civile baptisé « Commune Yiyuan » (Yiyuan gongshe 一元公社) a été créé sous l’égide du Réseau de veille médiatique. La Commune organise des conférences, des séminaires, des formations et des lectures de textes. Ce faisant, le groupe a attiré un groupe de féministes potentielles tout en devenant une source d’inspiration et de formation. Un grand nombre de performances de rue réalisées en 2012 étaient soit directement initiées, soit soutenues par le Réseau. L’organisation maintient des liens étroits avec les jeunes féministes et leur offre des moyens de communication et de formation ainsi qu’un soutien moral. Selon la blogueuse féministe Zhang Hongping, c’est à travers les activités menées par la Commune Yijuan que de nombreuses étudiantes sont entrées dans le féminisme et devenues des militantes actives34. Pour X, la jeune féministe que nous avons interviewée, son passage par la Commune a été déterminant dans son parcours militant35.
- 36 Luo Siling 罗四鸰, « 与‘直男癌’对抗:中国女权在纽约 » (Yu ‘zhinan ai’ duikang : Zhongguo nüquan zai Niuyue, Face au (...)
- 37 Voir « 全球女权主义口述史访谈:艾晓明 » (Quanqiu nüquanzhuyi koushushi fangtan: Ai Xiaoming, Entretien sur l’histo (...)
34Derrière Genderinchina se trouve une femme extraordinaire et charismatique nommée Lü Pin. Née en 1972, Lü obtient un master de chinois à l’Université du Shandong en 1994. Elle travaille ensuite en tant que journaliste pour le China Women’s Journal (Zhongguo funübao 中国妇女报). Elle participe en 1995 à la quatrième Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes à Pékin, événement à la suite duquel de nombreuses ONG ont mené des activités en Chine. En 2004, Lü démissionne de son poste au China Women’s Journal pour devenir indépendante. Elle crée le journal en ligne Women’s voice en 2009, devenu Genderinchina sur le site de microblogging Sina Weibo en 2011. En quelques années, elle a fait de Genderinchina la plateforme en ligne d’articulation du féminisme la plus influente de Chine. D’idées concrètes en soutien moral, Lü a solidement accompagné les jeunes féministes de Pékin et joué un rôle prépondérant lors des vagues de manifestations-performances artistiques autour de l’année 2012. C’est la raison pour laquelle elle était considérée par le gouvernement chinois comme « la main invisible » manipulant les jeunes « fauteuses de troubles » et elle a dû fuir le pays après l’arrestation du Gang des cinq en 201536. Selon la blogueuse féministe Zhang Hongping, le passage à l’action du féminisme, symbolisé par les performances de rue, marque un tournant fondamental du féminisme chinois à l’ère postsocialiste. Ces changements n’auraient pas été possibles sans des féministes radicales comme Lü Pin et leurs années d’engagement tenace sur les problèmes de genre et de féminisme37.
35On trouve à Canton un autre environnement féminisant ayant donné naissance au militantisme féministe, avec le Forum d’éducation sur le sexe et le genre de l’Université Sun Yat-Sen, animé par la professeure Ai Xiaoming, et sa plateforme jumelle, le Réseau pour l’éveil des femmes (Women Awakening Network). Née en 1953, Ai est devenue professeure de littérature à l’Université Sun Yat-Sen en 1994 et s’est rapidement distinguée en tant que « réalisatrice, professeure de littérature, féministe et militante des droits humains » (Zeng 2017 : 184). Selon Milwertz, Ai « a toujours défendu avec ardeur les droits des personnes opprimées, discriminées et marginalisées ». Elle est également « une critique véhémente des injustices », qu’elle dénonce en utilisant « le film documentaire comme élément central de son travail » (Milwertz 2010 : 31). En 2010, Ai s’est vue remettre en France le prix Simone de Beauvoir pour son militantisme constant et son engagement remarquable en faveur des droits des femmes38. Pendant des années, Ai Xiaoming a organisé des conférences sur le sexe et la sexualité, formé ses étudiants à la critique littéraire féministe tout en les impliquant dans des activités socialisatrices39.
