« Où sont passées toutes les jeunes filles ? ». La discrimination à l'égard des filles en Chine dans une perspective comparative
Résumé
Cet article présente la discrimination à l’égard des filles en Chine, dans une perspective régionale. Pour trouver où cette discrimination s’exerce et pour quelles raisons, sont examinées différentes variables démographiques telles que les taux de mortalité infantile et juvénile, ou le taux de masculinité, dans les populations d’Asie de l’Est, du Sud-Est et du Sud. Cet article réfute l’idée selon laquelle le contrôle rigide de la démographie est la cause principale des déséquilibres dans les proportions par sexe. L’explication avancée est celle d’un ensemble de facteurs économiques et culturels : l’absence d’une prise en charge par l’Etat de l’aide aux personnes âgées et une culture dans laquelle la responsabilité de cette tâche incombe aux fils.
Plan
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1La scène a lieu à Hong Kong, en 1972. Dans le quotidien South China Morning Post, une photo montre une mère en pleurs, entourée de ses filles. Son unique fils a disparu, peut-être kidnappé. Cette femme déclare : « Je donnerais toutes mes filles pour retrouver mon fils ». A Hong Kong, en 1972-1973, ce type de faits divers était fréquemment rapporté dans les journaux : les réactions des familles étaient identiques, indépendamment du nombre de filles.
2Ma première interrogation concernait les jeunes filles : étaient-elles blessées de ne représenter que la fraction d’un autre enfant aux yeux de leur mère ? Selon l’article, les jeunes filles, demeurées assises pendant l’interview, n’avaient manifesté aucune émotion, hormis de la tristesse à l’égard du frère disparu. Le vieux dicton chinois, « mieux vaut un fils handicapé que huit filles en bonne santé » conservait-il sa pertinence pour leur mère, leur famille et leurs proches ? Et si tel était le cas, pourquoi ?
3A en croire des données récentes, c’est toujours le cas : les avortements de filles se comptent en millions, non seulement en Chine, mais également dans les autres sociétés chinoises et en Asie du Sud-Est. En 1990, le futur lauréat du Prix Nobel d’économie, Amartya Sen, dénombrait 100 millions de femmes « manquantes », la plupart d’entre elles en Asie du Sud et en Chine1. Le nombre de naissances de filles avortées est si important qu’il est visible dans les proportions par sexe au sein de la population jeune2. Les médias chinois et internationaux ont à maintes reprises évoqué le problème de ces cinquante millions de jeunes hommes ne pouvant trouver de partenaire, alors que la plupart des organisations de femmes posent cette question essentielle : « pourquoi la discrimination sélective à l’égard des filles est-elle de retour en Chine ? »3.
4La valeur accordée par une société aux femmes, et notamment aux jeunes filles, est plus visible dans les données démographiques que dans les discours d’autocongratulation à l’occasion de la Journée de la femme, ou dans les quelques lois progressistes qui sont promulguées mais jamais appliquées4. Lorsque la moitié de la population – celle représentée par les femmes – est décimée, ou manifestement écartée, est révélée la véritable place que les femmes occupent dans la société5. Si une société continue d’élaborer un système de protection sociale, notamment des personnes âgées, fondé sur la responsabilité particulière des fils, nul doute qu’elle accorde peu de valeur aux filles et incite à la discrimination à leur encontre. L’organisation des soins aux personnes âgées est peut-être le facteur essentiel de la survie des fœtus filles, ainsi que du sort réservé aux jeunes filles et aux femmes, plus qu’un planning autoritaire des naissances. C’est ce que nous souhaitons montrer dans cet article, en comparant le cas chinois avec d’autres sociétés de la région qui n’ont pas mis en œuvre de politique autoritaire de planning familial, ainsi qu’avec d’autres sociétés plus développées.
5Les données démographiques révèlent non seulement la discrimination entre les sexes dans le passé récent, mais dévoilent également l’impact cumulatif d’un traitement inégal et prolongé à l’égard d’un genre. Les dernières recherches indiquent qu’il n’existe pas de lien direct entre la modernisation économique en elle-même et une plus grande valeur accordée aux femmes ou à tout autre groupe défavorisé6. Il fut un temps supposé que le développement rapide et la croissance économique contribuaient à l’égalité des genres. Mais de récentes études parviennent à la conclusion inverse7.
