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Taiwan

Décapiter l’hydre : le combat contre la corruption politique et le crime organisé

Christian Göbel

Résumé

Cet article analyse les politiques mises en œuvre par les administrations du Kuomintang (KMT), puis du Parti démocrate progressiste (PDP) pour combattre la corruption, le crime organisé et l’achat de votes, sous deux perspectives différentes. La première, politique, examine la formulation, l’application et l’impact des mesures les plus significatives. La deuxième est une perspective institutionnelle, qui explique comment des contraintes ont conduit à des résultats qui souvent ne correspondaient pas aux intentions originelles.

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Notes de la rédaction

Traduit de l’anglais par Florence Lévy

Texte intégral

1Si l’on se réfère à la définition de la démocratie libérale de Robert Dahl, Taiwan a achevé sa transition démocratique avec les élections directes de l’Assemblée nationale et du Yuan législatif en 1991 et 19921. Depuis lors, la consolidation démocratique a fait des progrès remarquables, grâce à l’édification d’institutions nouvelles et à l’émergence d’une société civile active. L’autoritarisme appartient au passé et tous les acteurs – la classe politique comme la population – sont désormais attachés au système démocratique. Cependant, les scandales, les fréquentes rixes au Yuan législatif, et le blocage d’importants projets de réformes ont clairement montré qu’il reste encore du chemin à parcourir. Un trait persistant de la politique taiwanaise tout au long de la transition démocratique, a été l’influence inquiétante des réseaux clientélistes locaux, des intérêts financiers et même du crime organisé.

2Ces maux prennent leurs racines dans l’ancien système politique autocratique et dans les conditions de la démocratisation. De 1911 à 1992, la République de Chine a été un régime autoritaire dirigé par un parti unique qui dominait l’Etat et infiltrait en profondeur l’économie et la société. Comparée à d’autres régimes autoritaires, l’autocratie taiwanaise s’est révélée remarquablement stable. La raison est à chercher non pas du côté de ses capacités cœrcitives, mais des liens tissés entre les principales forces sociales et le Parti Nationaliste au pouvoir ; des liens faits d’une combinaison complexe d’incitations et de dépendances.

3Comme Chen Tung-sheng2, Chen Ming-tong3 et d’autres l’ont montré, le Kuomintang (KMT) – ou du moins ses factions dominantes4 – s’est efforcé de maintenir ces structures, la démocratisation ne faisant que les modifier. Avec l’abandon par le KMT des moyens autocratiques pour contrôler ses agents, de puissants acteurs collectifs tels que les réseaux clientélistes locaux et de grandes entreprises ont pris de l’importance. Les liens entre ces derniers et le KMT ont évolué d’une relation patron-client à une relation de dépendance mutuelle. Cela a conduit à l’émergence de « l’or noir » (heijin), la collusion entre, d’un côté, les politiciens et, de l’autre, le monde des affaires et du crime organisé. Ces derniers ont contribué au maintien au pouvoir du KMT, mais non sans exiger des compensations en retour.

4Comme l’avaient réalisé très tôt certaines factions du KMT, ces échanges devaient conduire inévitablement à détruire le capital de légitimité accumulé par le parti en pilotant le « miracle économique ». Le Parti démocrate progressiste (PDP) d’opposition, dès sa création en 1986 et avec une intensité accrue avant les élections législatives de 1992, avait fait de la lutte contre la corruption politique et le crime organisé un thème électoral majeur et confrontait ainsi le KMT à un dilemme : combattre la corruption, le crime organisé et se débarrasser de ses appuis auprès des réseaux locaux, tout en dépendant, dans le même temps, de ces groupes pour sa survie.

5La situation du PDP était très différente. Le PDP avait un intérêt vital à transformer ces règles du jeu conçues pour le KMT, qui avaient dans un premier temps empêché son accession au pouvoir, puis, plus tard, de mettre pleinement en œuvre son programme. En bref, les mesures anti-» or noir » du KMT avaient pour objectif d’accroître sa légitimité sans changer les règles informelles du jeu politique, alors que le PDP s’efforçait de créer un environnement politique différent qui lui était plus favorable.

6Cet article combine deux perspectives pour souligner continuités et changements dans les combats de chacun des gouvernements contre la corruption, le crime organisé et l’achat de votes. La première est une perspective politique, qui examine la formulation, l’application et l’impact des mesures les plus significatives prises par chacune des administrations. La deuxième est une perspective institutionnelle qui explique comment des contraintes ont conduit à des résultats qui souvent ne correspondaient plus aux intentions originelles.

7Cet article est structuré en trois parties. La première donne un aperçu rapide des fondations institutionnelles du régime à parti unique du KMT et de l’impact qu’a eu la démocratisation. La deuxième examine le dilemme auquel a été confronté le KMT quand il a été forcé de combattre les groupes dont il dépendait pour sa survie politique. Nous analysons les mesures prises et expliquons leur superficialité, leur sélectivité et leur échec. La troisième partie dépeint les différentes mesures prises par l’administration de Chen Shui-bian.

L’ère du parti unique et l’émergence de « l’or noir »

8Un examen minutieux des fondations institutionnelles du régime du KMT en apprend long sur les difficultés rencontrées par l’opposition pour modifier ces structures. Celles-ci chapeautaient tout, liant l’appareil d’Etat, la société, le monde des affaires et la plupart des acteurs politiques importants au KMT, mais sans les relier les uns aux autres. Le politologue taiwanais Hu Fu a évoqué, fort à propos, une structure en « parapluie »5. Comme dans la plupart des régimes autoritaires stables d’Asie du Sud-Est, la légitimité de l’Etat-Parti du KMT dépendait de sa capacité à distribuer des rentes à différentes circonscriptions électorales, à monter les acteurs importants les uns contre les autres sans se les aliéner, et à prévenir toute division de son leadership6.

9Le KMT a réalisé deux prouesses : gouverner en distribuant des faveurs financières sans risquer la faillite et préserver la loyauté à un régime « étranger » d’une population à 80 % potentiellement hostile. Le KMT a laissé la bureaucratie économique diriger la modernisation, tout en conservant un contrôle strict du secteur financier, du foncier et des principaux conglomérats industriels. Son monopole sur les ressources vitales et son pouvoir sur l’économie taiwanaise lui ont permis de canaliser des fonds sans les gaspiller. Le KMT s’est assuré que les entreprises qui bénéficiaient de son patronage restaient compétitives en abaissant sélectivement les barrières douanières et en les exposant ainsi au marché mondial. Le gouvernement a également voté et appliqué des lois strictes qui empêchaient toute collusion entre les fonctionnaires et le secteur financier7.

