Arianne Gaetano, Out to Work: Migration, Gender and the Changing Lives of Rural Women in Contemporary China
Texte intégral
1Dans cet ouvrage, en examinant le travail à domicile et le travail de service dans les bureaux et les hôtels, l’auteur entreprend d’étudier quels sortes d’impacts culturels, sociaux et politiques la mobilité fait peser sur l’identité et la capacité d’action des femmes migrantes d’origine rurale et comment la mobilité façonne les rôles et relations de genre. Ce livre vise à apporter un éclairage sur la question de l’égalité entre les genres et à évaluer de quelle manière les migrations des femmes rurales améliore l’égalité de genre dans la Chine post-maoïste si tel est le cas. Pour ce faire, Arianne Gaetano fait appel à des méthodes multidimensionnelles et longitudinales qui lui permettent d’explorer les interactions complexes et changeantes entre les structures et la capacité d’action de ces femmes, en observant de relativement longues périodes de la vie de ses informatrices et en documentant la manière dont ces personnes se rapportent différemment aux diverses étapes de leur expérience de la migration. Cette recherche ethnographique a été menée grâce à des périodes de terrain à Pékin et dans chacune des villes ou villages natals des 11 informatrices principales de 1998 à 2000 et en 2002, ainsi que durant des voyages annuels en 2006-2010 et en 2012, combinés avec des contacts fréquents par email, téléphone portable, correspondance postale et messages instantanés. A. Gaetano appuie son travail sur un solide corpus de littérature scientifique dans le champ des migrations et des études de genre, ainsi que dans le champ des théories en sciences sociales. Ceci lui permet de produire une ethnographie fine des parcours de vie des femmes migrantes d’origine rurale. Elle parvient à prendre simultanément en compte les rôles structurants de trois ensembles de forces : au niveau macro, les transformations historiques des rôles et normes de genre, le rôle de l’État-parti dans le conditionnement des relations de genre en Chine contemporaine, la construction idéologique et institutionnelle de différences rurales et urbaines, etc. ; au niveau méso, les forces telles que le système familial patrilinéaire-patrilocal ou les divisions du travail fondées sur le genre ; et les forces micro telles que les aspirations et les buts incarnés par les femmes migrantes elles-mêmes. En fournissant un espace suffisant pour déployer les récits des expériences de ces femmes, elle montre avec force comment les façons dont elles s’émancipent sont « situationnelles, contextuelles, et aussi temporelles » (p. 9).
2Le chapitre premier (p. 14-27) fournit un vaste et utile panorama des structures politico-institutionnelles et discursives qui ont à la fois produit et légitimé le secteur des services et plus particulièrement le marché du travail à domicile dans la Chine post-maoïste. Elle souligne la concentration particulièrement forte des femmes migrantes dans le secteur informel et non-régulé des services à domicile. A. Gaetano indique également le rôle central de l’État dans la mise à disposition « d’une force de travail flexible et bon marché de femmes migrantes d’origine rurale » pour garantir la croissance économique : en « maintenant active la force de travail des villes, particulièrement les mères urbaines actives sur le marché du travail », les femmes migrantes d’origine rurale ont contribué à conserver de hauts niveaux de consommation urbaine au moment où l’État se retirait de son rôle de fournisseur d’aide sociale (p. 25). Tandis qu’à l’époque post-maoïste, les réformes économiques et l’ouverture ont fourni aux femmes migrantes d’origine rurale des myriades de possibilités « pour obtenir leur autonomie et un emploi salarié », note-elle, l’État-parti, les forces néolibérales et le système patriarcal rural se sont associés pour contraindre fortement les conditions de réalisation de l’auto-détermination (p. 27).
3À travers une ethnographie centrée sur les migrants, le chapitre deux (p. 28-45) explore le mélange complexe d’aspirations à une vie plus indépendante et autodéterminée en dehors du village d’une part et le souhait des femmes migrantes de se conformer aux devoirs assignés à leur genre au sein de la famille d’autre part. A. Gaetano affirme que la combinaison des différences urbaines-rurales et de genre dans la Chine post-maoïste fournit un espace d’émancipation pour les femmes migrantes d’origine rurale tout en produisant également « des schémas particuliers de migration en fonction du genre, qui reflètent et perpétuent aussi ces différences et inégalités » (p. 29). Ce chapitre documente également les processus de dévaluation de la vie rurale et du travail agricole, qui sont fondés sur des représentations historiques de la Chine moderne. Ces processus sont également renforcés par les modèles idéologiques et institutionnels de l’économie politique de l’époque post-maoïste. Dans cette section, l’auteur aurait pu davantage souligner et documenter à quel point cette dévaluation et ce rejet du rural ainsi que la surévaluation des modes de vie urbains et des standards de la consommation se sont fortement développés tout au long du processus migratoire, devenant de plus en plus institutionnalisés avec le temps. Ceci façonne les normes sociales et les rôles de genre dans le village et dans les lieux de destination, ce qui fait de la migration le seul lieu désirable d’émancipation et de reconnaissance sociale.
