Vers une société multilingue ?
Résumé
La renaissance, depuis une vingtaine d’années, de la langue de Taiwan (taiyu) représente un revirement significatif si l’on considère les mesures restrictives prises contre les langues régionales par le passé. Cet article compare le traitement accordé au taiyu par les organismes officiels à l’époque du Kuomintang (KMT) et sous le Parti démocrate progressiste (PDP). Nous mettrons l’accent sur les débats concernant la création d’une forme écrite de taiyu. Nous nous pencherons également sur les activités des groupes non gouvernementaux de revitalisation des langues, et sur la coopération entre les responsables officiels et non officiels.
Plan
Haut de pageNotes de la rédaction
Traduit de l’anglais par Raphaël Jacquet
Texte intégral
1Toute analyse des questions linguistiques à Taiwan fait ressortir un paradoxe, à savoir que la langue la plus répandue sur l’île n’a pas de nom établi. Le taiyu (), littéralement « le taiwanais » ou « la (ou les) langue(s) de Taiwan », est souvent utilisé comme un terme collectif désignant le groupe de dialectes des Min du Sud (minnan) parlé par environ 73 % de la population actuelle de Taiwan. Parmi les autres noms donnés à cette même langue figurent le hoklo (parfois écrit holo, l’étymologie de ces termes étant incertaine), le min taiwanais et le hokkien taiwanais. Le terme de hokkien vient de Hok-kien en langue minnan, qui signifie le Fujian.
2Bien que fréquemment utilisé, le terme de taiyu est critiqué parce qu’il sous-entend que la langue minnan est la seule langue régionale à Taiwan. Cela est loin d’être le cas. Les autres langues parlées sur l’île incluent le mandarin (la langue officielle), le hakka (parlé par 12 % de la population) ainsi que douze langues austronésiennes parlées par la population indigène du centre et de la côte Est. Les gens qui parlent les dialectes hakkas vivent traditionnellement dans les districts du nord-ouest de Xinzhu et de Miaoli où ils représentent environ 60 % de la population1. Dans les plus grandes villes, les gens parlant hakka ne constituent qu’une minorité.
3De nos jours, il n’est pas exceptionnel que des jeunes Taiwanais parlent couramment le taiwanais et le mandarin. Le taiwanais parlé par les plus jeunes est souvent considéré comme impur et fortement « mandarinisé » par les plus âgés. La plupart de ceux qui parlent les dialectes hakkas pratiquent couramment le mandarin et maîtrisent bien le taiwanais. La même chose est vraie de ceux qui parlent les langues austronésiennes. L’afflux d’immigrants chinois au cours des quatre siècles derniers a réduit drastiquement la proportion de la population indigène qui ne représente aujourd’hui que 1,7 % de la population totale de l’île. Au cours des deux derniers siècles, environ une douzaine de langues austronésiennes ont disparu, et les douze qui ont survécu sont menacées d’extinction2.
4Pour des raisons de style, il nous semble préférable d’utiliser le terme de « taiwanais », plus pratique, aux dépens des autres choix plus « politiquement corrects » mais un peu lourds. Nous n’utiliserons le terme taiyu, plutôt que « taiwanais », uniquement lorsque l’utilisation de « taiwanais » peut porter à confusion, par exemple lorsque la « littérature taiwanaise » (littérature produite à Taiwan) doit être distinguée de la littérature en taiyu, c’est-à-dire en langue taiwanaise.
5En 1945, Taiwan cesse d’être une colonie japonaise pour devenir une province de la République de Chine (RdC). Depuis cette date, le traitement officiel des langues régionales a considérablement évolué puisque la répression systématique a laissé place à la tolérance et, à partir des années 1990, à une inclusion modeste des langues régionales dans le programme scolaire. Après 1945, selon le Kuomintang (KMT) alors au pouvoir, la diversité linguistique était un obstacle à l’unité du pays. Dans le China Handbook de 1951, les questions linguistiques ne recevaient guère d’attention : « La Chine n’a qu’une langue écrite. La langue parlée, en revanche, se compose de divers dialectes. Depuis quelques années, le Mouvement pour une langue nationale parlée a accompli des progrès remarquables pour surmonter les difficultés causées par ces dialectes »3.
6Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle plus tard, beaucoup de choses ont changé. Le KMT n’est plus au pouvoir, et l’ouvrage officiel de présentation de la RdC ne s’appelle plus China Handbook mais Taiwan Yearbook. Dans sa dernière édition, le passage consacré à la situation linguistique contraste clairement avec le paragraphe précédent : « La société taiwanaise est un riche mélange de cultures diverses, et un nombre croissant de gens ont pris conscience qu’il est important de préserver les différentes langues et les différents dialectes. Cette prise de conscience a été la force motrice des efforts consacrés par le gouvernement à la promotion d’un retour aux racines dans l’enseignement (xiangtu jiaoyu). Depuis septembre 2001, tous les élèves d’école primaire à Taiwan doivent choisir au moins un cours de langue régionale. Au collège, toutefois, ces cours de langues sont optionnels. Le gouvernement apporte son soutien dans ce domaine en finançant à divers niveaux la compilation des matériaux d’enseignement, la publication d’ouvrages scolaires, l’organisation de séminaires pour les enseignants et la production de cassettes audio et vidéo »4.
7On serait tenté d’attribuer ce revirement en matière de politique linguistique au changement politique de 2000 qui vit pour la première fois dans l’histoire de Taiwan le KMT perdre le pouvoir en faveur du Parti démocrate progressiste (PDP) et son candidat Chen Shui-bian. Ce dernier avait, durant sa campagne, accompagné son programme politique très centré sur Taiwan d’une rhétorique fortement pro-taiwanaise, tant sur le plan idéologique que linguistique. En s’adressant fréquemment aux électeurs en taiyu, il était parvenu à s’afficher comme le représentant d’une véritable identité taiwanaise. Il est difficile de nier que le changement de régime en 2000 a conduit à des changements en matière de politique linguistique. Toutefois, nous avançons dans cet article qu’il serait simpliste d’attribuer ce revirement au seul phénomène de l’alternance politique. En effet, des changements importants concernant la politique à l’égard du taiyu se sont produits dès les années 1980. Ils n’étaient pas le résultat d’un changement de paradigme de la part du gouvernement, mais plutôt de l’action de groupes non gouvernementaux pour la renaissance des langues. Ni le gouvernement KMT ni le gouvernement DPP n’ont à ce jour vraiment pris en compte le programme de ces « revivalistes ». Les changements mis en place jusqu’à présent ne sont guère substantiels et ont une valeur avant tout symbolique.
Aperçu historique
De la répression à la tolérance : 1945-1979
8Au lendemain de la défaite japonaise, l’administration de la RdC s’est efforcée d’ajuster sa politique linguistique à la réalité de Taiwan. Selon Feifel, « dans sa tentative de resinisation de la population, le gouvernement nationaliste a mis en place un programme visant à encourager l’utilisation du minnan hua [c’est-à-dire le taiyu] à Taiwan, mais cette mesure a été interprétée par la population locale comme un premier pas vers l’acquisition du mandarin. Un système de transcription du minnan hua fut adopté et promu dans ce but »5. À la fin des années 1940, le repli du gouvernement nationaliste à Taiwan a entraîné une nouvelle vague d’immigration en provenance de Chine continentale ainsi que des changements drastiques en matière de politique linguistique.
9Dès le milieu des années 1950, le gouvernement KMT a commencé à limiter sévèrement l’utilisation des langues régionales dans un contexte public. Le gouvernement justifiait l’utilisation exclusive du mandarin par le fait que Taiwan était une province chinoise et que le mandarin était la langue nationale de la Chine. Comme le souligne Robert Cheng, pour survivre en tant que gouvernement légitime de la Chine toute entière, le gouvernement de la RdC devait préserver le mandarin comme langue nationale. Par ailleurs, dans la mesure où les personnes parlant mandarin ne constituaient qu’une minorité, le gouvernement était obligé de prendre des mesures visant à « préserver le statut du mandarin face à la tendance naturelle qu’avaient les personnes parlant mandarin à être assimilées dans la majorité taiwanaise »6.