10En sus de son contrôle « politique » sur le monde des affaires, le KMT était lui-même un acteur économique puissant. Comme il n’existait pas de réelle séparation entre le parti et l’Etat – et notamment entre les biens du parti et les coffres de l’Etat –, le KMT disposait d’un puissant levier financier pour atteindre ses objectifs économiques. Il se servit de ses monopoles sur les ressources comme l’acier, la pétrochimie, et l’industrie lourde, pour développer « un réseau de fournisseurs satellites et de firmes de second rang8 » concurrentes des entreprises publiques. Le fait qu’elles soient interchangeables les dissuadait de former des alliances qui auraient pu menacer la suprématie du KMT. À cela, s’ajoute un système hiérarchisé d’associations industrielles auxquelles les principaux hommes d’affaires étaient tenus de participer. Quelques petites et moyennes entreprises situées dans les zones rurales échappèrent à ce type de contrôle, mais leur accès au crédit et au foncier était limité, entravant aussi leur développement.

11Comment le KMT a-t-il construit sa légitimité malgré l’hostilité de la population ? À nouveau, l’utilisation habile de ressources financières couplée à des mécanismes de régulation, en particulier lors des élections locales, fournit une grande partie de la réponse. Précisons d’abord ce que l’on entend par factions locales (difang paixi).

12Ce sont des réseaux clientélistes situés au niveau local. La plupart des xian (districts) et des municipalités ont deux parfois trois factions locales qui rivalisent pour le pouvoir politique et économique. Les membres des factions sont généralement unis par des liens de sang, de parenté et de mariage, mais aussi par des relations interpersonnelles9. Le KMT utilisait les factions locales essentiellement en versant de l’argent en échange d’un soutien aux élections au niveau local. Etre élu au niveau local n’était pas très intéressant en termes de pouvoir politique car les autorités locales était fermement contrôlées par l’Etat-Parti. Une charge politique garantissait cependant un accès à des monopoles et quasi-monopoles locaux et aux établissements de crédit des associations de pêcheurs (yuhui), des associations pour la protection des eaux (huilihui), et des associations d’agriculteurs (nonghui), véritables « machines à sous »10. De plus, la protection politique de projets illégaux ou semi-légaux comme les maisons closes, les salles de jeu et les bars karaokés garantissait aux détenteurs du pouvoir local de larges ressources.

13Le KMT, grâce à ses capacités organisationnelles, à un système électoral taillé sur mesure et à ses relations clientélistes avec les factions locales, avait une grande capacité d’influence sur les résultats électoraux durant la période autoritaire. Il lui suffisait de subdiviser les circonscriptions électorales en autant de lots qu’il y avait de candidats, et de s’assurer que chacun des candidats recevait le nombre nécessaire de suffrages11. Pour cela, on recourait à des « courtiers en votes » ( zhuangjiao)12. Pour remporter une élection, on devait normalement être désigné par le KMT qui coordonnait les votes et les candidatures, mobilisait les moyens financiers nécessaires aux coûteuses campagnes électorales, et dissuadait les candidats non autorisés de concourir. Les candidats de diverses factions locales se disputaient la nomination par le KMT, et les alliances locales contre celui-ci étaient fort improbables. Ceci était prévenu par une règle qui interdisait aux factions de conclure des alliances au-delà du niveau du xian13.

14En résumé, la population taiwanaise était mobilisée par des groupes politico-économiques locaux qui recevaient des ressources du KMT. L’équilibre était réalisé lors des consultations électorales. Dans le même temps, ces élections fournissaient une légitimité au régime, car elles étaient raisonnablement compétitives, et le KMT était toujours gagnant.

La démocratisation et l’importance croissante de « l’or noir »

15Au cours de la transition démocratique, les relations du KMT avec les principaux acteurs économiques et les factions locales connurent des changements majeurs. La libéralisation politique et économique renforça les capacités d’action des factions locales et du monde des affaires, puisqu’ils purent dès lors se développer et former des alliances. Cela transforma leurs relations clientélistes avec le KMT (essentiellement avec son « courant principal », zhuliupai, dominé par Lee Teng-hui) en une relation d'interdépendante. Ainsi le « parapluie autoritaire » taiwanais se mua en un réseau de dépendances mutuelles.

16Afin de s’assurer le soutien du monde des affaires, le KMT introduisit de nouvelles rentes financières basées sur le foncier, sous la forme notamment de projets immobiliers, qui devinrent rapidement liées au secteur financier en plein essor. Dans le même temps, de nombreuses entreprises privées, dont le développement avait été entravé sous le régime autoritaire, se mirent à prospérer. Le faible encadrement institutionnel du marché, couplé aux besoins de financement des candidats, contribuèrent au développement de relations stratégiques à tous les niveaux entre les hommes d’affaires et les hommes politiques. Le nombre de candidats augmenta, tout comme le coût des campagnes. Les entreprises furent ainsi incitées à subventionner des candidats en échange d’une influence politique. Certains hommes d’affaires se portèrent eux-mêmes candidats à des charges politiques.

17Les factions locales se diversifièrent tant dans leurs structures que dans leurs sources de revenus. Elles pouvaient à présent former des alliances. La gestion du foncier et de projets immobiliers devinrent leur principale source de gains. De nombreuses factions locales s’allièrent avec les nouveaux groupes financiers, qui se sont multipliés au cours des années 1980, entraînant une diversification de ces associations aux intérêts complémentaires qui allaient désormais de la faction locale « traditionnelle » au groupe financier d’envergure nationale14. Les élections aux assemblées représentatives nationales permettaient désormais d’influer le gouvernement central ; en conséquence, le Yuan législatif devint l’objectif de ces acteurs. Leur nombre parmi les élus augmenta aussi sûrement que les pratiques de corruption dans les organes représentatifs15.

18En outre, les alliances des factions locales ne se limitèrent plus au KMT, désormais en concurrence avec le PDP aux élections de xian. Jouant un parti contre l’autre, cela a contribué à renforcer les factions. Comme la direction du PDP n’avait pas les moyens financiers du KMT, ses relations avec les factions prirent une autre forme ; les poids-lourds du PDP soutenaient les politiciens locaux en leur promettant des projets publics d’infrastructure et en leur rendant visite, soutenant ainsi leur image16.

19Bien entendu, les politiciens du PDP n’étaient pas à l’abri des pièges de l’argent et du pouvoir. Certains d’entre eux furent également impliqués dans des affaires louches, et de nombreux élus locaux du PDP ont été suspectés d’avoir des relations avec la pègre17. « Certains des mieux élus du PDP appartiennent à des factions locales ; être affilié à l’opposition n’empêche pas les candidats de réunir des tiao-a-ka (des courtiers en votes), de distribuer des protections et d’acheter des votes »18. De même, l’achat de votes dans les élections primaires du PDP est devenu un motif d’embarras pour le parti19. Cependant, la corruption et l’achat de votes au sein du PDP ne sont pas aussi systématiques qu’au KMT, et on peut affirmer qu’ils ne sont pas tolérés par les autorités centrales du parti.