Les sources démographiques
6Les spécificités nationales relatives aux définitions, concepts, procédés de recueil de l’information et méthodes d’estimation, limitent l’emploi des données démographiques pour procéder à des comparaisons internationales. Elles peuvent cependant être utilisées comme indicateurs de tendances. Par ailleurs, le manque de moyens de communications dans les pays en voie de développement constitue une difficulté supplémentaire : le niveau d’accessibilité des données influe sur leur qualité8, notamment dans des pays de l’échelle de la Chine ou de l’Inde9. Le degré de confiance accordé aux autorités dans une société contribue aussi à la qualité de l’information obtenue10. Enfin, il existe de nombreuses raisons pour dissimuler des données aux autorités : contourner l’impôt, le service militaire, les restrictions sur les naissances, ou bénéficier d’une prolongation d’allocations11.
Taux de mortalité infantile dans un cadre comparatif
7Certaines données démographiques mettent en jeu le prestige national plus que d’autres. C’est le cas du taux de mortalité infantile, puisqu’il est généralement considéré comme un indicateur du développement humain d’un pays. La rapidité avec laquelle un pays s’efforce d’infléchir la mortalité de sa composante la plus vulnérable, les enfants, fournit également des informations sur le traitement et la valeur qu’il réserve à leurs mères.
8Depuis les années 1960, Taiwan, Hong Kong et Singapour suivent de près le Japon, et accomplissent des progrès rapides dans la réduction de la mortalité infantile, parallèlement à leur décollage économique (voir tableau 1).
9En Chine, après 1949, la paix a contribué à la diminution du taux de mortalité infantile12. Puis la famine de 1954 et celle provoquée par le Grand Bond en avant (1959-1961) – responsable de la disparition de 43 à 60 millions de personnes – ont entraîné des pics de mortalité infantile supérieurs à ceux d’avant-guerre13. Toutefois, une tendance positive qui s’était amorcée pendant les années 1950 a repris au milieu des années 1960 grâce à l’amélioration des conditions de vie, permettant un infléchissement rapide de cette mortalité14 (voir tableau 1).
10Durant l’ère maoïste (1949-1976), la Chine s’est efforcée avec vigueur, au travers de nombreuses campagnes, de transformer les mentalités à l’égard des femmes15. Les campagnes de contrôle des naissances lancées avec peu d’enthousiasme durant les années 1950 et affectant essentiellement les zones urbaines, apparaissent à nouveau au début des années 1960, puis s’interrompent avec la Révolution culturelle avant d’être reconduites dans les années 1970. La famille idéale-type, qui compte deux enfants dans les années 1970, passe à un enfant en 1980 au terme d’une vigoureuse campagne. Ce changement coïncide avec la décollectivisation de facto des campagnes, entraînant la désagrégation du mince filet de protection sociale établi avec les communes populaires depuis 1958, et le retour de l’agriculture familiale. Dans la famille immédiate, la lignée mâle devient l’unique assurance d’une descendance pour ses membres : un schéma qui date de plus de deux millénaires, dans une culture patriarcale, patrilocale, et patrilinéaire.
11Tandis que la valeur des enfants mâles s’accroît – ils fournissent des bras au sein de la nouvelle agriculture familiale et assurent le soutien des paysans âgés –, de nouvelles techniques de visualisation prénatale sont introduites qui permettent des avortements sélectifs. Ces techniques contribuent à la fois à la dissimulation de naissances et à l’avortement des fœtus filles.
12Depuis 1980, un nombre important de naissances sont clandestines. Un rapport évalue à 33 % la sous-estimation des naissances au Sichuan en 1981, un autre compte 5 % de naissances non enregistrées dans le xian de Jingan à Shanghai16. La dissimulation des naissances permet d’échapper aux avortements forcés. Les sources chinoises évaluent à un tiers du nombre total d’accouchements de l’année 1990 le total des naissances non enregistrées, et à 12 % de leur nombre total les décès non enregistrés17. Tandis que le Bureau officiel des statistiques annonce 19,91 millions de naissances en 1998, l’Agence nationale du planning familial avance de son côté le chiffre de 13,83 millions18 !
13Une étude rapporte que plus des trois quarts des décès en maternité survenus dans la ville de Canton durant l’année 2000 concernent des femmes appartenant à la « population flottante », bien que cette population migrante représentait moins du tiers de la population totale. Une enquête officielle révèle par ailleurs que plus de la moitié de ces décès sont le fait de soins médicaux insuffisants19. Un rapport conclut « qu’il ne fait aucun doute que l’augmentation du taux de mortalité maternelle au sein de la population migrante est due au manque d’accès à des soins médicaux convenables »20. De nombreuses femmes ayant tenté d’accoucher dans le secret, ni la naissance ni la mort de leurs enfants n’auraient pu être enregistrées.