10Prenant en compte ces considérations, le gouvernement s’est attaché à restreindre drastiquement l’utilisation des langues régionales dans un contexte public après les années 1950. Selon Feifel, « [l]’attitude plus tolérante dont le gouvernement avait fait preuve envers le minnan hua par le passé fit place à une hostilité active. Dès lors, l’enseignement était dispensé uniquement en mandarin et l’usage de toute autre langue était puni »7. La répression des langues régionales faisait suite à une série de lois et de décrets sur les langues entréee en vigueur de 1950 à 1980. Par exemple, en 1956, le gouvernement KMT a officiellement interdit l’usage de tout dialecte dans les écoles. Celles-ci ont mis en place des patrouilles disciplinaires (jiucha dui) chargées de s’assurer que la loi était respectée8. Un an plus tard, un décret officiel stipulait que les missionnaires n’étaient plus autorisés à prêcher en dialecte. De même, la Loi sur la radiodiffusion et la télévision de 1976 limitait l’usage des langues autres que le mandarin dans les émissions de télévision et de radio.
11La promotion active du mandarin a ainsi contribué à produire une génération de polyglottes. Le mandarin est devenue la langue principale du gouvernement, de l’enseignement et des médias. Il servait aussi de lingua franca pour les immigrants du continent arrivés sur l’île après 1945, les waisheng ren (littéralement « les gens des provinces extérieures »). Le plus souvent, ces derniers parlaient également un dialecte, comme le cantonais, le hunanais ou le shanghaien. Aujourd’hui ces dialectes ne sont pratiquement plus parlés à Taiwan9.
De la tolérance à l’encouragement : 1979-2004
12Le revirement en matière de politique linguistique se produit à la fin des années 1970, alors que le paysage politique taiwanais est en pleine métamorphose. Après une période d’isolation progressive sur la scène internationale, l’île entre dans une phase de libéralisation politique et de démocratisation. En même temps, les revendications en faveur d’une séparation politique entre Taiwan et la Chine se font plus pressantes. Peu à peu, la mise en évidence du caractère distinct de Taiwan s’est étendue au-delà de l’arène politique et domine les discours littéraire, linguistique et historique.
13C’est après l’arrestation de grandes figures de l’opposition au lendemain de l’Incident de Kaohsiung en 1979 que les débats culturels ont mis en évidence la spécificité « taiwanaise » de l’île. Au lendemain des événements de 1979, des membres en vue de l’opposition ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Mais les décideurs politiques se sont peu à peu adaptés au nouveau climat intellectuel et social. Progressivement, les lois et règlements interdisant l’usage de langues régionales dans un contexte public ont été abrogés. En novembre 1987, par exemple, les trois chaînes de télévision contrôlées par le gouvernement ont commencé à diffuser des journaux télévisés en taiwanais. Au parlement, l’utilisation du mandarin dans les débats ne fut pas remise en cause avant la fin des années 1980. Lorsque le député Zhu Gaozheng s’exprima en taiwanais lors d’un débat parlementaire en mars 1987, l’épisode provoqua un véritable scandale. Depuis, le taiwanais est devenu une langue totalement acceptée dans l’hémicycle et la langue dominante dans les campagnes électorales.
14En 1990, le district de Yilan fut le premier à proposer des cours de taiyu en option dans les écoles primaires et les collèges. Les années suivantes, des programmes similaires furent mis en place dans d’autres districts, comprenant des cours de hakka et de langues austronésiennes. En 1993, le ministère de l’Intérieur reconnut que la politique linguistique d’autrefois avait été une erreur10. Depuis, la « politique d’assimilation en matière linguistique a laissé place à un attachement marqué au multiculturalisme et au respect – voire à l’encouragement – de la pratique des langues aborigènes [c’est-à-dire austronésiennes] et d’autres langues de minorités »11. À la fin de 1999, le ministre de l’Education d’alors, Yang Chaur-shiang proclama l’inclusion de « l’enseignement de la culture locale » dans les programmes des écoles primaires et des collèges. Il annonça également que « à l’avenir, […] dans le cadre du nouveau […] programme, les langues indigènes [seraient] classifiées comme une matière obligatoire pour les élèves de troisième année des écoles primaires, et au-delà […], et que d’autres activités relatives à l’enseignement de la culture indigène [seraient] intégrées dans divers domaines de l’apprentissage »12.
