Antoine Kernen, La Chine vers l’économie de marché. Les privatisations à Shenyang
Texte intégral
1Antoine Kernen, enseignant et chercheur à l’Université de Lausanne, publie là un ouvrage qui rassemble les résultats de près de dix années d’enquête à Shenyang, capitale de la province du Liaoning. Certains ont déjà fait l’objet de publication dans Perspectives chinoises1. Il s’agit donc d’une monographie sur la métropole industrielle du Nord-Est chinois où le désengagement de l’Etat de la gestion directe de l’économie a créé une crise sans précédent.
2L’auteur s’appuie extensivement sur la presse locale dont il est familier. Il mobilise les travaux effectués par ses collègues chinois, et a eu accès à un certain nombre de documents du Parti à diffusion interne. A cela s’ajoutent des entretiens avec différents acteurs de la ville, chômeurs, entrepreneurs ou responsables municipaux. Antoine Kernen a choisi d’étudier la transition de l’économie planifiée vers l’économie de marché non pas du point de vue des politiques publiques, mais des acteurs individuels concernés. Il s’intéresse donc aux stratégies mises en œuvre par les habitants de Shenyang au cours des années 1990, à ce qu’il appelle la « privatisation par le bas ».
3L’ouvrage s’inscrit en faux contre l’idée que la notion d’Etat est obsolète et montre au contraire que celui-ci reste un acteur central de la transition, même si ses modalités d’intervention se transforment. Les privatisations consacrent un nouveau type d’Etat, pas moins acteur que par le passé, mais dont l’action est plus indirecte et moins centralisée. D’un côté le gouvernement privatise, de l’autre il développe des politiques interventionnistes et sociales.
4L’ouvrage est composé de deux parties. La première, et la plus longue, revient sur le processus proprement dit de privatisation. Antoine Kernen fait d’abord une étude sociologique diachronique des entrepreneurs privés, montrant – ce qui est désormais bien connu – que le secteur privé est composé à l’origine d’exclus de l’économie socialiste avant d’accueillir des groupes mieux insérés dans la société urbaine. Au-delà de la seule dimension idéologique, l’incertitude que l’Etat et l’administration ont réussi à maintenir tout au long des réformes autour du secteur privé s’est transformée en mode de gestion. Ce faisant, les autorités ont contrôlé le développement du secteur privé et en ont choisi les principaux bénéficiaires. Les hésitations et les incertitudes politiques qui ont marqué l’évolution du secteur privé ont empêché une réelle institutionnalisation de la gestion de ce secteur par l’Etat, mais ont permis à des entrepreneurs triés sur le volet de bénéficier de rentes de situation. Mais ce système de distribution de faveurs au cas par cas n’a pas donné naissance à une conscience de ce groupe.
5Est ensuite abordée la lente privatisation des entreprises d’Etat. Antoine Kernen conduit une analyse sociologique, centrée sur les acteurs et la transformation de leurs pratiques. De fait, le fonctionnement de ces entreprises s’est amélioré : loin d’être incapables de s’adapter, elles ont été l’un des principaux moteurs des réformes. Même déficitaires, les entreprises d’Etat n’en ont pas moins soutenu et entretenu la transition, notamment en parrainant de nombreuses nouvelles entreprises. Les entreprises d’Etat ont développé des excroissances productives qui ont servi de base à des stratégies individuelles d’enrichissement.
6La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au rôle de l’Etat pendant la transition. Acteur de la modernisation technologique, l’Etat central contrôle les flux d’investissements (notamment ceux venus de l’étranger) et les prêts bancaires. Un des objectifs de la municipalité de Shenyang a été de développer des groupes industriels pouvant résister à la concurrence internationale. Outre une politique industrielle interventionniste, les pouvoirs municipaux pratiquent un « localisme » économique, régulant les marchés au profit des producteurs locaux.
