Katherine A. Mason, Infectious Change: Reinventing Chinese Public Health After an Epidemic
Texte intégral
- 1 Arthur Kleinman et James L. Watson (éds.), SARS in China: Prelude to Pandemic?, Stanford, CA, Stan (...)
1L’épidémie de SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère) de 2003 a marqué un tournant dans l’histoire chinoise récente. Les années suivant l’épidémie ont ainsi vu la publication de plusieurs travaux qui se sont attachés à analyser les effets de cet évènement sur la société chinoise1, venant compléter la production grandissante en anthropologie de la santé en Chine.
2Publiant son premier ouvrage 13 ans après l’épidémie, Katherine Mason, anthropologue à la Brown University, vient porter un regard nouveau sur l’évolution des politiques locales de santé publique en Chine. Infectious Change est le fruit de 13 mois d’enquête ethnographique, menée de 2008 à 2010, dans un Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (jibing yufang kongzhi zhongxin, en anglais Center for Disease Control and Prevention ou CDC) d’une ville du Guangdong, ainsi qu’auprès d’acteurs de la santé publique chinoise et internationale. La ville où a été menée l’enquête a été renommée Tianmai, mais sa description de grande ville cosmopolite développée dès la première décennie des réformes et située à la frontière avec Hong Kong laisse peu de doute sur son identité.
3L’auteur entend montrer l’impact qu’a pu avoir le SRAS sur la manière dont sont mises en pratique aujourd’hui les politiques de santé publiques chinoises. Elle y explique « comment la première crise de santé globale du XXIe siècle a transformé le dispositif de santé publique chinois – autrefois connu pour ses approches par le bas (grassroots) et peu technologisées dans l’amélioration de la santé – en une machine technologique professionnalisée, biomédicalisée et globalisée, échouant fréquemment à servir le peuple chinois » (p. 3). Pour elle, la professionnalisation de la santé publique depuis le début des années 2000 s’est accompagnée d’une mise à distance des enjeux éthiques liés à la santé et du gouvernement des corps des franges de la population considérées comme « dangereuses », au nom d’un monde idéalisé de modernité et de science, le common. Aussi, les politiques chinoises de santé se sont-elles orientées « vers la protection d’intérêts globaux plutôt que locaux, et vers la protection d’un rêve de classe moyenne cosmopolite au lieu de l’amélioration du sort des plus pauvres » (p. 3), générant par-là un processus de dissociation entre le common qu’il s’agit de servir et les populations qu’il s’agit de gouverner.
4La composition de l’ouvrage reflète le constat de hiérarchies plurielles structurant les pratiques de santé publique chinoise : chaque chapitre, dans un jeu d’échelle allant du local vers le global, présente un aspect des hiérarchies qui s’établissent entre les membres du CDC étudié, avec les populations qu’ils entendent gouverner, ou avec les institutions de santé et de recherche internationales avec lesquels ils collaborent.
5Le chapitre introductif contextualise l’enquête dans les évolutions des politiques de santé publique chinoise, depuis les grandes campagnes maoïstes de santé au niveau local, en passant par l’ouverture économique jusqu’aux conséquences institutionnelles du SRAS. Si les années 1980 ont vu une réduction massive des investissements de l’État dans la santé et une résurgence de maladies infectieuses et chroniques, l’auteur revient sur la manière dont l’État chinois a, suivant le modèle américain, transformé dans les années 1990 les stations locales anti-épidémie (fangyizhan) de la période maoïste en CDCs. Cette réforme s’est faite suite au premier épisode de grippe aviaire à Hong Kong en 1997, mais le SRAS a véritablement permis aux CDCs d’émerger comme acteurs centraux, et de bénéficier de fonds conséquents et de soutien politique, remobilisés lors du séisme du Sichuan de 2008 et de la grippe A (H1N1) de 2009. Avec les CDCs, ce sont en fait de nouveaux acteurs et de nouvelles manières de penser la santé publique – basées sur la gestion de groupes (qunti) et de foules (renqun), et non plus d’individus – qui ont émergé en Chine.
6Le premier chapitre, « City of Immigrants », dresse le portrait des représentations que les employés du CDC de Tianmai ont des individus sur lesquels ils interviennent habituellement. L’auteur montre que, « dans leur tentative de servir un common d’immigrants civilisés emblématique du Tianmaidream […], les professionnels de la santé publique de Tianmai construisent et maintiennent de précaires frontières […] entre eux et la population flottante d’origine rurale composées de plus de 12 millions de personnes » (p. 38). Pour eux, la population migrante est sale et arriérée, et sa terrifiante mobilité et son manque d’éducation seraient à l’origine d’une circulation accrue de maladies : en ce sens, la population migrante – loin d’être définie comme bénéficiaire des politiques de santé publique de l’État au nom de la justice sociale – est pensée comme groupe menaçant, devant se sacrifier au nom du « bien commun » de la classe moyenne urbaine.
