Gouvernance des communautés résidentielles et contrôle étatique
Résumé
Ces dernières années, la gouvernance a fait l’objet d’une attention croissante de la part des chercheurs chinois. Après l’» autoritarisme », la « société urbaine », la « gouvernance » est le nouveau cadre théorique de bien des travaux universitaires. En dépit d’un changement de terminologie, les problèmes demeurent identiques : le débat porte sur les modalités des relations entre l’Etat et la société dans un pays en cours de développement comme la Chine. Nous considérons que le terme de gouvernance permet une nouvelle compréhension du fonctionnement des services publics chinois. Pour y parvenir, il ne faut pas s’en tenir à une connaissance normative, mais combiner enquête de terrain et théorie. Aussi cet article prend-il comme point d’appui le cas de la médiation au sein des communautés urbaines de Shanghai. Nos recherches dans ce domaine n’en sont qu’à leur début, et la conclusion préliminaire devra être considérée comme hypothèse en quête de confirmation.
Plan
Haut de pageNotes de la rédaction
Traduit du chinois par Vanessa Teilhet
Texte intégral
1Avant d’appliquer le concept de gouvernance (zhili) aux questions chinoises, il faut, dans un premier temps, revenir sur son émergence dans le contexte des sociétés occidentales. Nous proposons donc de reprendre l’histoire des configurations étatiques en Chine et en Occident, avant d’explorer la question de la décentralisation de la gestion administrative.
Aux origines de la gouvernance : une perspective historique et comparative
2Les Etats-nations modernes ont été précédés d’Etats traditionnels, système féodal occidental ou « empire à système bureaucratique héréditaire » oriental1, encore qualifié d’» empire bureaucratique historique »2. Ils sont tous de nature segmentaire, et l’autorité administrative exercée par les instances étatiques est extrêmement limitée3. Il est remarquable que les formes étatiques pré-modernes en Orient ou en Occident partagent cette même caractéristique, à savoir un écart entre les projets politiques au sommet de l’Etat et la gestion effective de la société à la base, la cause principale étant l’insuffisance des ressources et des techniques. Les Etats orientaux et occidentaux se sont adaptés de manière très différente à cette situation. Pour simplifier, les sociétés occidentales du Moyen-Age ont développé un système féodal des territoires et des titres. En Chine, le système féodal a très vite été remplacé par un empire bureaucratique. Dans ce régime, bien que le gouvernement central exerçait nominativement un contrôle absolu sur la société, il n’a jamais eu d’autre choix, dans l’exercice effectif du pouvoir, que de s’appuyer sur l’autogestion à la base de la société pour pallier l’insuffisance du pouvoir administratif central. Dans les villages chinois où « la montagne est haute et l’empereur lointain » (shan gao, huangdi yuan), les fonctionnaires-lettrés se substituaient aux autorités centrales pour diriger les affaires locales.
3Les pays occidentaux sont passés d’un pouvoir traditionnel à l’Etat-nation moderne, via le régime absolutiste. S’appuyant sur les ressources et les conditions techniques fournies par le capitalisme et l’industrialisation, les Etats-nations modernes ont progressivement assis un contrôle très prégnant sur l’ensemble de la société4.
4Depuis la fin des Qing, en raison notamment des défis lancés par des forces extérieures5, ainsi que d’une logique interne d’évolution6, la configuration étatique chinoise a elle aussi entamé un processus de transition graduelle. Grâce au renforcement du contrôle local et à l’accroissement de ses ressources fiscales, le gouvernement central a progressivement détruit le modèle d’auto-administration local traditionnel7. L’institutionnalisation des dirigeants locaux qui trompaient leurs supérieurs comme leurs subordonnés, détournaient les impôts de l’Etat et oppressaient le peuple8, était devenue la cause politique principale de la ruine des campagnes.
5Au lendemain de 1949, le nouvel Etat socialiste poursuit la modernisation ainsi que le processus historique d’extension du pouvoir administratif central. La mise en place des communes populaires dans les campagnes et des unités de travail dans les villes, entités à la fois économiques et administratives9, a permis l’extension de l’appareil administratif central malgré l’insuffisance des ressources. Le lancement de la réforme, la déstructuration de l’économie collective rurale et le déclin de l’influence des unités de travail dans les villes, ont mis en péril cette configuration.
6Dans les sociétés occidentales, la construction d’un Etat-nation moderne et démocratique s’est accompagnée d’une concentration des pouvoirs et de la spécialisation de l’appareil bureaucratique10. Même si les défauts d’un système bureaucratique sont nombreux, on considère que la démocratie permet d’assurer la défense du bien commun. Le citoyen exerce un contrôle indirect sur la bureaucratie par l’intermédiaire des dirigeants politiques élus et des hauts fonctionnaires. Aux Etats-Unis, le gouvernement de Roosevelt correspond à l’âge d’or de la confiance portée à l’appareil bureaucratique central, en raison de l’efficacité de ce modèle11.
7Au cours de la seconde partie du xxe siècle, alors que les tâches des administrations deviennent plus complexes, de plus en plus nombreux sont ceux qui mettent l’Etat bureaucratique en question. Cette mise en cause tient aussi à d’autres facteurs : le défi lancé aux systèmes bureaucratiques ne tient pas seulement à leur faible efficacité et à la corruption, mais est aussi en grande partie la conséquence de changements idéologiques, du retour en force de l’individualisme et du néo-libéralisme.
