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Comptes-rendus de lecture

Guobin Yang (éd.), China’s Contested Internet

Copenhague, NIAS Press, 2015, 310 p.
Séverine Arsène
Traduction de David Bartel
p. 72-73

Texte intégral

1China’s Contested Internet est un livre collectif composé de 10 chapitres dont sept ont déjà été publiés dans un numéro spécial de China Information en juillet 2014. Réunissant des études de cas réalisées entre 2006 et 2013, cette collection d’articles traite des phénomènes les plus saillants qui caractérisent l’Internet chinois de la dernière décennie : les initiatives de gouvernance numérique, notamment une consultation publique sur un projet de réforme du système de santé (Steven J. Balla) ou encore les microblogs municipaux (Jesper Schlaeger et Min Jiang) ; l’essor d’une culture et de sous-cultures Internet, comme par exemple en littérature (Thomas Chen), parmi les développeurs web (Silvia Lindtner), chez les classes moyennes supérieures qui voyagent en sac au dos (Ning Zhang), ou chez les « perdants » autoproclamés (diaosi 屌丝) (Marcella Szablewicz) ; les débats éthiques sur la race et l’identité chinoise (Robeson Taj Frazier et Lin Zhang) ; l’émergence de leaders d’opinion sur le web, dit « Big V » (Marina Svensson) ; et la censure d’un éditorial du Southern Weekly en 2013 (Sally Xiaojin Chen).  

2Guobin Yang a choisi de regrouper les chapitres entre les contributions qui portent sur la période avant Weibo et celles qui étudient l’Internet chinois après l’arrivée de la plateforme de microblogging. Pourtant, l’intérêt principal du livre ne réside pas dans une discussion sur Weibo comme possible transformateur du paysage Internet chinois. Certes, la période entre 2009 et 2013, quand Weibo atteint son pic de popularité, peut être considérée comme un moment décisif dans l’histoire de l’Internet chinois. Il n’est pas uniquement question ici de l’émergence de Weibo, et le processus est plus incrémental qu’un simple changement de plateforme pourrait le laisser croire. Avec des centaines de millions d’internautes (aujourd’hui près de 50 % de la population), la population chinoise connectée est devenue de plus en plus pluraliste, même si elle reste « désordonnée » et pleine de conflits. Il faut surtout noter que cette période correspond à un moment particulier de la politique chinoise de l’Internet. En 2010, un Livre blanc sur l’Internet en Chine marque le début d’un épisode de cyberpolitique plus affirmée en même temps que de censure de l’opinion publique et de mise en place de méthodes d’influence et de propagande plus sophistiquées, ainsi que plusieurs vagues de répression envers les internautes les plus influents.  

3Dans ce contexte, cette série d’articles offre un échantillon intéressant d’une génération de recherches novatrices sur l’Internet en Chine, moins centrées sur le contenu critique et les répertoires de mobilisation et qui approfondit au lieu de cela (comme le souligne Guobin Yang) la fabrique et les usages de l’Internet, à l’aide de méthodes et de travaux de terrain originaux.

4D’abord, elle revient sur l’idée qu’Internet a permis l’autonomisation des plus défavorisés en se penchant, chiffres à l’appui, sur les fractures numériques, avec une attention particulière portée au genre et aux statuts sociaux des utilisateurs. Ainsi, Balla remarque que 80 % de ceux qui postent des commentaires sur les plateformes officielles à propos de la réforme du système de santé en 2008 sont des hommes, aux 3/4 urbains. Ils sont plus âgés et mieux éduqués que la moyenne des usagers d’Internet. Il note également que les commentaires faits par des femmes ont tendance à être plus substantiels et généralement plus positifs. D’après différents sondages et suite à différentes études de terrain dans des ONG et avec des travailleurs migrants, Marina Svensson offre une perspective importante sur la capacité de différentes catégories d’usagers d’Internet à « se faire entendre » sur Sina Weibo. Elle remarque que les utilisateurs de la plateforme de microblogging viennent avant tout des régions côtières et que les migrants et les ruraux sont largement sous-représentés et préfèrent souvent d’autres plateformes comme QQ et Tencent Weibo. Et même si les usagers femmes semblent rattraper les hommes, les femmes « Big V » sur Weibo restent minoritaires. Des facteurs qui affectent clairement les stratégies de communication des ONG qui utilisent Weibo pour défendre ou diffuser de l’information sans, à l’évidence, atteindre les communautés défavorisées sur le terrain.    

