Navigation – Plan du site

AccueilLes numéros2014/3Comptes-rendus de lectureTami Blumenfield et Helaine Silve...

Comptes-rendus de lecture

Tami Blumenfield et Helaine Silverman (éds.), Cultural Heritage Politics in China,

New York, Springer, 2013, 297 p.
Katiana Le Mentec
p. 66-68

Texte intégral

1Tami Blumenfield, cinéaste et ethnologue des Na au Yunnan, s’est associée à Helaine Silverman, anthropologue des Andes, spécialiste des politiques culturelles, pour éditer ce volume sur les politiques patrimoniales en Chine. Ce thème fait écho à une réalité incontournable des dernières décennies, devenue l’objet d’innombrables réflexions académiques. Par ces 15 contributions, les éditrices proposent une discussion axée sur la manière dont, en Chine, le patrimoine protégé est administré, et en particulier par quels acteurs, pour quels intérêts et avec quels effets. Leur conclusion – la réalité est fort plurielle (p. 18) – résonne avec les voix des contributeurs qui s’élèvent au fil de la lecture.

2Les chapitres décryptent des actes patrimoniaux – act of heritage – concept de Laura Jane Smith cité par Gary Sigley (p. 239) concernant des sites naturels, des villages, des lieux de culte (local, taoïste, bouddhique), des pratiques rituelles mais aussi des routes (comme celle du thé) ou des épaves englouties. Chaque auteur donne à voir une configuration particulière, un enchevêtrement d’acteurs, de modes d’action et d’enjeux. La pluralité des situations offre un aperçu de la variété des personnages pris dans ces processus de protection patrimoniale et généralement impliqués dans des projets touristiques : villageois (Han ou issus de minorités ethniques), élites locales, membres de communautés religieuses, petits entrepreneurs, dirigeants de grandes entreprises, fonctionnaires (au niveau national, régional et local), agents de l’UNESCO, mais aussi touristes (chinois comme étrangers). Les auteurs portent leur attention sur leurs attentes, leurs motivations, leurs intérêts, mais également sur les monopoles, les conflits, les mobilisations, les négociations, les stratégies et les compétitions en présence.

3L’ouvrage décline une vaste palette de projets patrimoniaux. William Nitzky centre son analyse sur des cas de projets participatifs initiés par l’UNESCO dans lesquels les autorités peinent à accepter l’implication des communautés. Curtis Ashton examine les initiatives innovantes des administrateurs d’un temple-musée de Pékin pris dans la tourmente de la politique municipale au temps des Jeux olympiques. Heather Peters retrace l’histoire des échecs des recommandations de l’UNESCO à Lijiang dans la province du Yunnan et détaille les raisons du retrait progressif des Naxi de la vieille ville. Zhu Yujie et Li Na traitent des marges de manœuvre locales sur la montagne sacrée de Emei classée au patrimoine mondial et objet d’un tourisme de masse. Tandis que Liu Tzu-kai expose la patrimonialisation, par une muséologue, de son village natal, habité par la minorité Wa et situé dans les confins inaccessibles du Yunnan. Un des grands atouts de ce volume est que ses auteurs relatent l’histoire des lieux, la mise en place et l’évolution des mesures de politique culturelle. Zhao Wei analyse par exemple plusieurs siècles d’investissements d’acteurs dans un culte local ainsi que les pratiques rituelles et économiques associées à son lieu de pèlerinage, de leur formation à leur patrimonialisation, impliquant la délocalisation de villages. Les contextes sont aussi éclairés par des angles divers. Su Xiaobo choisit ainsi d’examiner la dynamique et le point de vue de petits entrepreneurs Han venus participer en masse à l’économie touristique de la vieille ville de Lijiang.