Tableau 1 Révisions législatives proposées dans le cadre du « Programme d’action pour balayer l’or noir » du ministère de la justice

Tableau 1 Révisions législatives proposées dans le cadre du « Programme d’action pour balayer l’or noir » du ministère de la justice

Sources : République de Chine, ministère de la Justice, Fawubu saochu heijin xingdong fang’an zhi jinxing qingxing ji xuxiao baogaobiao (Rapport sur l’application et les effets du Programme pour balayer le crime organisé et la corruption, du ministère de la Justice), http://www.moj.gov.tw/​chinese/​d3_5_detail.aspx?jobtype=14&jobid=1300000002, 2000, consulté en mars 2004 ; République de Chine, ministère de la Justice, Saochu heijin xingdong fang’an houxu tuidong fangan (suite au Programme pour balayer le crime organisé et la corruption), http://www.moj.gov.tw/​chinese/​d3_5_detail.aspx?jobtype=14&jobid=1300000002, 2000, 2000, consulté en mars 2004 ; avant-projets de lois.

20Ce contexte assura la voie à l’entrée du crime organisé au Yuan législatif et sur les scènes politiques locales. La répression contre les achats de votes fit jouer aux groupes mafieux le rôle de médiateurs car les lourdes condamnations sanctionnant l’achat de votes dissuadèrent beaucoup de courtiers en votes traditionnels20. Ces individus agirent également en tant que gardes du corps ou malfrats faisant chanter les candidats de l’opposition en échange de paiements et d’une protection politique21. Evidemment à partir du moment où une faction locale employait des gangsters pour combattre ses adversaires politiques par des moyens illégaux, la faction d’opposition était tentée de lui emboîter le pas.

21Par ailleurs, les gangsters qui avaient fait fortune en participant à des projets immobiliers ou à des affaires illégales devinrent particulièrement vulnérables aux extorsions diverses de leurs protecteurs et à des coups de filet contre le crime organisé. Pour se protéger de nombreux malfrats briguèrent eux-mêmes des charges politiques afin de jouir d’une immunité. C’est ainsi que des chefs de gangs présidèrent des Commissions d’Administration de la Police (jingzheng xiaozu) dans les assemblées locales, supervisant ainsi la section locale de police22. De même, au Yuan législatif, les députés impliqués dans des procès recherchaient souvent un siège à la commission judiciaire. Lo Fu-chu, le chef présumé de Tiandaomeng (la Société du Ciel et de la Terre), l’un des plus gros syndicats du crime de Taiwan, fut même l’un des trois présidents de la Commission23. Le Shangye zhoubao (Business Weekly) rapportait en 1999 que les députés ayant un passé mafieux exerçaient une influence considérable au Yuan législatif, menaçant leurs collègues ou employant comme assistants des hommes armés24.

Les efforts d’assainissement sous le KMT

22Si l’alliance du KMT avec les factions locales et les intérêts financiers lui a permis de conserver le pouvoir, le prix à payer fut élevé. La qualité du processus politique s’est dégradée, et le mécontentement croissant de la population contre la vénalité des hommes politiques et l’influence de la pègre s’accompagnèrent d’un sentiment d’inefficacité de la politique25. La majeure partie de la responsabilité fut attribuée au KMT26. En d’autres termes, pour le KMT, le coût en termes de légitimité pour maintenir le régime augmenta brusquement. Cela avait probablement été prévu par la direction centrale du parti qui, dès la fin des années 1960, avait pris des mesures pour ne pas trop dépendre de forces sociales qui pouvaient par la suite se révéler difficiles à maintenir sous contrôle. L’échec de ces mesures s’explique clairement en termes institutionnels.

23Les réformateurs du KMT découvrirent vite que changer les règles du jeu politique allait probablement coûter plus cher que le simple maintien du régime ; en conséquence, le KMT passa, dans sa lutte contre « l’or noir », d’une politique dirigée contre les causes à des mesures s’attaquant aux symptômes. Le courant majoritaire au sein du parti réalisa qu’une complète démocratisation pouvait soit conduire à la subversion du processus par les forces conservatrices toujours influentes, soit mener au pouvoir le PDP. En outre, un changement considérable du système politique était difficile étant donnés les dommages que pouvaient occasionner des réformes constitutionnelles – sans parler de l’adoption d’une nouvelle Constitution – sur les relations avec la Chine continentale.

24Le KMT fit le choix de maintenir le régime. Cela le mit face à un dilemme : la nécessité de limiter la perte de légitimité résultant de l’alliance avec les factions locales et celle de pouvoir continuer à se reposer sur cette alliance. Dans ce processus d’apprentissage, la politique du KMT passa d’une tentative de s’affranchir des factions locales et des intérêts financiers à un mélange d'accommodements et de condamnations sélectives. Cependant, plus la transition démocratique avançait, plus forts étaient ceux dont le parti tentait de s’affranchir. Inversement, la capacité organisationnelle du KMT fut sévèrement affaiblie après le décès de Chiang Ching-kuo. Le parti fut déchiré par des batailles entre clans. Finalement, aucune des factions du parti ne put se maintenir au pouvoir sans l’aide des groupes que le parti avait initialement cherché à combattre. Le KMT perdait ainsi la bataille contre « l’or noir ».

25En 1968, le KMT commença à prendre ses distances avec les factions locales en nommant progressivement aux élections locales des cadres du parti à la place de candidats appartenant à des factions. Selon Chen Ming-tong, cette stratégie fonctionna plutôt bien, jusqu’en 1977 : « Cette année-là, le KMT perdit quatre sièges de maires, vingt et un sièges à l’Assemblée provinciale, et souffrit de “l’incident de Chungli”. C’était un recul sans précédent pour le KMT, qui amorça le processus de démocratisation de Taiwan »27. Ce revers incita le Parti Nationaliste à se reposer à nouveau davantage sur les factions locales dans les élections, bien qu’à travers des mécanismes différents. À partir du début des années 1980, la tenue d’élections primaires incitait les membres des factions locales à adhérer au KMT et à concourir pour la nomination contre des candidats n’appartenant pas à des factions. Le KMT alla à nouveau trop loin quand il augmenta soudainement le nombre de candidats non issus de factions lors des élections primaires de 1989 : il enregistra des « reculs sans précédents »28 aux élections du Yuan législatif, de l’Assemblée provinciale, et aux postes de maires. Ces replis marquèrent la fin des efforts du KMT pour contrôler les factions locales. La division, suite à la mort de Chiang Ching-kuo, opposa Lee Teng-hui et ses partisans (la « faction majoritaire ») à différents autres groupes. Cette lutte renforça le poids des factions locales et des entrepreneurs taiwanais lorsqu’ils devinrent les partenaires de Lee dans son ascension vers le sommet du pouvoir. La « faction majoritaire » devint « à de nombreux égards, un agrégat de factions locales »29. Cette situation perdura tout au long de la présidence de Lee.