14Entre 1953 et 1970, la mortalité infantile par sexe respecte en Chine un schéma général à l’Asie et au reste du monde : elle est supérieure chez les garçons, ceux-là étant biologiquement plus fragiles (voir tableau 2)21. Toutefois, à partir de 1980, la mortalité infantile chez les filles est supérieure à celle des garçons, à l’instar de la Corée du Sud22. La discrimination à l’égard des filles est importante en Asie orientale et en Asie du Sud, mais n’apparaît ni en Asie du Sud-Est, ainsi qu’en témoigne la Birmanie, ni dans le reste du monde23. Il pourrait résulter d’un taux de mortalité infantile élevé (enfants de 0 à 1 an) un taux de mortalité juvénile (enfants de 1 à 5 ans) faible, signifiant que les décès – naturels ou non – ont lieu avant un an. Ceci pourrait expliquer que la Chine fut entre 1997 et 2000, l’unique pays avec un taux de mortalité juvénile inférieur à 10 (voir tableau 3), tandis que la mortalité des filles y était supérieure à celle des garçons. Mais les démographes étrangers considèrent qu’il s’agit là d’une sous-estimation24. Cette situation contraste avec celle l’Asie du Sud-Est, ainsi qu’en témoigne l’exemple des Philippines (voir tableau 2)25. En Asie du Sud-Est, le Sri Lanka constitue une exception, avec une réduction rapide de la mortalité infantile tandis que le reste de la région présente aujourd’hui encore un taux élevé (voir tableau 1).
La masculinité chez les enfants de 0 à 4 ans
15Le taux de masculinité (nombre d’hommes pour 100 femmes dans une population donnée) varie en fonction des naissances, mais également de la croissance de la population, des comportements migratoires, de l’espérance de vie, du taux de mortalité (supposé neutre entre les sexes).
16La norme biologique est de 105 garçons pour 100 filles pour les naissances, puis cette proportion tend à s’égaliser. Une comparaison des taux de masculinité dans le monde révèle que c’est en Asie que les déséquilibres sont les plus importants26.
17La discrimination à l’égard des filles est généralement considérée comme une pratique des populations pauvres. Mais grâce à la technologie moderne de l’échographie, le phénomène a gagné les classes moyennes urbaines27. Ce phénomène ne provient pas d’une quelconque exception raciale à la norme biologique générale, ce qui fut parfois suggéré28. Entre 1950 et 1980, le taux de masculinité, traditionnellement élevé en Chine, diminua quelque peu, coïncidant avec la mise en place d’une protection sociale rudimentaire dans les campagnes29. Quand la Chine est revenue à une forme de métayage au début des années 1980, le filet de protection sociale établi dans le cadre du système collectiviste s’est décomposé et la distribution par sexe des plus jeunes (0 à 4 ans) s’est rapidement déséquilibrée (voir graphique 4)30.
18Les réticences à l’égard de l’avortement furent sans doute annihilées par la crainte qu’inspirait la sévère politique de l’enfant unique, avec ses avortements forcés jusqu’au dernier trimestre de la grossesse. Dans pareil contexte, l’avortement d’un fœtus du « mauvais » sexe peut sans doute apparaître comme un ajustement nécessaire à la politique en vigueur. Lorsque l’Etat, par l’entremise de ses représentants locaux, falsifie les chiffres et force à l’avortement, il est difficile d’empêcher les populations de penser qu’elles peuvent agir de même, au gré de leurs préférences. Dans ce domaine, l’Etat a déjà perdu tout autorité morale.
19Quelle que soit la politique officielle, l’important demeure la pratique locale31.
20Selon les sources officielles chinoises, le taux de masculinité dans la cohorte des 0-4 ans était de 106 entre la fin des années 1950 et la fin des années 1970, et s’est élevée à 120 en 2001 (voir graphique 4) et à 121 en 200332. Pourtant, en 2000, ce taux dans la cohorte des 15-19 ans, nés entre 1981 et 1985, était seulement de 105. Si le taux de masculinité dans cette cohorte d’âge est de 108 lorsqu’elle a entre 0 et 4 ans au début des années 1980, et diminue par la suite jusqu’à 105, soit un nombre important de filles a surgi de nulle part (c'est-à-dire n’ont pas été enregistrées), soit des garçons sont morts en telle quantité que la proportion par sexe en est altérée, ce qui improbable étant donné le taux de mortalité supérieur pour les filles. Voilà qui suggère avec quelles précautions les estimations doivent être utilisées.
