Résumé
Cet article passe en revue les définitions des systèmes semi-présidentiels, en distinguant les caractéristiques prescriptives (régime constitutionnel) et descriptives (système politique). Il conclut, en se fondant sur les caractéristiques prescriptives, que le régime constitutionnel taiwanais est semi-présidentiel. Sont ensuite examinées les caractéristiques descriptives du système politique taiwanais, avec une analyse précise de la situation au lendemain des élections législatives de 2004 et des événements du printemps 2006 (délégation des pouvoirs constitutionnels et motion de destitution du chef de l’Etat). Le système politique taiwanais est de type majoritaire (par opposition à consensuel) et de nature délégative (par opposition à représentative), ce qui explique en grande partie le manque de fonctionnalité de l’actuel régime constitutionnel. Comme le système politique résiste au changement, le seul moyen pour Taiwan d’avoir un gouvernement démocratique fonctionnel serait de modifier son régime constitutionnel en un régime parlementaire1.
Plan
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Traduit de l’anglais par Emilie Tran
Texte intégral
1Le régime taiwanais a connu des changements considérables au cours des années 1990. La majorité des politologues et certains hommes politiques le considèrent comme semi-présidentiel2. Cependant, pour d’autres, il serait de « type parlementaire »3, ou « présidentiel »4 ou « en passe de devenir présidentiel »5. D’après certains politologues, la classification des systèmes politiques n’est pas trichotomique (parlementaire, présidentiel, semi-présidentiel) mais seulement dichotomique, auquel cas le régime taiwanais est ou bien présidentiel, ou bien parlementaire6. Maurice Duverger qui a conceptualisé le système semi-présidentiel, affirme que celui-ci n’est pas une synthèse entre un système présidentiel et parlementaire, mais plutôt un système qui – selon que le Président dispose ou non de la majorité parlementaire – devient ou parlementaire ou présidentiel7.
2Nous tentons de répondre à trois questions dans cet article. Est-il toujours possible de « classer »8 un gouvernement dans l’une ou l’autre catégorie, ou peut-on se contenter d’ « interpréter la nature »9 de ce gouvernement ? Comment peut-on définir le gouvernement taiwanais ? Quelles conséquences en découlent ?
Système présidentiel et système parlementaire
3Robert Elgie fut le premier à affirmer que l’on pouvait distinguer trois façons de classer les systèmes semi-présidentiels : « La première méthode prend seulement en compte les pouvoirs réels des acteurs politiques […]. La deuxième allie les dispositions constitutionnelles et les pouvoirs réels […]. La troisième prend uniquement en compte les dispositions constitutionnelles »10. Maurice Duverger utilise pour sa définition la deuxième méthode : « Le concept de gouvernement semi-présidentiel […] est défini […] par la Constitution. Un régime politique est considéré comme semi-présidentiel si la Constitution qui l’établit combine trois éléments : (1) le Président de la République est élu au suffrage universel ; (2) il possède des pouvoirs considérables ; (3) il a néanmoins face à lui un Premier ministre et des ministres qui possèdent des pouvoirs exécutifs et gouvernementaux et qui peuvent rester en fonction tant que le Parlement ne s’y oppose pas […] »11.
4Cette définition a été considérablement modifiée par Giovanni Sartori qui, tout en s’attachant à la relation de pouvoir entre le Président et son Premier ministre (quatre des cinq critères), accorder toujours de l’importance à la Constitution12. Enfin, selon Patrick O’Neil, dans un régime semi-présidentiel le pouvoir exécutif est partagé entre le Président et le Premier ministre, le premier ayant des pouvoirs relativement importants13. D’après ces définitions, les gouvernements doivent être classés selon les pouvoirs respectifs du chef de l’Etat et du chef du gouvernement. L’élection du Président au suffrage universel est sans importance ici14. On s’attache uniquement aux pouvoirs réels (ou « propriétés relationnelles »).
