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Comptes-rendus de lecture

Ming-Sho Ho, Working Class Formation in Taiwan: Fractured Solidarity in State-Owned Enterprises, 1945-2012,

New York, Palgrave Macmillan, 2014, XVII + 247 p.
Éric Florence
p. 76-78

Texte intégral

1Working Class Formation in Taiwan, de Ming-Sho Ho, est une étude socio-historique très détaillée sur la constitution de la classe ouvrière dans les entreprises d’État de Taiwan entre 1945 et 2012, et plus spécifiquement dans les secteurs sucrier et pétrolier.

2 Pour cette étude, l’auteur a mené des entretiens avec 81 ouvriers de la China Petroleum Corporation et 53 ouvriers de la Taiwan Sugar Corporation, et s’est penché sur de nombreux documents historiques et documents d’archives ainsi que sur un grand nombre de publications sur le travail, le syndicalisme et les mouvements sociaux. L’étude de Ho s’inspire aussi de son expérience en tant que membre de l’équipe de campagne lors de l’élection syndicale de 1999-2000 à la China Petroleum Corporation, et comme membre du groupe de travail du syndicat chargé de la privatisation en 2001.

3 Dans le premier chapitre (p. 1-15), Ho présente en détail son approche, ancrée dans l’institutionnalisme historique. Se démarquant clairement de la perspective marxiste classique, l’auteur se fonde sur l’hypothèse théorique selon laquelle l’étude de la constitution de la classe ouvrière ne signifie pas qu’il faille exclure « toute tentative par les ouvriers de défendre des intérêts non liés à leur classe » et qu’ainsi « il est possible que la classe ouvrière soit mobilisée dans une action collective non pas grâce à son unité mais à cause de ses divisions internes » (p. 3, 5). Par ailleurs, en s’inspirant de James C. Scott, Ho avance qu’il ne suffit pas de s’intéresser uniquement aux actions collectives de grande envergure mais qu’il est important de considérer également les formes de résistance quotidienne et inarticulée, ce qu’il nomme « la question de la résistance non-évidente » (p. 2).

4Le chapitre 2 (p. 17-31) présente le contexte historique de l’industrialisation et de la prolétarisation à Taiwan, passe en revue les études menées dans ce domaine et présente les conditions de travail des ouvriers dans les secteurs sucrier et pétrolier à l’époque coloniale. Ho met en relief les différences entre son approche et les recherches existantes qui, selon lui, ont accordé trop d’importance à la soumission des ouvriers taïwanais et à l’absence supposée d’une conscience de classe, ces deux caractéristiques étant interprétées comme les conséquences du paradigme marxiste classique. Après avoir mis l’accent sur le peu d’attention portée au secteur public dans les recherches, Ho prône la prise en compte de facteurs endogènes et exogènes – comme, par exemple, la transformation progressive des syndicats ouvriers qui est à l’origine des formes articulées et publiques de militantisme – pour expliquer le processus de constitution de la classe ouvrière (p. 20-21).

5Dans le chapitre 3 (p. 33-64), Ho examine comment la domination coloniale ethnique du marché du travail sous l’occupation japonaise a laissé place, après-guerre, à une autre domination ethnique, celle des Continentaux qui occupaient la plupart des postes à responsabilité dans les usines alors que les Taïwanais « de souche » occupaient les postes inférieurs, une situation que Ho qualifie de « domination néocoloniale ». Selon lui, « la subordination de classe fut renforcée par la discrimination ethnique, créant ainsi un contexte polarisé et extrêmement instable qui finit par exploser lors de l’incident du 28 février 1947 » (p. 43). Après avoir analysé la tentative avortée d’insurrection révolutionnaire qui suivit la répression aveugle et le contrôle social brutal au lendemain du soulèvement de février et mars 1947, Ho avance que l’expérience de la domination ethnique et les divisions internes ont contribué à l’essor du militantisme insurrectionnel parmi les ouvriers des entreprises d’État à la fin des années 1940 (p. 64). Ce chapitre s’interroge également sur les raisons qui ont poussé les ouvriers des entreprises d’État à accepter cette forte discrimination ethnique. Pour l’auteur, la majorité de ces ouvriers taïwanais étaient prêts à subir cette discrimination pour préserver leur emploi et continuer à bénéficier d’une protection sociale « du berceau à la tombe » qui était alors hors de portée pour la majorité des Taïwanais ne travaillant pas dans le secteur public (p. 62).