8Les questions de l’efficacité et de la corruption des Etats bureaucratiques, le coût des Etats-providence, deviennent de plus en plus intolérables. Du côté des économistes, cela se traduit par un renouveau de l’Ecole autrichienne et par le passage de l’hétérodoxie scientifique à une mode scientifique12. En théorie politique13, c’est la réforme conservatrice opérée par le gouvernement Reagan aux Etats-Unis et par le cabinet Thatcher en Grande-Bretagne. Dans les années 1980, on réforme la gestion publique en Nouvelle-Zélande et en Australie. Cette vague montante qui a plus tard été étiquetée « nouvelle gestion publique », atteint rapidement l’Europe, puis influence les Etats-Unis et l’Asie14. De nombreux chercheurs ont montré que ces réformes visaient non pas tant à transformer les modes de gestion publique qu’à satisfaire un électorat avide de transformations, soulignant ainsi leur dimension idéologique15.
9Face au scepticisme vis-à-vis des appareils bureaucratiques, on a identifié de nouveaux acteurs de la gestion des affaires publiques : les organisations non gouvernementales, les structures de médiation sociale, des organismes privés. Ce nouveau modèle est synthétisé dans la théorie de la gouvernance qui redéfinit les rapports entre l’Etat et la société. Les organismes administratifs centraux et les ministères publics ne sont plus les seuls à même de promouvoir l’intérêt commun. Les organisations volontaires et des organismes privés peuvent eux aussi servir le bien public, de façon encore plus efficace. Avec l’intégration d’organisations volontaires et privées dans la gestion des affaires publiques, la frontière entre public et privé devient floue. Enfin, alors que selon la théorie démocratique traditionnelle, la lutte entre partis assure la poursuite du bien public, pour les partisans de la gouvernance, une structure de réseau entre acteurs sociaux peut fournir une base structurelle à leur autogestion, et ce n’est pas une communauté de type uniquement géographique qui peut former un espace d’autonomie démocratique. La théorie de la gouvernance remet donc en cause les conclusions de la pensée politique traditionnelle16.
La médiation dans la perspective de la gouvernance
10La recherche scientifique internationale distingue trois types de médiation (diaojie) dans l’histoire de la Chine : une période traditionnelle précédant la modernisation, la période maoïste, et l’ère de l’ouverture et des réformes. La comparaison des phénomènes de médiation entre ces différents moments historiques permet d’identifier leur raison d’être, leur fonction vis-à-vis de l’ensemble de la société politique, ainsi que leur mécanisme opératoire.
11Deux types de théories justifient l’apparition de la médiation dans la Chine socialiste. Dans une perspective culturaliste, Jerome Cohen estime que les systèmes de conciliation caractéristiques de la Chine communiste et de la Chine traditionnelle, en dépit de divergences entre la pensée maoïste et l’idéologie confucéenne, tiennent à la répugnance à toute poursuite judiciaire17. Ainsi, en Chine, on accorde une grande importance à la « critique-éducation », à l’autocritique et aux comportements volontaires. Sur ce point, les systèmes légaux chinois et russe ont de nombreuses dissemblances : l’organisation du système légal chinois et la pratique de la médiation démontrent que le socialisme chinois n’imite pas simplement les réalisations des autres pays socialistes.
12D’autres auteurs adoptent une perspective fonctionnaliste. Pour Stanley Lubman18, on ne saurait considérer la médiation dans la Chine socialiste comme étant simplement la prolongation de la culture traditionnelle ; elle a une signification fonctionnelle capitale dans la pratique politique du communisme chinois. Les pratiques de médiation dans la Chine nouvelle tiennent à des besoins de gouvernance et remplissent une fonction réelle.
13Selon certains auteurs, la médiation dans la Chine traditionnelle répond à la réticence à recourir à la justice, la fonction principale de la médiation étant de placer la majeure partie des conflits en dehors du cadre légal officiel. Régler un litige en dehors du tribunal est plus rapide et moins onéreux que de faire un procès. La médiation se substitue à la procédure pénale et tire sa force de la tendance, dans la tradition politique chinoise, à laisser le peuple régler soi-même ses problèmes.
14Pour Stanley Lubman, la Chine socialiste a doté la médiation d’une nouvelle fonction politique : elle contribue à l’objectif global de recomposition de la société par l’Etat19. Par le biais de la médiation, l’Etat réalise l’objectif politique de mobilisation des masses. Au cours de ce processus, les intentions de l’Etat sont efficacement et complètement mises en application au plus bas niveau de la société.
15Dans la Chine socialiste, la médiation est à la fois un procédé de contrôle politique et un mécanisme complémentaire de la loi, deux objectifs qui peuvent s’avérer conflictuels. Le lancement de la réforme a indubitablement mis à jour les contradictions internes à la médiation. De nouvelles dissensions ont surgi et exercent une pression considérable sur le système judiciaire. Pouvons-nous alors soutenir que la fonction politique de la pratique médiatrice a laissé la place à sa fonction sociale ? Autrement dit, quels changements la fonction politique de la médiation a-t-elle connu après 1978 ?
La situation de la médiation communautaire
16La médiation communautaire (shequ diaojie) porte sur des délits civils et des délits pénaux mineurs. Elle intervient entre personnes civiles, et concerne des conflits entre membres d’un couple marié ou d’une même famille, entre voisins, collègues, riverains, entrepreneurs individuels (getihu), entrepreneurs sous contrat, ou associés. Les litiges portent principalement sur les droits et intérêts sur des biens, ou relèvent de conflits d’ordre sentimental, conjugal, familial, financier, vicinal, etc. Les litiges entre les entrepreneurs individuels ou les organisations de gestion de la production, et les particuliers ou les communautés de résidents dans leurs activités économiques, sont aussi extrêmement courants. Selon la définition courante, la médiation signifie qu’une tierce partie entreprend une conciliation entre deux autres parties, en s’appuyant sur les lois, codes de l’Etat et tout texte réglementaire, afin de les exhorter à convenir d’un compromis équitable, à parvenir volontairement à un accord et à annuler les procédures20.