5Dans sa classification des régimes15, ainsi que dans son étude consacrée aux régimes semi-présidentiels16, Robert Elgie affirme que « la classification des régimes devrait s’appuyer soit sur les dispositions constitutionnelles, soit sur les propriétés relationnelles, mais pas sur les deux à la fois »17. Il soutient aussi qu’il est préférable de se baser sur les dispositions constitutionnelles, parce qu’elles sont établies par la Constitution, et par conséquent se prêtent mieux à une analyse scientifique18. Sa définition des régimes semi-présidentiels s’appuie donc sur les dispositions constitutionnelles et ne comprend que trois critères : un Président élu au suffrage universel ; un mandat présidentiel à durée déterminée ; l’existence aux côtés du Président d’un Premier ministre et d’un gouvernement responsables devant le Parlement19.
Régimes constitutionnels et systèmes politiques
6La Constitution peut ne prévoir que des dispositions « potentielles » qui sont appliquées, de différentes manières et à divers degrés, dans le système politique. Robert Elgie, ainsi que d’autres auteurs, mélangent les propriétés potentielles et leur réalisation effective. Ils amalgament les positions de pouvoir des acteurs prescrites par la Constitution et les positions de pouvoir réelles au sein du système.
7Le constitutionnaliste français Olivier Duhamel a souligné la nécessité de distinguer les critères basés sur la structure constitutionnelle de ceux basés sur l’attitude du gouvernement (et ses protagonistes). Pour lui, le premier ensemble de critères définit le régime constitutionnel et le second le système politique d’un pays donné20. Nous adoptons cette approche méthodologique, dont Thomas Sedelius a récemment présenté une variante : « Il paraît plus juste de dire […] que les systèmes semi-présidentiels montrent des formes diverses et variées de pratiques politiques au sein d’un même cadre constitutionnel »21.
8Il est donc absolument nécessaire de distinguer l’analyse du régime constitutionnel et celle du système politique. Deux théories peuvent être utilisées pour décrire les caractéristiques d’un système politique : celle de Arend Lijphart et celle de Guillermo O’Donnel. Arend Lijphart définit les systèmes politiques sur une échelle continue, allant de la majorité au consensus22. Un système de type majoritaire correspond plus à un régime présidentiel, ou comme l’a formulé Thomas Poguntke : « les démocraties majoritaires ont un potentiel plus élevé de tendances présidentielles »23.
9La théorie de Guillermo O’Donnel, qui découle de l’analyse du fonctionnement des démocraties présidentielles d’Amérique du Sud24, traite de l’attitude d’un Président dans un régime présidentiel et place à l’une et l’autre extrémité de l’échelle typologique, la démocratie délégative par opposition à la démocratie représentative.
10Notre étude du système de gouvernement taiwanais passe donc par la définition de son régime constitutionnel et la caractérisation de son système politique. Seul le régime constitutionnel se prête à définition ; la classification trichotomique des régimes s’applique uniquement à cette première partie. Le système politique peut juste être décrit ou caractérisé ; par conséquent, seules les tendances à la présidentialisation d’un régime constitutionnel non présidentiel (parlementaire ou semi-présidentiel) peuvent être observées.
Le régime constitutionnel taiwanais
11A Taiwan, comme le stipule l’article 2, paragraphe 1, des Articles additionnels (AA) de la Constitution de la République de Chine, le Président est élu au suffrage universel direct. L’article 2, paragraphe 6, des AA fixe son mandat à quatre ans. L’article 3, paragraphe 1, des AA concerne le gouvernement (Yuan exécutif) et le Premier ministre (président du Yuan exécutif). Ils sont responsables devant le Parlement (Yuan législatif) d’après l’article 3, paragraphe 2. Le Yuan législatif peut voter une motion de censure, entraînant le renvoi du Premier ministre et du gouvernement. Sont donc réunis toutes les dispositions constitutionnelles qui définissent un régime semi-présidentiel.