15Les reformes politiques se sont accentuées après la victoire du PDP à l’élection présidentielle de 2000. En 2001, le gouvernement a imposé un programme d’enseignement dans les écoles élémentaires qui, en principe, incluait l’enseignement d’une langue locale (le taiwanais, le hakka ou une langue austronésienne). Le manque d’enseignants et de ressources ont limité la mise en œuvre de ce programme et, de fait, la plupart des établissements ne proposaient que des cours de taiwanais. Un an plus tard, le gouvernement préparait une loi sur l’égalité des langues qui avait pour objectif d’établir les bases légales d’un traitement égal de toutes les langues de Taiwan, et contenait des lignes directrices relatives à la normalisation du taiyu, du hakka et des langues austronésiennes et à la place qu’elles doivent occuper dans l’éducation13.
Les architectes du changement
Mesures gouvernementales et non gouvernementales
16La modification du statut d’une langue dans une société est le résultat d’un processus complexe. Nous avons décrit le changement du statut du taiwanais comme l’aboutissement de décisions politiques venues d’en haut. Sur le plan officiel, les lois relatives aux langues ont été essentiellement formulées par deux institutions dépendant du ministère de l’Education : le département de l’enseignement (primaire et collège) (Guomin jiaoyu si) et le Comité des langues nationales (Guoyu tuidong weiyuanhui, ci-après CLN) qui, de manière significative, portait autrefois le nom anglais de « Mandarin Promotion Council » (Conseil pour la promotion du mandarin). Le premier est chargé d’élaborer les lignes directrices relatives à l’enseignement de la langue maternelle dans les écoles primaires et secondaires ; le second a pour mission de formuler des normes linguistiques.
17Toutefois, les mesures d’aménagement linguistique n’émanent pas nécessairement d’agences gouvernementales. Selon Cooper, elles « peuvent être entreprises à tout niveau de la hiérarchie sociale, mais leurs chances de réussite sont limitées si elles ne sont pas acceptées et encouragées par les élites au pouvoir et leurs opposants. […] Ni les élites au pouvoir ni leurs opposants ne sont susceptibles d’accepter les initiatives d’aménagement linguistique des autres si elles n’ont pas intérêt à le faire »14. Vue sous cet angle, la période post-1979 peut être décrite comme l’acceptation par le gouvernement de stratégies linguistiques non officielles.
Politiques linguistiques non officielles : le cas du taiwanais écrit
18L’exemple le plus probant d’aménagement linguistique non gouvernemental est l’élaboration d’une forme écrite de taiwanais. Dans les années 1960 et 1970, la promotion rigoureuse du mandarin avait coupé court aux débats sur le taiwanais écrit. Comme le fait remarquer A-chin Hisau, « les débats de l’après-guerre sur la littérature […] n’abordaient pratiquement pas la question de la langue parce que l’utilisation du mandarin allait de soi »15. Même si cette période « a bel et bien été le témoin d’un intérêt marqué et d’une curiosité aiguë de l’élite culturelle pour la vie sociale locale et ses ressources culturelles », cette tendance était « loin de dénoter une “conscience taiwanaise” aux implications politiques explicites »16. La situation a changé au cours des années 1980 lorsque plusieurs écrivains, lexicographes et partisans de la renaissance de la langue ont commencé à s’investir dans l’élaboration et la promotion d’une langue taiwanaise écrite. La fin des années 1990 a vu naître plusieurs organisations pour la revitalisation de la langue. Pour Hsiau, ces groupes non officiels « ont été créés dans le but de faire renaître les langues indigènes, d’élaborer des systèmes d’écriture vernaculaire du hoklo [taiyu] et de promouvoir la littérature hoklo »17. En 2004, un certain nombre de groupes pour la renaissance du taiwanais ont conjointement créé une organisation parente, la Coalition mondiale pour les langues maternelles de Taiwan (Shijie Taiwan muyu lianmeng). L’objectif politique de cette organisation est l’élévation du statut légal de toutes les langues taiwanaises18.
19Différents types d’écritures sont proposés : écritures à base de caractères chinois, écritures alphabétiques, écritures à base de symboles phonétiques, et écritures mixtes. Bien que tous ces types aient des dimensions philologiques importantes, les réponses aux questions concernant la diversité du taiwanais écrit se situent au-delà du domaine des relations entre graphème et phonème19. Au contraire, il faut chercher ces réponses dans les changements idéologiques qui ont émergé du passé tumultueux de Taiwan. Par souci de brièveté, nous nous limiterons à l’écriture à base de caractères et à l’écriture alphabétique.
