Jean-Philippe Béja, À la recherche d’une ombre chinoise. Le mouvement pour la démocratie en Chine (1919-2004)
Texte intégral
1Ne vous fiez pas au titre : le sujet du livre, c’est le mouvement démocratique en Chine durant les vingt-cinq dernières années (1979-2004), auxquelles sont consacrées deux cents pages, alors que les soixante années précédentes sont expédiées dans un prologue de trente-cinq pages. Tant mieux, car un traitement plus équilibré de l’ensemble de la période n’aurait pu nous apprendre grand-chose sur des épisodes aussi étudiés que le 4-Mai et les Cent Fleurs. Sur la période récente au contraire, Jean-Philippe Béjà apporte beaucoup.
2Faisons comme lui, passons vite sur le prologue. Ajoutons seulement qu’un des critiques les plus incisifs de la dictature nationaliste (Chu Anping, cité p. 29) observait dès 1947 : « au moins, avec le Guomindang au pouvoir, on peut toujours se battre pour la liberté ; si réduite soit-elle, c’est encore une question de plus et de moins. Avec les communistes au pouvoir, la question deviendrait celle de l’existence ou de la non-existence de la liberté ». Cette prescience, qui n’empêchera pas Chu de se rallier aux communistes dès la fin 1948, quitte à critiquer le régime pendant les Cent Fleurs (p. 38), éclaire les conditions dans lesquelles le combat démocratique étudié dans le reste du livre devait désormais se poursuivre. Un détail : Wang Shiwei a été exécuté en 1947, lorsque les communistes ont dû évacuer Yan’an, et non en 1946 (p. 31).
3Le cœur du livre concerne donc le mouvement démocratique à l’ère de la réforme, traité en deux parties avant et après Tian’anmen. Avant Tian’anmen surtout : la première partie (« le cercle vertueux de la démocratisation ») est beaucoup plus longue que la seconde (« le cercle vicieux de l’autoritarisme ») consacrée aux années récentes. Nul besoin d’expliquer ce déséquilibre par l’opposition entre une phase réputée conquérante (« cercle vertueux ») et une phase où l’on en rabat (« cercle vicieux »), car la leçon du livre, qui ne surprendra personne, c'est que vertueux ou vicieux, c’est la quadrature du cercle que de tenter de démocratiser ce régime, avant ou après 1989. Le déséquilibre rend tout simplement compte des faits : la première partie s’ouvre sur le mur de la démocratie (1978-79) et s’achève sur la crise du printemps 1989. Rien de comparable à ces deux épisodes au cours des quinze dernières années, d’autant plus que Béjà n’intègre pas, à juste titre, le Falungong dans son étude du mouvement démocratique (p. 247).
4Dès le début de la substantielle première partie, Béjà souligne deux points importants : 1) le manque de continuité et de progression d’un épisode à l’autre, du Mur de la démocratie à Tian’anmen, pas plus qu’auparavant des Cent Fleurs au Mur de la Démocratie (on pourrait remonter plus loin : des années 1930, puis de la Ligue démocratique aux Cent Fleurs) ; 2) c’est la lutte des factions au sommet du Parti qui permet au mécontentement populaire de s’exprimer. Une fois qu’il a tiré profit du mouvement démocratique, Deng Xiaoping se garde de le laisser aller trop loin, car pour lui comme pour les autres vétérans, « la démocratie ne peut conduire qu’au mieux au chaos, au pire à la guerre civile » (p. 80).
5La ligne de démarcation tracée d’emblée, on peut suivre à loisir (chap. 4) des développements bien venus sur les salons, les centres de recherche autonomes et les publications, elles aussi autonomes, publiées dans les années 1980 sans nourrir trop d’illusions sur l’issue. Le récit, qui se fait plus détaillé sur les deux années qui ont précédé Tiananmen (de la chute à la mort de Hu Yaobang), empiète par moments (chap. 6) sur l’histoire politique et les conflits au sommet du Parti. Même excursion (chap. 8) au royaume de la prise de décision pendant la crise de Tiananmen, mais cette fois tout à fait bienvenue : grâce aux Archives de Tiananmen dont il a présenté l’édition française1, Béjà confirme que le bureau politique et même son comité permanent ont joué un rôle mineur pendant la crise, les décisions les plus importantes étant prises chez Deng et par Deng, après consultation de certains membres du comité permanent et – plus important – certains des Huit Anciens (ou « Immortels »). Aucune institutionnalisation du régime donc, qui ne respecte pas (Mao avait donné l’exemple) les normes qu’il s’est lui-même fixées : une décennie de réformes et d’ouverture n’a pas modifié les pratiques de la direction (p. 175). La légitimité de Deng était d’ordre exclusivement charismatique, signe, remarque Béjà (p. 177), de l’archaïsme du système politique 2.
6Les quinze dernières années (depuis Tiananmen) sont traitées plus rapidement : trois chapitres contre six pour la décennie 1979-1989. L’excellent chapitre 9 (« Les conséquences de l’échec de 1989 sur le mouvement pour la démocratie ») donne les clefs de l’évolution ultérieure, à commencer par « le retournement de l’intelligentsia » (pp. 206-213) : elle se détache massivement de la voie suivie durant les années 1980, tenue désormais pour une impasse. En un sens, les intellectuels étaient plus optimistes, bien que très mécontents, avant Tiananmen. Ils estiment désormais que les réformes n’ont rien résolu et que moderniser la Chine est une entreprise plus complexe et délicate qu’ils ne l’avaient imaginé. Certains redoutent même, tout comme les dirigeants, qu’une expérience démocratique ne menace la sacro-sainte stabilité, ce qui les incite à signer avec le parti le « pacte des élites » (Adam Michnik, cité p. 212 et passim). A ces ralliements majoritaires, Béjà oppose d’une part les protestataires tels Li Shengzhi et Li Rui, d’autre part les dissidents qu’il décrit à juste titre comme isolés, coupés du reste de la société (p. 220). On peut craindre que leur influence ne soit encore plus minime que le diagnostic pourtant guère optimiste porté dans le chapitre 10 et renforcé dans le chapitre 11, qui montre très bien que les mouvements populaires (ouvriers et paysans) relèvent de l’autodéfense (p. 230) et ne menacent pas le régime (p. 233).
7Les perspectives esquissées en conclusion (« autoritarisme post-politique ou démocratie ? ») paraissent plus discutables. Le qualificatif « post-politique » et le rapprochement avec la modernité occidentale d’après la fin de la guerre froide ne me convainquent pas. Quant à la démocratie, tenons-nous en au sage constat de la p. 250 : « il est indéniable qu’actuellement le mouvement pour la démocratie ne représente pas une alternative politique ». Et après, dira-t-on ? Il faut un optimisme à toute épreuve pour restreindre l’alternative à la perpétuation d’un régime (très) autoritaire et la démocratie.
8On peut ne pas suivre les perspectives que Béja s’efforce de maintenir en conclusion afin de sauvegarder l’espoir et juger (c’est mon cas) le corps du livre lucide et solide. Il est de surcroît agréable à lire et très clairement argumenté : c’est une aubaine de disposer en français d’un guide aussi commode et complet.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Lucien Bianco, « Jean-Philippe Béja, À la recherche d’une ombre chinoise. Le mouvement pour la démocratie en Chine (1919-2004) », Perspectives chinoises [En ligne], 85 | septembre-octobre 2004, mis en ligne le 30 janvier 2007, consulté le 27 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/676
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