12Le Président n’a qu’un pouvoir important qu’il exerce seul, celui de nommer et de démettre les Premiers ministres. Pour le reste, toutes les décisions du Président doivent obtenir l’aval du Premier ministre ou du Yuan législatif, ce qui nécessite la coopération des protagonistes25. Selon l’article 2, paragraphe 3, des AA, le Président a le pouvoir d’« émettre des décrets d'urgence et prendre toutes mesures nécessaires pour prévenir une atteinte imminente à la sécurité de l'Etat ou de la population, ou pour faire face à une grave crise financière ou économique »26. Par conséquent, le Président a des pouvoirs potentiellement extraordinaires. « En cas de différence d'opinion s'élevant parmi les divers Yuans, en dehors de ce qui est prévu par la Constitution, le Président de la République peut convoquer une réunion des présidents des Yuans intéressés pour consultation et réglement »27. Ici encore, la Constitution lui donne le pouvoir d’arbitrage entre les acteurs majeurs. La possibilité de révoquer des élus28 et l’exercice du pouvoir de référendum29 sont des caractéristiques de la démocratie directe prévues par la Constitution et sont réellement appliquées dans la vie taiwanaise contemporaine. Cependant, l’article 136 de la Constitution stipule également que le peuple a aussi le pouvoir d’initiative, mais cela n’a jamais affecté la réalité politique, d’autant moins qu’aucun mécanisme n’a été prévu pour exercer ce pouvoir. Les propriétés relationnelles, telles que définies par la Constitution de la République de Chine, rangent aussi Taiwan dans la catégorie des régimes semi-présidentiels.
Un gouvernement de type majoritaire
13Jusqu’aux élections présidentielles de 2000, le gouvernement Kuomintang (KMT, Parti nationaliste) était clairement celui d’un seul parti, puisque le KMT détenait la majorité au parlement et que le Président de la République appartenait aussi à ce parti. Shelley Rigger avait prédit en 2000 qu’une victoire de Chen Shui-bian du Parti démocrate progressiste (PDP) obligerait Chen à former un gouvernement de coalition qui comprendrait des membres du KMT et des sans parti30. Cette prédiction s’est avérée vraie concernant la composition du Yuan exécutif, mais cela ne découlait pas d’un accord de coalition ; simplement, des membres des partis d’opposition (principalement KMT) sont entrés au gouvernement à titre personnel. Le Président Chen Shui-bian considérait cette situation comme temporaire et a appelé à la création d’une véritable coalition qui inclurait des partis d’opposition après les élections législatives de 200131. Mais le gouvernement formé à la suite de ces élections était surtout composé de personnes loyales au Président. Le nouveau Premier ministre, Yu Shyi-kun, était un collaborateur de longue date de Chen, ayant assumé les fonctions de secrétaire du Bureau de la présidence, aussi le gouvernement est-il devenu davantage le secrétariat du Président, avec encore plus de membres du PDP.
14Après les élections législatives de 2004 et la nomination de Frank Hsieh (l’éternel rival de Chen) au poste de Premier ministre, il y eut encore plus de membres du PDP au gouvernement 32 qui y gagna en autonomie. Les tentatives pour y faire participer officiellement certains membres du KMT (notamment au poste de vice-Premier ministre) ont échoué en raison des conditions posées par le KMT. Celles-ci auraient pu constituer une avancée vers la formation d’un gouvernement bipartite, mais le PDP les a rejetées. Le Président Chen n’a jamais formulé d’offre concrète ni engagé de consultation pour créer un gouvernement de coalition33. D’après des rumeurs qui couraient à Taiwan en décembre 2005, Chen aurait envisagé la formation d’un gouvernement de coalition34, mais ces rumeurs n’ont pas eu de suite.
15Jusqu’en 2000, le système était clairement dominé par le pouvoir exécutif. En effet, la présidence de la République et celle du parti au pouvoir étaient détenues par une seule et même personne. La situation a changé avec l’élection présidentielle de 2000 et le Parlement a commencé à jouer un rôle plus important, notamment en apprenant à faire usage de son droit de veto (surtout après l’accession de Ma Ying-jeou à la tête du KMT).