6Les chapitres suivants nous renseignent sur la mise en place par le KMT d’un système de surveillance dense qui s’appuyait sur un vaste réseau d’agents. Ho montre, par exemple, qu’en 1950 près de 6 % des salariés de la Taiwan Sugar Corporation étaient employés pour contrôler leurs collègues (p. 57). Ainsi, la « terreur blanche » qui suivit les événements du 27 février 1947 allait empêcher pratiquement toute forme d’action collective ouvrière pendant plus de 30 ans. Les syndicats et des associations telles que les associations de femmes ont joué un rôle important dans certaines tentatives, le plus souvent infructueuses, visant à améliorer la participation politique des ouvriers. Mais en dépit de cet environnement coercitif, les ouvriers travaillant dans les entreprises d’État bénéficiaient d’un logement et de l’accès à tout un éventail de biens et services publics (protection sociale, scolarité, activités culturelles et sportives, etc.). Dans une certaine mesure, les entreprises d’État de Taiwan, comme leurs homologues continentales sous Mao, jouaient un double rôle qui consistait d’une part à exercer un contrôle social renforcé et, d’autre part, à contrôler l’allocation hiérarchisée des biens et services publics aux ouvriers. La deuxième partie de ce chapitre décrit les réactions des ouvriers face au contrôle et à l’endoctrinement politiques mis en œuvre par le KMT. Pour Ho, les ouvriers feignaient de consentir tout en se montrant plutôt apathiques face à toute forme de mobilisation politique – ce que Ho appelle « ritualisme » et qui peut être considéré comme un « effort conscient de préserver leur autonomie personnelle face aux efforts déployés par l’État-Parti pour fidéliser les ouvriers » (p. 93). Par exemple, Ho montre qu’à la Taiwan Sugar Corporation, le taux de participation des ouvriers aux réunions mensuelles organisées par le KMT était plutôt faible puisqu’il pouvait parfois avoisiner les 50 % (p. 90-91). Selon Ho, en dépit du succès limité du KMT dans la mobilisation des ouvriers des entreprises d’État, cette politique visant à encourager « l’esprit de parti » avait pour effet de renforcer les divisions entre les ouvriers (p. 95).

7Dans le chapitre 5, Ho examine l’impact des réformes internes du marché du travail sur la constitution de la classe ouvrière et sur la mobilisation des ouvriers. Dans les années 1960, sous l’influence des conseillers américains qui n’approuvaient pas le rôle central que le gouvernement taïwanais accordait au secteur public dans l’économie, le KMT a accepté de libéraliser le commerce et d’encourager le développement du secteur privé. Il adopta également le système de « classification des postes » qui introduisait une hiérarchie au sein des usines et permettait de plus grands écarts entre les salaires. Comme l’écrit Ho, « une solution purement technique était devenue pratiquement la seule solution pour réformer un secteur étatique mal en point » (p. 99). La conséquence involontaire de cette réforme fut de renforcer les divisions et les tensions entre les ouvriers puisqu’un troisième niveau de division s’ajoutait désormais à l’ethnicité et à l’esprit de parti. L’auteur montre comment cette « politique du poste », qui accentuait la compétition entre les ouvriers, fut très dommageable aux ouvriers occupant des postes inférieurs puisqu’elle institutionnalisait la hiérarchie entre les non-ouvriers, des Continentaux pour la plupart, et les ouvriers. Ce système hiérarchique s’étendait à tout un ensemble de biens et services offerts aux employés des entreprises d’État. Ho note que même si ces hiérarchies et distinctions de statut entre ouvriers et non-ouvriers avaient en fait déjà été introduites sous l’occupation japonaise, les réformes du marché intérieur mises en œuvre dans les années 1960 accentuèrent les inégalités entre les postes et ces différences de statut eurent un impact encore plus important sur les conditions de travail quotidiennes des ouvriers. Face à ces obstacles en matière de mobilité professionnelle, les ouvriers eurent de plus en plus recours aux « relations personnelles » (guanxi) et à « la porte de derrière » (zou houmen) pour obtenir de meilleurs postes, une situation qui continuait de délégitimer le mérite comme moyen d’avancement professionnel (p. 112-113).

8Dans le cadre de cette nouvelle économie politique qui, dans les années 1970, transforma Taiwan en une économie de bas salaires orientée vers les exportations, l’auteur met en lumière, dans le chapitre suivant (pp. 121-145), certaines stratégies utilisées par les ouvriers du milieu des années 1970 à 1986, comme le travail au noir ou le marchandage. Un nombre croissant d’ouvriers des entreprises d’État décidèrent de se tourner vers le secteur privé peu réglementé et de s’engager dans le commerce privé tout en gardant leur emploi dans les entreprises d’État. En s’appuyant sur des témoignages biographiques, Ho montre, par exemple, comment les ouvriers de la Taiwan Sugar Corporation se sont lancés dans le commerce du thé avec l’accord tacite de leurs supérieurs et révèle que la plupart de leurs clients étaient en fait des collègues de travail (p. 124-126). Parallèlement à ces changements importants dans l’économie, le contrôle politique dans la société et dans les usines devint moins saillant à partir des années 1970 dans la mesure où les ouvriers utilisaient les syndicats et les antennes du KMT comme des canaux de médiation pour exprimer leurs griefs et réclamer un meilleur emploi et une meilleure protection sociale. Ce chapitre examine également comment ces bouleversements politiques et économiques ont influencé la formation de la classe ouvrière et le militantisme des ouvriers.