17La médiation possède quelques caractéristiques essentielles. Primo, en tant que tierce partie, elle doit se situer en dehors de la zone de conflit et pouvoir adopter une position impartiale pour procéder à la conciliation ; secundo, en se fondant sur les lois, les codes et les règlements appropriés, la tierce partie conseille et guide les deux parties en présence ; tertio, l’action de médiation présuppose que les deux parties soient volontaires, l’accord issu de la médiation doit être basée sur un pardon réciproque des deux parties, un arrangement conduit de leur propre initiative dans une acceptation volontaire.
18Le travail de médiation populaire (renmin diaojie) est, dans son sens étroit, celui exercé par un comité de médiation populaire (renmin diaojie weiyuanhui) ; dans son sens large, il comporte trois aspects : (1) rassembler et fournir en temps voulu les informations nécessaires ; (2) prévenir toutes sortes de conflits et de dissensions qui surviennent dans les communautés et trouver une médiation entre les deux parties ; (3) faire connaître la législation à la communauté21.
19La société chinoise traditionnelle de base est « non procédurière » (wusong). Dans ce contexte, la médiation populaire joue un rôle capital dans le règlement des conflits sociaux et remplit l’espace laissé vacant par la faible intervention des forces judiciaires et administratives22. Dès la fondation de la Chine socialiste, le système de médiation populaire a fait l’objet d’une grande attention. La promulgation en 1954 de l’» Ordonnance sur l’organisation temporaire des comités de médiation populaire » fournit à l’action médiatrice son statut légal. En 1980, le comité permanent de l’Assemblée populaire nationale ratifie la nouvelle « Loi générale sur l’organisation temporaire des comités de médiation populaire ». En 1982, la Constitution chinoise et la « Loi sur les procès civils » confortent ce système.
20D’après la Constitution de 1982, les comités de médiation populaire, les comités de sécurité et d’hygiène publiques, créent les comités de résidents urbains et ruraux (jumin weiyuanhui, cunmin weiyuanhui) qui gèrent concrètement la médiation des litiges civils. Le 17 juin 1989 est promulguée l’« Ordonnance sur l’organisation des comités de médiation populaire ». Elle stipule que les comités de médiation populaire travaillent sous la direction du gouvernement et du bureau judiciaire populaires de base, et que le travail quotidien que mènent ce gouvernement et ses organes délégués auprès des comités de médiation populaire est assumé par des assistants juridiques. En zone urbaine, les comités de résidents mettent en place les comités de médiation populaire ; ce sont les comités de résidents qui, avec l’aide des assistants juridiques du bureau de quartier, dirigent le travail des comités de médiation populaire au niveau des districts de résidents (voir tableau).
Stratification du système de médiation populaire à Shanghai
Niveaux |
Organes et agents de gestion |
Organes de médiation |
District (qu) |
Gouvernement populaire du district (bureau judiciaire du district) |
Comité dirigeant du travail de médiation populaire |
Quartier (jiedao) |
Bureau de quartier (section judiciaire, assistants juridiques) |
Comité de médiation populaire communautaire |
District de résidents (juminqu) |
Comité de résidents |
Comité de médiation populaire |
Section de résidents (juminkuai) |
Chef de section |
Petit groupe de médiation |
Groupe d’immeubles (louzu) |
Chef du groupe d’immeubles |
Agent de médiation (informateur) |
21En prenant le district À de Shanghai pour exemple, la structure hiérarchique du système de médiation civile est la suivante : au niveau du district (qu), le comité dirigeant du travail de médiation civile est en charge de la gestion globale et de l’ordre public. Sa fonction principale est d’harmoniser le travail des différents départements des organes gouvernementaux, et de conduire l’application des grandes mesures politiques. La responsabilité de certaines tâches quotidiennes concrètes de gestion administrative est affectée aux trois membres du bureau judiciaire du district. Hormis le chef du bureau, il s’agit de deux jeunes agents fraîchement diplômés, l’un en droit et l’autre en gestion administrative. Ces trois agents sont chargés du contrôle de l’action juridique des différents quartiers.
22Au niveau du quartier (jiedao), l’organe administratif compétent est la section judiciaire. L’» Ordonnance sur l’organisation des comités de médiation populaire » stipule que le gouvernement de base et ses organes délégués ont la responsabilité de guider les comités de médiation des comités de résidents ; il faut soutenir les accords de médiation conformes aux lois et corriger ceux qui les transgressent. Non seulement la section judiciaire de quartier dirige et supervise le travail, mais les assistants juridiques de quartier doivent aussi participer directement au règlement des litiges non résolus aux niveaux inférieurs.
23Dans le district A, dix quartiers ont mis en place une section judiciaire. La loi stipule qu’une section judiciaire comprend un poste de chef de section et deux assistants. En raison des contraintes organisationnelles, la section judiciaire et le bureau de gestion administrative générale se sont combinés en un organisme. À l’exception d’un quartier qui n’a pas encore créé de poste de chef de section judiciaire, les chefs des autres sections exercent tous une double fonction. L’ensemble des quartiers a mis en place des postes d’assistants juridiques. Entre 2000 et 2002, les sections judiciaires de quartier ont directement participé au règlement de 282 litiges et sont intervenues dans celui de 185 autres23.
