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Comptes-rendus de lecture

Timothy Brook, Jérôme Bourgon, Gregory Blue, Death by a Thousand Cuts

Paul R. Katz

Texte intégral

1Timothy Brook, Jérôme Bourgon, Gregory Blue, Death by a Thousand Cuts, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2008, 230 p.

2Death by a Thousand Cuts nous offre une approche sensible et stimulante d’un des supplices pénaux les plus atroces au monde, à savoir le lingchi , défini comme le fait « d’entailler et de découper en morceaux un condamné en un nombre stipulé de coups de couteau effectués dans un ordre prescrit » (p. 55). Le livre commence par un compte-rendu de l’une des dernières mises en œuvre connues de cette forme d’exécution en 1904 (son interdiction fut décrétée en avril 1905), impliquant un tueur en masse du nom de Wang Weiqin 王維勤. Vient ensuite la présentation des deux objectifs du livre : 1) Retracer l’histoire sociale et culturelle de la peine capitale en Chine ; et 2) Étudier comment ces supplices (le lingchi en particulier) ont été reçus et reconstruits en Occident. Ces deux objectifs sont en réalité liés entre eux, et en rapport avec l’intention plus générale des auteurs, à savoir la promotion d’une histoire comparative « plus réelle que fantasmée » entre l’Orient et l’Occident qui nous permet d’évaluer la portée de la culture juridique chinoise dans le contexte de l’histoire mondiale (p. 33).

3La première partie du livre nous offre une somme considérable d’informations sur l’histoire de la torture judiciaire et de la peine capitale à la fin de la Chine impériale. Le chapitre 2, en s’appuyant en grande partie sur les matériaux publiés par des historiens du droit, nous fournit des informations générales sur les châtiments chinois. Les auteurs démontrent également l’importance de la confession du suspect dans l’établissement de sa culpabilité (p. 43, 46, 47), établissent une importante distinction entre la torture (souffrance infligée dans le but d’obtenir la confession des suspects) et le supplice (souffrance infligée au condamné afin d’impressionner la foule des spectateurs) (p. 9, 43), et soulignent l’attitude prudente des fonctionnaires impériaux à l’égard de la mise à mort d’un être humain (p. 51-52). Le troisième chapitre retrace les origines du lingchi en tant que châtiment pénal, qui pourrait bien remonter à la dynastie Liao, mais a été introduit pour la première fois dans des règles juridiques sous les Yuan (p. 72-76, p. 83-84). Les auteurs mettent l’accent également sur l’opposition des élites à cette pratique, qui a persisté de la dynastie Song à la dynastie Qing (p. 77-81, p. 85-94).

4Au chapitre 4, les auteurs présentent un examen stimulant de l’emploi du lingchi sous la dynastie Ming, tout particulièrement à la suite de l’affaire Hu Weiyong 胡惟庸 (?-1380) durant le règne du premier empereur Ming Taizu 太祖 (Zhu Yuanzhang 朱元璋; règne : 1368-1398). L’analyse systématique des crimes pour lesquels le châtiment du lingchi était appliqué est d’une importance toute particulière. Les auteurs montrent de manière convaincante que le Taizu semble avoir été en proie à une peur obsessive de la sédition, de la corruption (et autre crimes « économiques »), et des tentatives de perversion du système judiciaire (p. 104-116 ; voir également p. 55-61). On trouve également une discussion intéressante de l’usage du lingchi en tant que supplice réservé aux rebelles et autres individus qui remettent en cause l’autorité de l’État. Cet usage était destiné à accomplir leur déshumanisation et à restaurer le prestige impérial (p. 71)1.