16Chen Shui-bian a pris la présidence du PDP pour que le pouvoir exécutif continue à dominer (reproduisant en cela la situation antérieure sous le KMT) et le PDP est devenu une plate-forme de communication pour les politiques du Président (il a quitté la présidence du parti après la défaite aux élections législatives de 2004). Cependant, l’incapacité du Président à dominer le pouvoir législatif et à faire adopter ses politiques par le Parlement a conduit à une « impasse » législative. La « Loi sur l’exercice du pouvoir législatif » du 25 janvier 1999, amendée le 25 janvier 200235 offre la possibilité d’une négociation partisane dans le corps législatif, lorsqu’il n’y a pas de consensus sur un projet de loi. Mais cette méthode est critiquée pour son manque de transparence dans la prise de décision36. Par ailleurs, le pouvoir du Yuan législatif est renforcé par son droit à faire des coupes dans le budget du gouvernement37.
17D’après Wu Shan-yu, après une première période de tâtonnements, Chen Shui-bian a appris peu à peu à s’affirmer devant le Yuan législatif et est devenu dominant dans la relation38. Perçu comme un Président réactif lors de la première année de son mandat39, il a plus tard démontré son habileté en influençant les décisions politiques sans disposer de la majorité parlementaire. Il a fait appel au public, inaugurant une nouvelle voie pour les futurs Présidents40. Le meilleur exemple de victoire politique de Chen est sa proposition pour modifier la législation concernant le référendum. Pressé par l’opinion publique, le Parlement en a soutenu une version édulcorée, permettant à Chen de remporter une victoire politique41. Chen fait son possible pour étendre ses pouvoirs, imitant en cela ses prédécesseurs du KMT. Il parvient à dominer le pouvoir exécutif même s’il peut sembler en train de perdre son avantage, surtout en 2005 (quand des leaders de l’opposition effectuent des voyages en Chine continentale), alors que l’opposition fait usage des outils à sa disposition et apprend à devenir plus efficace.
18Le nombre réel de partis politiques à Taiwan42 (1995 : 2,54 ; 1998 : 2,46) a considérablement crû lors des élections législatives de 2001 (3,45) et a quelque peu diminué lors de l’élection de 2004 (3,26). L’émergence d’un camp bleu et d’un camp vert aux élections de 2001 a rapproché le système taiwanais du bipartisme43. Les récents amendements constitutionnels vont probablement mener au bipartisme, une évolution qui est déjà en cours avec le passage de parlementaires du Parti du peuple (People First Party, PFP) au KMT.
19Les factions locales taiwanaises constituent un réseau solide qui repose sur des liens de sang, de parenté, de mariage et de relations personnelles44. Un tel système va à l’encontre de la création par le gouvernement d’un système de groupes d’intérêt centralisé. On estimait qu’en 2000, près de 60 % des parlementaires représentaient des factions locales45. La thèse selon laquelle Taiwan possède une pluralité de groupes d’intérêt est aussi soutenue par Ya-chung Chuang, pour qui des mouvements sociaux venant de la base émergent graduellement à Taiwan46, et par Ming-sho Ho pour qui « le gouvernement PDP a ouvert de nouveaux canaux politiques. Les activistes des mouvements sociaux ont eu l’opportunité de travailler au sein d’institutions gouvernementales, [et] une fois leur position assise, ils ont été en mesure d’initier des évolutions de procédure réclamées par les mouvements sociaux »47.
20Le système politique taiwanais montre des tendances majoritaires fortes, reflets du passé autoritaire de Taiwan, qui ont perduré après la démocratisation parce que la présidence dominait durant l’ère Lee Teng-hui, même si un régime constitutionnel semi-présidentiel était déjà en place. Le caractère de la démocratisation taiwanaise — initiée par l’élite au pouvoir, ce qui lui a permis d’y rester longtemps après la transition réussie — a maintenu en partie la culture politique de l’ancien régime autoritaire — le comportement majoritaire. Après les élections présidentielles de 2000, ces tendances n’ont été que peu modifiées par le régime constitutionnel et le mode de scrutin.
Une démocratie délégative
21La démocratie délégative, où l’électeur donne les pleins pouvoirs aux élus, influence le fonctionnement du gouvernement et notamment sa tendance à évoluer vers un gouvernement personnel (présidentialisé), alors qu’un régime constitutionnel semi-présidentiel peut être considéré comme ayant moins tendance à suivre ce qui est prescrit par la Constitution et donc moins représentatif des résultats des élections.
