Éditorial
Texte intégral
- 1 Postmagazine, 12 avril 2009. La statistique de 100 millions est considérée comme une estimation ha (...)
1Le South China Morning Post de Hong Kong a récemment consacré la « une » de l’un de ses suppléments du week-end au renouveau chrétien en Chine continentale. L’article affirmait, de façon un peu provocante, qu’avec environ 100 millions de croyants, les fidèles de Jésus de Nazareth en République populaire étaient désormais plus nombreux que les membres du Parti1… Au delà de toutes les spéculations statistiques, une chose est claire : ces trente dernières années, de nombreuses formes de religiosité se sont développées en Chine. Le phénomène est profond et touche tous les segments de la population : urbains ou ruraux, riches ou pauvres, éduqués ou illettrés, jeunes ou plus âgés, et bon nombre de cadres du Parti pourtant supposés embrasser l’athéisme. Sur le plan idéologique, les autorités ont progressivement accordé à la religion un rôle plus positif. Le temps où celle-ci était définie comme l’opium du peuple est bel et bien révolu. Au contraire, sa contribution à la construction d’une société harmonieuse est aujourd’hui ouvertement reconnue, un peu comme dans les premières décennies du 20ème siècle, quand la catégorie importée de religion était considérée par les élites progressistes comme indispensable pour la construction de la nation. Les critères qui définissaient à l’époque cette catégorie (un système organisé incluant une doctrine, un clergé établi, des lieux de culte désignés, etc) et l’opposaient aux « superstitions » sont d’ailleurs toujours employés aujourd’hui. Du mouvement anti-superstitions de la fin des années 1920 jusqu’à la persécution du Falungong, les autorités n’ont pas cessé de réprimer les formes de religiosité n’y répondant pas. Pourtant, ces critères restent tout aussi inefficaces aujourd’hui qu’autrefois quand il s’agit d’appréhender la réalité de la religiosité chinoise et de contrôler ses développements.
2Officiellement, la Chine ne reconnaît que cinq religions (le bouddhisme, le taoïsme, le catholicisme, le protestantisme et l’islam). Si elles bénéficient toutes de l’engouement actuel pour le religieux, leur développement est cependant alimenté par divers facteurs interdépendants (sociologiques, politiques, démographiques, économiques, etc…), ce qui rend difficile l’obtention d’une image claire de la situation. De plus, le renouveau religieux dépasse largement le cadre des religions institutionnalisées. Il suffit ici de mentionner la « fièvre du qigong» des années 1980 et 1990, la renaissance actuelle des religions populaires et plus généralement des temples, ou le retour et la réinvention complexes du confucianisme. Ces phénomènes sociaux doivent trouver et négocier un espace pour l’expansion et l’institutionnalisation de leurs activités. Les différentes formes de religiosité peuvent alors s’exprimer dans le cadre de la catégorie de la religion (en s’adaptant en apparence aux normes d’une religion établie) et/ou en dehors de celle-ci, en s’insérant par exemple dans d’autres catégories comme les sports, la médecine et la science, les études nationales (guoxue), la culture ou l’éducation, la philanthropie, etc. Ce numéro de Perspectives chinoises tente de décrypter ces formes complexes de reconfiguration religieuse. En d’autres termes, notre projet ici consiste moins à offrir un tableau complet de la situation qu’à signaler de nouvelles tendances qui, dans certains cas, pourraient devenir de plus en plus significatives dans les années à venir.
3Les deux premières contributions dessinent l’arrière-plan nécessaire à la compréhension des différentes études de cas présentées par la suite. L’article de Benoît Vermander offre une cartographie d’ensemble de la situation religieuse et de son cadre général, avant de présenter paradoxalement le renouveau religieux comme une « sortie de la religion », entendant par là que la religion ne joue aujourd’hui plus qu’un rôle auxiliaire en vue de renforcer une cohésion sociale dont elle ne constitue nullement le fondement. David A. Palmer étudie ensuite les continuités et changements de l’institutionnalisation de la religion par l’État de 1979 à 2009, et leurs effets sur la structuration du champ religieux chinois. Il souligne la façon dont les autorités des affaires religieuses, tout en hésitant à proposer un changement explicite des politiques en place, commencent à reconnaître l’extension du domaine de la vie religieuse, qui ne peut être circonscrit aux cinq institutions reconnues.