5Le chapitre 5 comble avec succès l’écart entre l’histoire religieuse et juridique en s’intéressant à la signification culturelle des supplices infligés dans les Enfers. Les auteurs ont réalisé une avancée analytique majeure en démontrant l’existence d’une « mimésis déformante » dans l’homologie entre les institutions juridiques séculières et leurs représentations dans les traditions religieuses chinoises. Leur étude montre que le système judiciaire des Enfers reflète non seulement des pratiques juridiques en vigueur mais les remodèle également, avec des représentations des Enfers imaginant le pouvoir de l’État sans avoir à le décrire avec précision (p. 145-149)2. Ma seule objection sur ce point porte sur la nécessité d’opérer une différenciation entre les illustrations des livres de morale (shanshu 善書) tels que le Registre de Jade (Yuli 玉曆), qui sont dédiés à exhorter le peuple à faire de bonnes actions, et les rouleaux rituels utilisés au cours de rituels mortuaires, qui accordent plus d’importance aux supplices du monde infernal. Une autre question méritant davantage de recherche est de savoir jusqu’à quel point les représentations occidentales de tortures chinoises atroces (et fausses) ont pu être inspirées par les illustrations religieuses mentionnées ci-dessus (voir en particulier l'illustration de la page 205, et les discussions des pages 172, 177, 181, 187, 200).

6Les trois chapitres suivants du livre (6 à 8) reviennent sur le second objectif présenté au chapitre d’introduction qui est de reconsidérer le développement historique des stéréotypes occidentaux selon lesquels les punitions chinoises sont intrinsèquement brutales et cruelles. Ici, les auteurs démontrent de façon convaincante que le lingchi, ainsi que d'autres formes de peines capitales chinoises, ont été souvent utilisés pour souligner les différences culturelles innées entre l'Orient et l'Occident, voire la supériorité culturelle occidentale. En même temps, les auteurs mettent en évidence très justement les diverses formes d'exotisme, de sensationnalisme, et d’obsession sexuelle sadique (même de voyeurisme) orientalistes, qui ont caractérisé le penchant occidental pour la violence, incluant les formes chinoises de supplices. Le chapitre 6 (le plus long du livre), se concentre sur les travaux des occidentaux qui ont écrit au sujet de la justice chinoise, y compris ceux qui l'ont observée directement3. Les écrits d’auteurs du xixe siècle comme Régis-Évariste Huc (1813-1860) et Samuel Wells Williams (1812-1884), qui ont souligné la brutalité implacable du « despotisme oriental » et la cruauté des punitions chinoises (p. 166-174, 180-189), sont d’une importance toute particulière. Au chapitre 8, les auteurs présentent une critique dévastatrice des récits erronés et trompeurs contenus dans le livre de Georges Bataille (1897-1962), Les Larmes d’Éros, finissant par jeter de grands doutes sur la véracité de l’ouvrage (p. 224-225, 228, 233-234).

7De bien des manières, cependant, le plus précieux de ces chapitres est le plus court, le chapitre 7, qui débute par une analyse sophistiquée des exécutions comme événements politiques et culturels (p. 203). Les auteurs présentent alors une discussion détaillée de trois récits britanniques d’exécutions chinoises composés entre 1860 et 1910, en relevant que leurs auteurs insistent sur l’idéal chrétien de l’exécution comme épreuve rédemptrice, qu’ils opposent ensuite aux aspects apparemment chaotiques, désinvoltes, et passifs (voire apathiques) des exécutions chinoises. Cela est suivi d’une présentation de preuves démontrant clairement comment ces événements ont en réalité servi l'objectif didactique de rappeler la puissance de l'État (et d'édifier ceux qui en étaient témoins ; p. 203-209). Des exemples particulièrement révélateurs peuvent être trouvés dans des ouvrages comme Xinglü tushuo 刑律圖說 (Illustrations annotées du Code pénal [des Qing]), publiés par des fonctionnaires locaux afin de maintenir l’ordre pendant les années de déclin de la dernière dynastie chinoise (p. 215-220). Un point qui mériterait d’être exploré davantage à l’avenir est le fait que bon nombre de condamnés décrits dans ces ouvrages aient été des femmes. Il faut féliciter les auteurs également pour la prise en considération radicalement nouvelle des photographies du chapitre 1 et de ce qu’elles révèlent sur les témoins chinois de l’exécution de Wang Weiqin, à savoir « une fascination troublée […] une observation anxieuse, absorbée, et même résignée » (p. 212), qui diffèrent nettement des thèmes religieux et des aspects dramaturgiques ou cathartiques des exécutions européennes (p. 211-213, 220). En fin de compte, le chapitre 7 est un modèle de la façon dont les spécialistes peuvent utiliser efficacement les informations concernant la culture juridique chinoise pour renverser les représentations erronées du passé.