36En 2003, Ai a introduit Les Monologues du vagin en Chine et organisé la première représentation de la pièce américaine en chinois40. La performance théâtrale s’est avérée être une expérience révélatrice pour les étudiants-acteurs. La même année, Ai Xiaoming et ses étudiants se sont fortement impliqués dans deux affaires : celle de Sun Zhigang, étudiant arrêté par la police parce qu’il n’avait pas ses papiers sur lui et mort en détention ; et celle de Huang Jin, une jeune femme retrouvée morte dans son lit avec son petit ami, probablement suite à un viol. Après avoir envoyé des courriers de protestation aux autorités appelant à une enquête approfondie et à un procès équitable, Ai Xiaoming a posté des commentaires sur son blog et encouragé ses étudiants à mener leur propre enquête sur ces affaires41. À travers ces efforts et bien d’autres, Ai a développé une pédagogie féministe et accompagné de nombreux étudiants sur la voie du militantisme. L’une de ses étudiantes en master et en thèse, Ke, est devenue féministe grâce à elle. Lors de sa carrière en tant que professeure d’université, Ke a transmis son engagement tout comme Ai Xiaoming l’avait fait en son temps. Dans un article paru dans Nanfeng Chuang 南风窗 en 2013, Ke était décrite comme un mentor et un soutien essentiel pour les jeunes féministes telles que Zheng Churan et ses pairs42 .
- 43 Ibid. Voir aussi nos communications personnelles avec Li Sipan via WeChat du 30 mai et du 14 août 2 (...)
- 44 Voir « Réseau femmes et nouveaux médias de Canton », art. cit.
- 45 Zhen Qinghui, « Trio féministe », art. cit.
37Le Réseau pour l’éveil des femmes, créé en 2004 autour de plusieurs médias féministes, a été rejoint par une dizaine de journalistes de Canton et il est géré depuis par une jeune journaliste dynamique, Li Sipan43. Au fil des ans, le Réseau est devenu un foyer du féminisme à Canton en menant diverses activités visant à sensibiliser l’opinion publique et à défendre l’égalité entre les sexes et les droits des femmes. Face à la marginalisation des problèmes liés aux droits des femmes et à la stigmatisation de l’image de la femme dans les médias classiques, le Réseau encourage un journalisme critique et sensible au genre en organisant des ateliers sur la réalisation de reportages, des conférences publiques et des salons destinés aux médias44. Le Réseau est également très vigilant sur les réseaux sociaux en aidant les voix féministes à s’exprimer pleinement. Li Sipan, forte de sa plume et de ses capacités rhétoriques, a su lancer des débats publics sur des questions liées notamment à la législation sur le harcèlement sexuel et la discrimination à l’entrée dans l’enseignement supérieur45. Le « grand débat en ligne sur la signification de la Journée internationale des femmes », lancé en mars 2016, constitue l’une des actions spectaculaires menées récemment par le Réseau. Le post de blog de Li Sipan, visionné par plus de 100 millions de personnes, appelant à une résistance féministe face à « la cooptation par le consumérisme capitaliste » de la Journée internationale des femmes en Chine a initié un grand débat public sur le féminisme et la résistance féministe (Wang 2017 : 177).
38Les deux processus que nous avons identifiés et les milieux féministes de Pékin et Canton témoignent du rôle clé joué par les féministes de la génération précédente en matière de socialisation militante et de mobilisation des femmes de la jeune génération. Elles ont développé divers cours et programmes de formation sur la condition féminine et le genre et introduit en Chine Les Monologues du vagin, la pièce de théâtre américaine qui s’est imposée comme l’œuvre phare du féminisme moderne. Ces « héritages intellectuels » ont apporté du grain à moudre à la nouvelle génération et allumé la flamme du féminisme chez de nombreuses jeunes femmes. Dans les milieux féministes de Pékin et Canton, le flambeau a été transmis d’une génération à l’autre. En permettant aux jeunes femmes de développer leur esprit critique, de s’engager socialement et de devenir des féministes actives, ces milieux ont également posé les bases communes d’un engagement traversant les âges et les frontières générationnelles.
