- 1 De plus amples informations sont disponibles à l’adresse suivante : https://rsf.org/fr/donneesclass (...)
1Deux décennies après la rétrocession, de nombreux observateurs, universitaires et journalistes s’accordent à dire que la liberté de la presse à Hong Kong a reculé au fil du temps. Au cours de cette dernière décennie, les titres des rapports annuels rédigés par l’Association des journalistes de Hong Kong (HKJA) ont fréquemment exprimé leur inquiétude face aux menaces contre la liberté d’expression et la liberté de la presse, par exemple : « Les médias hongkongais confrontés à de graves cas de harcèlement et d’autocensure » (HKJA 2015), « Médias hongkongais : Pékin resserre l’étau » (HKJA 2017). Figurant en 2002 en 18e position du classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, Hong Kong a chuté à la 73e place dans celui de 20171.
2Cela dit, la liberté de la presse n’a pas entièrement disparu. Freedom House a classé la presse hongkongaise comme « partiellement libre » en 2017. Contrairement à la situation en Chine continentale, il n’existe pas de système gouvernemental de censure avant publication à Hong Kong. Il y a par ailleurs eu des efforts de négociation constants entre les médias et le pouvoir politique (Lee 2000 ; Ma 2007), ainsi qu’une résistance journalistique au sein des organes de presse (Au 2017 ; Lee and Chan 2009). Quelle est néanmoins l’efficacité à long terme de ces négociations et de cette résistance ? Le système médiatique évolue-t-il vers un modèle qui défend la liberté d’expression ou qui précipite son déclin ?
3Le présent article essaye de répondre à ces questions en examinant l’évolution de l’économie politique des médias hongkongais. Il convient d’apporter deux précisions. Tout d’abord, étant donné l’intérêt porté à la liberté de la presse, cet article se concentre avant tout sur les médias d’information. Dans cet article, les termes médias d’information et médias sont cependant utilisés de manière interchangeable car les médias d’information sont profondément ancrés dans le système plus vaste des médias. Faire une distinction nette entre les médias d’information et les autres médias n’est ici pas nécessaire et peut prêter à confusion. Ensuite, cet article se penche sur la question de la liberté de la presse en adoptant la perspective de l’économie politique. Il n’aborde pas directement la question bien plus large de la liberté d’expression, qui mènerait vers d’autres problèmes tels que l’évolution du cadre légal définissant la liberté d’expression à Hong Kong.
4À la suite de Mosco (2009), l’analyse politico-économique de cet article met l’accent sur la structuration du système médiatique, c’est à dire que cette analyse considère la structure politico-économique comme continuellement reproduite par des interactions entre diverses forces. L’analyse est constituée de trois parties principales. La première suit des travaux de recherche antérieurs pour présenter la structure de la propriété du système médiatique à Hong Kong, tout en soulignant la façon dont certaines forces antagonistes ont empêché les médias de se soumettre totalement au pouvoir politique. La deuxième partie étudie l’évolution des médias et présente dans ses grandes lignes le contexte dans lequel a eu lieu l’augmentation des « investissements directs » de capitaux chinois dans le secteur des médias hongkongais. La troisième partie aborde les conséquences de la transition numérique, notamment son impact sur les médias traditionnels, l’essor des médias alternatifs et la façon dont l’État relève le « défi numérique ». Enfin, la dernière partie met en évidence les conséquences à tirer de cette analyse.
5Sur le plan méthodologique cet article s’appuie sur des données qui proviennent de sources multiples, comprenant des documents d’archives, des reportages, des rapports financiers annuels de groupes de médias, ou encore des données issues de publications existantes et de sondages conduits auprès de journalistes et présentateurs de journaux télévisés, à la disposition de l’auteur. À l’instar de nombreuses analyses politico-économiques du secteur des médias, les différentes données et éléments récoltés ont été utilisés pour reconstruire une vision d’ensemble de l’évolution dynamique du système médiatique à Hong Kong.
6Bien que cet article ait choisi de se concentrer sur les changements survenus après la rétrocession, il pourrait s’avérer utile de replacer cette étude dans son contexte historique et de commencer par évoquer la liberté de la presse avant 1997. Le gouvernement colonial de Hong Kong avait depuis longtemps déjà imposé des lois sévères à la presse. Ces lois n’étaient cependant que rarement appliquées pour contrôler la presse, non seulement pour éviter de provoquer la Chine mais aussi parce qu’au lendemain de la guerre, la presse s’intéressait principalement à la politique chinoise et rarement aux affaires politiques et sociales de Hong Kong. La « liberté de la presse » a longtemps été caractérisée par la liberté de critiquer à la fois le régime communiste en RPC et le KMT à Taiwan, tant que le gouvernement colonial n’était pas remis en cause (Chan et Lee 1991).
7La situation a évolué dans les années 1980 avec la formation d’une « société locale ». Au même moment, les négociations sino-britanniques et les déclarations conjointes sur l’avenir de Hong Kong ont pourtant débouché sur une « structure du pouvoir double » dans laquelle les pouvoirs et influences de la Chine et de la Grande-Bretagne se contrebalançaient. La presse hongkongaise a ainsi joui d’une liberté sans précédent durant la période de transition (1984-1991) (Chan et Lee 1991). À l’approche de la rétrocession, l’influence de la Chine s’est néanmoins renforcée et la structure politico-économique du système médiatique hongkongais a elle aussi commencé à changer.
8La propriété des médias a commencé à connaître des changements majeurs avant la rétrocession, et il est apparu clairement au gouvernement chinois que le meilleur moyen de contrôler la presse hongkongaise était de coopter les propriétaires des médias. Le rachat du South China Morning Post (SCMP) en 1993 par Robert Kuok et celui du quotidien chinois Ming Pao en 1995 par Tiong Hiew King, deux magnats malaisiens, ont été deux des cas les plus frappants. La logique économique présumée derrière ces rachats est que le fait de posséder un organe de presse procure à un homme d’affaires une sorte de capital symbolique qui peut être utilisé en échange d’un capital social et politique sur le continent. Selon les termes employés dans un article de The Initium :
- 2 « 張曉卿 : 南洋華商的中國夢(三) » (TiongHiew King : Nanyang huashang de Zhongguo meng (san), TiongHiew King : l (...)
[Selon un ancien cadre de Ming Pao], après le rachat du Ming Pao, Tiong Hiew King [...] a en effet commencé à être pris au sérieux par les autorités locales parce qu’il était devenu le « patron du Ming Pao »2.
9Selon ce même ancien cadre du Ming Pao, Tiong avait acheté le journal à perte, mais que cela lui était égal car le bénéfice réel ne provenait pas de l’entreprise médiatique. Il est difficile pour les chercheurs d’établir comment ce « bénéfice réel » se concrétise, mais les déclarations de ce cadre illustrent du moins le consensus sur la valeur symbolique qu’il y a à être « patron de presse hongkongais ». Au fil des années, certains organes de presse ont effectivement continué à attirer les investissements des milieux d’affaires malgré les pertes qu’ils affichaient. L’exemple le plus frappant est celui d’Asia Television Ltd. (ATV), l’une des deux chaînes de télévision gratuites de la ville entre les années 1970 et 2016, qui a continué à séduire de nouveaux investisseurs durant les années 2000 malgré un très faible taux d’audience et les pertes financières enregistrées depuis des années.
10Dès le milieu des années 2000, la plupart des organes de presse de Hong Kong étaient détenus par des hommes d’affaires ayant d’importants intérêts financiers en Chine continentale. Fung (2007) a décrit la situation comme une concentration non-institutionnelle de la propriété, c’est-à-dire la concentration des médias aux mains, non pas d’une seule entreprise, mais d’un groupe d’hommes d’affaires partageant le même intérêt fondamental, celui d’apaiser le gouvernement chinois.