7Le deuxième chapitre, « Relationships, Trust and Truths » revient sur la manière dont les employés du CDC travaillent ensemble et collaborent avec différentes institutions. L’auteur constate une tension forte entre deux conceptions du travail au sein du CDC. D’un côté, les membres les plus âgés du Centre répondent aux injonctions des niveaux supérieurs par la mobilisation de guanxi et de banquets, leur permettant de produire des données « satisfaisantes », moins soucieuses d’exactitude scientifique que de correspondance aux chiffres espérés, garantissant des relations stables et de confiance. De l’autre côté, les employés plus jeunes, arrivés lors du SRAS, plus diplômés et souvent formés à l’étranger, insistent sur la nécessité de se défaire des guanxi pour agir au nom d’une science moderne, d’une éthique professionnelle abstraite, et ainsi permettre la production de données correspondant à une vérité biomédicale.
8Le chapitre « Scientific Imaginaries » confronte plus en détail les déclarations de principe des jeunes employés du CDC et leurs pratiques scientifiques concrètes, la recherche étant de plus en plus centrale au sein des CDCs. Dans une démarche consistant à comprendre la matérialité de la production scientifique, rappelant un Bruno Latour, l’auteur livre ici de précieuses descriptions de la manière dont les jeunes chercheurs du CDC récoltent leurs données. On apprend par exemple comment certains parviennent à recueillir des questionnaires sans obtenir le consentement des individus, une telle démarche leur évitant d’essuyer des refus, et garantissant à leurs yeux la « scientificité » des résultats. Truffés d’exemples de récolte de big data au nom du bien commun (gongyi), le chapitre rappelle que ces pratiques éthiquement discutables de « production de vérité scientifique » ne sont pas propres au cas chinois : non seulement ces chercheurs pensent agir au nom d’une manière internationalement standardisée de produire de la vérité, mais leurs partenaires internationaux ferment aussi souvent les yeux sur la façon dont leurs collègues chinois récoltent les données. Ce cas ne témoigne donc ni d’une anomalie de la recherche chinoise, ni d’une tentative d’imitation d’une science occidentale : au contraire, « l’histoire de la recherche en santé publique de Tianmai ouvre [aussi] une fenêtre vers la déontologie fortement conflictuelle de toute la communauté scientifique internationale » (p. 112).
9La place des politiques de santé chinoises sur la scène internationale est abordée dans le dernier chapitre, « Pandemic betrayals », revenant spécifiquement sur le traitement du H1N1 de 2009 et les différentes tensions que l’épidémie a permis de révéler. L’auteur montre que celle-ci a d’abord été perçue par les acteurs du CDC comme une opportunité pour mettre en place « ce qu’ils pensaient être une réponse globalement louable et professionnelle au H1N1, qui prouverait leur valeur à la fois comme membres du monde moderne et civilisé – un global common – et comme membres du monde des officiels de la santé publique, dévoués pour le contrôle de maladies transfrontalières – un global health common » (p. 145). Mais à l’effervescence première du CDC face à l’arrivée d’une tâche noble, suit une série de déceptions. Le système bien ficelé de quarantaine et de traçage (notamment des étrangers), faisant la fierté des membres du CDC, est dénoncé comme atteinte aux droits de l’homme, la Chine étant aussi accusée de xénophobie. Trahis par le global common qu’ils prétendaient rejoindre, les membres du CDC rétorquent de la rationalité de leur autoritarisme. De même, les suspicions de rétention d’information (personne n’osant être tenu responsable pour la déclaration du premier cas de grippe à Tianmai) font que globalement, pour les employés du Centre, le H1N1 a « dégénéré en un cruel jeu politique » (p. 172) entre les dirigeants et la communauté internationale, détruisant par-là leur idéal de professionnalisme scientifique.
10L’auteur rappelle en conclusion combien les enjeux abordés dans l’ouvrage sont aussi cruciaux dans d’autres contextes culturels et nationaux. Réfléchissant à ce que serait une véritable manière de servir les individus par une politique locale de santé publique, elle prend l’exemple du seul programme du CDC véritablement fondé sur des relations significatives : le Département de prévention et contrôle du SIDA. Elle y montre comment les pratiques de guanxi et de construction de sentiments humains (renqing) mobilisées ont permis de créer une véritable communauté, dépassant l’opposition entre les professionnels et le groupe gouverné. En ce sens, la qualité des descriptions fournies dans les extraits de journaux de terrain et l’attachement de Katherine Mason aux significations que les individus donnent à leurs actions et aux mots qu’ils emploient, s’imposent ici comme un précieux modèle pour la construction d’une éthique de la santé publique, par-delà le gouvernement distant de populations désincarnées. Aussi cet ouvrage, en plus de participer à la connaissance de la Chine contemporaine, constitue-t-il une stimulante contribution à l’anthropologie des sciences, de la santé et des politiques publiques.
Notes
1 Arthur Kleinman et James L. Watson (éds.), SARS in China: Prelude to Pandemic?, Stanford, CA, Stanford University Press, 2006, ou encore Deborah Davis et Helen F. Siu (éds.), SARS: Reception and Interpretation in Three Chinese Cities, Londres, Routledge, 2007.
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Référence papier
Justine Rochot, « Katherine A. Mason, Infectious Change: Reinventing Chinese Public Health After an Epidemic », Perspectives chinoises, 2016/3 | 2016, 78-79.
Référence électronique
Justine Rochot, « Katherine A. Mason, Infectious Change: Reinventing Chinese Public Health After an Epidemic », Perspectives chinoises [En ligne], 2016/3 | 2016, mis en ligne le 15 septembre 2016, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/7481
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