26Le KMT se mit à réprimer l’achat de votes, ce qui lui permettait de combattre les pratiques les plus illégitimes associées aux factions. Lors des élections de chefs de xian de 1994, le gouvernement lança la plus grande campagne de répression de son histoire contre l’achat de votes. 257 personnes furent reconnues coupables, soit 30 % des élus des assemblées locales et à peu près tous les chefs de xian30. Cela lui aliéna fortement les factions locales, et Chen Ming-tong indique qu’il y a un lien direct entre cette répression et le désastre électoral du KMT dans les élections législatives suivantes. Le même auteur laisse également entendre que James Soong, le gouverneur de la province et rival de Lee, en profita pour étayer les bases de son propre pouvoir en renforçant ses liens avec les factions locales. Grâce à une faille dans la loi de finance, Soong sillonna l’île pour se faire réélire au poste de gouverneur de la province et arrosa plus de 300 villes et villages avec des promesses de projets dont le coût s’élevait à près de 80 milliards de NT$31. Soong remporta l’élection avec 56,22 % des votes. Cette élection et le fait qu’il était quasi impossible de faire comparaître les personnes impliquées devant la justice32 ont probablement incité le gouvernement de Lee à ne pas poursuivre cette stratégie répressive.

27Le KMT sévit également contre le crime organisé. Une fois de plus, la direction du parti se retrouva dans situation inextricable : certains candidats au niveau local (la plupart issus de factions locales) prenaient appui sur des éléments mafieux durant leurs campagnes électorales et souvent même après leur prise de fonction. D’autre part, l’opinion publique était de plus en plus préoccupée par la dégradation de l’ordre public. Comme le dit Tien Hung-mao : « Le KMT se trouve maintenant dans une situation sans issue. Un échec des poursuites des parties coupables renforcerait l’image d’un appareil politique corrompu du KMT. Alors que des poursuites victorieuses, qui pourraient concerner les assemblées de la plupart des villes et des xian, pourraient ébranler sévèrement les fondations locales du KMT. Sans le soutien des factions locales et de leurs pratiques controversées d’obtention des votes, le parti au pouvoir pourrait être confronté à une impressionnante réduction de sa base d’électeurs »33.

28Selon Chin Ko-lin, ce dilemme conduisit l’administration du KMT à adopter une stratégie de harcèlement sélectif34. Ces tièdes tentatives de combattre le crime organisé ne réglèrent pas le problème de la mafia, mais au contraire l’aggravèrent.

29Le premier coup d’arrêt majeur contre le crime organisé fut « l’Opération coup de balai ». Plus de 400 personnalités furent arrêtées et nombres d’entre elles envoyées dans des camps de redressement, pour n’être libérées que quatre ans plus tard35. Cette stratégie produisit des effets contraires aux intentions du gouvernement. Premièrement, certains chefs de gangs qui purgeaient ensemble leur peine conclurent des alliances, élargissant ainsi leur rayon d’action. Deuxièmement, à leur sortie de prison, ils furent confrontés à ceux qui avaient pris leur succession, ce qui conduisit à une guerre des gangs et à un déclin du code de conduite qui existait entre ces groupes, élevant le niveau général de violence du crime organisé36. Troisièmement, afin de se protéger, les membres d’organisations criminelles ne se contentèrent plus de compter sur la protection des politiciens, mais recherchèrent eux-même des charges politiques37.

30Le succès de cette opération, et d’autres de moindre envergure, est discutable, comme l’admet un agent du Bureau d’investigation du ministère de la Justice : « La répression de Yi-ching [Coup de Balai] fut un échec. Après cela, nous avons dû faire plus d’opérations pour rafler les criminels. Si cela avait été un succès, pourquoi aurait-il fallu lancer des opérations anti-crime encore plus massives ? Plus on balaye, plus il y a de membres des heidao [mafia]. Nous devons repenser notre politique »38. Lorsque Liao Cheng-hao, le principal instigateur des coups de filets post-Opération coup de balai, donna soudain sa démission en 1998, les efforts pour brider le crime organisé diminuèrent39.

31La description des mesures anti-» or noir » du KMT serait incomplète sans mentionner l’adoption de plusieurs lois importantes. En 1993, la « Loi de déclaration des biens des agents de la fonction publique » (gongzhi renyuan caichan shenbaofa) fut votée contre la volonté de la direction du KMT et considérée comme une avancée majeure vers la responsabilité devant la population des membres du gouvernement. Cette loi stipule que les membres de la fonction publique doivent déclarer annuellement leurs biens financiers au Yuan de contrôle40 qui publie les données41. Cependant cette loi s’est révélée inefficace pour trois raisons principales. Premièrement, les sanctions qu’elle prévoit sont très légères. Le refus d’une enquête n’est puni que de 20 000 à 100 000 NT$42, les fausses déclarations n’entraînent qu’une amende de 60 000 à 300 000 NT$43. D’autre part, étant donné que le Yuan de contrôle manque de ressources pour vérifier de manière aléatoire ne serait-ce qu’un dixième des rapports remis, tricher sur les déclarations ne fait pas courir de grands risques. Même les cas notoires, impliquant des milliards de dollars et des poids-lourds de la politique n’écopent que d’une simple amende. Bien sûr, le Yuan de contrôle pourrait poursuivre les investigations pour voir si les faux rapports ne couvrent pas l’infraction d’une autre loi. Mais, et c’est la troisième raison du manque d’efficacité de cette loi, il le fait rarement44.

32La Loi de prévention du crime organisé fut adoptée en 1996 pour compléter la très controversée Loi anti-banditisme, votée en 1955, révisée en 1981 et déclarée en partie anticonstitutionnelle en 199545. Cette loi prévoit des amendes drastiques pour les personnes impliquées dans des organisations criminelles. Sur la base de ce texte, 675 personnes furent arrêtées dans l’Opération Chih-ping, qui suivit l’Opération coup de balai, d’août 1996 à juin 1998. 162 d’entres-elles furent envoyées dans la prison de l’Ile Verte, dont 35 étaient des élus de niveau local46. Malgré ces résultats, et à cause d’une application désordonnée son impact sur l’implication de la mafia en politique fut négligeable. Parmi ces 35 élus, seuls 8 provenaient du niveau ville/district. D’après l’ex-ministre de la Justice Liao Cheng-hao, le nombre d’élus de ce niveau impliqués dans des organisations criminelles s’élèverait à 260, soit environ un tiers du total47.

33En janvier 2000, le Yuan législatif adopta la Loi de protection des témoins (zhengren baohufa), qui avait été rédigée et introduite à plusieurs reprises dans le processus législatif par le ministère de la Justice entre 1996 et 1998. Comme le KMT perdit les élections présidentielles juste deux mois après, la loi ne fut pas appliquée sous son gouvernement, mais servit de base aux mesures anti-» or noir » de la nouvelle administration.

Le programme de lutte contre « l’or noir » de l’administration Chen Shui-bian

34Le PDP était le parti d’opposition que « l’autoritarisme à la structure en parapluie » cherchait à maintenir hors du champ politique. Par conséquent, rendre la scène politique taiwanaise plus juste et plus démocratique faisait partie de son programme de campagne depuis sa fondation en 1986. La place de l’argent en politique et la dépendance vis-à-vis des factions locales ne réduisaient pas seulement la qualité démocratique du régime, mais représentaient aussi un désavantage majeur pour le PDP car il n’avait ni l’organisation ni les moyens financiers d’entretenir un tel réseau. C’est selon nous la raison pour laquelle il s’est efforcé de changer les règles du jeu. Mais ses efforts furent sérieusement entravés par les résidus d’autoritarisme au sein de la bureaucratie et par son statut minoritaire au Yuan législatif. Le réajustement des institutions pouvait difficilement se faire sans passer par la loi.