11La relation entre les propriétaires de médias et l’État peut être en partie observée à travers les titres officiels et les récompenses politiques que l’État leur a prodigués. Le tableau 1 montre une liste des principaux propriétaires de médias à Hong Kong et leurs titres dans la société politique. Par exemple, les propriétaires de médias hongkongais, membres du 12e comité national (2013-2018) de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC) étaient Charles Ho de Sing Tao News Corporation, Peter Woo de Wharf (société mère de Cable TV avant mai 2017), Victor Li de CK Hutchison Holdings (société mère de Metro Broadcast) et David Yau de Cable TV (après l’achat groupé de la société en mai 2017). Ho, Li et Yau sont restés membres du 13e comité national de la CCPPC (2018-2023).
12Avec les connexions et intérêts considérables dont ils disposent en Chine continentale, les magnats cités précédemment auraient certainement obtenu les mêmes distinctions sans détenir d’organes de presse. Le tableau 1 ne dit pas que le contrôle de médias entraîne nécessairement une reconnaissance politique, il montre simplement comment la possession d’un média fait partie intégrante du réseau de relations entre l’État et les entreprises.
13Le fait qu’un organe de presse soit dirigé par un homme d’affaire n’implique pas que celui-ci intervienne directement dans la salle de rédaction, mais qu’il a la possibilité de le faire si nécessaire. Le remplacement controversé du rédacteur en chef du Ming Pao au début de l’année 2014 en est un parfait exemple. L’ancien rédacteur en chef s’était alors vu assigné un autre rôle au sein de l’organisation et le Malaisien Chung Tien Siong, journaliste chevronné, avait été « parachuté » à Hong Kong pour occuper le poste. Le manque d’expérience de Chung à Hong Kong avait entraîné des questions sur la pertinence de sa nomination. De nombreux journalistes du Ming Pao craignaient que son arrivée ne soit le signe d’une tentative de la part de Tiong de renforcer son contrôle sur le journal. Quelles qu’aient été ses intentions réelles, aucune manœuvre de ce genre n’a été menée durant les 19 années qui suivirent le rachat du Ming Pao par Tiong. C’est en 2014 qu’une telle manœuvre s’est produite, alors que Hong Kong était empêtrée dans les débats autour du projet Occupy Central.
14Si en général les patrons de grandes entreprises n’interviennent pas directement c’est tout simplement qu’il est peu probable qu’ils aient le temps de le faire. Des théoriciens des médias ont cependant établi une distinction entre contrôle allocatif et contrôle opérationnel (Murdock 1982). Le contrôle opérationnel fait référence au contrôle des opérations quotidiennes et de première ligne des organes de presse, tandis que le contrôle allocatif renvoie à la gestion du personnel de base et aux décisions d’allocation de ressources qui fixent les paramètres des activités de la rédaction. Les patrons de médias peuvent exercer un contrôle allocatif même s’ils n’exercent pas de contrôle opérationnel.
Tableau 1 – Liste sélective de propriétaires ou d’actionnaires majoritaires passés ou présents d’organes de presse
Nom
|
Origine
|
Fonction dans le média
|
Titre dans la société politique
|
WANG Jing
|
Chine continentale
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Actionnaire majoritaire, ATV (jusqu’en 2015)
|
CCPPC (2003-2013)
|
LIU Changle
|
Chine continentale
|
Actionnaire majoritaire, ATV (jusqu’en 2007)
|
CCPPC (2003-2023), GBS 2016
|
CHAN Wing-kee
|
Hong Kong
|
Actionnaire majoritaire, ATV (jusqu’en 2016)
|
CCPPC (2003-2018), ANP (1993-2003), GBM 2016, GBS 2000
|
LI Ruigang
|
Chine continentale
|
Vice-président, TVB (depuis 2016)
|
Secrétaire général adjoint du Parti communiste à Shanghai (2011-2012)
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Henry CHENG
|
Hong Kong
|
Actionnaire majoritaire, Cable TV (depuis 2017)
|
CCPPC (1993-2018), GBS 2001
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David YAU
|
Hong Kong
|
Actionnaire majoritaire, Cable TV (depuis 2017)
|
CCPPC (2013-2023)
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Douglas WOO
|
Hong Kong
|
Actionnaire majoritaire, Cable TV (jusqu’en 2017)
|
Membre de la Conférence consultative politique du peuple de la municipalité de Pékin (2013-2023)
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Peter WOO
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Hong Kong
|
Président fondateur, Cable TV (jusqu’en 2017)
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CCPPC (1998-2018), GBS 1998
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LI Ka Shing
|
Hong Kong
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Propriétaire, Metro Broadcast (sous CK Hutchison Holdings)
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GBM 2001
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Victor LI
|
Hong Kong
|
Propriétaire, Metro Broadcast (sous CK Hutchison Holdings)
|
CCPPC (1998-2023)
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Richard LI
|
Hong Kong
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Propriétaire, NOW TV
Président, HK Economic Journal
|
Membre de la Conférence consultative politique du peuple de la municipalité de Pékin (2013-2018)
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Charles HO
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Hong Kong
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Président, Sing Tao News Corporation
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CCPPC (1998-2023), GBM (2014)
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FUNG Siu Por
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Hong Kong
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Président, HK Economic Times
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GBS (2003)
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MA Ching-kwan
|
Hong Kong
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Président d’honneur, Oriental Press Group Ltd.
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CCPPC (2003-2013)
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MA Yun
|
Chine continentale
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Actionnaire majoritaire, SCMP (depuis 2016)
|
Membre de la Conférence consultative politique du peuple de la province du Zhejiang (2008-2012)
|
Notes : Liste adoptée et révisée à partir de Ma (2007) et mise à jour en 2017-2018. CCPPC = Conférence consultative politique du peuple chinois ; ANP = Assemblée nationale populaire ; GBM = Grand Bauhinia Medal ; GBS = Gold Bauhinia Star ; SBS = Silver Bauhinia Star.
- 3 Ces chiffres proviennent des analyses menées par l’auteur à partir des données rassemblées par la S (...)
15Les décisions allocatives et celles relatives au personnel entraînent l’autocensure et la censure constitutive. C. C. Lee a défini l’autocensure comme étant « une série d’actions éditoriales allant de l’omission, l’euphémisme, l’altération et du changement d’orientation, au choix des procédés rhétoriques opérés par les journalistes, leurs organisations, voire même l’ensemble de la communauté médiatique en vue de se faire bien voir des structures de pouvoir et d’éviter les sanctions » (Lee 1998 : 57). Des cas présumés d’autocensure se sont régulièrement produits après la rétrocession, notamment le licenciement de membres de la presse connus pour être critiques envers le gouvernement et le traitement très discutable des sujets sensibles (Cheung 2003 ; HKJA 2015). Des sondages réalisés auprès de journalistes au fil des ans révèlent que le pourcentage de personnes interrogées considérant l’autocensure comme un problème réel et sérieux est passé de 13,3 % en 2001 à 39 % en 20113.
16En revanche, l’autocensure, on le sait, est difficile à prouver. Les tentatives présumées d’imposer l’autocensure au sein d’une agence de presse n’ont jamais été reconnues comme telles, et il est difficile pour les observateurs de savoir avec certitude si le traitement contestable d’une information est motivé par des considérations politiques ou bien s’il reflète simplement une erreur de jugement. Par ailleurs, l’autocensure est aussi difficile à identifier car elle peut s’avérer ne pas être nécessaire. Par le biais de l’allocation des ressources, l’ajustement des habitudes de travail des équipes d’information ou la création de règles tacites et de normes informelles au sein des salles de rédaction, les agences de presse peuvent finir par produire des contenus en grande partie pro-gouvernement, sans qu’il n’y ait d’autocensure délibérée.