7Enfin, Antoine Kernen analyse les modalités de la gestion par l’Etat de la pauvreté. Les politiques de réemploi sont au centre des préoccupations de la municipalité ; et la précarisation de l’emploi due à la privatisation s’accompagne d’un nouvel engagement des autorités. Selon l’auteur, plus encore que dans la modernisation économique, c’est dans la prise en charge du système social que l’Etat chinois manifeste son interventionnisme. L’Etat reprend à son compte une partie des charges sociales des entreprises, et tente de mettre en place les bases d’un système social généralisé. Sa présence dans ce champ tient moins à la survivance d’une conscience sociale communiste qu’à des raisons sécuritaires Il s’agit de couper l’herbe sous le pied à une possible mobilisation ouvrière.
8Plusieurs points méritent d’être soulignés. C’est d’abord la fécondité d’une analyse monographique. Certes, Antoine Kernen analyse la situation propre à Shenyang, et plus largement au Nord-Est de la Chine, et d’autres travaux ont montré que les dynamiques à l’œuvre dans les nouveaux pôles de la croissance chinoise (le Zhejiang ou le Guangdong) étaient différentes. Mais l’ouvrage met en évidence l’importance de l’échelon local dans l’appareil administratif chinois. Les responsables locaux n’ont plus pour mission de simplement répercuter les ordres venus d’en haut, mais sont devenus désormais « les acteurs centraux de la nouvelle gouvernementalité ». Dans la mesure où l’action des administrations varie considérablement d’une province à l’autre, le local est l’échelon approprié d’étude de la recomposition de l’Etat.
9Inspiré par les théories du « sentier de la dépendance », Antoine Kernen insiste sur l’enracinement historique de la transition. Il montre que les pratiques individuelles qui ont contribué à construire l’économie de marché sont fortement enracinées dans les structures organisationnelles existantes. Ainsi, les danwei, même en pleine déliquescence, conservent un rôle central en termes d’identité pour les urbains et comme carrefour d’un grand nombre de leurs réseaux sociaux. Beaucoup d’urbains se sont appuyés sur cette institution économique et sociale pour mettre en place des stratégies individuelles de reconversion.
10Il faut souligner la qualité du travail d’enquête d’Antoine Kernen qui donne la parole non seulement aux décideurs politiques et économiques, mais aussi aux victimes de la recomposition de l’économie et de la société. On citera pour exemple les pages dans lesquelles il donne à voir le déroulement d’une manifestation d’ouvriers qui réclament à la mairie de Shenyang le paiement de leurs arriérés de retraite (pp. 246-247). L’action quotidienne des plus démunis contribue, au même titre que les décisions des responsables administratifs, à la métamorphose de l’Etat.
11Cette riche monographie emprunte de nombreuses voix. Même si Antoine Kernen n’y accorde pas autant d’importance que d’autres auteurs2, il mentionne l’opération de relecture du passé conduite par les autorités du Liaoning. A Shenyang comme dans les autres grandes métropoles ou provinces chinoises, l’histoire est mobilisée pour servir de fondement aux plans de développement économique. Par ailleurs, l’auteur emprunte la notion de gouvernementalité à Michel Foucault. Elle lui permet de penser l’hétérogénéité du pouvoir, et de comprendre le processus de privatisation à la fois comme une mutation des modes de gouvernement et comme un processus de subjectivisation. Resterait à mieux définir les contours de ce nouveau « sujet ». Si Antoine Kernen donne à comprendre la nouvelle gouvernementalité de l’Etat chinois, on regrette qu’il n’ait pas porté autant d’attention à la définition de ce qu’il entend par « économie de marché » ou « secteur privé » (même s’il souligne à de nombreuses reprises les chevauchements entre secteur privé et secteur public, et la difficulté de s’en tenir à une définition juridique de la propriété basée sur la détention des actifs). C’est sans doute qu’il a commencé son enquête dans une perspective de politiste et qu’elle s’achève sur des analyses de sociologie urbaine et de sociologie économique. L’une et l’autre nous semblent particulièrement adaptées pour analyser les dynamiques qui transforment la Chine contemporaine.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Gilles Guiheux, « Antoine Kernen, La Chine vers l’économie de marché. Les privatisations à Shenyang », Perspectives chinoises [En ligne], 85 | septembre-octobre 2004, mis en ligne le 30 janvier 2007, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/677
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