5Ensuite, l’ensemble des chapitres montre comment les caractéristiques de l’Internet chinois résultent d’interactions complexes entre une variété d’acteurs aux agendas divers et aux motivations parfois contradictoires. Ceci est souligné par l’interview par Sally Chen de membres de l’équipe du Southern Media Group et de participants à une manifestation en leur soutien. Dans leur étude du microblog d’un gouvernement municipal, Jesper Schlaeger et Min Jiang montrent que le département local de la propagande, la police locale, les agences en charge des politiques publiques et les décisionnaires politiques poursuivent tous des objectifs différents quand ils font circuler des messages sur les sites officiels de microblogging. Conceptualisés comme des « béta institutions » à cause de leur nature expérimentale, les microblogs municipaux diffèrent grandement d’une ville à l’autre, d’un service à l’autre, justement parce que les équipes travaillent sans objectifs précis et ont dû développer leurs propres directives, en contradiction avec l’idée reçue d’une machine de propagande hiérarchisée et centralisée.

6Ceci souligne encore un apport important de cette collection : elle met en lumière le travail fourni derrière les plateformes numériques et même, derrière la censure. Thomas Chen, en analysant les versions numériques et papier du roman Such is this World@sars.come (Ruyan @sars.come 如焉@sars.come), montre le travail méticuleux des internautes qui ont comparé les différentes versions du roman pour trouver des traces de censure. Dans une forme de mise en abyme, le roman nous montre à quel point le travail de la censure est laborieux, rendu difficile par l’usage de jeux de mots ou de montages photos impossibles à détecter automatiquement. Le long engagement de Silvia Lindtner avec une communauté de « faiseurs » (makers) shanghaïens renvoie à la fabrication de l’Internet chinois vue sous l’angle des startups et des développeurs. Elle s’intéresse aux origines et aux engagements éthiques de ce groupe particulier dont l’ambition est de « fabriquer en Chine » en tirant parti de la présence d’entreprises étrangères, d’un agenda politique du Parti communiste qui cherche à créer une main-d’œuvre de meilleure qualité, et de l’existence en Chine d’un environnement relativement flexible en termes de propriété intellectuelle. On peut dès lors s’interroger sur le type de modèle industriel, et donc le type de travail, qu’engendreront ces entreprises dès lors qu’elles continueront à croître. Le rôle des développeurs est d’autant plus important que l’État lui-même utilise des plateformes commerciales pour communiquer au public et lui fournir des services. J. Schlaeger et M. Jiang remarquent quant à eux que la municipalité qu’ils ont étudiée n’avait ni accès ni contrôle sur les données générées par son compte officiel de microblogging, ce qui l’empêchait d’élaborer en amont des stratégies politiques numériques plus efficaces. Une asymétrie de maîtrise des données favorable aux corporations du numérique qui peut, bien sûr, être redressée par de nouvelles régulations.   

7Le livre montre aussi la pluralité et l’évolution des imaginaires et des cybercultures dans le temps et dans différentes communautés. Il existe un contraste marqué entre les routards des classes moyennes supérieures décrits en 2006 par Ning Zhang dont certains ont eu à cœur de promouvoir des évolutions sociales graduées et progressives, et les « perdants » sans illusions étudiés par Marcella Szablewicz en 2012. Les postures ambivalentes de ces derniers quant aux normes et aux promesses sociales – qu’ils rejettent en même temps qu’ils les avalisent – indiquent clairement qu’ils ne croient plus aux promesses de la modernisation, ni en leur propre capacité à changer les choses, et préfèrent se tourner vers l’humour et l’autodérision. Ce type de fatalisme répond aussi aux conclusions de Balla, qui avance l’idée que les motivations subjectives sont de meilleurs indicateurs de participation en ligne que les facteurs socio-économiques, en particulier, par la perception qu’elles donnent que les commentaires postés peuvent porter des fruits. Le phénomène diaosi décrit ici peut éclairer sur le lien entre les multiples motivations subjectives de participer – ou pas – et des situations socio-économiques différentes.