35En juillet 2000, deux mois après sa prise de fonction, l’administration du PDP commença à mettre en œuvre son « Programme pour balayer le crime organisé et la corruption » (saochu heijin xingdong fangan). Son action était triple : la lutte contre le crime organisé ( saohei), contre la corruption (yantan) et contre la fraude électorale (chabai). Il s’agissait de promulguer de nouvelles lois, de réviser les lois existantes, d’établir des organisations anti-corruption et de restructurer les organisations gouvernementales déjà existantes48.

36Le dernier point, sans aucun doute la condition préalable sur laquelle reposait la réussite de l’ensemble du programme, se révéla le plus difficile à réaliser. Dans son effort pour établir une « administration anti-corruption » hautement centralisée, le nouveau ministre de la Justice, Chen Ding-nan annonça qu’il allait fusionner le service anti-corruption du Bureau des enquêtes du ministère (Ministry’s Investigation Bureau, MJIB) avec le Service d’éthique publique en un « Détachement spécial anti-corruption »49. Le MJIB, colonne vertébrale de l’appareil de sécurité intérieure sous la période autoritaire, était suffisamment puissant pour parvenir à s’opposer à ce projet, signe de la résistance de certaines institutions à la démocratisation. La situation de blocage entre Chen Ding-nan et le MJIB ne prit fin qu’au bout d’un an, quand le Yuan exécutif décida de remplacer son directeur50. Mais la législation sur une « agence anti-corruption » avec des pouvoirs de perquisition, de saisie et d’arrestation ne fut pas adoptée par le Yuan législatif.

37La pluralité des institutions en jeu rend la lutte contre « l’or noir » difficile. Les responsabilités sont partagées entre le MJIB, le Service d’éthique publique et le Yuan judiciaire, sous les auspices duquel fut établi un « Centre d’Investigation sur l’or noir » (BGIC en anglais). Le BGIC, installé dans les bureaux du Procureur de la Haute Cour de Justice, supervise quatre « sections d’enquêtes spécialisées » à Taipei, Taichung, Tainan et Kaohsiung. Réunissant procureurs et enquêteurs, elles sont autorisées à donner des ordres aux procureurs de districts locaux, aux agents du MJIB, ainsi qu’aux officiers de l’armée et de la police ; elles constituent la pierre angulaire du travail d’enquête anti-» or noir ».

38Le passé autoritaire de Taiwan où les directives du Parti et les arrangements informels étaient plus importants que les règles légales signifiait qu’on ne disposait que de bases légales fragiles sur lesquelles construire des institutions démocratiques. Bien que Taiwan soit devenu formellement une démocratie, le cadre légal autorisait des pratiques incompatibles avec les principes démocratiques. Ainsi, les « prêts » et les « donations » aux députés, le trafic d’influence et le délit d’initié n’étaient pas illégaux51. La construction d’un nouvel ordre était compliquée par le fait que le Yuan législatif était toujours dominé par les intérêts représentant « l’ancien ordre ». Néanmoins, le ministère de la Justice conçut un plan ambitieux de réformes juridiques. Il s’agissait d’une part de réviser le dispositif légal existant (les Lois électorales, la Loi sur les fonctionnaires de l’administration publique, la Loi de déclaration des biens des agents de la fonction publique, la Loi sur le contrôle du blanchiment d’argent, et le Statut pénal anti-corruption (voir Tableau 1). Et d’autre part de rédiger de nouveaux textes (Loi sur les partis politiques, Loi sur la disposition de biens acquis illégalement par les partis politiques, Loi sur les groupes d’influence, Loi sur les dons aux partis politiques et Loi sur la prévention des conflits d’intérêts, Tableau 2).

Lois proposées dans le cadre du « Programme d’action pour balayer l’or noir » du Ministère de la justice

Lois proposées dans le cadre du « Programme d’action pour balayer l’or noir » du Ministère de la justice

Sources : Ibid tableau 1.

39Le troisième volet du combat contre « l’or noir » était les enquêtes conduites par le Centre d’investigation sur l’or noir et d’autres agences, qui sévissaient contre l’achat de votes, la corruption (spécialement dans les projets de chantiers publics), la fraude judiciaire et le crime organisé. Ces enquêtes furent considérées comme à l’origine des élections les plus propres jamais organisées à Taiwan. Les élections au Yuan législatif de décembre 2001 furent accompagnées de campagnes massives visant à dissuader la population d’accepter de l’argent en échange de son vote et par une répression massive des commanditaires de votes et des élus qui les avaient embauchés. Le ministère de la Justice considéra le nombre de personnes inculpées comme l’indicateur principal du succès de son entreprise. Le nombre d’élus de tous niveaux accusés de corruption et d’achat de votes s’éleva de 152 en mars 2001 à 317 en août 2001 puis à 1 272 en mars 2004. Le nombre total de personnes mises en accusation fut alors de 11 097 (sur 27 986 poursuivies). Parmi ceux qui passèrent en jugement, 1 641 furent déclarés coupables, et 1 534 non coupables52. Les personnes jugées coupables n’étaient en aucune façon toutes liées au KMT, au PFP ou aux députés indépendants. Certains élus du PDP furent également reconnus coupables. L’action du gouvernement ne fut pas partiale et n’aurait pas pu l’être, étant donné la surveillance minutieuse exercée par l’opinion publique et l’opposition.

L’impact du programme anti-« or noir »

40Bien que ces fréquents « coups de balai » contre l’achat de votes et le crime organisé menèrent devant la justice les gangsters taiwanais les plus notoires et exercèrent un effet dissuasif contre l’achat de vote, certains se sont interrogés sur le respect des droits de l’homme dans les procédures. En effet, dans certains cas, les procureurs ont été trop zélés et ont placé sur écoute des lignes téléphoniques sans supervision judiciaire et ont conduit des enquêtes sans mandat53. De même, le projet d’amendement par le gouvernement de la Loi électorale, qui devrait empêcher les personnes suspectées de liens avec des organisations criminelles, de participer à des élections, suscita de nombreuses controverses. Certains ont soutenu que le suspect deviendrait alors un « prisonnier politique ». En outre, cette clause ne prenait en compte que les liens avec le crime « organisé », difficile à définir.