24« La loi sur l’organisation des comités de résidents » exige la création d’un comité de médiation populaire dépendant du comité de résidents. Chacun des 194 districts de résidents (juminqu) du district À a établi un comité de médiation populaire et un poste de responsable de médiation, le nombre total de membres de ces comités atteint 1 527. Le comité de médiation se compose habituellement de 5 à 10 personnes, comprenant en général le responsable du comité de résidents, le secrétaire du Parti du district de résidents, le responsable de la culture et de l’éducation du comité de résidents, des responsables d’organisation et des agents de police. Le responsable de la médiation est en général un employé membre du comité de résidents qui assure aussi des tâches de maintien de la sécurité, d’administration civile ou de contrôle sanitaire. Depuis deux ans, les comités de médiation du district À ont réglé 8 265 litiges, empêché que huit litiges engageant 13 personnes ne passent du civil au pénal, et ont prévenu une mort non naturelle.
25Au niveau des groupes d’immeubles (louzu)24, ce district compte en tout 7 180 agents de médiation (informateurs), dont 2 379 sont en service actif (les autres occupent également d’autres emplois). Ces médiateurs font en même temps office de chef de groupes d’immeubles. Les conflits qu’ils sont amenés à régler relèvent majoritairement de problèmes de voisinage sur lesquels on ne dispose pas d’informations quantitatives.
La socialisation du contrôle étatique
Servir la médiation populaire dans le cadre du contrôle étatique.
26Pour les travailleurs juridiques et les cadres de l’administration de base, le statut et l’image du travail de médiation sont complexes. D’un côté, la médiation populaire intervient dans tous les aspects de la société, entre toutes sortes d’individus ; les affaires traitées sont fréquemment d’ordre sentimental et extrêmement complexes, aussi le travail de médiation est-il à la fois difficile et trivial. D’un autre côté, la médiation, tout comme le Bureau général des affaires civiles, constitue la « première ligne » pour préserver la stabilité et l’unité de la société urbaine.
27Les exigences actuelles en termes de stabilité sociale sont extrêmement fortes. Dans le système d’évaluation des fonctionnaires, le développement économique et social local est un critère déterminant. Mais le degré de stabilité de la société locale constitue également un critère d’évaluation important. La population a pris conscience de la possibilité d’en référer aux hautes autorités ou de descendre dans la rue. C’est ce que suggère l’un de nos informateurs : « Les gens d’aujourd’hui savent ce qu’ils [les fonctionnaires] craignent, c’est qu’ils se plaignent pour un rien auprès des hautes autorités, jusqu’à attaquer le “bureau Kang”, et occuper la rue Yinbin »25.
28Du point de vue de l’Etat, la médiation contribue à préserver la stabilité sociale et constitue un rouage du contrôle étatique efficace. Les différends civils, s’ils peuvent être résolus au niveau du groupe d’immeubles ou du quartier, n’ont plus besoin en général de l’intervention de l’administration municipale. Cependant, si l’une des parties engagées dans le différend compose un numéro de téléphone d’urgence (le « 110 » par exemple), l’alerte est donnée et quelle que soit l’ampleur du problème, la police municipale doit alors automatiquement transmettre les informations au bureau judiciaire du district où est survenu le différend, puis aux comités de quartier et de district de résidents26.

Les déménagements forcés pour construction de nouveaux immeubles sont à l’origine des litiges collectifs les plus courants
29Par exemple, le 6 décembre 2002 à 8h26, le poste d’alerte « 110 » reçoit un appel signalant un conflit familial. La police intervient aussitôt, et transmet immédiatement l’information au bureau judiciaire du district. L’assistant juridique du site du conflit et le comité de résidents se mettent en relation ; le responsable de la médiation de ce comité se rend immédiatement sur les lieux. Très rapidement, les origines et les conséquences du conflit sont rapportées au bureau judiciaire dans les termes suivants : « L est une provinciale, anciennement l’épouse de s. Il y a six mois, après que le divorce eut été prononcé, S a accepté que L vienne à nouveau vivre avec lui. L dépense une somme importante appartenant à s. Une fois son pécule totalement fondu, S a voulu que L parte, mais elle a refusé. Une dispute a alors éclaté. L a attaqué S au couteau, et l’alerte a été donnée. Grâce aux exhortations des policiers et du comité de résidents, la situation est redevenue calme et le comité a exigé que les problèmes liés à cette cohabitation post-divorce soit réglés clairement ». Le 6 décembre à 13h55, un rapport sur la situation et les résultats de la médiation sont communiquées à la police municipale27.
Aux extrémités ultimes du contrôle étatique
30Shanghai est la vitrine de la Chine pour l’étranger. La métropole est en tête de la construction économique et à l’avant-garde de la rénovation du système. Les exigences en termes de stabilité sociale en sont d’autant plus élevées. À cet égard, les agents de médiation de base apparaissent comme se situant à l’extrémité ultime du système de contrôle de la société par l’Etat. C’est ce que suggère l’un de nos interlocuteurs : « Dans notre district, on compte dix quartiers dont chacun dispose d’assistants juridiques et de quelques employés d’accueil, 194 comités de résidents et autant de responsables de médiation que nous formons progressivement […] À un niveau inférieur, nous disposons aussi de 1500 agents de médiation et informateurs, avec lesquels nous ne sommes en général pas en contact direct »28.
31Concrètement, parmi les médiateurs du district A, au sein du réseau à trois niveaux (quartier, comité de résidents et petits groupes d’habitants), seuls les assistants juridiques au niveau des quartiers relèvent de la fonction publique, les employés d’accueil sont eux rémunérés par le quartier. La majeure partie des responsables de la médiation des comités de résidents perçoivent un salaire d’environ 500 yuans, à la charge du quartier ; et la majorité des 1 500 agents de médiation et informateurs sont des volontaires qui accomplissent bénévolement leur travail. Ainsi l’Etat, en socialisant les extrémités de son système de contrôle de la société, transfère son coût à la société. Ce système, conséquence d’un manque de ressources, est en outre particulièrement flexible et réactif.