20Das le cas du taiwanais, les écritures à base de caractères se trouvent essentiellement dans la fiction en taiyu et les dictionnaires. Les poèmes dialectaux taiwanais (fangyan shi) ont apporté une contribution importante au débat de l’après-guerre sur l’écriture du taiwanais. Dans les années 1970, l’expérimentation littéraire dans la langue vernaculaire locale fut lancée par Lin Zhongyuan qui plus tard inspira le jeune poète Xiang Yang20. Cette nouvelle génération de poètes dialectaux n’était pas, à l’origine, animée par des motivations politiques. Mais le débat théorique sur la littérature taiwanaise et l’élaboration d’une écriture du taiwanais devint rapidement lié au mouvement socio-politique et culturel dirigé contre la politique de la « Grande Chine » du gouvernement nationaliste.
21Aujourd’hui, un nombre croissant d’auteurs écrivent en taiwanais. Alors que les premiers recueils de prose ou de poésie étaient souvent publiés à compte d’auteur, de nombreuses grandes maisons d’éditions publient aujourd’hui différents genres de littérature dialectale. C’est notamment le cas de Qianwei (Vanguard Publishing House). La reconnaissance de la littérature en taiyu par les éditeurs commerciaux n’a toutefois pas contribué à une normalisation de l’écriture puisque les maisons d’édition n’ont toujours pas adopté de normes communes21.
22Des auteurs reconnus ou en pleine ascension publient également dans des revues littéraires consacrées exclusivement à la promotion du taiwanais écrit. L’une des premières revues écrites en taiwanais sur le taiwanais, la Tai-Bun Thong-Sin (Taiwanese Writing Forum), est publiée aux Etats-Unis depuis 1991. Parmi les principaux magazines littéraires publiés à Taiwan, on compte Ia-cing (Sowing Seeds), publié depuis 1995, et Tai-bun bong-po (Casual reports on written Taiwanese), publié depuis 1996. Ces deux publications comportent des annonces, des nouvelles, des poèmes et des anecdotes historiques.
23La lexicographie taiwanaise a connu un développement tout aussi spectaculaire au cours des vingt dernières années. Sans exception, tous les dictionnaires de taiyu publiés dans les années 1990 sont le fruits des efforts individuels d’auteurs indépendants22. Du fait de l’absence de toute politique officielle, les règles orthographiques proposées dans ces dictionnaires sont davantage des suggestions qu’une codification normative. Les auteurs adhèrent généralement à des principes individuels de sélection de caractères et ne se sentent pas contraints d’utiliser certains caractères particuliers en littérature taiwanaise. C’est pourquoi, il y a généralement très peu de ressemblances entre le taiwanais qu’on peut lire dans la littérature et celui qui figure dans les dictionnaires.
24Les transcriptions alphabétiques du taiwanais et des autres dialectes minnan étaient à l’origine utilisées uniquement par les missionnaires pour leurs publications religieuses. À la fin du xixe et au début de xxe siècle, l’usage d’un système ou d’un autre était limité à des groupes sociaux ou des genres littéraires spécifiques. Le premier à avoir dissocié l’écriture alphabétique du contexte missionnaire fut l’activiste politique Cai Peihuo sous l’occupation japonaise (1895-1945). Depuis les années 1990, l’usage de l’écriture alphabétique a connu différentes évolutions à l’intérieur comme à l’extérieur du contexte missionnaire. Alors que l’Eglise presbytérienne s’est convertie à l’usage des caractères, le système traditionnel de romanisation mis en place par les missionnaires a gagné du terrain au sein des groupes locaux de taiyu qui ne sont pas associés à l’Eglise. Ce nouveau courant a été lancé par deux organisations basées à Kaohsiung, au sud de Taiwan : le Ko-hiong Tai-gi Lo-ma-ji Gian-sip-hœ (le Séminaire de Kaohsiung pour la Romanisation de l’Eglise), et le Tai-oan Lo-ma-ji Hiap-hœ (Association pour la Romanisation du taiwanais). La première est un groupe relativement peu organisé, s’apparentant à un séminaire, établi en 1996. Il est soutenu par environ 600 personnes, pour la plupart des enseignants locaux intéressés par la promotion du taiwanais et sa transcription alphabétique. La seconde a été formellement inscrite auprès du ministère de l’Intérieur en 2001. Elles comprend environ 200 membres à Taiwan et à l’étranger, le plus souvent des intellectuels, des responsables politiques, des journalistes, des enseignants et des membres du clergé de l’Eglise presbytérienne23.