39Les connexions et les collaborations transgénérationnelles à l’œuvre lors de la fabrication du nouveau féminisme offrent une perspective générationnelle qui n’est pas uniquement déterminée par l’âge. En un sens, les milieux féministes de Pékin et Canton sont deux exemples forts de génération politique où des féministes de différents âges se réunissent pour travailler côte à côte. Ces femmes se retrouvent non plus en raison de leur âge, mais autour d’une conscience politique et de convictions partagées. Ainsi, tout en reconnaissant le rôle des jeunes femmes dans les dernières vagues de protestations féministes en Chine, nous devons garder à l’esprit la notion de génération politique et développer une perspective pouvant à la fois « expliquer les mouvements féministes en termes d’âge […] » et « prendre en compte un militantisme féministe transgénérationnel » (Cullen et Fisher 2014 : 290).
40Cet article étudie selon une perspective générationnelle le nouveau militantisme féministe chinois à partir des années 2000. Il fait appel à trois dimensions de la génération et explore comment ces concepts nous aident à éclairer les questions de génération et de changements générationnels du féminisme dans la Chine postsocialiste. La première dimension de la génération en tant que cohorte d’âge met en lumière l’influence de l’âge biologique dans la formation de l’identité et l’assignation des rôles ainsi que la fonction des groupes d’âge dans le changement social. Comme le rappelle notre étude, les jeunes femmes impliquées dans le nouveau militantisme féministe se trouvent à la fin de leur vingtaine ou au début de leur trentaine et elles ont grandi dans les années 1980 et 1990. Le fait d’appartenir à cette tranche d’âge leur confère des caractéristiques générationnelles et une place dans la société différentes des féministes de l’ancienne génération, ce qui explique pourquoi elles « rejettent les politiques et les méthodes de leurs prédécesseurs » et développent leurs propres modes d’action (Hunt 2017 : 108).
41La seconde dimension de la génération en tant que cohorte historique voit la génération comme une construction historique et met l’accent sur l’impact des expériences historiques dans la formation de l’identité et de la vision politique des membres de la cohorte. Selon cette perspective, le militantisme féministe doit être « animé par quelque chose d’autre que l’âge » (Cullen et Fisher 2014 : 284). À ce stade, l’article identifie trois conditions historiques partagées par les femmes de la nouvelle génération : 1) l’arrivée à l’âge adulte dans une économie de marché fonctionnant à plein régime et où les inégalités et les discriminations liées au genre sont plus fortes que jamais ; 2) l’appartenance à la génération de l’enfant unique disposant d’une meilleure éducation, de plus d’affection parentale, de confort matériel et d’ambitions personnelles ; 3) la « distance » historique entre elles et le féminisme socialiste/d’État. Ces conditions constituent autant de moments formateurs pour les femmes de la nouvelle génération et elles ont servi de terreau à l’émergence d’une vision politique féministe nouvelle et différente. Ces jeunes femmes ne tolèrent plus les inégalités de genre ; elles réagissent spontanément aux discriminations ; elles privilégient un féminisme dur (nüquan zhuyi 女权主义) à un féminisme doux (nüxing zhuyi 女性主义) ; elles ne voient pas l’État comme un allié et ont développé une attitude d’« opposition » et de « confrontation ».
42La troisième dimension de la génération en tant que « génération politique » insiste sur le rôle d’un « éveil politique similaire » pour fusionner les féminismes. Tandis que les notions de « cohorte d’âge » et de « cohorte historique » permettent de saisir les différences générationnelles, la notion de « génération politique » est plus à même de faire comprendre la collaboration féministe entre les différents âges. En suivant le chemin emprunté vers le militantisme féministe par les femmes de la nouvelle génération, l’article a identifié deux processus et plusieurs milieux ayant permis la naissance d’un féminisme et la mobilisation de ses acteurs. À travers ces processus et au sein de ces communautés, des féministes de différents âges se sont engagées ensemble et ont travaillé côte à côte pour faire entendre leurs voix et initier des actions collectives féministes. Ces féministes se retrouvent non plus en raison de leur âge, mais autour d’une conscience politique et de convictions partagées. Selon cette perspective, le nouveau féminisme de la Chine de l’après-2000 constitue un témoignage vibrant de ce que peut être une « génération politique » au-delà de l’âge. Penser le féminisme en termes de « génération politique » nous permet de nous éloigner du déterminisme biologique, d’apprécier la collaboration féministe entre différents groupes d’âge et de mettre au jour les liens et la continuité transgénérationnels au sein des changements générationnels.