32On considère en général que développer l’économie est la priorité des autorités et que les cadres en charge des questions économiques et de production devraient par conséquent être les plus élevés dans la hiérarchie administrative. Tel n’est pas l’avis d’un cadre interrogé pour qui « les tâches économiques, tout le monde peut s’en charger » et la place la plus élevée devrait être attribuée aux cadres des départements judiciaires de base qui traitent les plaintes et gèrent le travail de médiation29. Ainsi, la sélection des responsables de la médiation, des médiateurs et des informateurs répond à de hautes exigences, car ces employés ne peuvent pas s’appuyer entièrement, au cours de leur travail, sur le pouvoir administratif des autorités supérieures, sur les lois, ou sur le soutien de la police. Le plus souvent, ils doivent user de leurs propres ressources sociales, et compter sur leur prestige personnel pour régler les conflits.
33Dans des cas relativement nombreux, il est impossible d’avoir recours en dernier lieu à la loi et aux mesures politiques pour faire pression sur les parties en présence ; les deux parties achètent alors la « face » du médiateur. Aussi peut-on entendre les propos suivants : « Le travail actuel de médiation repose le plus souvent sur la face du médiateur, sur son prestige moral ; bien sûr, le médiateur se doit aussi de comprendre le droit, ainsi qu’un peu de psychologie. C’est un travail d’expert à présent, véritablement « un mot et les gens rient, un autre et les gens sursautent »30.
L’embarras de l’administration des communautés
34Laisser la société se contrôler elle-même a incontestablement abaissé le coût du contrôle pour l’Etat au minimum, tout en conservant une efficacité formelle élevée. La médiation n’est assurée ni par la municipalité, ni par le district, mais le quartier et le comité de résidents. C’est en particulier le quartier, le niveau le plus bas dans la hiérarchie administrative, qui est en première ligne. C’est lui qui assume la plus lourde responsabilité et paye le prix le plus fort. Dans le quartier B, l’Etat ne prend à sa charge la rémunération que de 80 cadres et agents, alors que les besoins en hommes sont bien supérieurs. Rien que les services de police comptent près d’une centaine d’employés. À cela s’ajoutent les 500 yuans mensuels pour les médiateurs des comités de résidents. Si l’Etat a transféré le coût du contrôle vers la société, il a en fait déplacé la pression jusqu’à l’ultime maillon du système administratif : le quartier. Celui-ci est soumis à deux impératifs parfois contradictoires : développer l’économie et préserver la stabilité sociale.
35L’assistant juridique Q a par exemple été confronté au problème suivant : les conduits d’aération d’un établissement de restauration sur le point d’ouvrir sont source de pollution et nuisent à la qualité de vie des riverains. Selon l’assistant Q, « il s’agit d’un très grand restaurant sur deux étages, encore en cours de construction, mais dont les employés sont déjà en formation. Les deux conduits qu’a fait installer le restaurant portent bien sûr une certaine atteinte à la qualité de vie des riverains, mais jusqu’à présent nous n’avons encore fait aucune déclaration, d’une part parce que nous ne savons pas ce que deviendra ce restaurant, d’autre part car nous allons exiger des départements en charge de la construction et de la protection de l’environnement qu’ils procèdent à une évaluation scientifique31 ». La circonspection dont fait preuve le bureau de quartier par rapport à ce différend est motivée. C’est un fait manifeste que les travaux du restaurant sont dommageables pour les riverains, mais si l’assistant juridique ne s’est pas immédiatement placé du côté des riverains, c’est que le restaurant profitera à l’économie du quartier. En outre, sans connaître précisément les ressources financières de ce restaurant, requérir à tort l’intercession et l’intervention des autorités supérieures ou d’autres organismes, pourrait rendre la médiation très improductive. Même si l’on croit fermement que les habitants doivent être protégés, le mieux est encore d’emprunter une voie « scientifique », c’est-à-dire de mobiliser l’autorité d’autres organes administratifs.
La médiation populaire sous pression
36Actuellement, la gestion des affaires civiles en Chine relève du modèle de la « passoire » ; il existe toutes sortes de mesures, mais les affaires circulent comme l’eau dans une passoire, elles tombent jusqu’à la dernière goutte au niveau le plus bas. Le bureau de quartier se situe au fond de la passoire, il reçoit toutes les charges qui arrivent par en haut. Mais au niveau des ressources, la circulation s’apparente, à l’inverse, au modèle de la « hotte aspirante ». Dans ces conditions, le bureau de quartier qui se situe à la base du système subit la plus grosse pression administrative, et connaît les conditions les moins avantageuses en termes de ressources. Pour accomplir les tâches administratives qui lui sont confiées, le quartier doit trouver lui-même les ressources économiques nécessaires à l’embauche d’agents supplémentaires. Bien sûr, la population peut pour défendre ses intérêts recourir directement aux autorités supérieures ou descendre dans la rue. Toutefois, ce type de comportement transgressif n’est efficace que dans des cas extrêmes et dans des circonstances précises (c’est notamment à la veille des jours fériés ou d’événements importants que le recours aux hautes autorités ou la manifestation obtiennent les meilleurs résultats). La plupart des querelles minimes suivent le processus administratif courant.
37Les affaires relevant du domaine de la médiation populaire ne peuvent attirer l’attention des organes administratifs et être résolues de manière relativement satisfaisante que si elles ont un lien direct ou indirect avec la stabilité globale. Les affaires mineures qui n’ont que peu d’impact sur la stabilité sociale, sont toujours mises temporairement de côté pour être ensuite froidement réglées. La socialisation du contrôle étatique exige du gouvernement qu’il joue un rôle directif important dans la médiation populaire, et des organes administratifs qu’ils s’impliquent dans le processus, ce qui affaiblit clairement la nature populaire de la médiation.