25Comme nous l’avons souligné plus haut, les arguments pour ou contre l’utilisation de systèmes d’écriture particuliers relèvent essentiellement de débats sur les besoins pratiques et le symbolisme culturel. Le choix d’un système d’écriture particulier peut généralement aider à déceler un changement d’identité nationale dans les sociétés coloniales ou post-coloniales, comme ce fut le cas par exemple dans les anciens Etats soviétiques d’Azerbaïdjan, d’Ouzbékistan ou du Turkménistan où l’abolition de l’écriture cyrillique était le reflet indéniable d’un courant de dérussification après la chute de l’empire soviétique24.
26De la même manière, les études sociologiques sur le taiwanais écrit ont analysé le choix d’un système d’écriture particulier en termes idéologiques. Par exemple, en comparant les convictions idéologiques des activistes pro-taiyu des années 1930 à ceux de la génération actuelle, A-chin Hsiau écrit : « D’un point de vue comparatif, les tentatives contemporaines de création d’une écriture hoklo et d’une littérature hoklo ont été plus fructueuses que les efforts de promotion d’une littérature hsiang-t’u [de souche] en tai-oan-œ pendant la période coloniale japonaise. D’une part, les défenseurs de cette littérature dans les années 1930 avaient toujours une conscience culturelle han relativement forte. Ainsi tous à l’exception notoire de Ts’ai P’ei-huo (Cai Peihuo), revendiquaient l’utilisation de caractères pour écrire le hoklo afin de maintenir des connections taiwanaises avec le continent chinois et la culture han. […] Au contraire, dévoués à la création d’une culture taiwanaise unique, les défenseurs de nouveaux systèmes d’écriture au cours des dix dernières années sont presque sans exception tous des nationalistes taiwanais. La plupart d’entre eux ne s’attachent pas aux caractères chinois et romanisent librement certains morphèmes hoklo. La romanisation facilite l’écriture du hoklo ainsi que le développement de la littérature hoklo. L’utilisation de caractères phonétiques constitue un pas historique vers le nationalisme local dans une région traditionnellement idéographique dominée par la Chine mais comprenant d’autres pays limitrophes »25.
Le taiwanais écrit : les mesures officielles
27Jusqu’à présent, les organismes officiels chargés de l’aménagement linguistique ont délibérément évité toute normalisation orthographique. Il est frappant de voir à quel point les déclarations et les décrets formulés par les agences gouvernementales ont occulté cette question26. En 2002, eurent lieu les concours officiels de recrutement des enseignants de taiwanais et de hakka. Les procédures de ces concours étaient stipulées dans une loi adoptée par la législature en 200127. Les « épreuves blanches » publiées à l’avance précisaient que les candidats étaient libres d’utiliser les caractères, tout système de romanisation ou un système mixte lors des épreuves écrites28. En d’autres termes, la normalisation des obligations concernant l’enseignement des langues ne s’est pas accompagnée de spécifications orthographiques.
28On ne peut attribuer cette négligence à un simple manque de conscience, puisque les questions relatives au système d’écriture sont depuis longtemps au centre des conférences universitaires organisées par les organismes responsables de la politique linguistique. Un premier symposium sur les « Questions relatives à l’enseignement des langues régionales », organisé conjointement par sept gouvernements locaux, s’est tenu en juin 1990 à l’Academia Sinica. Les neuf communications présentées à cette occasion se sont penchées exclusivement sur deux questions : l’usage des caractères et la romanisation. Depuis, de nombreuses manifestations semblables ont eu lieu, et la question des systèmes d’écriture continue d’occuper une place importante dans les débats universitaires. Au début des années 1990, le ministère de l’Education a encouragé la recherche privée sur les langues régionales en accordant des prix pour les études sur le taiwanais et le hakka dans cinq catégories différentes : lexique et systèmes d’écriture, grammaire, enseignement, sources populaires traditionnelles, et traductions chinoises d’études sur le taiyu29.