17Sur le plan théorique, Jansen (1988) a développé le concept de la censure constitutive pour désigner la censure qui résulte des règles et des normes mises en place par les communautés humaines et qui régissent le discours en délimitant ce qui peut et ne peut être dit. Au (2017) a employé cette notion pour étudier comment les préjugés politiques sont produits par les usages et les pratiques des salles de rédaction, comme la suprématie de l’autorité (c’est à dire considérer comme vrai tout ce que dit l’autorité), la conformité du débutant (la tendance des jeunes journalistes à se conformer à leurs supérieurs), une capacité augmentée à ne pas définir les priorités (c’est-à-dire à éviter de fixer un ordre du jour propre aux média sur la base d’une appréciation indépendante de l’information). C’est au fil du temps que ces normes et pratiques ont été mises en place au sein des salles de rédaction. Il en résulte principalement une marginalisation des reportages analysant de façon critique et approfondie les questions importantes et sensibles.
18Malgré l’imbrication des médias traditionnels à la structure de l’économie politique, la liberté de la presse n’a pas entièrement disparu grâce à l’existence de forces antagonistes, en particulier grâce à la conscience professionnelle du journalisme. Les médias hongkongais ont adopté la conception libérale du professionnalisme des journalistes et dans les années 1980, et en ont fait le principe dont ils tirent leur légitimité. Les journalistes se considèrent comme des agents autonomes servant les intérêts publics et non ceux du pouvoir politique et économique (Chan, Lee et So 2012). Pour eux, le rôle principal des médias est de fournir des informations précises au moment opportun, ainsi que d’aider le public à comprendre les politiques gouvernementales et à surveiller les détenteurs du pouvoir (So et Chan 2007). La question du professionnalisme est également omniprésente dans les salles de rédaction. En réalité, les actes suspects d’autocensure sont souvent formulés dans des termes professionnels et/ou techniques. À titre d’exemple, la Television Broadcasting (TVB) a diffusé un reportage le 15 octobre 2014 tôt le matin, lors du Mouvement des parapluies, montrant sept policiers frappant un manifestant. La voix off a ensuite été modifiée pour ne pas affirmer clairement que la police frappait le manifestant « à coups de pieds et de poings ». Face au tollé général, le rédacteur en chef a soutenu que la formulation initiale n’était pas « objective ». En d’autres termes, la référence au professionnalisme a été ici employée pour justifier une décision controversée. En revanche, tant que le professionnalisme demeure le discours dominant, les journalistes en première ligne peuvent également l’invoquer pour s’opposer à leurs supérieurs (Lee et Chan 2009).
19Les considérations commerciales ont également pu constituer une force antagoniste. En effet, la plupart des organes de presse hongkongais sont des entités commerciales. Il a certes été constaté que certains patrons de presse se soucient parfois peu de savoir que leurs organes de presse leur rapporte ou non beaucoup d’argent, mais les pertes endossées par ces entreprises constituent toutefois des « coûts » qu’on ne peut pas ignorer complètement. Les médias ont tout intérêt à s’abstenir de pratiquer des formes d’autocensure trop visibles, ce qui pourrait miner leur crédibilité. Par conséquent, certains grands médias hongkongais sont restés, longtemps après la rétrocession, très critiques du gouvernement de la Région administrative spéciale alors même qu’ils devenaient plus dociles quand ils couvraient la Chine. Les journalistes ont également reconnu que la tonalité des articles était une forme d’autocensure plus courante que celle, plus injustifiable, qui consiste à totalement ignorer certains sujets d’actualité.
20De plus, tant qu’une proportion importante de citoyens hongkongais continueront à défendre des opinions en faveur de la démocratie, il existera un marché pour ces idées et informations. L’Apple Daily est l’exemple le plus frappant d’un organe de presse adoptant cette position pro-démocratie pour se « positionner sur le marché ». Les talk-shows radiophoniques ouvert aux auditeurs qui traitent des affaires publiques en offrent un autre exemple.
21Durant au moins la première décennie après la rétrocession, les talk-shows radiophoniques ont attiré une audience considérable et constitué un vecteur important pour l’expression d’opinions extrêmement critiques (Lee 2014).
22L’existence de deux ou trois organes de presse relativement audacieux suffit pour que cela ait des répercussions importantes sur le système médiatique. Leur présence aide à repousser les limites de ce qui est acceptable dans les débats publics. Ils jouent le rôle de « primo-diffuseur » de points de vue critiques et d’informations sensibles. Une fois que certaines opinions et informations sont publiées, il est plus compliqué pour les autres organes de presse de les ignorer. En d’autres termes, l’existence d’une poignée d’organes de presse assez audacieux semble véritablement pouvoir préserver une certaine hétérogénéité au sein du débat public.
23En résumé, de nombreuses études ont vu dans la structure politico-économique du système médiatique hongkongais l’origine du « problème de liberté de la presse » que rencontre la ville. Toutefois, le professionnalisme, les forces qui régissent le marché et une certaine diversité au sein du système médiatique ont aidé les médias hongkongais à résister aux pressions politiques. Ce cadre analytique demeure applicable à la situation actuelle. Il y a cependant eu des changements plus récents dans l’économie politique des médias hongkongais, en particulier au niveau du marché et de l’environnement technologique du secteur des médias.
24Comme indiqué ci-dessus, l’hypothèse qui sous-tend la cooptation des patrons de médias est l’idée que posséder un organe de presse hongkongais constitue une forme de capital symbolique pouvant se révéler avantageux pour les hommes d’affaires quand ils prennent pied sur le continent. Cela implique un calcul du rapport coût-avantage qui soulève deux questions fondamentales : 1) Combien cela peut-il coûter ou rapporter de diriger un organe de presse hongkongais ? 2) Dans quelle mesure la possession d’un média hongkongais est-elle vraiment liée à ou peut entraîner des bénéfices sur le continent ?
- 4 Les trois autres étant Television Broadcasting Ltd. (diffusé en clair), ViuTV (diffusé en clair) et (...)
25Les réponses à ces questions peuvent varier au fil du temps et selon les organes d’information. Cette partie s’appuie sur les exemples de Cable TV et du Ming Pao pour illustrer son propos. Tous deux sont d’importants organes de presse, Cable TV est le premier réseau hongkongais de chaînes de télévision payantes et est en 2018 l’un des quatre fournisseurs de services télévisuels de la ville4, tandis que Ming Pao est un journal hongkongais de premier ordre (en termes de tirage, de crédibilité et d’influence) qui s’adresse à l’élite. En ce qui concerne l’économie politique, Cable TV constitue un exemple de société de presse qui est détenue par un grand conglomérat gérant une grande variété d’entreprises, contrairement au Ming Pao qui appartient à une importante société de médias. Ensemble, elles peuvent aider à comprendre l’évolution de la structure incitative à laquelle les patrons de médias doivent faire face.
26En 1985, le gouvernement hongkongais annonça son projet de mettre en place un réseau de chaînes de télévision à Hong Kong dans le cadre d’un programme visant à renforcer l’infrastructure de l’information de la ville (Lau 1988). Compte tenu de l’importance de l’investissement initial, le gouvernement octroya le statut de monopole à l’opérateur pour une durée de trois ans, par la suite prolongée à six ans. Wharf Cable Ltd., appartenant à Wharf Holdings (HK), remporta l’appel d’offre et devint en octobre 1993 le premier opérateur de réseau de télévision payante à Hong Kong.