La bureaucratisation de la médiation communautaire
Les ressources sociales des cadres médiateurs
38La « Loi sur l’organisation des comités de résidents » stipule que ces derniers installent des comités de médiation populaire qui sont des organisations de masse spécialement en charge de régler les différends. À Shanghai, le phénomène le plus marquant est l’intervention des forces administratives étatiques dans les processus de médiation ; plus les conflits sont graves, plus leur rôle est directif. De fait, la « Régulation sur l’organisation de la médiation populaire » stipule que le comité de médiation populaire travaille sous la direction du gouvernement populaire et du tribunal populaire de base ; le travail quotidien du premier, avec ses organes mandatés pour guider le comité de médiation populaire, relève de la responsabilité des assistants juridiques.
39Parmi les actes de médiation populaire, ceux qui exercent la plus grande influence sur la vie de la population sont les litiges collectifs, dont l’une des parties implique plus de cinq ménages. Dans ces différends, les habitants peuvent pousser à une action collective qui nuirait à la stabilité sociale. Parmi les différends collectifs les plus courants, figurent les déménagements forcés pour construction de nouveaux immeubles, les dommages causés par les unités de travail des entreprises, etc. Au cours du processus de résolution de ces litiges, les différents échelons des comités de résidents n’ont aucun pouvoir, et le plus souvent la population cherche secours auprès des organes juridiques du quartier. Ainsi les différends les plus difficiles à résoudre remontent jusqu’au bureau judiciaire du district et au département de recueil des plaintes.
40Il faut toutefois souligner qu’en se bureaucratisant, la médiation populaire ne se traduit pas directement par une action administrative (conciliation administrative) ou un processus juridique (médiation juridique) à l’échelon du quartier. La « Régulation sur l’organisation de la médiation populaire » stipule que le travail du comité de médiation populaire du comité de résidents doit se faire sous la direction des assistants juridiques. Derrière cette « direction », on peut voir l’intervention administrative des quartiers dans le processus de médiation.
41Un assistant juridique explique : « Notre travail exige de grandes précautions, les assistants juridiques doivent être extrêmement expérimentés, nos propos sont en général très prudents, et il est très difficile de dire de quel côté nous nous plaçons. Si nous faisons des déclarations à n’importe quel moment, les gens pourraient croire que ce sont les quartiers qui l’ont voulu, rendant difficile de faire des réclamations en temps voulu. Dans nos quartiers vivent à présent de nombreux cadres du gouvernement, et si un différend surgit, ils exercent une pression et rendent notre travail extrêmement ardu »32.
42Dans la plupart des cas, les assistants juridiques de quartier appuient leur autorité sur la confiance que leur accorde la population, mais cette ressource est fragile. Pour renforcer leur autorité, les assistants juridiques développent deux sortes de stratégie. D’une part, ils collaborent avec les organes administratifs du gouvernement ; ces derniers possèdent un pouvoir administratif et légal explicite qui permet d’accroître la vitesse et l’efficacité de la médiation, et garantit davantage l’application du protocole d’accord. Cela contribue aussi à la rationalisation des décisions La seconde stratégie consiste pour les assistants juridiques à s’appuyer sur leur image et leur prestige au sein de la population.
Contrôle vertical
43La bureaucratisation de la médiation populaire a toutefois des limites évidentes, car la médiation exige un accord des deux parties et c’est là la différence radicale entre les médiations administrative et juridique. En outre, bien que les rapports entre le bureau judiciaire du district et la section judiciaire de quartier ou les assistants juridiques relient des échelons hiérarchiques différents, ce ne sont pas des relations d’autorité, mais des rapports de collaboration dans le travail. De fait, le bureau judiciaire du district n’a pas les moyens de contrôler l’organisation des employés de la section judiciaire du quartier ; et les principales dépenses des agents juridiques sont à la charge du quartier et non du district. Aussi le système de contrôle vertical est-il partiellement disjoint. Lorsqu’on demande comment le bureau judiciaire du district contrôle ou guide les activités de la section judiciaire du quartier, voici la réponse qu’on obtient : « Nous dirigeons l’action professionnelle à l’échelon du quartier, mais nous pouvons également renforcer notre domination par le biais d’autres moyens, comme l’évaluation comparative du travail, qui nous permet de réaliser la normalisation du travail de médiation au niveau du quartier et du comité de résidents »33. Dans le district À de Shanghai, les activités de médiation populaire correspondent à environ un quart du travail juridique réalisé sous la juridiction des quartiers.
44Au niveau de la section judiciaire du quartier, l’évaluation comparative est capitale. Si cette évaluation est positive, cela contribue à améliorer la position de la section judiciaire au sein de l’administration de quartier. L’évaluation du travail de médiation du quartier permet aux organes juridiques d’exercer leur contrôle sur les quartiers. Cependant, puisqu’il n’y a pas de relations directes de subordination, ce type de contrôle est complexe et délicat, tout en manquant de stabilité.