29Les mesures officielles en matière de normalisation orthographique pour les langues régionales n’ont jamais dépassé le stade des recommandations. Aussi certaines règles orthographiques pour trois types d’écriture ont-elles été proposées : les caractères chinois ; un système de romanisation ; et les symboles phonétiques. Les recommandations concernant l’usage des caractères ont été élaborées dans un projet de recherche lancé par le CLN et mené entre 1995 et 1999. Ce projet avait pour objectif la compilation d’un lexique de taiwanais en quatre volumes comprenant environ 600 entrées monosyllabiques. Au printemps 2000, deux volumes du lexique étaient publiés30. La publication des deux autres volumes fait partie des projets en cours du CLN31. En ce qui concerne la normalisation orthographique, les ambitions du projet sont décrites en termes plutôt vagues. Les compilateurs ont exprimé le souhait que le lexique « réduira les difficultés inhérentes à l’écriture du minnan »32.
30Des symboles phonétiques destinés à la transcription du mandarin, du taiwanais et du hakka ont été élaborés dans le cadre d’un projet de recherche mené à l’Institut préparatoire de linguistique de l’Academia Sinica entre octobre 1999 et septembre 200033. Le besoin d’un nouveau système d’écriture était alors justifié par la grande diversité orthographique des sources taiwanaises et hakka, jugée « peu pratique pour le lecteur et dangereuse pour la recherche sur le minnan et le hakka ainsi que pour le développement de ces deux langues »34. Il est supposé que le projet servira la promotion de l’enseignement des langues régionales, la compilation des livres et des ouvrages de référence en langues régionales, ainsi que le développement de la littérature en langues régionales35.
31Deux systèmes de romanisation des langues régionales ont été publiés dès 1998 : le Taiwan Language Phonetic Alphabet (TLPA) pour le taiwanais et le TLPA pour le hakka. Les deux systèmes ont été élaborés par la Société de linguistique taiwanaise (Taiwan yuwen xuehui)36. Notons que les systèmes TLPA sont recommandés pour faciliter la lecture des caractères et ne servent pas à remplacer le système à base de caractères. Ils sont maintenant fréquemment utilisés dans les ouvrages scolaires et dans les dictionnaires37.
32En même temps, le CLN a annoncé la création d’une base de données pour les langues nationales, projet qui devait aboutir en juin 2004. Il comprend la publication de bases de données en ligne pour le mandarin et les langues régionales, la compilation d’atlas linguistiques et de recherches sur les grammaires taiwanaise et hakka, la compilation de matériaux d’enseignement, la compilation d’un dictionnaire trilingue mandarin-taiwanais-hakka des expressions courantes, une base de données des proverbes taiwanais et hakka, une base de données des emprunts utilisés à Taiwan, et des dictionnaires de langues austronésiennes. Le statut de cette base de données n’est cependant pas clairement défini. Le ministère de l’Education a seulement précisé qu’» il faudrait intensifier ce travail d’élaboration de bases de données sur les langues régionales [taiwanais, hakka, langues austronésiennes] afin de répondre aux besoins du nouveau programme scolaire » et que l’un des « bénéfices attendus » de ces bases est leur « utilisation dans la recherche scientifique et dans l’enseignement »38.
La coopération entre agences gouvernementales et non gouvernementales
33L’intégration du taiwanais et d’autres langues régionales dans le programme scolaire marque un tournant dans la politique linguistique à Taiwan. Pour diverses raisons d’ordre pratique, la décision de rendre obligatoire l’apprentissage d’une langue locale pour les élèves du primaire nécessite un certain nombre de mesures d’aménagement linguistique. En premier, il convient de compiler des manuels scolaires, une tâche qui, pour des raisons évidentes, est l’objet d’une attention croissante des universitaires et des militants partisans de la renaissance de la langue. À ce jour, des manuels correspondant à différents niveaux ont déjà été publiés, notamment pour les élèves du primaire et du secondaire39. Le plus souvent, ces manuels sont compilés par les gouvernements des municipalités ou des districts avec la collaboration de chercheurs et de militants. Les manuels compilés par des groupes d’auteurs sont généralement mieux acceptés que ceux rédigés par des auteurs indépendants.