4Le chapitre suivant (p. 46-58) examine le rôle de la construction d’un réseau de relations (guanxi) à la fois dans ses effets de facilitation et de contrainte sur la migration, de même que sur l’identité et la capacité d’action des femmes rurales migrantes, tandis que le chapitre quatre (p. 59-69) explore les multiples conséquences du rapprochement des migrantes de la culture et des modes de vie urbains sur leur identité et leur statut social. Le chapitre cinq (p. 59-80) procède ensuite à l’examen de la manière dont les migrantes rurales s’en sortent dans le secteur du travail à domicile dans les villes – un secteur informel et relativement déprécié – en observant leurs expériences et leurs formes de résistance quotidiennes ainsi que leur engagement avec l’autorité dans le secteur des services à domicile d’une part et dans le secteur des services hôteliers et de nettoyage de bureaux d’autre part. Au sein du secteur des services à domicile, alors que l’indistinction entre l’espace de vie et de travail limite fortement la liberté des femmes migrantes, A. Gaetano décrit clairement les tactiques quotidiennes déployées par ces femmes pour éviter ces contraintes et négocier des espaces alternatifs afin de se soustraire à la solitude qui va de pair avec le travail à domicile. Dans le secteur du nettoyage de bureaux et le secteur des services hôteliers, l’attitude paternaliste des employeurs qui étendent leur encadrement en dehors de l’espace de travail jusqu’à l’espace privé des migrantes a créé un mélange de sollicitude et de pression normative sur ces femmes qui permet aux employeurs de rassurer « les parents au sujet du bien être moral et physique de leurs filles » (p. 73). Dans le chapitre suivant, l’auteur documente comment les migrantes s’engagent activement dans des tentatives d’amélioration de leur qualité personnelle, pour faire face aux stéréotypes stigmatisants qui soulignent leur différence et le sentiment d’inadéquation aux modes de vie et à la civilité urbains qu’elles sont censées avoir intégrés. Mais ce chapitre montre également comment les femmes migrantes parviennent à investir la sphère publique afin d’échapper aux conditions oppressives et d’exploitation de leur travail. Les transformations des modèles traditionnels d’engagement amoureux, du mariage et des relations familiales dues à la migration sont le sujet du chapitre suivant (p. 99-130), qui est suivi par un bref chapitre de conclusion. (p. 131-136)
5Un apport important de cet ouvrage au style très clair est de fournir aux lecteurs un sentiment de proximité avec les vies des migrantes dans la Chine post-maoïste. Le livre donne une compréhension complexe, dialectique, historique, cumulative et à plusieurs niveaux de la capacité d’agir des femmes migrantes dans laquelle l’action individuelle est conçue comme étant transformée par des différences socio-spatiales et des normes de genre, mais aussi par les biographies et les parcours de ces mêmes personnes (p. 43). Il montre que l’expérience humaine des migrations ne peut jamais être totalement façonnée par ou réduite à un simple récit mono-causal.
- 1 Voir par exemple Yan Hairong, « Neo-liberal Governmentality and Neo-humanism: Organizing Suzhi/Val (...)
- 2 Tamara Jacka, Rural Women in Urban China: Gender, Migration and Social Change, Armonk, NY, M. E. S (...)
- 3 Lisa Rofel, Other Modernities: Gendered Yearnings in China after Socialism, Berkeley et Los Angele (...)