22Avant 2000, il n’était pas nécessaire pour les Présidents de se positionner au-dessus des partis parce qu’ils détenaient une nette majorité. Le Président Chen, à qui cette majorité faisait défaut, a affirmé dans son premier discours d’investiture (2000) qu’il essaierait d’« établir un gouvernement au-dessus des partis ». Lorsqu’il est entré en fonction, il a appelé à « un gouvernement pour tous ». Il a aussi appelé à la formation d’« une alliance inter-partis pour la stabilité nationale » pendant les élections législatives de 200148. Ses appels au public49 peuvent aussi être interprétés comme des tactiques visant à contourner la façon de gouverner prévue par la Constitution.
23Ce n’est que sous Chen Sui-bian que le gouvernement a commencé à décrire le Parlement comme un obstacle majeur aux réformes, tardant à examiner les projets de lois du gouvernement50. Hermann Halbeisen soutient aussi que le choix de Chen de se placer au-dessus des partis « doit être vue comme une tentative consciente de diviser l’opposition, provoquant ainsi des réactions hostiles de la part du KMT et du PFP ».
24Traditionnellement, le Président de la République était la clé de voûte de la politique taiwanaise car il détenait aussi la présidence du parti autrefois dominant — le KMT. Après la révision constitutionnelle concernant la nomination du Premier ministre (qui n’a plus besoin d’être approuvée par le Yuan législatif), il était admis que le Président de la République devenait aussi le chef de l’exécutif. Le Premier ministre Lien Chan s’est décrit lui-même comme « le secrétaire du Président »51. Yu Shyi-kun, l’ancien chef du personnel du bureau présidentiel, a continué à se comporter comme tel, même après être devenu Premier ministre.
25La révision de la charte du PDP et le fait que le Président soit automatiquement nommé à la tête du PDP ont aussi renforcé la position du Président dans le processus politique. Mais cela a changé depuis les élections législatives de 2004. Depuis que le Président Chen s’est retiré de la tête du parti, le PDP semble évoluer davantage dans le sens d’une politique consensuelle entre les trois acteurs clés (Président, Premier ministre, président du parti) et devient plus représentatif.
26La tradition de retrait présidentiel par rapport aux institutions politiques et la stratégie de contournement avait déjà commencé sous Lee Teng-hui qui, au début de son mandat n’était pas assez soutenu par les institutions politiques existantes, y compris dans son propre parti. Le premier contournement réussi fut l’appel de Lee pour la Conférence sur les affaires nationales, réunissant des hommes politiques de tous bords, ce qui a permis de mettre fin au blocage du KMT concernant la réforme politique52. Un autre exemple fut le congrès du Conseil national pour le développement qui s’est tenu en décembre 1996 auquel ont participé des personnalités du gouvernement et du secteur public. Le Conseil est parvenu à un consensus sur la réforme constitutionnelle (mise en place en 2005)53. A travers ces deux instances extra-gouvernementales, Lee a créé des institutions extra-constitutionnelles pour promouvoir ses politiques personnelles. Durant son second mandat surtout, Lee s’est montré plus arbitraire, ce qui entraîné une corruption massive et une fracture du KMT54, ayant pour résultat d’écarter son successeur désigné, l’ancien gouverneur de Taiwan, James Soong, pour promouvoir son propre candidat au poste de Premier ministre, Lien Chan. Le KMT n’aurait jamais élevé ce dernier à cette fonction55. Lee a donc, par son comportement, légué un héritage institutionnel négatif, minant la nouvelle présidence de Chen56.
27Au début de son premier mandat, Chen s’est entouré d’une trentaine d’aides (surnommés « boyscouts »). Ensemble, ils ont essayé d’avancer leur agenda, sans grand succès. Lors de sa première année à la présidence, Chen s’est isolé lui-même au sein de son parti57. La convocation du Conseil du développement économique national (proposé pour la première fois dans un discours télévisé le 18 mai 2001) fut un moyen pour Chen de promouvoir ses propres politiques. Comme le souligne Hermann Halbeisen, « pour la première fois Chen montrait qu’il savait qu’il était en position de faiblesse mais aussi comment, malgré cela, il pouvait obtenir ce qu’il voulait »58.