4Les enjeux (économiques, idéologiques, identitaires ; nationaux, régionaux, locaux) bien connus des processus traversant les sites patrimonialisés constituent des fils parcourant l’ouvrage et se tissant à chaque contexte. Trois articles discutent plus particulièrement des enjeux géopolitiques. Ceux de Gary Sigley et Zhou Yongming montrent comment le gouvernement provincial du Yunnan et celui d’un des villages à sa frontière s’appuient sur d’anciennes routes internationales – objets de patrimonialisation – pour promouvoir une nouvelle marque identitaire qui leur permet de reconfigurer socialement leur espace. De « sites périphériques », ils s’érigent en « ponts » avec l’extérieur, pour se positionner au « centre » du monde chinois globalisé. Quant à Jeff Adams, il aborde dans un texte passionnant les nombreux enjeux associés au patrimoine sous-marin, objet d’immenses investissements nationaux. Envisagées par l’auteur comme de véritables instruments du soft power sur l’échiquier international, les épaves immergées sont présentées à la fois comme un vecteur de fierté nationale (pour souligner tant l’âge d’or maritime de la civilisation chinoise, que son actuelle capacité technique à travailler en situation d’immersion), un moyen aussi bien symbolique que juridique de pression dans le cadre de disputes sur la souveraineté d’îles de la mer de Chine du Sud, ainsi qu’un outil diplomatique servant à illustrer d’anciens liens culturels avec des pays courtisés (le Kenya par exemple).

5Ce qui caractérise l’ouvrage est indubitablement sa profonde hétérogénéité. Les auteurs sont issus de disciplines diverses – anthropologie, droit, géographie, architecture, sinologie, études patrimoniales, études de genre – et une partie opère en tant qu’experts ou consultants dans le cadre de projets publics ou privés de patrimonialisation. Les ethnographies proposées sont de profondeurs inégales. Tandis que certains auteurs exposent avec parfois force détails leur méthodologie et dressent des portraits vivants des personnes rencontrées, d’autres oblitèrent ces aspects au profit d’une importante contextualisation thématique ou théorique. Ainsi William Nitzky offre au lecteur des parenthèses synthétiques – certes didactiques – accompagnant une suite de cas rares et fascinants (comme la cartographie culturelle) trop vite passés en revue. Le degré d’argumentation et de théorisation des articles composant l’ouvrage varie lui aussi considérablement. Le livre débute par Tang Zijun qui annonce que le système législatif actuel ne permet pas le développement durable des ressources patrimoniales en Chine. Le lecteur – avide de comprendre ce fonctionnement légal – reste sur sa faim face à un propos qui déclare mais n’expose pas le flou de la législation, l’absence de règles et de régulations objectives, et ignore les éventuelles distinctions entre provinces. Suit le texte de Margaret Swain, qui s’engage dans une discussion très spécialisée sur le cosmopolitisme pour exposer sa posture théorique sur l’existence d’une vision du cosmopolitisme propre au gouvernement Han. Elle s’appuie sur deux concepts chinois classiques (tianxia et shijie) – termes vernaculaires saisis aujourd’hui par de multiples acteurs – qu’elle érige en catégories d’analyse scientifique. L’auteure illustre ensuite sa proposition par des projets qualifiés d’éco-touristiques impliquant des minorités au Yunnan – dont la description suscitera probablement des réactions parmi les ethnologues familiers de cette région qui abordent les réalités locales de manière moins idéalisée et autrement plus nuancée. Par ailleurs, on note une tendance générale des contributeurs (exemplifiée par Liu Tzu-kai) à appliquer des notions et théories façonnées dans d’autres sphères culturelles sans généralement le préciser. Si la mobilisation des références incontournables en matière de politiques culturelles est particulièrement utile au lecteur souhaitant acquérir une vue d’ensemble du sujet, ce mode d’écriture pose néanmoins la question de la pertinence des analyses. Lorsqu’elle n’est ni contextualisée, ni argumentée, l’importation de théories convainc difficilement le spécialiste. Zhou Yongming pointe d’ailleurs très justement que des concepts tel celui de « globalisation » ne sont pas transposables (p. 249).