6Une note de critique et une suggestion au sujet de cette étude ethnographique fine et à maints égards très accomplie : alors que l’auteur ne manque pas de souligner le rôle de l’idéologie post-maoïste et en particulier le discours sur le supposé bas niveau de « qualité » (suzhi) des personnes rurales comme « outil de domination » (p. 98), on aurait pu s’attendre à un engagement plus en profondeur avec la littérature existante qui souligne le rôle du marché du travail et des institutions d’État dans la formation des subjectivités des femmes migrantes de la campagne1, ou avec des études qui soulignent le rôle des institutions liées à l’État-parti dans la formation ou le formatage des récits que les travailleurs migrants font de leur migration et de leurs expériences de travail. Tamara Jacka, par exemple, a souligné le fait que les buts spécifiques de ces institutions – le Club des femmes migrantes où A. Gaetano a mené un terrain est l’une de celles-ci – et leur compréhension des différences de classe et de genre façonnent fortement les types de récits et de représentations produits par les femmes migrantes à travers la médiation de ces institutions2. Il serait opportun de lier plus étroitement le rôle des institutions à la formation des récits et des subjectivités, même si ces institutions ne parviennent jamais ni à entièrement saturer ces subjectivités, ni ne sont les seules forces à prendre en compte dans ces processus. De manière similaire, A. Gaetano note l’omniprésence de formules telles que « développement personnel », « amélioration de la qualité », ou « se lancer des défis » dans les raisons données par les femmes migrantes pour expliquer leur migration. Il pourrait être intéressant ici d’enquêter plus avant sur la mesure dans laquelle ces récits sont intertextuellement liés à diverses formes de récits publics, ou s’ils peuvent être mis en relation avec des pratiques institutionnelles récurentes qui visent certains publics spécifiques. De plus, que signifient ces tropes narratifs de transformation de soi pour les personnes qui les mobilisent, et comment se rapportent-ils de fait à leurs parcours biographiques spécifiques ? Ces questions restent sans réponse. La nature politique du choix des personnes lié aux décisions de migration demeure de manière générale inexplorée, tout comme l’inévitabilité des décisions de migration liées à la dévaluation de la campagne et à la production d’une politique de désirs liées à la consommation et aux styles de vie urbains. Ces « choix » sont politiques précisément parce qu’ils apparaissent si inévitables et sont exprimés sous des formes si répandues, car comme Lisa Rofel l’a montré, dans la Chine post-maoïste, le pouvoir « opère précisément dans les domaines qu’il a rendu libératoires » (le marché du travail et les choix de l’emploi, par exemple)3.
- 4 Voir par exemple, Pun Ngai, Migrant Labor in China: Post-Socialist Transformations, Cambridge, UK, (...)
7Deuxièmement, alors que A. Gaetano souligne à juste titre les indignités ainsi que les incertitudes économiques auxquelles font face les femmes migrantes, de manière générale, celles avec qui elle a mené des entretiens ont une opinion positive de leur expérience à l’extérieur du village. Dans sa conclusion, A. Gaetano affirme de plus que « sur le long terme, la migration émancipe certaines femmes d’origine rurale et fait progresser l’égalité entre les sexes en permettant une plus grande autonomie dans l’engagement amoureux et le mariage » (p. 134). On aurait pu espérer qu’un peu de place soit consacrée aux récits des échecs de femmes migrantes désabusées ou amères. De même, il aurait été important de discuter l’opinion généralement positive sur la migration et la vie en dehors du village obtenue grâce au travail ethnographique de l’auteur dans les secteurs des services à domicile et le nettoyage de bureaux et de confronter les fruits de cette enquête ethnographique aux travaux récents concernant les secteurs industriels et de la construction qui livrent une image bien plus sombre et précaire des conditions des travailleurs et de leurs attentes envers l’avenir. Ceci aurait permis une discussion sur les spécificités des secteurs de travail ainsi que sur le degré auquel l’opinion généralement optimiste de cet ouvrage peut ou ne peut pas être liée aux parcours biographiques des informatrices clé de l’auteur4.
8Ceci étant dit, cet ouvrage sera extrêmement utile pour les chercheurs qui s’intéressent à aux migrations et aux études de genre. Il sera également intéressant comme ouvrage de cours ou lecture obligatoire pour les étudiants de la Chine contemporaine et des migrations.
Notes
1 Voir par exemple Yan Hairong, « Neo-liberal Governmentality and Neo-humanism: Organizing Suzhi/Value Flow through Labour Recruitment Networks », Cultural Anthropology, vol. 18, n° 4, 2003, p. 493-523. Pour une évaluation critique de l’association du discours sur le « suzhi » avec la gouvernementalité néolibérale, voir Andrew Kipnis, « Neoliberalism Reified: Suzhi Discourse and Tropes of Neoliberalism in the PRC », The Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 13, n° 2, juin 2006, p. 383-400.
2 Tamara Jacka, Rural Women in Urban China: Gender, Migration and Social Change, Armonk, NY, M. E. Sharpe, 2006, 329 p.
3 Lisa Rofel, Other Modernities: Gendered Yearnings in China after Socialism, Berkeley et Los Angeles, CA, University of California Press, 1999, p. 29-33.
4 Voir par exemple, Pun Ngai, Migrant Labor in China: Post-Socialist Transformations, Cambridge, UK, Malden, MA, Polity Press, 2016, 204 p.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Éric Florence, « Arianne Gaetano, Out to Work: Migration, Gender and the Changing Lives of Rural Women in Contemporary China », Perspectives chinoises, 2016/3 | 2016, 75-77.
Référence électronique
Éric Florence, « Arianne Gaetano, Out to Work: Migration, Gender and the Changing Lives of Rural Women in Contemporary China », Perspectives chinoises [En ligne], 2016/3 | 2016, mis en ligne le 15 septembre 2016, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/7478
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