28Taiwan évolue clairement vers un système où le pouvoir est de plus en plus « délégué » au Président. Cela confirme la théorie de Poguntke de présidentialisation des gouvernements.
Les conséquences des élections législatives de 2004
29Chen Shui-bian s’est excusé auprès des partisans du PDP juste après les élections législatives de 2004 (qui ne lui ont pas donné la majorité parlementaire ; peu avant, il avait remporté sa réélection à peu de voix près dans des conditions douteuses), disant qu’il interprétait les résultats comme une invitation à une sérieuse remise en question de soi. Il déclara que ses priorités seraient la coopération avec l’opposition et la mise en place de politiques pour le bien de la nation59 (voir encadré). La suite des événements a démontré que cette rhétorique consensuelle n’était que des mots creux, et les événements du printemps 2006 ont anéanti tout espoir d’un plus grand consensus dans le système politique taiwanais.
Le blocage parlementaire, le transfert « constitutionnel » des pouvoirs et la motion de destitution
30Au printemps 2006, la situation est à l’opposé des tentatives proclamées du PDP de consolidation du gouvernement. La perte des élections locales en 2005 a poussé le PDP dans ses retranchements, ce qui a eu pour résultat un nouveau changement de Premier ministre. Frank Hsieh est remplacé par Su Tseng-chang. Le PDP essaie de regagner du terrain en abolissant le Conseil pour l’unification nationale et les Lignes directrices pour l’unification nationale en février 2006, ce qui provoque la colère du camp bleu, parce que cela peut être interprété comme un pas vers l’indépendance de Taiwan. La situation se tend encore au Parlement après une série de scandales de corruption qui touchent les plus hauts niveaux de la hiérarchie du PDP, impliquant aussi le gendre et l’épouse de Chen Shui-bian, suite à quoi le PFP et le KMT envisagent de démettre le Président.
31L’impasse législative est on ne peut mieux décrite dans l’article du Taipei Times daté du 1er juin 2006 en page 8 : « Sans surprise, le Yuan législatif a clôturé sa session de printemps dans le chaos, sans avoir approuvé un certain nombre de projets de lois de la plus haute importance, ce qui nuit grandement à la vie des gens ordinaires et à l’intérêt national. Les Amendements au statut relatif aux relations entre les peuples de Taiwan et du continent ont échoué pour la troisième fois suite à la confrontation physique entre les partis dirigeants et l’opposition. Les verts ont empêché le KM) et le PFP de soumettre l’amendement au vote des parlementaires. En guise de représailles, les bleus ont bloqué les propositions du PDP et le Parlement a clôturé ses travaux avant les vacances d’été dans un véritable tohu-bohu ».
32Le nombre de projets de lois approuvés par le Yuan législatif est en baisse constante. Il s’élevait à 75 pour la dernière session, alors que la précédente en avait vu adopter 86. Pratiquement aucun texte important n’est passé au cours de la session de printemps 2006. De nombreux projets importants ont été ajournés60.
33Le Président Chen a décidé le 31 mai 2006 qu’à partir de ce jour toutes les questions liées au gouvernement seraient entre les mains du Premier ministre. Chen a dit aussi qu’il respecterait les nominations de Su concernant les membres du gouvernement. Il a également affirmé qu’en dépit de son appartenance au PDP qu’il devait servir, il cesserait de prendre part aux affaires internes du PDP et aux campagnes des membres du PDP qui brigueraient un mandat. En somme, il a déclaré publiquement ce qui était déjà une évidence : sa perte de pouvoir. Il est néanmoins difficile de dire s’il est légitime de transférer ses pouvoirs au Premier ministre uniquement ou si c’est juste un autre exercice rhétorique comme l’a souligné un dirigeant du KMT : « il est absurde de céder des pouvoirs présidentiels. Le Président manquerait à ses devoirs s’il déléguait les pouvoirs qui lui ont été conférés par la Constitution […]. Quant aux pouvoirs que la Constitution ne lui a pas légués, il n’y a rien qu’il puisse abandonner ou déléguer. S’il y en a, c’est qu’ils ont été inventés par le Président lui-même »61. L’ancien Premier ministre Frank Hsieh a confirmé probablement sans le vouloir que Chen outrepassait ses attributs constitutionnels lorsqu’il a dit que « laisser les choses retourner au système constitutionnel est un bien. J’espère que la société taiwanaise pourra peu à peu revenir à la normale »62.