41Un autre indice du succès de la croisade contre la corruption et l’achat de vote de Chen Shui-bian est la situation pécuniaire des organisations à l’origine de la corruption des hommes politiques. En juillet 2001, Chen Shui-bian fit la promesse de fermer, de fusionner ou de faire racheter par des banques publiques les 35 organisations les plus moribondes, dont 27 établissements de crédit dépendant d’associations d’agriculteurs. Le gouvernement consacra 140 milliards de NT$, dans le cadre d’un « fond d’apurement », pour débarrasser ces organisations de leurs mauvaises créances (qui en fait dépassaient les 210 milliards de NT$)54. À nouveau les résultats sont ambivalents. La part des crédits non remboursés à la date fixée est passée d’un record inégalé de 18,29 % en juin 2002 à 13,39 % en janvier 2004. Le cautionnement de 48 coopératives locales de crédits, dont les retards de paiements furent diminués de moitié passant de 13,08 % à 6,94 % sur cette période, fut un vrai succès. Cependant, dans le cas des établissements de crédit des 314 associations de pêcheurs et d’agriculteurs, autrement dit les « machines à sou » les plus importantes de la politique locale, les résultats sont moins brillants. Leurs retards de paiement diminuèrent simplement de 3,73 %, passant de 21,44 % en juin 2002 à 17,71 % en janvier 2004. Quant aux fermetures, fusions ou rachats, on se débarrassa de 13 coopératives de crédit, de 34 établissements dépendant d’associations d’agriculteurs et de 2 établissements de crédit dépendant d’associations de pêcheurs55.

42Le succès est donc mitigé. On peut difficilement considérer l’administration du PDP comme responsable, étant donné que tous les projets cités ont été soumis et fréquemment réintroduit pour un nouvel examen au Yuan législatif. Mais la plupart d’entre eux furent rejetés par une alliance du KMT, du PFP et des élus indépendants, qui auraient subi de lourdes pertes. Malgré cela, la Loi sur la prévention des conflits d’intérêts concernant les agents de la fonction publique fut adoptée le 1er juillet 2000, et celle sur les dons aux partis politiques le 18 mars 2004, deux jours seulement avant l’élection présidentielle. Les scandales, la pression de l’opinion publique et le combat du KMT pour se donner l’image d’un parti propre furent probablement des facteurs majeurs qui facilitèrent le passage de la Loi sur les dons aux partis.

43Bien que ces lois consolident le processus démocratique, celui-ci n’est pas achevé. En particulier, les Lois sur les groupes d’influence et celle sur les partis politiques attendent encore d’être votées. Et l’adoption ne suffit pas. Restera à appliquer ces textes. Certaines lois ne sont sanctionnées que par des amendes mineures (comme la Loi de déclaration des biens), d’autres se contredisent (comme les cinq lois régulant le processus législatif avec la Loi sur la prévention des conflits d’intérêts et, si elle est adoptée, la Loi sur les groupes d’influence), et d’autres encore ne sont pas strictement appliquées (la Loi sur les conflits d’intérêts, la Loi de déclaration des biens et la Loi sur le blanchiment d’argent). Cela s’explique par la pluralité des agences concernées et l’insuffisance de leur personnel et de leurs moyens56. Cela tient également pour partie aux blocages du Yuan législatif, et pour partie aux résistances de la bureaucratie. Enfin, l’inexpérience du gouvernement est aussi en cause57.

44Toutefois, comme l’ont montré Shangmao Chen et Chengtian Kuo, l’influence de « l’or noir » sur le régime taiwanais fut réduite de manière significative parce que la nouvelle administration ne pouvait pas adopter la position précédemment occupée par le KMT de pivot au centre d’un réseau informel58. Avec la libéralisation économique, les grands conglomérats ont été confrontés à la concurrence et ont vu leur influence politique s’affaiblir. Nombre de ces conglomérats, dont ceux possédés par le KMT, subirent de lourdes pertes. En outre, la nouvelle administration remplaça les personnes-clés dans les entreprises et les banques d’Etat ainsi que dans la bureaucratie, contribuant encore à affaiblir les anciennes structures. Le simple fait que l’opposition ait été capable de prendre le pouvoir des mains du KMT et qu’elle applique les règles qu’elle a créées a ainsi été un facteur décisif contribuant à assainir la vie politique.

45Le passé autoritaire de Taiwan a rendu la consolidation de la démocratie taiwanaise extrêmement difficile. Les arrangements informels, incompatibles avec les principes démocratiques, ont non seulement persisté après la démocratisation, mais ont échappé à tout contrôle. La corruption et le crime organisé existaient bien sûr avant les années 1990, mais ils sont devenus un phénomène rampant lorsque la « faction dominante » du KMT se mit à nouer des alliances avec des factions locales, des hommes d’affaires influents et même des mafieux pour se défendre contre l’opposition à l’extérieur ainsi qu’à l’intérieur du parti. Cela créa un environnement politique où l’influence s’achetait, qui mina tant la responsabilité politique que l’efficacité économique.

46Il y a eu continuité entre l’administration du KMT et celle du PDP car toutes deux ont eu pour objectif de lutter contre les insuffisances des institutions. Que le gouvernement de Chen Shui-bian ait utilisé la même appellation pour son programme anti-» or noir » que celle utilisée auparavant par l’administration de Lee Teng-hui, en est une illustration symbolique. L’appellation « Programme pour balayer le crime organisé et la corruption » n’a pas été inventée par le PDP59. Une évaluation sommaire de ce programme publiée en 1998, le « Livre Blanc sur le balayage du crime organisé et de la corruption » (saohei baipishu), fut présentée à Chen Shui-bian, alors candidat à l’élection présidentielle, par l’ex-ministre de la Justice Liao Cheng-hao en 199960.

47Il y a toujours eu des individus et des groupes sincères dans leur lutte anti-corruption au sein du KMT61. À l’inverse, sous le gouvernement Chen Shui-bian, certains fonctionnaires et représentants PDP de niveau local furent également impliqués dans des affaires. La différence entre les politiques anti-» or noir » des deux partis est probablement moins imputable à une différence de moralité ou de culture politique de leurs élites, qu’à l’encadrement institutionnel qui détermine leurs champs d’action. Le KMT a abandonné ses tentatives de réformes quand il s’est aperçu qu’une refonte institutionnelle allait certainement lui coûter plus cher que le maintien du système en place, du moins à moyen terme. Le PDP, en revanche, n’avait pas les moyens de perpétuer le système même s’il l’avait souhaité ; un changement institutionnel était donc la seule stratégie pertinente envisageable. Le PDP n’avait rien à perdre, et tout à gagner d’une réorganisation de l’appareil administratif, légal et financier et d’une lutte tous azimuts contre les acheteurs de votes, les mafieux et les politiciens corrompus. En n’agissait pas de la sorte, il risquait de basculer à nouveau dans l’opposition. Pourtant, les changements institutionnels et organisationnels se révélèrent difficiles. En conséquence, le PDP dut lui aussi prendre des mesures davantage orientées vers les symptômes que vers les causes pour prouver sa détermination ; mais il a obtenu sur ce plan plus de résultats que le KMT. D’importants « parrains » furent arrêtés, d’autres s’enfuirent du pays, et l’achat de votes diminua de manière significative. La bureaucratie devint plus assurée vis-à-vis du Yuan législatif, et l’influence politique des hommes d’affaires clients du KMT s’affaiblit.