21La Chine présente aujourd’hui, à son échelle nationale, la proportion par sexe la plus déséquilibrée du monde (voir graphique 4)33, avec certaines conséquences imprévues. Une étude révéla en 1982 que 9 % des hommes âgés entre 30 et 34 ans n’avait jamais été mariés, contre 1 % des femmes du même âge. Cette première cohorte née sous le régime communiste (entre 1948 et 1952) reflétait en partie le déficit de femmes caractéristique de la Chine ancienne34. Cette situation dramatique se reproduit aujourd’hui, alors que plus du quart des jeunes hommes ne peuvent trouver de femme et connaissent « une catastrophe plus effrayante que la guerre »35.
22La partie occidentale de la Chine – les provinces du Tibet, du Xinjiang et du Yunnan – présente la distribution par sexe la plus naturelle, tandis les régions les plus industrialisées le long des côtes du Sud-Est, à l’exception de la province du Zhejiang, connaissent des déséquilibres. Les régions du Centre-Sud sont celles qui révèlent les déséquilibres les plus sérieux (voir carte 5).
23Il apparaît que les zones où le peuplement han est le plus important sont celles dans lesquelles les filles ont le moins de chance de vivre. La politique de l’enfant unique, qui ne fut pas appliquée aux minorités dans les années 1980, ne le fut par la suite qu’avec une grande prudence, expliquant en partie ce phénomène. Par ailleurs, les couples mixtes choisissaient auparavant de s’enregistrer comme « han », afin d’obtenir davantage d’aides sociales. La politique de l’enfant unique semble avoir entraîné une diminution de cette pratique, les couples mixtes conservant ainsi la possibilité d’avoir plusieurs enfants36.
24Bien que les variations régionales soient importantes en Chine, l’Inde présente des dissemblances encore plus sensibles (voir carte 6).
25Les données par régions indiquent clairement un déficit de filles important dans les provinces du Nord-Ouest, tandis que le reste de l’Inde, et notamment sa partie orientale et méridionale, présentent une distribution par sexe plus équilibrée37. Ainsi, en 1981, le Kérala connaît un taux de masculinité de 97, quand au Pendjab, il est de 114 et dans l’Haryana de 115, les deux derniers Etats étant les plus prospères38. Ici encore, la richesse ne protège pas d’une plus forte discrimination à l’égard des filles39.
Le déficit de jeunes femmes
26Il convient de rappeler qu’en situation de crise, les enfants ont été tout au long de l’Histoire victimes de leurs parents. L’Europe, à cet égard, a une longue et terrible histoire de l’infanticide, institutionnalisé au XIXe siècle avec les « faiseuses d’anges »40. En Chine, les empereurs comme les dirigeants de l’époque moderne ont fréquemment essayé de pénaliser l’infanticide41. Il manque aujourd’hui plus de 100 millions de femmes, principalement en Asie du Sud et en Chine, du fait des négligences, des infanticides et des avortements42. L’une des causes de cette criante inégalité des sexes serait une dévalorisation des filles, exprimée par l’avortement sélectif des fœtus filles, devenu plus largement accessible depuis les années 1970.
27Autrefois, aussi bien en Chine qu’au Japon, les populations pauvres choisissaient le sexe de leur enfant après la naissance – en tuant ou en abandonnant le bébé fille43. Depuis les années 1980, une part croissante des classes moyennes et privilégiées, notamment en Chine et en Inde, a recours à l’avortement sélectif. Bien qu’il soit interdit par la loi, il est largement pratiqué, d’où les déséquilibres de la distribution des sexes à la naissance44. La pauvreté, naguère présentée comme l’explication aux traditionnelles noyades de bébés filles dans la Chine impériale, ne serait donc pas un facteur déterminant. La rigueur de la politique de l’enfant unique pourrait offrir une explication, mais pour les zones urbaines uniquement. Dans les zones rurales, cette politique – qui fut modifié ensuite – fut appliquée par moins de 1 % de la population et les proportions par sexe y sont moins déséquilibrées que dans les zones urbaines45.