9Le chapitre 7 (p. 148-179) se penche ensuite sur le processus qui, dans le contexte de contestation ouvrière grandissante tout au long des années 1980 et de l’adoption de la loi fondamentale sur le travail de 1984, a conduit les ouvriers à recourir de plus en plus aux syndicats pour mener leurs actions collectives. Ce chapitre tente d’expliquer pourquoi ce type de « syndicalisme de mouvement social » s’est développé dans les usines du secteur pétrolier alors qu’il avait échoué dans le secteur sucrier. Il explique enfin comment le syndicalisme de mouvement social a cédé la place au « syndicalisme économique ». Ho montre en effet que les activistes au sein des entreprises d’État étaient pour la plupart des Taïwanais qui avaient fait le choix de s’allier à l’opposition politique au KMT, c’est-à-dire au Parti démocrate progressif (PDP). Il note également à quel point les critiques formulées par l’opposition contre le manque de libertés et la domination ethnique des Continentaux avait trouvé écho auprès des ouvriers des entreprises d’État. L’enquête menée par Ho dans le syndicat des ouvriers du secteur pétrolier de Taiwan lui permet de s’attaquer à l’hypothèse généralement acceptée selon laquelle la libéralisation politique de la fin des années 1980 et des années 1990 est à l’origine du mouvement ouvrier. Pour Ho, « sans la défiance continue de la base, l’infrastructure de l’État-Parti aurait facilement survécu aux changements extérieurs » (p. 155).

10Dans le dernier chapitre, Ho revient sur les principales conclusions empiriques et théoriques de son étude. En s’inspirant de l’institutionnalisme historique, il avance que la formation de classe doit être comprise comme un « phénomène toujours contingent et sans cesse renégocié ». L’étude de Ho montre que les conflits de classe dans les entreprises d’État de Taiwan reposent davantage sur des divisions au sein des classes qu’entre les classes (p. 186).

11Un des mérites de ce volume très bien écrit et clairement argumenté est qu’il ne représente pas les ouvriers des entreprises d’État taïwanaises comme des sujets dociles et sans voix mais décrit leurs luttes quotidiennes contre des systèmes comportant plusieurs niveaux de domination. Ho avance que pour comprendre l’évolution vers des formes plus militantes de politique du travail et le changement de rôle des syndicats à la fin des années 1980 et dans les années 1990, il est important de considérer sérieusement le rôle des actions ouvrières quotidiennes qui ont trop souvent été considérées comme triviales et donc largement ignorées dans les études précédentes. S’il s’agit là d’un des arguments les plus forts avancés par l’auteur, ce dernier n’explique pas comment l’effet cumulé des formes quotidiennes de résistance ouvrière a ouvert la voie à des formes organisées d’action collective et au changement social. On peut dire, toutefois, que cette question reste sans réponse dans les travaux consacrés à l’action collective. Par ailleurs, bien que Ho offre des perspectives intéressantes sur la manière de catégoriser les différentes formes de résistance ouvrière, il n’aborde pratiquement pas la question de savoir comment les pratiques individuelles peuvent aboutir à des formes de résistance collective.

12Un autre point fort de ce livre est l’excellente utilisation des sources biographiques recueillies par l’auteur qui documentent les principales métamorphoses de la classe ouvrière taïwanaise dans les entreprises d’État pendant plus d’un demi-siècle. Cet ouvrage a aussi le mérite d’offrir une perspective comparative nuancée en invoquant les autres recherches menées sur le travail et les mouvements sociaux, et l’auteur confronte fréquemment ses observations à la situation sur le continent chinois. Par exemple, Ho revient sur les termes utilisés par Ching-Kwan Lee pour décrire les différents types d’insurrection ouvrière dans les entreprises d’État et dans le secteur privé pendant la période post-maoïste (respectivement, une « protestation désespérée » et une « protestation légaliste contre la discrimination »). A Taiwan, l’absence totale d’antennes du KMT et de syndicats dans le secteur privé a mené à des actions ouvrières collectives plus spontanées, comme les grèves à la fin des années 1980 et dans les années 1990, alors que dans le secteur public le mouvement ouvrier était largement façonné par les politiques relatives à l’ethnicité, à l’esprit de parti et aux classifications de postes ainsi que par les réformes du marché du travail (p. 157).

13Cet ouvrage sera très utile à tous les chercheurs qui s’intéressent aux études sociales et à Taiwan. Il sera aussi utile aux étudiants de premier et de deuxième cycles en sciences sociales.

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Pour citer cet article

Référence papier

Éric Florence, « Ming-Sho Ho, Working Class Formation in Taiwan: Fractured Solidarity in State-Owned Enterprises, 1945-2012, »Perspectives chinoises, 2017/3 | 2017, 76-78.

Référence électronique

Éric Florence, « Ming-Sho Ho, Working Class Formation in Taiwan: Fractured Solidarity in State-Owned Enterprises, 1945-2012, »Perspectives chinoises [En ligne], 2017/3 | 2017, mis en ligne le 15 septembre 2017, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/7870

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