34La compilation de manuels ne s’est toutefois pas accompagnée d’une normalisation orthographique. Cela a abouti à une situation délicate puisque les élèves de l’enseignement primaire de différentes écoles apprennent différentes formes de taiwanais écrit. Il est important que les futures recherches se penchent sur la manière dont les agences gouvernementales centrales et locales, les universités et les groupes d’intérêt privés interagissent dans l’application des réformes de l’enseignement des langues. De fait, la coopération entre responsables gouvernementaux et non gouvernementaux en matière de politique linguistique dépasse largement la compilation de manuels scolaires. Universitaires et partisans du taiyu sont aujourd’hui recrutés pour organiser des cours préparatoires destinés aux enseignants et pour élaborer les programmes.
35Taiwan est-il en train de s’orienter vers une société multilingue où toutes les langues auraient un statut égal ? Malgré la promotion récente des langues régionales, le mandarin gardera une position privilégiée par rapport aux autres langues. La raison principale en est que les mesures de politique linguistique prises jusqu’à ce jour restent largement symboliques, et n’aboutiront pas à des changements substantiels dans la hiérarchie des langues qui prévaut actuellement.
36À côté du choix de la norme d’écriture, d’autres facteurs comme des « normes phonologiques, grammaticales et lexicales » contribuent à définir un type standard de langue »40. Il est peu probable que la normalisation orthographique entreprise indépendamment suffise. Le statut d’une langue est fonction de sa qualité de médium d’enseignement scolaire, mais aussi de « diverses fonctions spécialisées comme celles de langue de travail devant être utilisée dans l’administration, dans le domaine juridique ou en tant que langue officielle d’un Etat »41. En d’autres termes, pour que des mesures particulières portent leurs fruits, il faut qu’elles aient lieu dans un contexte plus général. Comme le dit Harald Haarmann, « l’élaboration d’une norme écrite pour une langue jusque-là non écrite nécessite la planification de fonctions sociales dans le cadre desquelles elle peut être utilisée »42. Karl Arland Gadelii formule une opinion semblable quand il écrit que « les programmes bilingues bien intentionnés et autres actions similaires n’ont qu’une valeur symbolique à long terme si les langues concernées ne sont pas reconnues dans d’autres contextes formels »43.
37Si l’on prend ces aspects en compte, il est évident que les mesures récentes de politique linguistique prises en faveur du taiyu et des autres langues régionales restent encore incomplètes. C’est la normalisation orthographique qui a reçu le plus d’attention. D’autres aspects tels que la normalisation de la prononciation ont été en grande partie laissés de côté. Plus important, les différentes dimensions de la politique linguistique ne sont pas liées entre elles. Malgré l’introduction d’un enseignement, la place du taiyu dans l’éducation et les médias reste marginale. Comme le souligne Shuanfan Huang, « les langues régionales doivent lutter non seulement contre le mandarin, la langue officielle, mais aussi avec les langues étrangères […] pour survivre »44. La place qu’occupe le taiwanais dans le programme scolaire ne constitue pas un élément suffisant pour contribuer à la mise en place d’une écriture du taiwanais. Et le fait que l’introduction de l’enseignement de la langue maternelle ne se soit pas accompagnée d’une normalisation orthographique va de pair avec la place modeste qu’occupe l’enseignement des langues régionales dans le programme scolaire.
38L’approche prudente du ministère de l’Education à l’égard de toute réglementation en matière de système d’écriture n’est pas sans raison. Les institutions officielles responsables de la politique linguistique pâtissent toujours de leur passé. Les mauvais souvenirs de la répression gouvernementale à l’encontre des langues régionales avant les années 1980 entravent clairement « le pouvoir cœrcitif qu’a l’Etat d’appliquer les décisions de politique linguistique »45. Autrement dit, l’autorité du ministère de l’Education et de son Conseil des langues nationales est en fait contre-productive quand il s’agit de se faire accepter par les partisans du taiyu.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Henning Klöter, « Vers une société multilingue ? », Perspectives chinoises [En ligne], 85 | septembre-octobre 2004, mis en ligne le 01 septembre 2007, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/685
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