Jeroen de Kloet et Anthony Fung, Youth Cultures in China,
Texte intégral
1Youth Cultures in China s’ouvre sur l’hypothèse de Wen Yiduo selon laquelle le zèle révolutionnaire des jeunes chinois du début du XXe siècle, à l’époque où la Chine était en proie aux guerres et aux crises, a fait place au « plus jamais de révolution » de la jeunesse d’aujourd’hui. Ayant grandi au rythme des réformes économiques libérales, les jeunes chinois bénéficient d’un bon niveau d’éducation, ils apprécient la consommation de masse et ils partagent une même fierté nationaliste de voir la Chine redevenir une superpuissance économique et politique mondiale au XXIe siècle, tandis que l’État chinois devient un régime de parti unique efficace doté d’une immense bureaucratie, d’une armée forte et d’un appareil d’État versé dans les nouvelles technologies. Tous ces changements d’envergure exigent une approche nouvelle et nuancée pour comprendre les instruments et les pratiques de la culture des jeunes dans la Chine d’aujourd’hui.
2Se basant sur une analyse des médias et sur des données ethnographiques recueillies entre 1992 et 2016 dans les principales villes de Chine (dont Pékin, Shanghai et Shenzhen), les auteurs décrivent la diversité de la culture des jeunes Chinois, qui a vu « les interventions ponctuelles, les petits changements, les résistances occasionnelles et les subjectivités alternatives spécifiques à certains endroits » (p. 21) coexister après les réformes. Les auteurs utilisent la notion de « panorama de jeunesse » (youthscape) pour souligner les relations constitutives nouées entre différentes institutions sociales, parmi lesquelles l’État, la famille, l’école et les médias, qui conditionnent les expériences et les identités des jeunes.
3Les notions foucauldiennes de pouvoir et de gouvernementalité sous-tendent l’apport théorique du livre, en particulier dans le premier chapitre à propos des contraintes imposées aux jeunes par la famille, l’école et le Parti-État. Les politiques chinoises de planification familiale intensifient les liens familiaux entre les parents et leur enfant unique ; les neuf années de scolarité obligatoire socialisent les jeunes Chinois à un régime disciplinaire rigoureux axé sur une préparation laborieuse aux examens et sur la mobilité ascendante ; le Parti communiste et sa Ligue de la jeunesse préparent activement leurs jeunes membres à juguler l’opposition politique en leur offrant des avantages éducatifs et professionnels. Les auteurs affirment que ces institutions ont mis en place un « pare-feu culturel en Chine » (p. 53) qui empêche les influences extérieures et infiltre le discours hégémonique en faveur du nationalisme et de la piété filiale parrainée par l’État afin que la plupart des jeunes Chinois adoptent des approches pragmatiques et « les apparences du conformisme » (p. 56) en public. Attention, donc, aux affirmations simplistes selon lesquelles la jeunesse chinoise serait libérée ou se serait émancipée par le biais d’Internet et de la culture mondiale.
4Le reste du livre reconnaît le dynamisme de la jeunesse chinoise, en dépit de ces contraintes structurelles et idéologiques. Il détaille comment divers groupes de jeunes mobilisent des stratégies créatives pour négocier avec différentes autorités et conquérir leurs propres espaces d’expression, notamment grâce aux nouveaux médias. Le deuxième chapitre examine la musique, la mode et les styles numériques, au travers desquels les jeunes Chinois s’approprient les formes culturelles occidentales pour faire valoir leur individualité et leurs aspirations. Le troisième chapitre se concentre sur les émissions de télévision et sur la musique pop du Japon et de Corée du Sud, qui ont ouvert des espaces où la jeunesse chinoise peut chercher à se divertir et à s’exprimer sans être véritablement surveillée par l’État – du moins pour le moment. Le quatrième chapitre examine les liens entre les jeunes, le genre et la sexualité, soulignant à la fois la domination et la contestation du discours normatif hétérosexuel dans les comédies romantiques, la culture queer et le féminisme militant. Le cinquième chapitre traite de la représentation médiatique des jeunes ruraux ayant migré en ville (un groupe social marginal du fait du système hukou de la Chine socialiste), de l’utilisation par les migrants des technologies de communication et de leur participation à la production culturelle.