Tableau 2 – Performances de i-cable entre 2001 et 2017
|
i-cable
|
Bénéfices d’exploitation de Wharf Holding par zone géographique
|
Année
|
Nombre d’abonnés TV câblée
|
Nombre d’abonnés aux services Internet
|
Bénéfices
|
Hong Kong
|
Chine continentale
|
2001
|
560 000
|
160 000
|
167
|
---
|
---
|
2002
|
605 000
|
225 000
|
117
|
---
|
---
|
2003
|
656 000
|
258 000
|
220
|
---
|
---
|
2004
|
702 000
|
291 000
|
284
|
---
|
---
|
2005
|
738 000
|
320 000
|
583
|
---
|
---
|
2006
|
786 000
|
328 000
|
181
|
---
|
---
|
2007
|
882 000
|
306 000
|
183
|
8 445
|
876
|
2008
|
917 000
|
267 000
|
(111)
|
7 438
|
111
|
2009
|
1 000 000
|
249 000
|
(40)
|
7 605
|
918
|
2010
|
1 101 000
|
228 000
|
(267)
|
7 977
|
1 228
|
2011
|
1 106 000
|
218 000
|
(179)
|
8 843
|
2 512
|
2012
|
1 089 000
|
201 000
|
(278)
|
10 121
|
4 019
|
2013
|
1 060 000
|
196 000
|
(93)
|
9 882
|
3 362
|
2014
|
1 002 000
|
186 000
|
(140)
|
11 549
|
2 701
|
2015
|
851 000
|
171 000
|
(233)
|
11 409
|
3 406
|
2016
|
909 000
|
156 000
|
(313)
|
12 780
|
4 234
|
2017**
|
850 000
|
149 000
|
(363)
|
11 447
|
9 124
|
Notes : Ces informations sont issues des rapports financiers annuels de i-cable et de Wharf Holdings (HK). Les chiffres des trois dernières colonnes sont en millions de dollars de Hong Kong. Les chiffres entre parenthèses représentent les pertes. ** Mi-2017, Wharf a vendu i-cable à un nouveau groupe d’investisseurs
27Ce secteur a été lent à se développer. Cable TV a enregistré une perte de 650 millions de dollars hongkongais (HKD) en 1995 et 580 millions en 1996. Le gouvernement a prolongé le statut de monopole de Wharf Cable et a commencé à l’autoriser à vendre des services publicitaires, ce qui était jusque-là interdit car les chaînes de télévision gratuites s’y opposaient. Wharf Cable a équilibré ses comptes en février 1998, et en août 1999 le gouvernement hongkongais a invité l’entreprise à présenter sa candidature pour exploiter des services de télécommunication sur son réseau câblé. La société a été rebaptisée « i-cable » et a commencé à fournir des services Internet en février 2000 (Lee 2007).
28L’offre de services Internet a contribué à stabiliser la situation de l’entreprise. i-cable a réalisé des bénéfices constants entre 2001 et 2007 (tableau 2). Entre temps, le gouvernement a ouvert le marché de la télévision payante et NOW TV, détenue par la société de télécommunication PCCW, a commencé à diffuser des programmes en septembre 2003. La chaîne TVB a également proposé son propre service de télévision payante en 2004. Comme le montre le tableau 2, les années 2003-2004 ont en effet vu Cable TV atteindre son plus haut niveau de rentabilité.
29Le détail des activités d’une entreprise de télévision payante n’a pas sa place ici, il suffira de rappeler que Hong Kong est un petit marché qui compte tout juste 2,4 millions de foyers, et les services proposés par les différents fournisseurs de chaînes payantes sont similaires. Depuis les années 2000, les prestataires de services télévisuels payants ont également du faire face au défi de l’Internet qui offre souvent gratuitement un contenu audiovisuel presque illimité, et en 2008 i-cable a commencé a subir des pertes. Celles-ci ont atteint 313 millions de HKD pour i-cable et 277 millions pour ses activités télévisuelles en 2016. Enfin, après neuf années de pertes consécutives, Wharf Holding (HK) Ltd. a décidé de mettre fin aux aides apportées à i-cable et l’a revendue à un nouveau groupe d’investisseurs en avril 2017. Cela peut paraître normal que Wharf se débarrasse d’une affaire non rentable. En effet, les pertes d’i-cable ont continué à augmenter jusqu’à atteindre 363 millions de HKD en 2017. Mais après ce qui a été dit ci-dessus, on pourrait se demander pourquoi Wharf refuse de continuer à assumer ces pertes si le fait de détenir Cable TV lui permettait d’obtenir des avantages sur le continent. À vrai dire, les affaires du groupe Wharf à Hong Kong comme sur le continent sont considérables et ne cessent de croître (tableau 2). Ses bénéfices d’exploitation sur le continent sont passés de 918 millions HKD en 2009 à 4 234 millions en 2016, tandis que ceux de Hong Kong ont atteint pour leur part 12 780 millions de HKD. En d’autres termes, les pertes d’i-cable en 2016 représentent moins de 2 % des bénéfices que Wharf a dégagé à Hong Kong et sur le continent. La détérioration du contexte économique de la télévision payante ne permet d’expliquer que partiellement la décision du groupe Wharf de se débarrasser d’i-cable. Il faut également envisager que les estimations du rapport coût-avantage associé à la propriété d’un organe de presse hongkongais ont changé.
- 5 « Tiong Hiew King : le rêve chinois d’un commerçant des mers du sud d’origine chinoise », art. cit.
30Journal à sensation à la fin des années 50, le Ming Pao est devenu dès les années 80 un quotidien chinois important tourné vers les classes moyennes (Cheung 2007). Initialement propriété du célèbre romancier et essayiste Louis Cha, le journal a été vendu en 1991 à un homme d’affaires hongkongais, Yu Punhoi, puis à Tiong Hiew King, un entrepreneur malaisien, fondateur et propriétaire du groupe d’exploitation forestière Rimbunan Hijau, en 1995. Tiong a fait son entrée dans le secteur des médias avec l’achat du journal sino-malaisien Sin Chew Daily en 1988, un an après la fermeture du quotidien par le Premier ministre Mahatir en plein milieu d’importants conflits raciaux. En 1992, Tiong rachète le journal Guangming Daily et devient l’actionnaire majoritaire de Yayasan Nanyang Press (qui détient Nanyang Siang Pau et China Press) en 2006. Deux ans plus tard, Tiong met en place la Media Chinese International Ltd. en fusionnant le Ming Pao avec ses entreprises de presse en Malaisie, ce qui lui vaut par la suite le surnom de « Rupert Murdoch asiatique »5.
Tableau 3 – Bénéfices et pertes de Media Chinese International Ltd. par région entre 2009 et 2017
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2009
|
2010
|
2011
|
2012
|
2013
|
2014
|
2015
|
2016
|
2017
|
HK & Chine continentale
|
3,8
|
5,3
|
9,2
|
9,7
|
6,3
|
4,6
|
(1,8)
|
(3,8)
|
(0,6)
|
Asie du Sud-Est
|
52,6
|
64,4
|
72,7
|
70,0
|
66,5
|
48,4
|
39,6
|
28,3
|
(3,0)
|
Amérique du Nord
|
(0,4)
|
3,5
|
1,5
|
(0,0)
|
0,9
|
0,3
|
(1,0)
|
(1,1)
|
(2,5)
|
Total
|
55,8
|
75,0
|
85,8
|
81,5
|
78,0
|
57,1
|
43,1
|
25,9
|
(3,7)
|
Notes : L’année fiscale de l’entreprise commence en avril, 2017 comprend donc la période allant d’avril 2017 à mars 2018. Les chiffres représentent les bénéfices sectoriels bruts en millions de dollars américains. Les chiffres entre parenthèses représentent les pertes. L’entrée « Total » regroupe les bénéfices et les pertes accumulés par le biais des « services de voyage et liés au voyage », qui ne sont pas divisés de façon géographique. Ces informations sont issues des rapports annuels de l’entreprise.
