Stéphane Gros, La Part manquante: Échanges et pouvoirs chez les Drung du Yunnan,
Texte intégral
1Les Drung, ou Dulong, forment un groupe social de quelques milliers d’individus vivant principalement dans la vallée de la rivière Dulong au sud-ouest de la Chine à la frontière avec la Birmanie et le Tibet. Parmi eux survivent encore quelques femmes âgées dont les visages ont été tatoués quand elles étaient encore jeunes filles. Pour les Chinois, les photographies de ces tatouages en sont venus à symboliser le caractère « sauvage » et « exotique » (p. 42) des lointaines régions frontalières de la province du Yunnan. Jusqu’aux années 1960, il n’existait aucune route pour relier la vallée au monde extérieur, et encore aujourd’hui, la vallée est parfois coupée du monde pendant plusieurs mois en raison de la neige. L’anthropologue Stéphane Gros s’est retrouvé bloqué une fois par un de ces épisodes neigeux. Il conduit ses recherches dans la région depuis 1998 et son étude La Part manquante : Échanges et pouvoirs chez les Drung du Yunnan apporte une profondeur ethnographique, linguistique et historique impressionnante sur cette population.
- 1 Dru Gladney, Muslim Chinese: Ethnic Nationalism in the People’s Republic, Cambridge, MA, Harvard U (...)
- 2 Thomas Mullaney, Coming to Terms with the Nation: Ethnic Classification in Modern China, Berkeley, (...)
2L’État chinois reconnaît 56 minzu ou « nationalités ». Les Drung en sont l’une des plus petites. À ce titre, ils bénéficient d’une reconnaissance politique même s’ils continuent d’être considérés comme pauvres et arriérés par leurs voisins plus puissants. L’idée de minzu trouve son origine dans la Russie stalinienne et a émigré en Chine communiste où elle trouva une existence propre en tant que fondement du système d’État de gestion des populations frontalières. Des études anthropologiques sur les minorités ethniques en Chine ont déconstruit les catégories étatiques et mis en lumière le processus épistémologique en jeu dans les politiques identitaires1. Elles suggèrent que les nationalités correspondent rarement aux identités sociales des populations ainsi classées, ce qui nécessite un important effort politique pour produire de la cohésion idéologique, c’est-à-dire pour faire travailler les nationalités pour la nation2.
- 3 Willem Van Schendel, « Geographies of knowing, geographies of ignorance: Jumping scale in Southeas (...)
3Si cette approche voit les nationalités comme les Drung comme des produits de l’État, la théorie du Zomia en vogue ces dernières années, les considère à l’inverse comme les habitants d’un espace « sans État » transformant leurs villages de montagne en un lieu de refuge et de résistance au sein du massif montagneux qui traverse l’Asie du Sud-Est3.
4Entre ces deux orientations théoriques, Stéphane Gros trace son propre chemin. Il nous dit qu’ « il serait profitable de voir les Drung non pas seulement comme des victimes ou des fugitifs, mais aussi comme des acteurs au sein d’un système hiérarchique englobant qui contribue à créer leur ancrage local et identitaire » (p. 29). Ainsi, son approche privilégie-t-elle leurs actions par rapport à des processus socio-politiques plus larges en arrière-plan.
5Dans les deux premiers chapitres, La Part manquante examine les interactions entre les politiques identitaires aux niveaux local et national. Cette ouverture est complexe parce qu’elle explore la place des Drung dans l’ethnologie chinoise et dans les systèmes indigènes de nomenclature, ainsi que les identités fondées sur la langue des minorités ethniques du nord-ouest du Yunnan et des parties limitrophes de la Birmanie. Parmi ces minorités, les Drung sont un cas d’étude intéressant du fait de leur histoire révolutionnaire en Chine qui les considérait comme des « communistes primitifs » pouvant faire une « transition directe » vers le communisme (p. 99). Stéphane Gros note que « l’identification délimite les espaces, les propriétés et des essences immuables ; elle produit l’identité » (p. 79). Le processus ethnologique communiste identifie et transforme donc les Drung qui, de « pygmées, esclaves et tatoués » (le titre du premier chapitre) deviennent des sujets socialistes. En utilisant l’histoire orale, Stéphane Gros nous montre comment les Drung ont activement participé à ce processus.
