Shu-mei Shih, Visuality and Identity. Sinophone Articulation across the Pacific, Berkeley, University Press of California, 2007, 244 p.
Texte intégral
1Professeur de littérature comparée à l’université de Californie de Los Angeles (UCLA), spécialiste des « gender studies », Shu-mei Shih aborde d’une manière originale, dans ce nouvel ouvrage, la question de l’identité dans le monde sinophone actuel. Long de 244 pages, Visuality and Identity. Sinophone Articulations across the Pacific, est composé d’une introduction et de six parties : la première porte sur la globalisation et ses effets sur les minorités, la deuxième sur le cas, plus précis, du féminisme transnational en milieu sinophone qui ouvre une discussion plus générale sur le rapport au cosmopolitisme et à l’idée d’empire dont traitent les autres parties. Plus fondamentalement, la thèse de Shu-mei Shih est de montrer que les communautés chinoises situées de part et d’autre des deux rives du Pacifique s’attachent davantage à des valeurs langagières et affectives véhiculées par une culture globale et visuelle qu’à des références ethniques ou nationales. L’idée est séduisante et part d’un constat : la sinophonie est un monde pluriel dont l’enrichissement culturel et économique se développe en un réseau complexe qui reste, en apparence, étranger à la souveraineté des États. Pour appuyer son argumentation, Shu-mei Shih s’inspire des théories de Gilles Deleuze (celle du rhizome notamment) et de Paul Virilio (celle relativement à l’ubiquité des phénomènes culturels urbains) mais aussi des travaux de Françoise Lionnet sur la francophonie ou de Fredric Jameson selon lequel l’expérience, depuis le milieu du XXe siècle, ne passe désormais plus que par l’image. Par ailleurs, Shu-mei Shih a recours à des sources visuelles (art contemporain, productions télévisées, Internet) ; initiative que l’on se doit de saluer tant il est vrai, comme le souligne l’auteur, que « bien des penseurs occidentaux contemporains partagent le soupçon dirigé contre le visuel et empruntent différentes notions au post-structuralisme afin de construire une théorie visuelle contemporaine » (p . 9). En fait, c’est tout le schéma traditionnel du rapport à la culture qui se trouve débordé par les médias. Le grand mérite de cet ouvrage est de montrer que les nouveaux réseaux de la culture qui irriguent la sinophonie ne sont pas de simples canaux de diffusion. Ils composent des dispositifs interactifs où se brouillent les relations hiérarchiques entre émetteurs et récepteurs, et avec elles les relations entre distributeurs et consommateurs. De ce bouleversement est né une « citoyenneté déterritorialisée » ( deterritorialized citizenship, p. 43) qui a pour noms emblématiques les cinéastes Ang Lee, John Woo mais aussi les plasticiens Hung Liu et Wu Mali dont quelques oeuvres sont reproduites dans l’ouvrage. Cette nouvelle géopolitique culturelle a changé notre perception du monde chinois et de ses frontières et avec elle, ce que le sociologue du quotidien Erving Goffman, que l’auteur omet curieusement de citer, a appelé les « rites d’interaction ».
2C’est pourtant à cette analyse que se livre Shumei Shih au chapitre 3, dont le très beau titre, Les géopolitiques du désir (The Geopolitics of Desire), traite des affects qui opposent, réellement ou fictivement, les épouses d’hommes d’affaires taïwanais à leurs rivales du continent ; véritables enjeux de pouvoir qui révèlent – bien au-delà des antagonismes politiques caractéristiques de la région du Détroit – des luttes identitaires fortes et ambiguës, empreintes, parfois, de sentiments mêlés d’amour et de haine, sororaux ou maternels. Pourtant, une question laissée en suspens par l’auteur excite la curiosité du lecteur : quels sont les acteurs du monde sinophone dont parle Shu-mei Shih ? Ils constituent, pour l’essentiel, une élite. Celle des artistes, des hommes d’affaires et/ou des féministes engagées faisant « pont » entre le continent chinois, Hong Kong, Taïwan et les mégapoles de Californie. La circulation de cette élite, si l’on suit le modèle théorique énoncé naguère par le sociologue Vilfredo Pareto, n’est probablement pas sans liens avec la stabilité politico-sociale de la Chine d’une part, et la définition d’autre part d’une politique que les autorités de Pékin notamment qualifient à présent comme le soft power (ruan shili) de la Chine. Même si cette influence économique et culturelle est assez éloignée en réalité du concept forgé à l’origine par le politiste américain Joseph Nye, il n’en demeure pas moins significatif que Pékin ait entrepris à partir de 2004 de mettre en place un réseau d’Instituts Confucius à travers le monde, centres culturels et linguistiques établis sur le modèle des Alliances françaises ou des Instituts Goethe. En conséquence, deux observations peuvent être faites. D’une part, si le style des émissions diffusées par les médias chinois abonde parfois dans le sens d’un engouement populaire pour des histoires de Kung-fu aux « tonalités anachroniques » (anachronistic tonalities, p. 2) – trouvant par là même leur équivalent dans la littérature d’un Jin Yong – ces mêmes émissions tentent de véhiculer et d’ériger en système les signes d’une identification culturelle et langagière (par l’usage du mandarin chez des acteurs aussi différents que Michelle Yeoh en Malaisie ou Chow Yun-fat à Hong Kong). Au-delà de ces signes se profile la tentation impériale d’un contrôle émanant parfois du pouvoir régalien qui n’a en rien renoncé à ses prérogatives, censoriales notamment, comme nous le montre Frédéric Douzet dans ses études récentes sur les Étatsnations et la gouvernance de l’Internet.
3D’autre part, l’imaginaire sinophone ne s’est pas dissous en une koyné transnationale à dominante occidentale sous les effets du capitalisme et de la mondialisation. Mouvantes sont les frontières de la sinophonie, le long desquelles la logique des États entre parfois en conflit avec celle des individus, même si parfois ces logiques finissent aussi par s’accorder entre elles, quitte à redéfinir de nouvelles formes d’appartenances identitaires et mémorielles au sens de Maurice Halbwachs. Ces aspects sociologiques, éthiques et politiques auraient pu davantage être approfondis par l’auteur. De même qu’un parallèle comparatiste entre la problématique de Shu-mei Shih et les travaux aussi importants que ceux développés, dans des contextes historiques et géographiques souvent différents il est vrai, par Michel Maffesoli, Joël Thoraval, Pierre Barboza ou Craig Peariso – que ce soit sur la transfiguration du politique et la tribalisation des systèmes sociaux ou sur les changements anthropologiques de l’identité dans le monde chinois, ou encore sur la circulation des images et la question de la déviance dans le rapport aux médias – auraient donné une plus grande profondeur à cette réflexion d’ensemble. Sous réserve de ces dernières observations, l’ouvrage de Shu-mei Shih est novateur dans son propos et en appellera assurément de nouveaux. •
Pour citer cet article
Référence électronique
Emmanuel Lincot, « Shu-mei Shih, Visuality and Identity. Sinophone Articulation across the Pacific, Berkeley, University Press of California, 2007, 244 p. », Perspectives chinoises [En ligne], 2007/4 | 2007, mis en ligne le 03 avril 2008, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/2613
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