31Tiong se démarque ainsi de Peter Woo, à la tête de Wharf, car il a des intérêts plus importants dans le secteur des médias. Il a notamment l’expérience d’avoir dirigé un journal relativement indépendant dans un contexte de régime autoritaire. Ses quotidiens chinois en Malaisie sont, dans l’ensemble, plus neutres sur les questions politiques que les journaux de presse malaisiens ou anglophones présents dans le pays, qui sont plutôt plus explicitement pro-gouvernement (Abott et Givens 2015). En un sens, l’approche d’« objectivité accrue » (Lee et Lin 2006) adoptée par le journal Ming Pao après la rétrocession (c’est-à-dire de mettre l’accent, et parfois de manière excessive, sur l’objectivité et la neutralité afin d’éviter les risques politiques sans pour autant devenir le porte-parole du gouvernement) s’apparente à celle suivie par les journaux sino-malaisiens détenus par Tiong.
32Contrôlant de nombreux journaux en langue chinoise, Tiong souhaitait développer, non seulement son commerce d’exploitation forestière en Chine continentale mais également ses activités dans le secteur des médias. Le Ming Pao a collaboré avec le Guangzhou Daily au milieu des années 2000 afin de publier la version nord-américaine du quotidien cantonnais (Fung 2007). Le rapport annuel 2008 du groupe Media Chinese International Ltd. a indiqué que la société avait commencé à développer ses marchés dans des « communautés chinoises en dehors des marchés locaux/régionaux préexistants » par le biais de magazines franchisés. En novembre 2009, la société a racheté 25,4 % des parts de ByRead Inc. qui était alors la plateforme mobile de lecture la plus importante de Chine et comptait plus de 25 millions d’utilisateurs.
33Malgré ces efforts, la société n’a pas réussi à imposer une réelle présence commerciale en Chine continentale à cause du contrôle rigoureux que le gouvernement chinois exerce sur l’entrée de nouveaux capitaux sur son territoire. À la fin de l’année 2017, le site web ne fait figurer que trois points dans le menu listant ses activités sur le continent : 1) l’édition continentale du magazine britannique Top Gear, 2) le site Internet d’information et de divertissement hihoku.com, et 3) un site spécialisé dans les montres, mingwatch.com.
34Comme le montre le tableau 3, le secteur hongkongais et chinois de Media Chinese International Ltd. n’a pas été particulièrement rentable. Entre 2009 et 2014, les bénéfices générés par la région HK/Chine ne représentaient généralement qu’environ 10 % des bénéfices enregistrés par la société en Asie du Sud-Est. Depuis le début des années 2010, les bénéfices provenant de Hong Kong et de Chine n’ont pas cessé de chuter et des pertes ont été subies chaque année entre 2015 et 2017 (même si les performances de la société en Asie du Sud-Est ont également souffert). C’est dans ce contexte, et juste après que le géant du commerce en ligne Alibaba a racheté SCMP en décembre 2015, que des rumeurs ont circulé concernant un projet de rachat du Ming Pao par Alibaba. Un observateur des médias malaisien a écrit :
- 6 Teck-Peng Chang 莊迪澎, « 張曉卿會脫售明報嗎? » (Tiong Hiew King hui tuoshou Mingbao ma?, Tiong Hiew King va-t- (...)
D’un point de vue commercial, si Alibaba propose un bon prix (ce qui est chose aisée), vendre les filiales hongkongaises (et nord américaines) de Ming Pao en situation délicate ne serait pas une mauvaise affaire pour Media Chinese International Ltd. [...] La Chine en 2015 n’est plus la même qu’en 1995. Le rêve de Tiong Hiew King de devenir le Murdoch asiatique se meurt déjà6.
35La rumeur sur le rachat du Ming Pao par Alibaba ne s’est pas concrétisée. Mais l’apparition de cette rumeur et le passage ci-dessus suggèrent que le sentiment général est qu’il n’est plus si « sensé » de posséder un organe de presse hongkongais au milieu des années 2010.
36La première observation à faire après ce qui a été dit sur Cable TV et le Ming Pao est que les médias hongkongais évoluent dans un milieu de plus en plus hostile. Ces deux sociétés, et d’autres entreprises des médias comprenant des acteurs dominants comme TVB, ont vu leurs bénéfices baisser ou leurs pertes augmenter au cours de ces dernières années. Une des raisons principales de ce déclin est la transformation du système médiatique à l’ère du numérique, un problème que nous aborderons dans la section suivante. La conclusion la plus simple à tirer ici, est que les coûts associés à la possession d’un organe de presse ont augmenté.
37Un deuxième point mérite d’être souligné : le marché des médias en Chine continentale demeure en grande partie fermé aux étrangers. L’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 avait fait naître l’espoir d’une ouverture progressive du marché des médias. Or, 15 ans plus tard, même la distribution de produits de divertissement tels que des films hollywoodiens ou des séries télévisées coréennes est toujours soumise à un contrôle rigoureux. Cette politique ne vise pas seulement à se défendre contre les attaques idéologiques mais aussi à consolider l’industrie audiovisuelle chinoise dans le but de renforcer le soft power du pays (Su 2014). Certaines sociétés de médias qui projetaient à l’origine d’étendre leurs opérations au continent se sont retrouvées face à un mur.
38Ces deux réflexions attirent l’attention sur les coûts croissants nécessaire pour obtenir le capital symbolique qu’« être patron de média hongkongais » représente. De l’autre côté, on pourrait se demander si « posséder un média à Hong Kong » a perdu de sa valeur. La logique des échanges au sein des milieux d’affaires chinois est certes difficile à étudier de manière directe, mais il est du moins possible de soulever une question en comparant les années 1990 et les années 2010. Tandis que de nombreux groupes commerciaux hongkongais commençaient tout juste à percer le marché chinois dans les années 1990, 20 ans plus tard ils ont déjà bien réussi à s’implanter sur le continent, comme en témoigne la croissance exponentielle des bénéfices de Wharf. Des hommes d’affaires influents à Hong Kong ont forgé une alliance avec l’État chinois, jusqu’à pouvoir même se passer du gouvernement de la Région administrative spéciale et discuter directement avec le gouvernement central pour défendre leurs propres intérêts (Fong 2014). Si un capital symbolique était nécessaire aux hommes d’affaires hongkongais dans les années 1990 pour se procurer un capital social et politique sur le continent, est-il possible qu’il ne soit plus nécessaire dès lors qu’ils ont obtenu ce capital sociopolitique ?
39Cela dit, il est possible que les pressions politiques auxquelles sont exposés les patrons d’organes de presse hongkongais se soient accentuées ces dernières années. Parmi les grands médias hongkongais, Cable TV et le Ming Pao ont tous deux été jusqu’à présent considérés comme relativement libéraux. L’équipe chinoise du journal de Cable TV notamment, a été acclamée par la critique pour leur couverture en profondeur et parfois audacieuse de la Chine. Cependant, la possibilité qu’un homme d’affaires pro-chinois détienne un organe de presse relativement libéral repose à la fois sur le niveau de tolérance de l’État et le pouvoir de négociation de cet homme d’affaires. Ces dernières années, à mesure que la situation politique s’est détériorée à Hong Kong et que le gouvernement chinois a resserré son contrôle idéologique sur les médias et la société (Zhao 2016), il est possible que l’État ait baissé son seuil de tolérance.