34La touche finale de l’affrontement entêtéentre les deux camps a eu lieu fin mai 2006, quand une proposition de démettre le Président Chen Shui-bian a été soumise au Parlement par le camp bleu le 30 mai63. La motion a été signée par 72 députés, plus du quart des 221 voix du Parlement. Le Président Chen a néanmoins survécu à cette première motion de destitution le 27 juin parce que les 119 suffrages en faveur de la motion étaient loin de constituer la majorité des deux tiers requise. Cet incident a recréé, il serait plus juste de dire renforcé, la confrontation entre les deux principales alliances de partis.
35Les événements du printemps 2006 montrent nettement les caractéristiques délégatives du système politique taiwanais. Le Président pense qu’il peut décider lui-même des pouvoirs constitutionnels. Le fait qu’il lègue ses pouvoirs présidentiels au Premier ministre peut être considéré comme l’illustration parfaite d’un Président qui fait fi de la Constitution. Soit il exerçait des pouvoirs extra-constitutionnels avant de ce faire et, comme l’a affirmé le PDP, il est revenu à une attitude plus constitutionnelle, soit il a transféré ses pouvoirs constitutionnels au Premier ministre, auquel cas il se comporte de manière anticonstitutionnelle. En effet, si le Président pense qu’il n’est plus en mesure d’exercer les pouvoirs prescrits pour lui par la Constitution, alors il n’a pas d’autres alternative constitutionnelle que celle de démissionner et de laisser le vice-Président accomplir son devoir. Le poste de vice-Président est justement prévu pour répondre à ce cas de figure.
36Les caractéristiques majoritaires de la politique taiwanaise ont tendance à se renforcer. L’impasse législative s’aggrave car il est impossible de faire adopter des projets de lois. Le transfert des pouvoirs au Premier ministre visait à renforcer le pouvoir exécutif dans un contexte de scandales de corruption qui touchaient le Président et la motion de destitution a renforcé le bipartisme car la campagne autour de la motion a vu s’affronter les camps bleu et vert.
37La vie politique taiwanaise s’inscrit dans le cadre d’un régime constitutionnel semi-présidentiel. Il est possible de conclure que, au cours du premier mandat de Chen Shui-bian, le système politique taiwanais a évolué vers un système présidentiel comme l’a affirmé Chen lui-même dans son ouvrage64. Cependant, ce n’est pas tant à cause d’une modification des dispositions constitutionnelles, ni à cause de l’évolution institutionnelle du système, mais plutôt en raison de l’attitude des protagonistes dans l’arène politique — le Président Chen travaillant beaucoup à réaliser ses propres prédictions. Après les élections mouvementées de 2004, les protagonistes semblaient fatigués de batailler sans arriver à une majorité. Aussi, le Président Chen a tenté, lors de son discours du Nouvel An 2005, d’améliorer le fonctionnement du gouvernement en tendant vers un style de gouvernance plus consensuel et représentatif. Il a abandonné la présidence du PDP, laissant ainsi plus de place à une gouvernance consensuelle et représentative dans son parti (au pouvoir, mais non majoritaire). La nomination au poste de Premier ministre de Frank Hsieh (l’un de ses rivaux au sein du PDP) constituait le meilleur gage qu’il pouvait donner, l’élection de Su Tseng-chang à la présidence du PDP un autre.