48Ces résultats ne sont cependant pas irréversibles tant que les règles formelles organisant la politique taiwanaise restent incomplètes, contradictoires et dysfonctionnent en partie. Le PDP, inexpérimenté, a vu son action limitée par un corps législatif dominé par les pro-bleus. La récente élection présidentielle a confié au PDP un mandat pour poursuivre sa politique de réformes, les élections législatives de décembre 2004 décideront s’il en aura les moyens.

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Notes

1 Selon Robert Dahl, la démocratie libérale exige : 1. la liberté d’association ; 2. la liberté d’expression ; 3. le droit de vote ; 4. l’éligibilité aux charges publiques ; 5. le droit des dirigeants politiques de rivaliser pour obtenir soutiens et votes ; 6. le pluralisme de l’information ; 7. des élections libres et équitables ; 8. des institutions gouvernementales dont l’action est contrainte par des votes et d’autres expressions de préférence. Voir Robert Dahl, Polyarchy: Participation and Opposition, New Haven et Londres, Yale University Press, 1971, p. 3. Que Taiwan soit une démocratie libérale depuis les élections au Yuan législatif de 1992 est contesté. Selon Shelley Rigger, Taiwan n’est devenu une démocratie qu’au milieu des années 1990, avec le pluralisme de l’information télévisée. Voir Shelley Rigger, Politics in Taiwan: Voting for Democracy, Londres, New York, Routledge, 1999, pp. 195-196, fn. 13.
2 Chen Tung-sheng, Jinquan chengshi: difang paixi, caituan yu Taibei duhui fazhan de shehuixue fenxi (Ville du pouvoir de l’argent : analyse sociologique des factions locales, des groupes financiers et du développement métropolitain de Taipei), Taipei, Juliu, 1995.
3 Chen Ming-tung, Paixi zhengzhi yu Taiwan zhengzhi bianqian (La politique des factions et le développement politique de Taiwan), Taipei, Yuedan, 1995.
4 Voir Chen Ming-tong, Paixi zhengzhi et Joseph Bosco, « Taiwan Factions: Guanxi, Patronage, and the State in Local Politics », in Murray A. Rubinstein, (éd.), The Other Taiwan: 1945 to the Present, Armonk, M.E. Sharpe, 1994, pp. 114-144. Dans la suite du texte, le KMT renvoie à ce que Steven J. Hood a identifié comme le « courant majoritaire du parti », un groupe lâche de cadres du parti membres de factions locales et supportant Lee Teng-hui (voir Steven J. Hood, The Kuomintang and the Democratization of Taiwan, Boulder, Westview, 1997, p. 110). Le KMT n’a jamais été un parti monolithique.
5 Lin Chia-lung, « Jieshi Taiwan de minzhuhua » (Expliquer la démocratisation de Taiwan), in Wang Chen-huan et al. (éds.), Liang'an dangguo tizhi yu minzhu fazhan (Le système du parti sur les deux rives du détroit de Taiwan et le développement démocratique), Taipei, Yuedan, 1999, p. 102.
6 William Case, Politics in Southeast Asia: Democracy or Less, Londres, New York, Routledge, 2003, pp. 245-264
7 Robert Wade, « State Intervention in “Outward- Looking” Development: Neoclassical Theory and Taiwanese Practice », in Gordon White, Gordon (éd.), Developmental States in East Asia, Londres, St Martin's, 1988, pp. 30-67.
8 Chu Yun-han, Crafting Democracy in Taiwan, Taipei, Institute for National Policy Research, 1992, p. 134.
9 Chen Mingtong, Paixi zhengzhi, op. cit., pp.16-18.
10 Chen Ming-tung et Chu Yun-han, « Quyuxing lianhe duzhan jingji, difang paixi yu shengyiyuan xuanju: yi xiang shengyiyuan houxuanren beijing ciliao de fenxi, 1950-1986 » (Economie régionale oligopolistique, factions locales, et élections de l’Assemblée provinciale : une analyse du background socio-économique des candidats, 1950-1986), Proceedings of the National Science Council, Social Sciences and Humanities, vol. 2, n° 1, 1992, pp. 89-90.
11 Pour une description détaillée et de première main de ce processus voir Chan Pi-hsia, Maipiao canhuilu (Confession sur les achats de votes), Taipei, Shangzhou, 1999.
12 Shelley Rigger, Machine Politics in the New Taiwan: Institutional Reform and Electoral Strategy in the Republic of China on Taiwan, Unpublished PhD dissertation, Harvard University, 1994, pp. 94-98 et pp. 167-172.
13 Joseph Bosco, Taiwan Factions, op. cit., p. 122.
14 Chen Tung-sheng, Jinquan chengshi, op. cit,. pp. 36-38.
15 Xin xinwen (The Journalist), n° 319, p. 53.
16 Joseph Bosco, Taiwan Factions, op. cit., p138.
17 Chin Ko-lin, Heijin: Organized Crime, Business, and Politics in Taiwan, Armonk, M,E, Sharpe, 2003, p. 154.
18 Shelley Rigger, Politics in Taiwan, op. cit., p. 148.
19 Pour un exemple récent, voir Taipei Times (édition Internet), le 25 mai 2004.
20 Liao Chung-hsiung, Taiwan difang paixi de xingcheng fazhan yu zhibian (Les origines, le développement et les changements qualitatifs des factions locales à Taiwan), Taipei, Yunchen, 1997, pp. 180-181.
21 Chao Yung-mao, Taiwan difang zhengzhi de bianqian yu tezhi (Changements et caractéristiques de la politique locale taiwanaise), Taipei, Hanlu, 1997, p. 290.
22 Liao Chung-hsiung, Taiwan difang paixi, op. cit.,  pp. 179-180.
23 Lianhe bao (United Daily News), édition Internet, 22 septembre 2000.
24 Shangye zhoubao (Business Weekly), édition Internet, n° 605, 2000.
25 Voir par exemple Huang Kuang-kuo, « Tanwu wenti » (Le problème de la corruption), in Yang Kuo-chü et Yeh Chi-cheng (éds.), Taiwan de shehui wenti (Problèmes sociaux de Taiwan), Taipei, Juliu, 1991, pp. 485-486; Ershiyi shiji jijinhui (21st Century Foundation), Taiwanren kan zhengzhi (Comment les Taiwanais voient la politique), Taipei, Zhonghua weixinsuo, 1998, p. 54 et p. 145; Zhongyang yanjiuyuan minzuxue yanjiusuo (Academica Sinica, départment d’ethnologie), « Taiwan shehui bianqian jiben diaocha jihua: di san qi di yi ci diaocha jihua zhixing baogao »( Programme d’enquête sur les changement sociaux à Taiwan : premier rapport de la troisième période), 1995, <http://140.109.196.210/sc1/download/84q.pdf> (consulté en mai 2002), 112-113; Chang Yu-tzung, Wenhua bianqian yu minzhu gonggu: Taiwan minzhuhua jingyan de bijiaoguan (Evolution culturelle et consolidation démocratique : perspective comparative de la democratisation taiwanaise), thèse non publiée, National Chengchi University, 2000, p. 60 et p. 69.
26 Zhongyang yanjiuyuan minzuxue yanjiusuo, « Taiwan shehui bianqian jiben diaocha jihua », op. cit., p. 112.
27 Chen Ming-tong, « Local Factions and Elections in Taiwan’s Democratization », in Tien Hung-mao (éd.), Taiwan’s Electoral Politics and Democratic Transition: Riding the Third Wave, Armonk, Londres, M.E. Sharpe, 1996, p. 180.
28 Ibid, pp. 181-182.
29 Steven J. Hood, The Kuomintang and the Democratization of Taiwan, op. cit., p. 110.
30 Chen Ming-tong, Paixi zhengzhi, op. cit., pp. 250-253.
31 Ibid, pp. 254-55.
32 Les hommes politiques accusés jouissaient bien sûr d’une immunité contre les poursuites. Même condamnés, ils peuvent concourir à des charges politiques. Yen Ching-piao, l’ex-porte-parole du conseil du xian de Taichung qui fut condamné à douze ans de prison en raison de ces activités dans des organisations criminelles en est un exemple frappant. Il participa, alors qu’il était en prison, aux élections législatives de 2001 et fut élu.
33 Cité par Chin Ko-lin, Heijin, op. cit., pp. 191-192.
34 Ibid.
35 Ibid, pp. 168-170.
36 Chao Yung-mao, Taiwan difang zhengzhi, op. cit., p. 281; Chin Ko-lin, Heijin, op. cit., pp. 169-170.
37 Liao Chung-hsiung, Taiwan difang paixi, op. cit., pp. 179-180.
38 Cité dans Chin Ko-lin, Heijin, op. cit., p. 170.
39 Ibid, p. 178.
40 Gongzhi renyuan caichan shenbaofa, Art. 3.
41 Gongzhi renyuan caichan shenbaofa, Art. 6.
42 Gongzhi renyuan caichan shenbaofa, Art. 10.
43 Gongzhi renyuan caichan shenbaofa, Art. 11.
44 Taipei Times, édition Internet, 12 juillet 2001.
45 Chin Ko-lin, Heijin, op. cit., p. 263.
46 Zhongguo shibao (China Times), édition Internet, 18 novembre 1998.
47 Zhongguo shibao, édition Internet, 25 mai 1997.
48 République de Chine, ministère de la Justice, Fawubu saochu heijin xingdong fang’an zhi jinxing qingxing ji xuxiao baogaobiao (Rapport sur l’application et les effets du Programme pour balayer le crime organisé et la corruption, ministère de la Justice), <http://www.moj.gov.tw/chinese/d3_5_detail.aspx? jobtype=14&jobid=1300000002>, 2000, consulté en mars 2004 ; Republique de Chine, ministère de la Justice, Saochu heijin xingdong fang’an houxu tuidong fangan (Suite au Programme pour balayer le crime organisé et la corruption), <http://www.moj.gov.tw/chinese/d3_5_detail.aspx? jobtype=14&jobid=1300000002>, 2002, consulté en mars 2004.
49 Taipei Times, édition Internet, 30 mai 2000.
50 Taipei Times, édition Internet, 5 août 2001.
51 Christian Göbel, « Towards a Consolidated Democracy ? Informal and Formal Institutions in Taiwan's Political Process », article préparé pour l’Assemblée Annuelle de l’APSA, San Francisco, 30 août - 2 septembre 2001.
52 République de Chine, ministère de la Justice, Fawubu suo shu ge difang fayuan jianchashu banli saohei, yantan, chahui anjian tongji zhoubaobiao (Tableaux statistiques sur les affaires dans le cadre de la lutte contre le crime organisé, la corruption et la fraude électorale traitées par les cours locales sous le ministère de la Justice), <http://www.moj.gov.tw/chinese/d3_5_detail.aspx?jobid=1300000423&jobtype=14>, 2004, consulté en mars 2004.
53 The China Post, édition Internet, le 25 octobre 2001.
54 Taipei Times, édition Internet, le 13 juillet 2001.
55 République de Chine, ministère des Finances, Bureau des affaires monétaires, Jinrong jigou yufang bilü (Ratios de mauvaises créances des organisations financières), <http://www.boma.gov.tw/files/sta/index-10.xls>, 2004, consulté en mars 2004.
56 Christian Göbel, « Towards a Consolidated Democracy? », op. cit.
57 Brian Kennedy, « À Report Card on Chen’s First Year », Taipei Times, édition Internet, 22 mai 2001.
58 Chen Shangmao et Kuo Chengtian, « The Growth of Casino Capitalism: Mixed Reforms of the Financial Institutions », article présenté à la conférence « Challenges to Taiwan's Democracy in the Post-Hegemonic Era », Hoover Institution, Stanford, 31 octobre – 1 novembre 2002.
59 Voir Zhongguo shibao, édition Internet, le 18 novembre 1998.
60 Zhongguo shibao, édition Internet, 16 novembre 1999.
61 En dépit de ses liens avec les factions locales et même des gangsters, Lee Teng-hui pourrait bien avoir été un de ceux-là. Selon lui, la construction d’une démocratie saine justifiait presque tous les moyens, dont des moyens non démocratiques. Il ne voyait pas non plus de contradiction à se battre pour la démocratie en faisant chanter les opposants politiques au moyen d’informations confidentielles collectées par des espions (voir Lee Teng-hui, Taiwan de zhuzhang (With the People Always in My Heart), Taipei, Yuanliu, 1999, p. 93). Toute évaluation normative de l’héritage politique de Lee ou même de son intégrité morale devra juger dans quelle mesure la fin démocratique justifie l’utilisation de moyens non démocratiques.
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Table des illustrations