40Les arguments développés dans les paragraphes précédents peuvent contenir une part de spéculation, mais de manière générale, nous sommes suffisamment fondés pour affirmer que la structure incitative prend une orientation qui rend la propriété d’un média hongkongais de moins en moins attrayante pour un homme d’affaires hongkongais. Cela ne signifie pas que personne ne se lance dans ce secteur, mais la tendance générale est que les hommes d’affaires hongkongais (et de la région) le quittent tandis que les capitaux en provenance de Chine continentale y pénètrent. L’acquisition de SCMP par Alibaba et le rachat d’actions de TVB par le magnat des médias shanghaïen, Li Ruigang, en sont les exemples les plus frappants.
- 7 Hormis les titres de propriété dûment enregistrés, de nombreuses rumeurs circulent sur l’utilisatio (...)
41Cette tendance étant plutôt récente, nous savons peu de choses à l’heure actuelle quant aux motivations et contraintes derrière l’entrée de capitaux chinois sur la scène des médias hongkongais. Il est également trop tôt pour savoir dans quelle mesure la « possession par des capitaux chinois » pourrait changer la donne. Pourtant, on peut observer qu’après la vente de Cable TV au milieu de l’année 2017, neuf des 26 grands organes de presse à Hong Kong bénéficiaient d’investissements provenant de Chine continentale (HKJA 2017 : 5)7.
42Une analyse de l’économie politique des médias contemporains ne peut ignorer les transformations entraînées par les technologies numériques. Les médias numériques ne sont pas tant des institutions produisant du contenu que des plateformes sur lesquelles les anciennes et nouvelles institutions des médias peuvent évoluer. Les médias numériques sont également devenus la première source d’information des citoyens. Selon un sondage en ligne conduit par l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme en 2017, 84 % des Hongkongais interrogés ont cité les « médias en ligne » (notamment les réseaux sociaux) parmi leurs sources d’information, et 43 % ont désigné les médias en ligne comme leurs « sources principales » d’information (Lee et al.2017).
43L’analyse qui suit examine plus avant les conséquences de la numérisation sur le secteur de l’information. Nous nous tournerons ensuite vers les nouveaux « organes d’information en ligne », en s’attachant plus particulièrement à la manière dont les forces politico-économiques façonnent le paysage des médias en ligne à Hong Kong.
44Traditionnellement, les organisations de médias fonctionnent en vendant des offres groupées de contenus au public et l’attention du public aux annonceurs. À l’arrivée d’Internet dans les années 1990, de nombreuses agences de presse ont commencé à créer leur propre site internet. Dans un environnement où un grand nombre de contenus gratuits étaient disponibles, la plupart des agences ont décidé de ne pas faire payer les abonnements en ligne. Au même moment, les grands groupes n’étaient toujours pas convaincus de l’efficacité des publicités sur Internet. Ainsi, le modèle commercial traditionnel n’a pas fonctionné dans le monde virtuel : les agences de presse ne faisaient pas payer le contenu à leurs utilisateurs et l’attention qu’elles recueillaient en ligne ne générait pas beaucoup de revenus publicitaires.
- 8 https://0-www-statista-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/outlook/216/118/digital-advertising/hong-kong# (consulté le 14 septembre 2 (...)
- 9 . Tom Simpson, « A duopoly of convenience: Facebook & Google tap new growth in APAC », Digital in A (...)
45Plus récemment, la publicité numérique s’est considérablement développée grâce aux progrès d’Internet et des technologies mobiles. Selon statista.com, le total des recettes du marché de la publicité numérique à Hong Kong s’élevait à 998 millions de dollars US en 2018 et est censé dépasser les 1 800 millions en 20228. À mesure que la publicité en ligne s’est développée, l’environnement des médias numériques a connu des transformations considérables. Les réseaux sociaux (Facebook) et les moteurs de recherche (Google) sont les principales plateformes et passerelles par lesquelles les utilisateurs accèdent aux contenus. Avec l’accès au « big data », et ainsi la capacité d’envoyer des publicités très ciblées aux internautes, les réseaux sociaux et moteurs de recherche récupèrent une portion considérable des revenus dérivés de la publicité numérique. Selon un rapport élaboré par Digital in Asia, les recettes des publicités numériques en Asie du Sud-Est se sont élevées à 8,74 milliards de dollars US pour le premier trimestre 2018. Facebook et Google représentaient 5,7 milliards de dollars US, soit plus de 60 % du total9.
Tableau 4 – Répartition des recettes de Next Media Ltd. (Next Digital depuis octobre 2015) entre 2010 et 2017
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2010
|
2011
|
2012
|
2013
|
2014
|
2015
|
2016
|
2017
|
Ventes de journaux
|
783
|
744
|
665
|
608
|
496
|
417
|
355
|
308
|
Ventes de livres/magazines
|
260
|
239
|
199
|
161
|
134
|
89
|
51
|
31
|
Publicité dans les journaux
|
1533
|
1614
|
1544
|
1325
|
987
|
665
|
455
|
343
|
Publicité dans les livres/magazines
|
644
|
724
|
688
|
627
|
513
|
309
|
106
|
45
|
Services d’imprimerie
|
240
|
234
|
220
|
184
|
179
|
189
|
167
|
173
|
Revenus sur Internet
|
13
|
47
|
157
|
364
|
648
|
660
|
650
|
594
|
Pourcentage du total des recettes pour les services sur Internet
|
0,4 %
|
1,3 %
|
4,5 %
|
11,1 %
|
21,9 %
|
28,3 %
|
36,4 %
|
39,8 %
|
Notes : L’année fiscale de l’entreprise commence en avril ; 2017 comprend donc la période allant d’avril 2017 à mars 2018. Les revenus sur Internet incluent les recettes publicitaires, les abonnements et la fourniture de contenus. Les chiffres sont en millions de dollars de Hong Kong et sont issus des rapports annuels de l’entreprise.
46De surcroît, les médias numériques et sociaux constituent une plateforme pour l’émergence de nouveaux types d’organes de presse à petite échelle qui peuvent attirer un public de niche non négligeable. À Hong Kong, les pages Facebook de certains leaders d’opinion (KOL, Key Opinion Leaders) peuvent compter plus de 100 000 fans et abonnés. Comme ces KOL ont des centres d’intérêt et/ou contenus très spécifiques, ils offrent un espace attrayant pour les annonceurs qui visent un public de niche donné. En conséquence, cela diminue davantage les dépenses consacrées à la publicité dans les médias conventionnels.
47Apple Daily, ou Next Digital (qui s’appelait Next Media avant octobre 2015), est dans l’ensemble l’exemple le plus représentatif des répercussions de la numérisation sur les performances commerciales des organes de presse traditionnels. Cette entreprise est un bon exemple car elle était tout à fait consciente de la nécessité de relever le défi numérique. Elle a commencé par proposer un journal d’information animé en ligne, de courts clips d’information audio-visuels, souvent sur des sujets à sensations ayant fréquemment recours à des graphiques et aux dessins animés. Cette production prêtait certes à controverse sur le plan éthique, mais elle a été, pour un temps, considérée comme très efficace pour attirer un vaste public en ligne (Ma, Lau et Hui 2014).