28Avec le délitement du secteur d’Etat et du « bol de riz en fer », l’insécurité du troisième âge est réapparue dans la Chine urbaine. De nouvelles réformes concernant le troisième âge sont expérimentées, mais avoir un fils représente une précieuse garantie pour une personne âgée46. La préférence à l’égard des fils, envisagée comme un résidu de la tradition patrilinéaire, peut certes offrir une explication. Mais pour la génération qui a connu l’agriculture collective et une protection sociale rudimentaire entre les années 1950 et les années1980, le phénomène reste peu visible – les taux de masculinité les plus faibles sont enregistrés au milieu des années 196047. L’absence de protection sociale dans les zones rurales, notamment pour les personnes âgées, explique mieux qu’un fils soit préférable à une fille mariée : en l’absence d’autres alternatives, un fils marié continue d’être responsable de ses parents, ainsi qu’en attestent des études locales48. Une politique démographique rigide, ayant recours aux avortements forcés, jointe à une politique sociale qui favorise les zones urbaines, expliquerait donc une part du problème, la discrimination à l’égard des filles augmentant à mesure que le taux de natalité est sommé d’infléchir49. Par suite, la politique sociale discriminante à l’égard des populations rurales représenterait une cause essentielle de l’accroissement des déséquilibres dans les campagnes.
29En témoigne ce rapport de 2005, qui révèle que « les politiques actuelles du gouvernement […] provoquent des migrations par leur extrême négligence des zones rurales »50, et souligne que « les politiques chinoises de développement impliquent le sous-développement délibéré et systématique des zones rurales »51. Si l’on considère les contraintes des familles rurales, la discrimination sélective à l’égard des filles peut apparaître comme une solution rationnelle dans la mesure où 90 % de cette population ne bénéficient d’aucune aide pour le troisième âge52.
30De récentes études ont révélé qu’en Chine, les personnes âgées vivant en zone rurale continuent de travailler tant qu’elles sont encore valides, malgré l’assistance d’un fils – 80 % des hommes et la moitié des femmes de moins de 69 ans, parmi lesquels 38 % sont gravement malades. Les femmes qui n’ont pas d’enfant travaillent toutes. Lorsqu’elles en ont, elles travaillent moins et leur niveau de vie est d’autant plus élevé qu’elles vivent proches de leur fils. Par ailleurs, la plupart d’entre elles travaillent le plus longtemps possible, afin de retarder la dépendance à l’égard d’un fils53.
31De fait, « les autorités centrales ont rechigné à établir un système national de pensions de retraite, car le gouvernement central n’est pas préparé financièrement à garantir les revenus des travailleurs urbains âgés, sans même mentionner les travailleurs ruraux »54. Même dans les zones les plus riches, comme à Canton, la couverture du système de retraites reste insuffisant. Pour la majorité de la population, il n’existe pas d’autre alternative dans un futur immédiat que de travailler aussi longtemps que possible, puis de s’appuyer sur son fils55.
32Un calcul des jeunes femmes manquantes, établi à partir d’une norme générale – en comparant des sociétés dont les espérances de vie et les taux de mortalité infantile sont similaires – révèle que des sociétés aussi urbanisées et prospères que Taiwan, la Corée du Sud et Singapour, présentent les mêmes types de discriminations, bien qu’elles n’aient connu que de très souples campagnes de planning familial (voir tableau 7).
33Dans ces sociétés, la mise en place d’une aide sociale généralisée pour les personnes âgées n’a pas été l’objet d’une priorité – elle est en cours à Taiwan56. A Singapour, la notion de piété filiale fut à nouveau d’actualité lorsqu’une loi sur l’assistance due aux parents âgés fut promulguée en 1995. De vifs débats eurent lieu en 2000, quand fut révélé que les personnes âgées constituaient la majeure partie de la population pauvre, tandis que le niveau de vie du reste de la société augmentait. Dans un pays aussi riche et avancé que le Japon, le nouveau Premier ministre a reconnu lors de sa prise de fonctions en 2001 que le vieillissement rapide de la population constituait l’un des problèmes majeurs du pays.
34En Chine, le rôle primordial des fils dans le soin des personnes âgées, peut être considéré comme une cause majeure de la discrimination sélective à l’égard des filles. En Inde, les chercheurs attribuent généralement au matérialisme grandissant de la classe moyenne – qui s’exprime dans les dépenses et les exigences excessives pour la dot – les différents meurtres des femmes, des fœtus comme des jeunes mariées (voir tableau 7). Ces déséquilibres importants entre les sexes n’apparaissent pas dans les classes les plus pauvres en Inde. La valeur de la femme dans la famille y est plus importante, car elle représente une contribution économique indispensable57.