6La lecture de l’ouvrage dévoile un ordonnancement pour le moins artificiel de ces contributions hétéroclites. En effet, les parties classent les textes en fonction des types de patrimoine qui y sont traités (listé à l’UNESCO/non listé à l’UNESCO/musée/route) alors même que la réalité décrite ne se plie manifestement pas à une telle répartition. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer le titre, ce livre ne se veut pas une présentation globale, synthétique et ordonnée du thème annoncé. L’ensemble des textes, proposant chacun des éclairages localisés, se parcourt à la manière d’un voyage au cours duquel le lecteur glane des bribes de ce vaste sujet. L’introduction brosse à grands traits le contexte pour le non-spécialiste de la sphère chinoise, en insistant sur le cas des minorités et les enjeux politiques. C’est au fur et à mesure que le néophyte apprend l’existence de bureaux de la protection du patrimoine, de certaines législations et du fonctionnement administratif. Les chapitres, cloisonnés, recèlent par ailleurs de nombreuses répétitions. Le lecteur en quête d’une réflexion générale sur les politiques patrimoniales en Chine pourra regretter que les éditrices n’aient pas proposé d’approfondir le thème en faisant dialoguer les textes pour insuffler une dynamique à l’ouvrage dans son ensemble.

7Il aurait en outre semblé judicieux de situer et de discuter en introduction le point de vue des contributeurs. En effet, la plupart d’entre eux ont une posture engagée à l’égard de la protection du patrimoine, valorisant le modèle de l’UNESCO ou souhaitant trouver une solution pour améliorer les sauvegardes selon les critères de cette institution internationale. Pour citer un exemple parmi d’autres : Zhou Yongming et Li Na déplorent que les actions de protection soient orientées vers des bénéfices économiques et proposent l’instauration d’agences de régulation. Discrets mais présents au fil de la lecture, les jugements de valeur et les prénotions accompagnent des états d’âme qui ne sont jamais remis en question. Le lectorat scientifique pourrait regretter cette absence de distance et l’envisager comme un écueil susceptible d’aboutir à des argumentations tronquées voire biaisées. Ainsi Zhao Wei regrette-t-elle le manque d’authenticité d’un temple reconstruit à quelques mètres de l’ancien, considéré par l’auteure comme celui qui aurait dû être l’objet du programme de protection. De même, les éditrices s’inquiètent en introduction du modèle observable aujourd’hui en Chine consistant à raser les bâtiments (« pattern of razing buildings », p. 19). Ici, on ne trouve nulle mention de la pratique qui voulait qu’en Chine les fidèles détruisent périodiquement les temples pour les reconstruire avec des matériaux neufs, ce qui permettait d’honorer plus efficacement les divinités. Dans l’ouvrage, de la même façon que les conceptions chinoises sont éludées, les mesures d’administration, de classement et de conservation des vestiges préexistant aux conventions de l’UNESCO en Chine sont tout simplement ignorées alors qu’elles sont attestées, certes sous d’autres formes, mais depuis des siècles. Dans son ouvrage très didactique sur la politique muséale (Museums in China. The politics of representation after Mao, Boydell & Brewer, 2014), Marzia Varutti rend ainsi compte de l’ancienneté de ces mesures et conceptions autochtones. Celles-ci sont par ailleurs repérables dans de nombreuses chroniques locales; par exemple les chroniques de Yunyang (Chongqing) publiées en 1541 identifient et classent les vestiges du passé (guji) et les stèles attestent des fonds accordés pour des rénovations périodiques.