48Toutefois, ce projet n’a pas empêché l’entreprise d’être confrontée à une baisse sévère de son activité commerciale. Comme le montre le tableau 4, les recettes que Next Digital a obtenu de ses activités en ligne ont certes nettement augmentées entre 2011 et 2014 mais cette croissance s’est presque arrêtée en 2015 et les chiffres pour les années 2016 et 2017 ont même baissé. En outre, la croissance des revenus Internet était loin d’être suffisante pour compenser la chute des ventes et des revenus publicitaires de la presse écrite. Le total des recettes des quatre premières catégories du tableau 4 a chuté de 3 321 millions de HKD en 2011 à 967 millions en 2016. Cette chute brutale a poussé l’entreprise à arrêter les magazines Sudden Weekly et Face, respectivement en 2015 et 2016. En mars 2018 Next Magazine est devenu une publication exclusivement numérique.
- 10 « 端傳媒裁員50人接離職信 » (Duanchuan mei caiyuan 50 ren jie lizhixin, 50 employés reçoivent une lettre de li (...)
49Au-delà des entreprises de médias traditionnels, l’absence de modèle commercial pérenne a aussi eu une incidence sur l’apparition de nouveaux organes de presse en ligne. Par exemple, le journal d’information en ligne créé en 2015, The Initium, a été contraint de réduire la taille de ses effectifs en avril 2017, passant de 90 employés à seulement une trentaine10. Une conséquence directe de la lutte des médias pour leur survie est la diminution des ressources qu’un organe de presse peut allouer aux reportages en profondeur et/ou d’investigation. La détérioration de l’environnement commercial a ainsi d’importantes conséquences sur la capacité des médias à jouer le rôle de chien de garde et à surveiller les détenteurs du pouvoir.
50Bien sûr, tandis que l’Internet et les réseaux sociaux ont constitué des défis de taille pour le secteur de l’information, ils ont également réduit les coûts de distribution et de reproduction, permettant ainsi l’émergence d’organes médiatiques de petite taille et fonctionnant à coût réduit. À Hong Kong, l’Internet a facilité l’apparition de médias alternatifs en ligne et de services d’information de taille réduite.
51L’apparition de médias alternatifs en ligne revêt une signification particulière dans le contexte de la liberté de la presse. Les médias alternatifs peuvent être définis comme des organes de presse qui remettent en question le pouvoir des médias traditionnels à définir la réalité (Couldry et Curran 2003). Les organes médiatiques alternatifs sont structurellement indépendants des institutions politiques et économiques majeures et ils embrassent en général une idéologie d’opposition. À Hong Kong, la première vague de médias alternatifs a vu le jour principalement sous la forme de radios en ligne après les manifestations du 1er juillet 2003. Nombre d’entre elles n’ont pas survécu longtemps pour des raisons financières, mais une seconde vague de médias alternatifs a émergé autour de 2012, essentiellement sous la forme de sites offrant des commentaires sur l’actualité (Leung 2015).
- 11 « 要眾籌不要金主,讓新聞回到沒有干預的樣子 » (Yao zhongchou bu yao jinzhu : Rang xinwen huidao mei you ganyu de yangzi, (...)
52Aucune étude complète n’a été réalisée sur les aspects financiers et organisationnels des organes de presse alternative à Hong Kong. Mais les coûts de gestion d’un média alternatif peuvent ne pas s’élever à plus d’un million de HKD par an, comme c’est le cas de Inmedia Hong Kong, un site web de commentaires sur l’actualité fondé en 2005. Certains organes de presse alternative disposent d’effectifs plus importants. The Stand News, l’un des principaux médias alternatifs de la ville comptait 16 employés en 2015, mais les coûts de gestion ne s’élevaient à l’époque qu’à 500 000 HKD par mois11.
Tableau 5 – Liste sélective de médias en ligne hongkongais
Type
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Nom
|
Année de fondation
|
Nombre de likes sur la page Facebook au 15 janvier 2018
|
Remarques
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Médias d’information d’intérêt général
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HK01.com
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2016
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434 279
|
Fondé par Yu Punhoi, homme d’affaires et ancien propriétaire du Ming Pao ; compte plus de 600 employés au moment de la rédaction du présent article.
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The Initium
|
2015
|
243 641
|
Fondé avec des investissements par un banquier originaire de Chine continentale, visant le public de la Grande Chine et des Chinois d’outre-mer.
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Bastille Post
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2013
|
1 018 357
|
Fondé par Sing Tao News Corporation Ltd. et son ancien directeur général Lo Wing Hung.
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Médias alternatifs
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Inmedia HK
|
2005
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487 119
|
Créé par un groupe d’activistes et d’académiques et étroitement associé à plusieurs mouvements sociaux à Hong Kong.
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The Stand News
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2014
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220 739
|
Auparavant The House News, fermé en juillet 2014, son fondateur Tony Choi affirmant avoir subi une lourde pression politique ; Choi et les membres clé de The House News ont fondé The Stand News en décembre 2014.
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Passion Times
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2012
|
409 862
|
Dirigé par le groupe politique local Civic Passion.
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Pages Facebook pro-gouvernement
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HKG Pao
|
2015
|
102 568
|
Appartient à Chow Yung, fondateur du groupe pro-gouvernement Silent Majority de Hong Kong.
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Silent Majority
|
2013
|
170 227
|
Dirigé par le groupe pro-gouvernement Silent Majority de Hong Kong.
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Speak Out HK
|
2013
|
315 469
|
Fondé par la Hong Kong United Foundation, qui entretient des liens étroits avec C.Y. Leung, chef de l’exécutif de Hong Kong entre 2012 et 2017.
|
53Les médias alternatifs sont des sites qui diffusent des opinions critiques et discutent des sujets politiquement sensibles. À la différence des médias d’information conventionnels, bon nombre de médias alternatifs préfèrent les plaidoyers au respect des normes relatives à l’objectivité et la neutralité. Des études empiriques ont révélé que la consommation de médias alternatifs en ligne est associée à une opinion plus critique envers le gouvernement, une plus grande acuité dans la perception de l’autocensure pratiquée dans les médias traditionnels et une plus grande participation aux manifestations (Leung et Lee 2014). Ces organes médiatiques contribuent donc à préserver et élargir la diversité des échanges publics à la disposition des citoyens.
54Néanmoins, les médias alternatifs en ligne et autres petits organes de presse sur Internet connaissent plusieurs limites interdépendantes. Tout d’abord, le manque de ressources fait que nombre d’entre eux ne se lancent pas dans des reportages inédits. Ils sont souvent axés sur la publication de commentaires et le remaniement d’informations diffusées par les médias traditionnels, cette deuxième pratique ne faisant qu’ajouter à la situation déjà difficile des agences de presse traditionnelles.
- 12 Gary Kin-Yat Tang 鄧鍵一, « 從七警事件看網上親建制輿論 » (Cong qijing shijian kan wangshang qinjianzhi yulun, Analy (...)
55Deuxièmement, les forces favorables au pouvoir ont mis en place un certain nombre de pages Facebook dédiées à la diffusion d’informations et de discours pro-gouvernement autour de questions d’intérêt public, avec des sites tels que Silent Majority for Hong Kong, HKG Pao et Speak Out Hong Kong figurant parmi les plus importantes (voir tableau 5). Soutenues par les ressources plus importantes dont disposent les forces pro-gouvernement et adoptant souvent une rhétorique polémique, ces pages obtiennent généralement, lors de controverses houleuses, un niveau d’engagement (en termes de mentions « j’aime », les partages et les commentaires générés par ces publications) supérieur à celui obtenu par les organes de presse critique et alternative12.