8Le chapitre de conclusion (intitulé très justement « Persistance » ou Lingering on), est principalement dédié à la discussion des thèmes développés dans la seconde moitié du livre, c’est-à-dire les diverses façons dont le lingchi est devenu « un fétiche culturel européen » (p. 245). Ici, les auteurs réaffirment leur souci (déjà relevé dans d’autres recensions de ce livre) d’engager une confrontation critique avec « certaines suppositions orientalistes anciennes sur la Chine qui continuent de s’infiltrer tant au sein du discours académique que du savoir populaire » (p. 243-244). La majeure partie de ce chapitre conclusif est par conséquent dédiée à la comparaison des châtiments chinois et occidentaux. Les auteurs y notent que les formes « éclairées » d’exécution en Occident apparaissent assez tardivement et soulignent que les deux systèmes étaient plus proches qu’on ne l’estimait auparavant (p. 246-250 ; voir aussi p. 9-10, 17-19, 27-28). Les auteurs ont le mérite d’affirmer clairement que l’identification des préjugés orientalistes ne suffit pas à remplir la tâche d’élargir notre compréhension de l’importance du lingchi dans l’histoire de la Chine (p. 245-246). Une question qui aurait peut-être mérité plus de considération concerne l’insistance des auteurs sur l’existence d’une « culture juridique rationnelle et cohérente » chinoise (p. 69), ainsi que l’affirmation que « les exécutions Qing étaient des événements juridiques séculiers ; la religion n’avait pas d’emprise sur elles » (p. 213 ; c’est nous qui soulignons). Si de telles affirmations peuvent être correctes en termes de comparaison avec l’Occident, il est également possible de tenter une analyse plus large des aspects religieux de la culture juridique chinoise (comprenant l’autel pour les épées du bourreau des pages 65 à 67 et les supplices des Enfers du chapitre 5). Par exemple, l’étude de Virgil Kit-yiu Ho sur les exécutions démontre de façon convaincante que de tels actes peuvent être considérés comme des représentations sacrificielles dépeignant des significations archétypiques, en particulier le caractère inévitable du châtiment pour ceux qui s’adonnent à des actes de violence illégitime qui remettent en cause l’ordre politique établi4. Tout cela suggère que l’incorporation d’informations venant de la sphère religieuse reste indispensable pour comprendre l’essence de la culture juridique chinoise.

9Traduit par Jérôme Bonnin

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Notes

1 Pour approfondir ces questions, voir Paul R. Katz « Banner Worship and Human Sacrifice in Chinese Military History », in Perry Link (éd.), The Scholar’s Mind: Essays in Honor of F. W. Mote, Hong Kong, The Chinese University Press, 2009, p. 207-227 ; Donald S. Sutton, « Ethnic Revolt in the Qing Empire: The Miao Uprising of 1795-1796 Reexamined », Asia Major, 3rd series, vol. xvii, n° 1, 2003, publié en 2005, p. 105-151.

2 Ces questions, ainsi que d’autres qui y sont liées, sont également traitées dans mon dernier livre Divine Justice: Religion and the Development of Chinese Legal Culture, Londres et New York, Routledge, 2009.
3 Une omission surprenante ici est celle du livre de Colin Mackerras, Western Images of China, Oxford, Hong Kong et New York, Oxford University Press, 1989.
4 Virgil Kit-yiu Ho, « Butchering Fish and Executing Criminals : Public Executions and the Meanings of Violence in Late Imperial and Modern China », in Göran Aijmer et Jos Abbink (éd.), Meanings of Violence: a Cross Cultural Perspective, Oxford, Berg, 2000, p. 141-160.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Paul R. Katz, « Timothy Brook, Jérôme Bourgon, Gregory Blue, Death by a Thousand Cuts »Perspectives chinoises [En ligne], 2009/4 | octobre-décembre 2009, mis en ligne le 28 janvier 2010, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/5379

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