Michel Bonnin, Génération perdue. Le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne en Chine, 1968-1980
Texte intégral
1Quelle drôle d’idée ! Non pas celle de Bonnin, mais celle de Mao qui envoie lycéens et étudiants se faire rééduquer par des paysans illettrés. Certes ses admirateurs feront mieux quelques années plus tard en vidant Phnom Penh de ses habitants, mais du moins leur a-t-il tracé la voie.
2Une voie tellement aberrante qu’à l’époque quelques sceptiques en mal d’hypothèse « raisonnable » avaient imaginé que Mao voulait délester les villes d’entrants sur le marché du travail. Dans les campagnes, il y avait encore plus de main-d’œuvre en excédent ; mais un peu plus, un peu moins, cela ne se remarquerait guère ! Bonnin balaie avec superbe (entre autres pp. 68-70 et pp. 436-37) ces arguments démographiques et, de façon plus générale, les motivations socio-économiques de la folle décision de Mao ; l’autre, la « motivation positive » (développer les campagnes et les régions frontalières) ne tient pas davantage, les « jeunes instruits » (zhiqing) n’ont pas été employés à ce qu’ils savaient faire (ne serait-ce que tenir les comptes et instruire les illettrés), mais tout simplement à un travail agricole déjà surchargé de bras plus compétents et mieux aguerris.
3Restent alors les motivations idéologiques et politiques : former des successeurs révolutionnaires et se débarrasser de gardes rouges assez entêtés pour en rester au « il est juste de se rebeller » à l’heure où le Prophète révise (pardon pour le sacrilège : Mao révisionniste !) son précédent oracle pour cause de conséquences catastrophiques. Chacune de ces deux sortes de motivations – la seconde plus conjoncturelle, mais pas uniquement, car Mao voulait aussi préserver et même renforcer le pouvoir charismatique, c’est-à-dire le sien – a joué un rôle important. Fondamentales, les motivations idéologiques visaient non seulement à éduquer à la dure des jeunes freluquets qui n’avaient pas connu Yan’an, mais aussi à réduire les « trois grandes différences » et à d’autres nobles ambitions dont les médias chinois (et français) nous bassinaient quotidiennement à l’époque.
4La démonstration de Michel Bonnin est claire et convaincante et on retrouve à la fin du livre, dans un bilan global lui aussi sans concession, les deux couples « socio-économique » et « politico-idéologique ». Cette fois, pas le moindre contraste, le bilan est uniformément accablant, à l’exception, bien sûr, de l’enjeu politique à court terme : débarrasser les villes des gardes rouges et y rétablir l’ordre. Pour le reste, la principale différence réside plutôt dans le fait que le bilan socio-économique est seulement nul, ce qui est un moindre mal comparé au bilan politico-idéologique : en prétendant former des révolutionnaires, Mao a fabriqué des sceptiques.
5Entre « motivations » et « bilan », le corps du livre (plus de trois cents pages) comprend deux parties très étoffées et une inévitablement plus courte, consacrée à la résistance des intéressés, résistance par nécessité passive du vivant de Mao, publique in extremis, lorsque les changements introduits par Deng Xiaoping la rendent possible. Bien que la « résistance ouverte » de 1978-1979 soit analysée à la fin de cette brève partie (pp. 383-391), c’est deux cents pages plus haut (pp. 163-172) qu’elle est dévoilée de la façon la plus frappante, dans la longue partie consacrée à l’évolution de la politique du xiaxiang (envoi des jeunes instruits à la campagne). On bute ici contre un des inconvénients du plan – au demeurant bien construit et didactique– : il contraint l’auteur à revenir à plusieurs reprises sur le même épisode ou le même thème. Pour comprendre l’évolution « terminale » de la politique officielle (elle conduit de fait à la mort du xiaxiang), il était effectivement nécessaire de faire un sort à la résistance sociale qui la provoque, avant de traiter de cette résistance en tant que telle. Et dès cette première mention, l’essentiel est dit, qui est au demeurant intéressant et neuf : j’ignorais pour ma part que le mouvement avait été aussi important.
6Par moments, à la lecture de cette analyse fouillée de l’évolution de la politique d’envoi des « jeunes instruits » à la campagne avant, pendant et après la révolution culturelle, on jubile, ravi de suivre un exposé informé, rigoureux… et sévère. Quand on lit la partie suivante, qui décrit la vie des zhiqing déportés à la campagne, on ne jubile plus, confronté aux désillusions, aux misères et aux frustrations d’une génération sacrifiée. Le ton n’est cependant pas à l’indignation, mais mêle à l’analyse objective des difficultés d’adaptation à la vie à la campagne et d’insertion dans la communauté rurale, etc. des envolées quasi littéraires – sobres au demeurant – nourries de témoignages eux-mêmes littéraires (les œuvres d’anciens zhiqing) et d’interviews conduites par l’auteur depuis le milieu des années 1970. Cette partie est poignante, il faudra s’en souvenir et y revenir pour apprécier l’effroyable gâchis suscité par les lubies du Grand Timonier.
7Dès 1977, Thomas Bernstein avait publié une très bonne étude de la question : Up to the Mountains and Down to the Villages. The Transfer of Youth from Urban to Rural China (Yale University Press). Mais, outre que la majorité des zhiqing moisissait encore à la campagne, la documentation disponible à cette époque ne peut se comparer à celle que Michel Bonnin a pu utiliser. Sur un sujet important et beaucoup moins connu que l’épisode des gardes rouges, on dispose grâce à Michel Bonnin d’un ouvrage définitif, élargi de surcroît dans la conclusion par des réflexions dignes d’intéresser les lecteurs non sinologues.
Pour citer cet article
Référence électronique
Lucien Bianco, « Michel Bonnin, Génération perdue. Le mouvement d’envoi des jeunes instruits à la campagne en Chine, 1968-1980 », Perspectives chinoises [En ligne], 86 | novembre-décembre 2004, mis en ligne le 16 mars 2007, consulté le 13 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/722
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