Réseau horizontal
45À Shanghai à l’heure actuelle, les différents organismes impliqués dans la médiation populaire travaillent en réseau. Dans le cas du district A, au niveau de chaque quartier, a été constitué un centre pour la régulation des conflits communautaires, sous la responsabilité des principaux dirigeants du quartiers – dont le chef de la section judiciaire et le commissaire de police adjoint. Des guichets ont été mis en place proposant des services administratifs et juridiques divers, et des services de médiation populaire. Des volontaires prestigieux sont invités à occuper les postes les plus hauts de la médiation populaire. Le tribunal participe à la « Réception des secrétaires du Parti des quartiers les jeudis », au réseau de communication juridique et policier du « 110 », au système de ligne spécial « 12348 » de service légal, etc.34
46À la différence du réseau vertical décrit plus haut – entre les districts, les quartiers, les petits groupes de résidents et la population –, il s’agit là d’un réseau horizontal. Ce type de réseau contribue plus que le contrôle vertical à la formation d’une culture citoyenne. Toutefois, les unités constitutives de ce réseau – bien qu’horizontal – sont fondamentalement des organes étatiques Même les centres d’aide légale présentent les caractéristiques d’une organisation quasi administrative. Ce réseau horizontal doit être considéré comme le complément du réseau administratif vertical qu’il consolide.
47Ainsi, bien que l’administration soit favorable à la bureaucratisation de la médiation populaire, elle est encore limitée. Cela tient à ses caractéristiques intrinsèques soit une absence de cœrcition administrative et juridique. Puisqu’elle est dépourvue de l’autorité d’un organe administratif, les deux parties en conflit peuvent se retirer de la conciliation. La médiation populaire ne disposant ni d’une force cœrcitive ni du caractère normatif d’un acte juridique, les personnes impliquées dans le différend peuvent faire avorter l’application des décisions prises. De plus, en raison de l’absence de normativité du protocole d’accord, le recours en justice n’a que peu d’effets. Aussi l’Etat passe-t-il par d’autres biais que la bureaucratisation pour renforcer l’action de la médiation populaire.
La juridicisation de la médiation populaire
Les débuts de la systématisation du renforcement juridique
48Un règlement publié le 16 septembre 200235 stipule qu’après la signature par les deux parties d’un accord obtenu par un comité de médiation populaire, « les personnes concernées doivent accomplir leurs devoirs comme cela a été négocié, et ne sont pas autorisés à s’arroger le droit de modifier ni d’annuler le protocole de médiation »36.
49Avant la publication de ce texte, du fait du caractère informel des accords obtenus par la médiation populaire, le tribunal pouvait souvent, une fois les différends traités en justice, ne pas en tenir compte. Aussi les deux parties en cause pouvaient choisir de respecter ou non l’accord, ce qui limitait grandement l’autorité de la médiation. Depuis le nouveau règlement, après médiation, si l’une des parties signataire n’applique pas l’accord, elle risque des poursuites pénales. Les agents juridiques de la base ont chaleureusement accueilli cette décision : « Bien sûr que nous sommes très favorables à la décision de la Haute Cour de Justice, qui donne une place plus importante à nos accords de médiation ; les gens ne pourront plus les prendre à la légère comme ils le faisaient auparavant »37.
50De fait, peu de cas de médiation populaire débouchent sur un accord formel. Dans le district A, d’après nos entretiens, seuls 5 % des 8 000 processus de médiation populaire ont débouché sur un accord formel. Cependant, l’impact symbolique du nouveau règlement est important. Le prestige du travail de médiation populaire en est accru, procurant un environnement bien plus favorable à son développement.
51En outre, considérer l’accord de médiation comme un contrat civil entraîne de plus hautes exigences dans sa fabrication et sa rédaction. Non seulement il doit répondre davantage aux exigences de la loi, être plus standardisé, mais l’ensemble du processus de médiation doit aussi répondre à des normes.
52Enfin, l’amélioration de la connaissance de la loi par les habitants de Shanghai et leur capacité croissante à la mobiliser poussent aussi le travail de médiation sur la voie légale : « Nous avons maintenant l’impression que notre propre connaissance de la loi n’arrive pas à suivre celle de la population. Alors que la réglementation de la Haute Cour de Justice venait juste de paraître, des gens ont aussitôt demandé si le pacte de médiation permettait maintenant de recourir à la justice. Bien que la Haute Cour ait clairement stipulé que seuls les accords établis après novembre 2002 disposent de l’efficacité d’un contrat civil et que la loi n’est pas rétroactive, le niveau de conscience légale de la population nous met beaucoup de pression. Nous nous préparons maintenant à coopérer avec le tribunal, à ériger certains accords réussis de médiation en modèles, et à en propager les effets »38.
53La tendance à la juridicisation de l’accord de médiation, tout en élevant le statut d’autorité de la médiation populaire, exige une spécialisation et une standardisation dans le déroulement du travail. Pour cela, le district À a mis en place une réforme qui constitue un précédent innovant dans tout le pays.
Procédés de juridicisation « symboliques »
54Comme la consolidation juridique de la médiation populaire en est à ses débuts, ses effets à long terme sont difficiles à déterminer. Cependant, on peut déjà identifier une série de problèmes. Premièrement, la forte fréquence de la médiation populaire fait qu’il est presque impossible d’opérer une juridicisation totale de cette tâche. La médiation répond à la nécessité de diminuer la pression sur l’appareil judiciaire. Dans le district A, le tribunal ne traite en une année que 3 000 dossiers environ, or plus de 8 000 litiges sont recensés. Vouloir résoudre l’ensemble de ces différends civils par un processus juridique est irréaliste. Deuxièmement, les qualités professionnelles des responsables actuels de la médiation des comités de résidents, sont encore loin de répondre aux exigences de juridicisation. Enfin, si la juridicisation peut favoriser la standardisation du travail de médiation populaire, et accroître les droits et devoirs légaux de la population, cette dernière dispose aujourd’hui de peu de moyens pour s’opposer aux organes de l’Etat, ce qui va à l’encontre des intentions initiales de la réforme.
Quel espace pour la gouvernance locale ?