5Ces quatre chapitres révèlent comment « la gouvernementalité, la biopolitique et les technologies de soi se constituent mutuellement » (p. 195). La façon dont les normes, les règles et les discours sont définis et normalisés est loin d’être univoque. Les jeunes Chinois ne sont ainsi ni les victimes ni les martyrs d’un pouvoir unifié, vertical et ouvertement oppressif. Ils intègrent souvent les idéologies officielles et les objectifs nationaux en passant des examens, en se faisant concurrence pour des emplois et en évoluant dans des espaces réels et virtuels. Et lorsqu’ils profitent des nouveaux médias numériques pour créer divers panoramas de jeunesse, s’imaginer d’autres vies et saisir des opportunités de subversion, ils risquent en même temps d’être gouvernés par les usines et par l’État. Comme l’avancent les auteurs, « on trouve de l’opposition dans la subordination, de l’optimisme dans la domination et de la mobilité derrière la relégation » (p. 195). L’État et la jeunesse créent donc les cultures des jeunes ensemble et de manière paradoxale.
6Si le titre emploie le terme « culture » au pluriel, c’est une affirmation et un rappel importants de la multiplicité et de l’ambiguïté des expériences et des subjectivités de la jeunesse chinoise actuelle. Les jeunes dont il est ici question sont néanmoins principalement urbains, le livre faisant fi des jeunes ruraux qui ont grandi à la campagne et qui restent dans le secteur agricole ou travaillent dans les villes voisines (l’ouvrage aurait ainsi pu s’intituler Cultures des jeunes dans la Chine urbaine). 40 % de la population chinoise vivant toujours à la campagne, il faudrait étudier plus avant comment les jeunes ruraux grandissent et travaillent dans des villages et dans des villes qui subissent des transformations radicales tout en restant largement ignorés des médias et des recherches universitaires. Il serait également intéressant de voir si les jeunes qui décrochent de l’école ou les étudiants des écoles professionnelles qui échappent à la pression du gaokao (l’examen d’entrée à l’université) peuvent former des sous-cultures plus subversives en raison de leur distance à l’égard de l’autorité scolaire et de la surveillance étatique. Après tout, la jeunesse, cette phase de vie intermédiaire dont les tactiques créatives constituent un « accomplissement » (p. 9), est pleine de potentiel. Il faut ainsi se demander si les jeunes Chinois vont s’engager dans une « éthique de la possibilité » (p. 201), selon l’expression d’Appadurai, et promouvoir une plus grande équité et une plus grande liberté avec davantage d’imagination si la croissance économique de la Chine se ralentit, si le taux de chômage augmente ou si la censure des médias se ressert.
7En résumé, ce livre contribue opportunément aux études sur les jeunes, les médias, les politiques culturelles et la société chinoise. De Kloet et Fong, deux spécialistes reconnus des médias chinois, montrent une connaissance approfondie des médias chinois et de la culture des jeunes, mêlant adroitement des données de première main et une synthèse de la vaste littérature en chinois et en anglais sur le sujet. Ce livre constituera une ressource utile pour les chercheurs et les étudiants intéressés par l’étude des médias en Chine mais aussi pour les lecteurs profanes.
Pour citer cet article
Référence papier
Ling Minhua, « Jeroen de Kloet et Anthony Fung, Youth Cultures in China, », Perspectives chinoises, 2017/3 | 2017, 78-79.
Référence électronique
Ling Minhua, « Jeroen de Kloet et Anthony Fung, Youth Cultures in China, », Perspectives chinoises [En ligne], 2017/3 | 2017, mis en ligne le 15 septembre 2017, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/7871
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