38Le système politique taiwanais a des caractéristiques majoritaires profondément ancrées. Frank Hsieh n’a pas réussi à appointer un membre du camp adverse (KMT) à un poste de vice-Premier ministre, et le rapprochement entre le PDP et le KMT n’a pas eu lieu. Après avoir accédé à la présidence du KMT, Ma Ying-jeou a commencé à utiliser la tactique de « la terre brûlée » au Yuan législatif, bloquant les propositions du PDP. Ces caractéristiques majoritaires, profondément ancrées dans la politique taiwanaise et qui ont de lointaines racines historiques et structurelles, peuvent être considérées comme un moyen d’atteindre le consensus désiré — une coalition gouvernementale (du côté du KMT). Les racines historiques plongent dans le passé autoritaire ; les racines structurelles découlent du système de vote unique non-transférable (Single Non-Transferable Vote, SNTV) et du clivage social dû à la transition démocratique. Le mode de scrutin SNTV peut être considéré comme très négatif car il met même les candidats d’un même parti en compétition65. Aussi la vie politique est-elle trop personnalisée, ce qui influence le comportement des protagonistes. Ainsi ni Lien, ni Soong n’étaient présents à la cérémonie d’investiture de Chen Shui-bian66. La transition démocratique de Taiwan a aussi révélé la persistance du clivage entre les immigrés pré- et post-1945 et cette ligne de fracture est utilisée dans les élections pour rendre plus aiguës les différences et polariser la société. Le mode de scrutin SNTV devient obsolète, mais il laisse derrière lui des factions locales extrêmement divisées qui mettront du temps à évoluer.
39Taiwan ne montre que peu de tendances à avancer vers un gouvernement plus consensuel et plus représentatif, même si un tel développement représente la seule issue dans le contexte constitutionnel actuel pour parvenir à un gouvernement démocratique fonctionnel. Le système politique n’est pas habitué au compromis et au consensus, et voit toute poursuite d’un but commun comme une trahison ou une faiblesse. L’approche consensuelle comme au lendemain des élections législatives de 2004 va probablement rester une figure rhétorique et une arme de plus dans le jeu de la politique majoritaire.
40Une solution plus simple — étant donné les caractéristiques majoritaires profondément ancrées dans la politique taiwanaise — serait de réviser la Constitution de la République de Chine. Les récentes modifications du mode de scrutin visent à résoudre le problème en simplifiant les élections, ce qui devrait installer le bipartisme et faciliter la formation d’un gouvernement unipartite. Mais cela présuppose de l’alignement des résultats des élections présidentielles et législatives. Certains commentateurs politiques, et Chen lui-même67, soutiennent que l’issue des élections législatives de 2004 atteste d’une volonté de l’électorat d’aller vers la réconciliation et le compromis. Il n’est donc pas invraisemblable que les électeurs, voulant préserver le statu quo actuel sur la question qui divise le plus les Taiwanais — indépendance ou réunification avec la Chine populaire68 — répartissent leurs suffrages, créant la même situation que celle qui bloque le processus législatif à Taiwan aujourd’hui.
41La solution à ce problème, qui maintiendrait ce système politique majoritaire et qui éliminerait les caractéristiques délégatives, consisterait en un régime constitutionnel parlementaire couplé avec un scrutin majoritaire dans des circonscriptions à un siège69. Le scrutin majoritaire simple produirait très probablement un parti majoritaire au gouvernement ; ce parti serait à même de nommer le Premier ministre à la tête de la branche exécutive du gouvernement, et ce dernier serait responsable devant le Parlement. C’est la seule solution pour sortir de l’impasse législative à long terme. Il est aussi possible que puisque dans un système bipartite les partis doivent s’assurer les voix centristes pour remporter les élections, cela atténuerait les tensions et clivages actuels. Il est plus aisé d’ajuster la Constitution taiwanaise à la culture politique en vigueur que de changer les pratiques politiques taiwanaises.
Le discours de Nouvel An du Président Chen |
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Ondrej Kucera, « Le régime taiwanais est-il présidentiel ? », Perspectives chinoises [En ligne], 95 | Mai-juin 2006, mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/1753
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