4Viennent ensuite des textes consacrés aux formes spécifiques de reconfiguration religieuse. En combinant analyse historique et observations de terrain, Vincent Goossaert et Fang Ling présentent le renouveau des temples taoïstes dans les villes chinoises. Ils étudient les relations complexes entre les temples « officiels », gérés par l’Association taoïste, et les temples communautaires florissants, ainsi que l’impact de cette situation duale sur le clergé et les fidèles. C’est dans un cadre totalement différent – une petite ville dans une région rurale, multiethnique du nord-ouest du Si-de reconfiguration religieuse. En combinant analyse historique et observations de terrain, Vincent Goossaert et Fang Ling présentent le renouveau des temples taoïstes dans les villes chinoises. Ils étudient les relations complexes entre les temples « officiels », gérés par l’Association taoïste, et les temples communautaires florissants, ainsi que l’impact de cette situation duale sur le clergé et les fidèles. C’est dans un cadre totalement différent – une petite ville dans une région rurale, multiethnique du nord-ouest du Sichuan – que Kang Xiaofei examine la situation d’un petit temple communautaire, dont l’autel dédié à Guanyin est géré par un groupe de femmes âgées. Elle montre comment, ni victimes des « superstitions féodales », ni « obstacles à la modernisation », ces dernières représentent une force transformatrice dynamique en Chine rurale. Avec la contribution de Cao Nanlai, nous nous tournons vers Wenzhou, l’une des économies régionales les plus développées de Chine, pour observer les évolutions des dynamiques du protestantisme. L’auteur s’intéresse à ce qu’il appelle « la production d’un protestantisme d’élite », et contredit ainsi la représentation unidimensionnelle dominante de la religiosité chrétienne chinoise. Son argument central est que la situation des protestants chinois, loin d’être seulement liée à une quête spirituelle dans un contexte de restrictions imposées par l’État, est aussi et surtout modelée par des pratiques liées à la construction de soi chez des individus imprégnés de valeurs néo-libérales et évoluant dans un contexte de développement rapide de l’économie de marché.
5Guillaume Dutournier et Ji Zhe étudient ensuite un « Centre d’éducation culturelle », fondé dans la petite ville de Tangchi (Anhui) par un moine bouddhiste taïwanais, fortement imprégné de traditionalisme confucéen. Ils analysent la façon dont le centre invente, entre contrôle politique et prosélytisme moral, une nouvelle forme de gouvernancequi pourrait faire école. Sébastien Billioud et Joël Thoraval s’appuient sur une enquête de terrain menée à Qufu (Shandong), la ville natale de Confucius, pour étudier un cas emblématique du renouveau des cérémonies en l’honneur du Sage. Leur contribution souligne le contraste et les interactions complexes entre un confucianisme « officiel » et l’activisme minjian (populaire). Enfin, David Ownby examine le parcours universitaire et intellectuel de Kang Xiaoguang, éminent défenseur du confucianisme comme religion d’État en Chine. Il affirme que le militantisme de Kang est ancré dans une vision utilitaire de la religion, et dans un désir pragmatique d’encourager le développement de relations saines entre l’État et la société dans la Chine du 21e siècle.
6Dans chacun des cas présentés, nous voyons comment le champ religieux chinois est formé par les interactions ambiguës entre l’État et les groupes religieux. Ces interactions ne peuvent, dans la plupart des cas, ni être comprises comme des relations de répression et de résistance, ni comme résultant d’une dérégulation incontrôlée. Elles deviendront de plus en plus intenses et complexes au fur et à mesure que l’État renforcera ses modes de gouvernance et que se développeront les communautés religieuses.
Notes
1 Postmagazine, 12 avril 2009. La statistique de 100 millions est considérée comme une estimation haute. Il n’existe aucun consensus sur le nombre exact.
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Référence électronique
Sébastien Billioud et David A. Palmer, « Éditorial », Perspectives chinoises [En ligne], 2009/4 | octobre-décembre 2009, mis en ligne le 03 août 2012, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/5349
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