6Les chapitres trois et quatre explorent l’histoire des relations des Drung avec les groupes sociaux voisins et leur rôle dans les jeux politiques ethniques du nord-ouest du Yunnan. Au-delà de la surveillance directe de l’empire chinois, les chefs Naxi et tibétains dominaient la région jusqu’à la première moitié du xxe siècle. Stéphane Gros attire l’attention du lecteur sur l’interdépendance des groupes ethniques dans une zone où se rencontrent et se superposent différents systèmes de valeurs, de domination et d’échanges. Les personnes comme les biens étaient achetés ou vendus sur ces hautes terres, et l’auteur démontre avec pertinence l’importance de l’esclavage dans l’histoire sociale de la région. La marginalité des Drung les rendait particulièrement vulnérables à la sujétion par des groupes plus puissants. Mais, plutôt que de voir la vallée de la rivière Dulong comme la marge d’autres espaces plus importants, Stéphane Gros nous invite à la regarder comme un « couloir » où les frontières de l’ethnicité, de la politique, de la culture et des échanges furent constamment reconfigurés.
7Le chapitre cinq décrit l’histoire du tatouage facial des femmes Drung. Ici, l’histoire sociale des Drung rencontre l’histoire politique chinoise. Le tatouage marquait les femmes Drung en tant que femmes et reproduisait la fertilité du groupe. À l’époque de Mao, cette pratique fut raillée comme une forme d’oppression et finit par disparaître. Elle reste pourtant une image emblématique des Drung de Chine.
8Les chapitres six et sept s’intéressent à la terminologie de la parenté, aux pratiques maritales et aux conceptions d’appartenance territoriale. Le clan et le territoire créent des réseaux d’alliance qui se déplacent aujourd’hui au gré des modes de résidence des Drung, partiellement en réponse aux politiques de l’État chinois. Le chapitre huit analyse la signification sociale des longues maisons Drung qui articulent les notions de complémentarité masculin-féminin. Pour terminer, le chapitre neuf examine la logique de reproduction sociale centrée sur la circulation des substances, l’importance du partage et la notion d’une dette fondamentale. La « part manquante » qui donne son titre au livre fait allusion aux mythes Drung dans lesquels certains ne reçoivent pas leur juste part lors des distributions rituelles de richesses et de nourriture et en sont condamnés à un perpétuel état de manque. Dans un de ces mythes, la distribution inégale de biens réduit le pouvoir du peuple Drung dans son ensemble, l’affaiblissant sur le plan économique et politique.
9Grâce à cette idée de « part manquante », Stéphane Gros lie le système de valeurs des Drung, et son insistance sur le partage égalitaire, à leur position dans des systèmes d’échanges régionaux plus larges. Les Drung croient que le pouvoir est toujours hors de leur atteinte. Longtemps en position de faiblesse vis-à-vis des chefs Naxi et tibétains, ils se perçoivent désormais comme le maillon faible dans leurs relations avec l’État chinois. Toutefois, ils ont su transformer cette position en nouvelles formes d’échanges, devenant sur le long terme les bénéficiaires d’aides gouvernementales.
10Le xxe siècle a été un siècle de changements rapides et parfois brutaux pour les Drung, comme il le fut pour le reste de la Chine. Dans ce contexte, La Part manquante accomplit un délicat exercice d’équilibre, offrant au lecteur de riches détails ethnographiques sur l’histoire culturelle des Drung sans pour autant créer l’illusion d’une tradition intacte, inchangée. L’approche de l’auteur privilégie la capacité d’action des Drung tout en montrant qu’ils se définissent eux-mêmes par la faiblesse de leur pouvoir. C’est un témoignage historique et ethnographique précieux à propos d’un peuple en transformation.
Notes
1 Dru Gladney, Muslim Chinese: Ethnic Nationalism in the People’s Republic, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1991 ; Dislocating China: Muslims, Minorities, and Other Subaltern Subjects, Chicago, University of Chicago Press, 2004 ; Ralph Litzinger, Other Chinas: The Yao and the Politics of National Belonging, Durham, NC, Duke University Press, 2000 ; Louisa Schein, Minority Rules: The Miao and the Feminine in China’s Cultural Politics, Durham, NC, Duke University Press, 2000.
2 Thomas Mullaney, Coming to Terms with the Nation: Ethnic Classification in Modern China, Berkeley, University of California Press, 2011 (préface de Benedict Anderson).
3 Willem Van Schendel, « Geographies of knowing, geographies of ignorance: Jumping scale in Southeast Asia », Environment and Planning D: Society and Space, n° 20, 2001, p. 647-668 ; James C. Scott, The Art of Not Being Governed: An Anarchist History of Upland Southeast Asia, New Haven, Yale University Press, 2009.
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Référence papier
Mireille Mazard, « Stéphane Gros, La Part manquante: Échanges et pouvoirs chez les Drung du Yunnan, », Perspectives chinoises, 2014/3 | 2014, 68-69.
Référence électronique
Mireille Mazard, « Stéphane Gros, La Part manquante: Échanges et pouvoirs chez les Drung du Yunnan, », Perspectives chinoises [En ligne], 2014/3 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/6918
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