35En Asie du Sud-Est, l’aide sociale aux personnes âgées n’existe guère, mais c’est un système de parenté bilatéral qui prévaut – les parents de chaque côté sont d’égale importance. Par suite, les différentes variables indiquant une discrimination sexuelle y sont de nature différente et plus proche des tendances présentes dans le reste du monde58.
36Ce sont donc des raisons économiques, à travers le prisme de la culture – le soutien filial aux parents âgés –, qui contribuent à tuer des filles de tout âge (fœtus, bébés, enfants, et adolescentes) dans les régions pauvres ou riches d’Asie orientale ou méridionale.
37Il a fallu plus d’un siècle à l’Europe occidentale pour développer une sécurité sociale destinée aux personnes âgées, alors que sa population connaissait un vieillissement lent. En Suède, par exemple, le pourcentage des personnes âgées de 65 ans et plus dans la population est passé de 7 % à 14 % en quatre-vingt-cinq ans, alors qu’au Japon cela s’est fait en vingt-cinq ans. Les prévisions sont de trente ans pour la Chine, vingt ans pour la Corée et seulement dix-huit ans pour Singapour59. Les problèmes sont d’une toute autre ampleur. La politique de l’enfant unique aura certainement pour conséquence démographique un nombre accru de travailleurs âgés dans les campagnes et dans les villes. Si la piété filiale s’affaiblit, sans que les filles aient un rôle équivalent à celui des garçons, le futur immédiat des personnes âgées paraît bien sombre. Le vieillissement aura-t-il pour conséquence de diminuer la discrimination à l’égard des filles ? Une fille née après le début des années 1980 pourra vraisemblablement se marier et avoir un enfant si elle le souhaite. Un garçon né au même moment risque en revanche de faire partie du quart de jeunes hommes en surplus ne trouvant personne pour se marier, membre d’une armée de prétendants évaluée à 50 millions de personnes.
38La prospérité et le développement économique rapide n’ont nullement modifié les déséquilibres démographiques entre les sexes en Asie orientale. L’économie fournissait naguère une explication aux déséquilibres démographiques des pays d’Asie du Sud-Est. Aujourd’hui, le prix de la vie des femmes est toujours inférieur en Asie orientale et méridionale. L’Asie du Sud-Est présente, elle, une conjoncture plus favorable aux femmes.
39La Chine maoïste a essayé avec vigueur de modifier les mentalités. Mais tandis que l’idéologie politique apparaît d’une moindre importance, un facteur économique essentiel – l’assistance aux personnes âgées – conduit, au travers du prisme de la culture, à une discrimination sélective à l’égard des filles, comme l’attestent les évolutions démographiques de différentes sociétés.
40Les sociétés d’Asie orientale et méridionale partagent une même conception de responsabilité filiale à l’égard des personnes âgées. Celle-ci est présente dans la culture, et perpétuée par le manque d’alternatives, y compris dans des sociétés relativement prospères. Ce qui explique le phénomène apparemment contradictoire d’une natalité décroissante – indiquant la modernisation –, accompagnée d’une discrimination à l’égard des filles – considérée comme signe d’arriération. Toutefois, un planning démographique rigide ne conduit pas seul à une telle discrimination. Lorsqu’il est associé à une culture d’où sont absentes toutes alternatives réalistes – à l’exception de la prise en charge des personnes âgées par leurs fils –, il se transforme alors en un cocktail léthal pour les jeunes femmes.
41Dans une culture semblable, même en l’absence d’une planification autoritaire des naissances et dans le cadre d’une relative prospérité, les jeunes femmes continuent de subir de fatales inégalités, ainsi qu’en témoignent les cas de Taiwan, de Singapour et de la Corée du Sud. Aucune campagne ne parvient à ébranler cette valeur inférieure que leur accordent la société et leurs parents. Puisqu’il existe de nombreuses sociétés, pauvres ou riches, dans lesquelles ces phénomènes sont absents, le facteur essentiel semble donc la manière dont l’assistance aux personnes âgées est envisagée. Celle-ci doit donc être réorganisée et recevoir toute l’attention qu’elle mérite, si l’on considère le vieillissement rapide des populations japonaises et chinoises.
Notes
Table des illustrations
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Référence électronique
Marina Thorborg, « « Où sont passées toutes les jeunes filles ? ». La discrimination à l'égard des filles en Chine dans une perspective comparative », Perspectives chinoises [En ligne], 86 | novembre-décembre 2004, mis en ligne le 15 mars 2007, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/700
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