  • 1  Geremie R. Barmé, In the Red: On Contemporary Chinese Culture, New York, Columbia University Press (...)
  • 2  Raymond Williams, Marxism and Literature, New York, Oxford University Press, 1977, p. 132.
  • 3  Vanessa Fong, Only Hope: Coming of Age under China’s One-Child Policy, Stanford, Stanford Universi (...)
  • 4  Lisa M. Hoffman, Patriotic Professionalism in Urban China: Fostering Talent, Philadelphie, Temple (...)
  • 5  Andrew B. Kipnis, Governing Educational Desire: Culture, Politics, and Schooling in China, Chicago (...)
  • 6  Ronald Deibert, John Palfrey, Rafal Rohozinski et Jonathan Zittrain (éds.),Access Contested: Secur (...)

8Enfin, comme le souligne G. Yang, le livre aide à mieux saisir les « subtilités de la puissance de l’État » (p. 4) et les « manifestations des différentes manières de faire de la politique et d’être politique » (p. 14). S. Lindtner s’inspire du concept de relation « parasite » de Geremie Barmé1 pour montrer comment les personnes qu’elle interroge utilisent le système, dépendent de lui et de différentes manières le font évoluer. Thomas Chen propose lui le terme de « production alternative » pour montrer comment la production littéraire travaille autour de la censure et génère de nombreuses formes originales. M. Szablewicz s’appuie de son côté sur les « structures de sentiments » de Raymond Williams2 et sur la littérature sur le désir (V. Fong3, L. Hoffman4, A. Kipnis5) pour expliquer les ambivalences et les limites du potentiel radical du même diaosi. Ce qui au final fait que le titre du livre – China’s Contested Internet – est un peu en décalage avec son contenu. En effet, le terme « contested » fait écho au célèbre livre Access Contested6 qui en fait désigne des formes très différentes de conflits sur l’Internet, comme l’émergence des préoccupations quant à la gouvernance numérique.

9Toutefois, les chapitres de ce livre sont très documentés et bien connectés à la littérature théorique en science politique, en anthropologie, en sociologie et dans le domaine des cultural studies entre autres. Ils articulent intelligemment les contextes en ligne et hors ligne, grâce à des sources réunies selon différentes méthodes, de l’observation des acteurs à des interviews poussées, des enquêtes d’opinion aux analyses de contenu qualitatives et quantitatives. Le livre constitue une excellente introduction à l’Internet chinois, ainsi qu’aux théories et aux méthodes qui permettent de l’aborder et peut donc être tout à fait intéressant dans un contexte pédagogique.

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Notes

1  Geremie R. Barmé, In the Red: On Contemporary Chinese Culture, New York, Columbia University Press, 1999, p. xiv.

2  Raymond Williams, Marxism and Literature, New York, Oxford University Press, 1977, p. 132.

3  Vanessa Fong, Only Hope: Coming of Age under China’s One-Child Policy, Stanford, Stanford University Press, 2004, p. 98.

4  Lisa M. Hoffman, Patriotic Professionalism in Urban China: Fostering Talent, Philadelphie, Temple University Press, 2010.

5  Andrew B. Kipnis, Governing Educational Desire: Culture, Politics, and Schooling in China, Chicago, University of Chicago Press, 2011.

6  Ronald Deibert, John Palfrey, Rafal Rohozinski et Jonathan Zittrain (éds.),Access Contested: Security, Identity and Resistance in Asian Cyberspace, Cambridge, MA, MIT Press, 2012.

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Pour citer cet article

Référence papier

Séverine Arsène, « Guobin Yang (éd.), China’s Contested Internet »Perspectives chinoises, 2016/3 | 2016, 72-73.

Référence électronique

Séverine Arsène, « Guobin Yang (éd.), China’s Contested Internet »Perspectives chinoises [En ligne], 2016/3 | 2016, mis en ligne le 15 septembre 2016, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/7476

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Auteur

Séverine Arsène

Séverine Arsène est chercheure au CEFC et rédactrice en chef de la revue Perspectives chinoises (sarsene@cefc.com.hk).

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