8Ces exemples illustrent la posture d’une partie des auteurs à l’égard de la protection patrimoniale, prise au premier degré et envisagée comme un objectif ethnocentré – sans être questionnée ou confrontée à ses équivalents vernaculaires éventuels. Su Xiaobo, qui a pourtant travaillé sur la notion d’authenticité, attend sa conclusion pour interpeller brièvement le lecteur sur le sujet. L’approche choisie dans cet ouvrage mène inévitablement à l’oblitération de deux acteurs fondamentaux. D’une part, l’UNESCO, ses dirigeants comme ses consultants qui portent des motivations, sont impliqués dans des stratégies et développent des modes d’actions. D’autre part, le chercheur qui est, force est de le constater à la lecture de l’ouvrage, souvent impliqué dans les enjeux locaux. Seuls les articles de Liu Tsu-kai et de Gary Sigley questionnent vraiment la valeur que ces acteurs attribuent au patrimoine et analysent leur rôle. La réflexion épistémologique sur le rôle du chercheur – et notamment l’ethnologue – dans le cadre de la protection de pratiques culturelles a pourtant été largement approfondie dans d’autres sphères culturelles, telles qu’aux Amériques.

9Le texte de Stevan Harrell pointe à demi-mot ces défauts. Il conclut avec bonheur l’ouvrage en plaçant au centre de la discussion les conceptions autochtones. L’auteur montre qu’en Chine, en raison des nombreux enjeux tant locaux qu’internationaux, les pratiques de protection culturelle se déroulent avec des caractéristiques occidentales (modèle valorisant une certaine authenticité notamment) et chinoises (absence de distinction entre ce qui est vieux, préservé et « authentique » et ce qui est nouveau, reconstruit et copié). Il invite le lecteur (ou serait-ce les contributeurs ?) à prendre du recul et à envisager les pratiques et les sites observés comme des produits culturels. Quant à la question de leur authenticité – qui dérange tant les positions occidentales face aux refaçonnages abondants en Chine – l’auteur propose plutôt d’interroger la valeur que leur accordent les Chinois qui en sont acteurs ou témoins.

10Malgré les critiques relevées ici, cet ouvrage nourrira le lecteur averti : chercheur confirmé, étudiant, néophyte du monde chinois, consultant ou passionné de la protection patrimoniale. Les contributions offrent un panorama extrêmement riche des multiples situations observables en Chine contemporaine et rendent bien compte de la complexité des réalités locales, au-delà des législations et des règlements qui paraissent uniformes. Proposant quelques perles originales et des cas ethnographiques bien détaillés, le livre complète les travaux académiques sur le domaine et renvoie à une multitude de pistes de recherche : les temples-musées, les projets de cartographie culturelle (cultural mapping), l’étude des élaborations discursives (narratives) proposée par Cornelius Holtorf et suggérée en introduction (p. 19), ou encore les conceptions et les pratiques autochtones associées au patrimoine et à sa conservation (celles des Han, des Naxi ou des Tibétains – non pris comme des groupes homogènes – mais aussi des Japonais, des Fons, des Aymaras par exemple) et de leurs interactions avec un modèle dit occidental globalisé. Cet ouvrage témoigne du dynamisme de ce thème et de la nécessité de poursuivre ce chantier de réflexion. Pour aller plus loin sur la question du patrimoine et du musée en Chine, deux références récentes méritent d’être signalées : le numéro spécial « Chines, l’État au musée » publié en 2012 par la revue Gradhiva et l’ouvrage Exhibiting the Past: Historical Memory and the Politics of Museums in Postsocialist China de Kirk A. Denton (University of Hawai’i Press, 2014).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Katiana Le Mentec, « Tami Blumenfield et Helaine Silverman (éds.), Cultural Heritage Politics in China,  »Perspectives chinoises, 2014/3 | 2014, 66-68.

Référence électronique

Katiana Le Mentec, « Tami Blumenfield et Helaine Silverman (éds.), Cultural Heritage Politics in China,  »Perspectives chinoises [En ligne], 2014/3 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/6917

Haut de page

Auteur

Katiana Le Mentec

Katiana Le Mentec est chercheur invité – post-doctorante Fernand Braudel à l’Université de York (Royaume-Uni) et jeune chercheur associé au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine de l’EHESS, Paris (katianalementec@yahoo.fr).

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search