56Troisièmement, compte tenu de la coexistence de médias alternatifs en ligne et d’organes pro-gouvernement, et vu la façon dont l’Internet a facilité des niveaux accrus d’exposition sélective à l’information (Sunstein 2017), les organes des deux bords vont vraisemblablement atteindre, pour l’essentiel, leurs propres partisans. Les opinions de l’opposition mises en avant dans ces organes de presse alternative ne vont dès lors probablement pas influencer le grand public. Au contraire, comme le montrent Chan et Fu (2017), quand les organes en ligne des deux camps de l’échiquier politique se forment en groupes distincts, l’opinion publique est davantage divisée, les organes de presse ayant tout simplement réussi à renforcer les opinions de leurs sympathisants.
57Bien sûr, ce phénomène ne se produit pas qu’à Hong Kong. Ce qu’illustrent Chan et Fu (2017) ce sont les implications du phénomène général de cyberbalkanisation – la ségrégation de l’Internet en petits groupes qui partagent les mêmes intérêts et points de vue. Pour cet article, le point crucial est que la cyberbalkanisation n’est pas un phénomène « naturel » résultant simplement de la propension des internautes à s’exposer à l’information de manière sélective. À Hong Kong, même si le gouvernement ne peut pas éliminer les médias alternatifs sur Internet, ses partisans ont tenté de minimiser l’influence des médias alternatifs en créant leurs propres avant-postes et ainsi un espace virtuel balkanisé où la diffusion d’opinions antigouvernementales devient limitée.
58Cet article a examiné l’évolution de l’économie politique des médias d’information hongkongais au cours des deux décennies qui ont suivi la rétrocession. Les médias traditionnels demeurent profondément ancrés dans le réseau de relations que l’État et les entreprises entretiennent. De même qu’il y a 20 ans, bon nombre de patrons de médias sont des hommes d’affaires qui ont des intérêts importants en Chine continentale. Le contrôle exercé par les propriétaires n’entraîne pas cependant une ingérence constante dans les activités de la rédaction. Les tensions entre les pressions politiques et le professionnalisme des journalistes persistent encore aujourd’hui et continueront sans doute de persister.
59Malgré tout, cette structure politico-économique n’est pas figée. Certains affirment que même si les magnats des affaires ont réussi à s’implanter en Chine, « être propriétaire d’un média hongkongais » pourrait être moins profitable que par le passé. Dans le même temps, le secteur des médias est confronté à des défis considérables en raison de mutations sociales et technologiques. Le coût d’opportunité de diriger un organe de presse à Hong Kong a augmenté, sapant ainsi la motivation d’hommes d’affaires hongkongais à posséder leur propre organe. Cette évolution a préparé le terrain pour l’entrée des capitaux chinois sur la scène des médias hongkongais.
60Écrivant à l’aube de la rétrocession, C. C. Lee (2000 : 291) a observé que « l’impact de la nouvelle économie politique sur la structure et le contenu des médias a été inégal et paradoxal » parce que « les préoccupations économiques des médias ont engendré la formation d’un espace politique où le personnel du secteur pouvait agir, respirer et même faire défection et s’opposer aux restriction étatiques ». Deux décennies après la rétrocession, la force antagoniste des préoccupations du marché semble s’être considérablement amoindrie bien qu’elle n’ait pas entièrement disparue.
61La popularisation de l’Internet et des réseaux sociaux avait déclenché des débats optimistes par rapport au pouvoir des nouvelles technologies de l’information à promouvoir la liberté d’expression. Mais au cours des dernières années, davantage de chercheurs ont souligné les limites voire même les tendances anti-démocratiques des réseaux sociaux (Sunstein 2017) ainsi que les méthodes sophistiquées mises au point par les pays autoritaires pour maîtriser l’Internet. MacKinnon (2013) a forgé le terme « autoritarisme des réseaux » pour faire référence aux méthodes auxquelles la Chine a recours pour contrôler les médias numériques, notamment la censure, l’astroturfing, la mobilisation de sympathisants, la surveillance des opinions en ligne, et ainsi de suite. Si la Chine n’est pas en mesure de faire usage de son éventail de régulation de l’Internet à Hong Kong, ses partisans ont puisé dans leurs ressources considérables pour imposer une forte présence en ligne.
62Cet article explique ainsi la détérioration de la liberté de la presse à Hong Kong d’une perspective politico-économique. Dans un avenir proche, deux questions méritent tout particulièrement notre attention. La première est de savoir si les capitaux chinois vont continuer à pénétrer le secteur des médias hongkongais, et quelles sont les conséquences de cette tendance. Savoir si les capitaux du continent sont différents de, voire pire que ceux de Hong Kong pour la presse libre est après tout une question empirique. On pourrait faire valoir que, comparés aux hommes d’affaires de Chine continentale, les magnats hongkongais et d’Asie du Sud-Est sont moins susceptibles de transformer leur organe de presse en une machine de propagande explicite. Les magnats hongkongais qui appartiennent à la société locale pourraient être plus sensibles à la « tradition de liberté de la presse » observée dans la ville. Leur « mission politique » communément admise est de s’assurer que ces sociétés de médias n’outrepassent pas les limites de ce qui est acceptable. Par conséquent, il existe toujours une distinction entre les journaux conservateurs traditionnels et ceux qui sont commandités directement par le PCC, à l’instar de Wen Wei Po et Ta Kung Pao. Reste à savoir si les patrons de Chine continentale vont assumer une « mission politique » distincte ou avoir une conception fondamentalement différente de la presse et s’ils vont changer les règles et les normes qui régissent les activités de la salle de rédaction.
63La seconde question concerne l’évolution constante de l’environnement des médias numériques et ses implications majeures pour la liberté d’expression dans la ville. Sauf mesures extrêmes et radicales, les gouvernements chinois et hongkongais vont devoir composer avec l’existence d’un Internet libre à Hong Kong. Cela ne signifie pas pour autant que le gouvernement ne peut pas renforcer ses efforts pour contrôler l’opinion publique en étendant les dispositifs de contrôle de l’Internet déployés sur le continent jusqu’à la ville. Juste avant le Mouvement des parapluies par exemple, les mails d’un acteur majeur de la campagne d’occupation ont été divulgués. L’incident pousse à soupçonner une surveillance en ligne de l’État. Certains observateurs s’inquiètent de voir les gouvernements chinois et hongkongais étendre leurs efforts de surveillance à la ville (Tsui 2015).
64Enfin, il convient de souligner qu’il n’y a pas de liberté de la presse sans liberté d’expression dans l’ensemble de la société. Comme indiqué dans l’introduction, aborder cette problématique plus large va au-delà de la portée de cet article. L’on se contentera de répéter que la façon dont les gouvernements chinois et hongkongais vont déterminer les paramètres juridiques de la liberté d’expression dans la ville constitue une source supplémentaire d’inquiétude, comme c’est déjà le cas avec la proposition d’introduire la loi sur l’hymne national chinois à Hong Kong et l’éventuelle adoption de la loi sur la sécurité nationale.
65Néanmoins, afin de conclure cet article sur une note moins sombre, la liberté d’expression et de la presse n’est pas encore morte à Hong Kong, les luttes et négociations pour celle-ci se poursuivent. Il incombe aux journalistes d’exercer une résistance locale dans les salles de rédaction, aux associations civiles d’adopter des médias alternatifs en ligne afin de diffuser des opinions et des informations alternatives, ainsi qu’aux simples citoyens d’apporter leur soutien à ces organes de presse qui sont prêts à s’accrocher à leur conscience professionnelle et à défier les détenteurs du pouvoir.