Titre Tableau 1 Révisions législatives proposées dans le cadre du « Programme d’action pour balayer l’or noir » du ministère de la justice
Légende Sources : République de Chine, ministère de la Justice, Fawubu saochu heijin xingdong fang’an zhi jinxing qingxing ji xuxiao baogaobiao (Rapport sur l’application et les effets du Programme pour balayer le crime organisé et la corruption, du ministère de la Justice), http://www.moj.gov.tw/​chinese/​d3_5_detail.aspx?jobtype=14&jobid=1300000002, 2000, consulté en mars 2004 ; République de Chine, ministère de la Justice, Saochu heijin xingdong fang’an houxu tuidong fangan (suite au Programme pour balayer le crime organisé et la corruption), http://www.moj.gov.tw/​chinese/​d3_5_detail.aspx?jobtype=14&jobid=1300000002, 2000, 2000, consulté en mars 2004 ; avant-projets de lois.
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Titre Lois proposées dans le cadre du « Programme d’action pour balayer l’or noir » du Ministère de la justice
Légende Sources : Ibid tableau 1.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Christian Göbel, « Décapiter l’hydre : le combat contre la corruption politique et le crime organisé »Perspectives chinoises [En ligne], 85 | septembre-octobre 2004, mis en ligne le 01 septembre 2007, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/680

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Auteur

Christian Göbel

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