55Parmi les emprunts de la Chine à l’Occident depuis le xixe siècle, nombreux sont ceux qui trouvent un écho dans la société traditionnelle. C’est le cas des systèmes bureaucratiques modernes, ou des pratiques d’autonomie régionale, de démocratie de base, de gouvernance. Prendre appui sur les forces sociales pour gérer les affaires publiques a en Chine une longue tradition. Ce procédé est toujours utilisé aujourd’hui, avec toutefois des changements dans la forme et son environnement. Une différence notable entre la Chine et l’Occident est que ce dernier a connu une démocratisation de la vie politique et une spécialisation des organismes gouvernementaux avant de mettre en œuvre la gouvernance. La Chine peut-elle sauter les étapes de la démocratie et de la spécialisation pour parvenir directement à la gouvernance ? Répondre à cette question est ardu.
Les lacunes de la gouvernance
56Le concept de gouvernance dans les sociétés occidentales constitue non seulement un défi pour le système bureaucratique, mais nie également la valeur de la démocratie de base. Cependant, ce modèle de gestion administrative s’inscrit dans le cadre d’un système constitutionnel démocratique. Sans démocratie, ce système présente des lacunes. C’est très visible en Chine : en l’absence d’une démocratie de base, la population ne sait poser des limites au fonctionnement systématique du service public, et il est très difficile pour les fonctionnaires de la base, au cours du règlement des affaires civiles de la communauté, de réellement placer les intérêts de la population au premier plan. Les citoyens peuvent recourir aux autorités supérieures, et même passer outre le système en manifestant pour exercer une certaine pression sur les décideurs ; mais ce processus ne peut s’intégrer dans un système officiel, et n’a qu’une influence extrêmement limitée sur les décisions importantes, en particulier sur les décisions courantes. Par conséquent, en l’absence de démocratie, le modèle de la gouvernance pourrait avoir un effet encore plus néfaste qu’un système bureaucratique, du point de vue de la justice et de la défense des intérêts individuels.
Etat mécanique et Etat organique
57Evoquant la disparition de l’espace public traditionnel dans les sociétés modernes, Jürgen Habermas a mentionné les problèmes de socialisation de l’Etat et d’étatisation de la société39. La médiation communautaire en Chine est un cas de socialisation du contrôle étatique et de bureaucratisation d’un processus organisé à la base de la société. Les Etats occidentaux ont adopté un modèle de gouvernance de type coopératif, produit d’une période post-bureaucratique. Ce n’est pas que les organes gouvernementaux soient dépourvus d’une capacité fondamentale de contrôle, mais les procédés de contrôle bureaucratique traditionnel ont désormais une faible efficacité et les électeurs protestent contre l’augmentation des dépenses publiques. En Chine, la coopération entre fonctionnaires et citoyens tient à ce que l’Etat ne dispose pas actuellement des ressources nécessaires à son action. La « coopération » avec la société procède, plutôt que d’une réflexion sur l’efficacité, d’une incapacité à s’appuyer uniquement sur les organes administratifs.
58Selon Giddens, les Etats modernes occidentaux possèdent une caractéristique « réflexive », condition requise pour l’exercice d’un contrôle sur la centralisation des pouvoirs. Michael Mann utilise, lui, le terme d’organicité pour caractériser les Etats modernes40. Dans le cas des Etats comme la Chine, le volume global des ressources que la société fournit à l’Etat ne cesse d’augmenter, et l’Etat s’efforce lui-même d’étendre toutes sortes de réseaux de contrôle. Toutefois, le contrôle étatique comporte encore un certain caractère mécanique. Dans ce système, il est difficile de créer une stimulation mutuelle entre l’Etat et la société, et l’Etat n’est pas en mesure de se conformer au courant de pensée de la société pour mettre en place un contrôle souple. Aussi est-il dans l’obligation de s’appuyer dans une large mesure sur des réseaux qui dépendent des organes administratifs. Et en raison du caractère limité des ressources du système administratif, la pression se déplace vers les réseaux de la société. Dans le cadre de la gouvernance occidentale, outre la coopération entre le public et le privé, la construction de réseaux est au cœur d’un modèle de contrôle étatique à la fois souple et réactif. En Chine, la question majeure que pose le passage d’un Etat mécanique à un Etat organique, c’est celle du recul de la frontière entre l’Etat et la société.
59Les relations entre réseaux et organisations sont au cœur des théories de la gouvernance. Comparant l’Italie du Nord et du Sud, Robert Putnam considère que les différences entre ces deux espaces tiennent au degré de développement des réseaux horizontaux dans la société, proportionnel à celui de la démocratie locale. Selon lui, les réseaux horizontaux sont favorables à la maturation de la démocratie, alors que des réseaux verticaux ne seraient d’aucun bénéfice pour le développement d’une société citoyenne41. À Shanghai, les réseaux verticaux sont faiblement consolidés et les réseaux horizontaux dépendent fortement de l’Etat. Les unités constitutives des réseaux transversaux sont majoritairement des organes de l’administration centrale, même si y participent des organisations non gouvernementales. Ces réseaux, verticaux et horizontaux, ne peuvent que constituer un cadre qui s’apparente à la structure de la gouvernance. Dans ce système, la participation sociale manque d’un statut indépendant.
Notes
Table des illustrations
![]() |
|
---|---|
Légende | Les déménagements forcés pour construction de nouveaux immeubles sont à l’origine des litiges collectifs les plus courants |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/docannexe/image/701/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 39k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Peng Bo, « Gouvernance des communautés résidentielles et contrôle étatique », Perspectives chinoises [En ligne], 86 | novembre-décembre 2004, mis en ligne le 19 mars 2008, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/701
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page