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Etudes rurales, « Le retour du marchand dans la Chine rurale », n° 161-162

Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, janvier-juin 2002, 342 p.
Aurore Merle

Texte intégral

1Après Disputes au village chinois1, Isabelle Thireau renouvelle sa collaboration avec des spécialistes en sciences sociales chinois dans le cadre de ce numéro spécial de la revue Etudes rurales. Il s’agit cette fois de s’attaquer à un objet « largement ignoré par les travaux actuels » : la recomposition des espaces et des échanges marchands dans la Chine rurale au sortir de l’ère maoïste. L’enjeu de ces recherches est double. Il s’agit d’observer et d’analyser les transformations rapides que connaissent les campagnes chinoises sur le plan économique  depuis deux décennies. Mais l’intérêt est aussi, à partir du « laboratoire vivant » que constitue la Chine, de contribuer au développement d’une sociologie économique.

2La première partie de ce numéro, Baigou : une étude de cas, consacrée à l’étude d’un marché spécialisé de la Chine du Nord, annonce d’emblée la posture théorique et méthodologique qui guide les auteurs : le retour des marchands dans la Chine rurale ne peut s’appréhender qu’à partir de l’étude de configurations locales. Or le marché de Baigou, terrain de recherche d’une équipe de sociologues chinois depuis près de dix ans2, offre plusieurs « mystères » qui ne peuvent être éclairés par les théories économiques classiques. Comment expliquer en effet l’apparition et la réussite économique de ce marché dans une zone rurale isolée (Shen Yuan) ? Pourquoi cette efficience économique repose-t-elle depuis plus d’une décennie sur la production locale d’une multitude d’ateliers domestiques (Liu Shiding) ? Comment expliquer l’intérêt des autorités locales pour le développement des marchés (Wang Hansheng) ? Si l’apparition de marques n’est pas déterminée par la propriété et la concurrence, sur quelle logique s’appuie-t-elle (Shen Yuan et Liu Shiding) ? L’originalité de cette première partie est aussi de soumettre le « cas Baigou » au regard d’un spécialiste de l’histoire économique française, Jean-Yves Grenier, permettant ainsi d’établir des parallèles avec le développement historique des marchés en France et de dégager les spécificités du cas chinois.

3Pour mettre en perspective cette étude de cas, la deuxième partie, intitulée Nouveaux Héritages, élargit la sphère géographique. He Bochuan analyse l’essor de différents types de marché dans les villages de la rivière des Perles ; elle présente d’autres formes de commerce et d’autres contextes politiques, tout en s’interrogeant sur l’apparition de nouvelles pratiques sociales. Isabelle Thireau et Hua Linshan s’intéressent aux commerces en bordure de route et aux nouvelles formes de sociabilité qui s’y développent. Ma Mingjie et Sun Liping analysent comment les cadres d’un canton ont forcé les paysans à entreprendre la culture d’une variété de melon. Yunxiang Yan s’interroge sur les stratégies et les nouveaux comportements en matière de natalité dans un village du Heilongjiang. La mise en perspective est également historique, que ce soit un passé relativement proche : R. Bin Wong analyse l’évolution des formes et pratiques commerciales dans la Chine rurale du XVIIIe siècle jusqu’aux réformes ; ou un passé plus lointain : Christian Lamouroux retrace les relations entre commerce et bureaucratie dans la Chine des Song.

4Enfin, Références, la troisième partie, offre un point de vue plus réflexif et apporte un autre éclairage aux recherches présentées ici. En reproduisant le texte fondateur de William Skinner qui présente le modèle des macro-régions, puis en retraçant, comme le fait Christian Lamouroux, les pérégrinations de ce modèle, il s’agit de revenir sur le paradigme3 qui a dominé l’histoire économique de la Chine pendant près de trente ans.

5Ce numéro spécial se caractérise donc par la pluralité des questionnements, des approches et des objets et, dans l’esprit des auteurs, il s’agit « d’ouvrir un chantier plus que de définir une position partagée ou de proposer des conclusions générales ». Toutefois, plusieurs orientations théoriques et méthodologiques se dégagent de cet ouvrage et méritent notre attention.

6Tout d’abord, en choisissant le village comme échelle d’observation, les auteurs manifestent leur refus d’appréhender la recomposition des espaces et des échanges marchands à partir de l’échelle de la nation ou de celle des macro-régions, et ouvrent la voie vers une approche locale des dynamiques économiques. Comme dans l’exemple de Baigou, il ne s’agit pas d’isoler le village, mais plutôt de repérer à partir de ce dernier comment se construisent et se tissent des réseaux d’échange, réseaux qui peuvent dépasser le cadre régional ou même national.

7L’intérêt de cette approche est de refuser toute forme de déterminisme et de placer au cœur de l’analyse les initiatives des acteurs sociaux. Or celles-ci ne peuvent être appréhendées uniquement à partir d’une logique de rationalité économique. S’appuyant sur une méthodologie qualitative, les différents auteurs mettent ainsi en lumière les principes et les normes invoqués par les acteurs pour justifier leurs activités et montrent que l’économie n’est jamais séparée de l’ensemble des activités et usages sociaux. C’est parce qu’elles sont jugées acceptables aux yeux des acteurs et des autres membres de la société que ces activités deviennent possibles. Ainsi, le développement des campagnes chinoises au cours des deux dernières décennies ne peut être compris sans tenir compte des processus de légitimation des activités marchandes.

8L’accent mis sur l’analyse des interactions entre les différents acteurs qui interviennent dans les configurations économiques locales, contribue également à renouveler la problématique de l’intervention de l’Etat dans les campagnes chinoises. Le contraste offert par les cas de Baigou et du canton de Yan4 montre en effet que les rapports entre l’administration locale et les acteurs sociaux ne peuvent être définis a priori mais doivent être saisis en contexte et de manière dynamique. Le lien entre politiques nationales et intérêts locaux est alors appréhendé au travers d’une analyse des mécanismes locaux d’interprétation et de ré-appropriation des dispositifs publics.  

9Mais la valeur de ces recherches ne réside pas seulement dans une meilleure compréhension des transformations économiques récentes qui ont affecté les campagnes chinoises. Le souci des auteurs de ne pas enfermer l’étude de l’économie rurale chinoise contemporaine dans un cadre culturaliste, mais au contraire de confronter leurs observations aux théories économiques classiques ou aux modèles de la nouvelle sociologie économique, permet de questionner les fondements de ces modèles, d’en souligner les limites et d’apporter de nouveaux éléments de réflexion susceptibles de contribuer à une redéfinition des débats ainsi qu’à de nouvelles voies de recherche en sociologie économique.

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Notes

1 Thireau Isabelle, Wang Hansheng éds., Disputes au village chinois. Formes du juste et recompositions locales des espaces normatifs, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001, 342 p.
2 Les recherches sur Baigou présentées dans ce numéro n’ont encore fait l’objet d’aucune publication en Chine. D’autres recherches sur Baigou,  notamment un projet d’intervention sociologique, sont actuellement menées par des sociologues de l’université Qinghua.
3 En dissociant hiérarchie administrative et économique, et en intégrant les sciences sociales au champ des études chinoises, le modèle des macro-régions rompait avec une approche classique de l’organisation économique et sociale de la Chine, centrée sur la nation, et ouvrait la voie à une histoire régionale décentralisée.
4 Dans le cas de Baigou, ce sont les commerçants traditionnels et les paysans qui commencent, dès la fin des années 1970, à commercialiser clandestinement leurs produits, les cadres locaux s’opposant à ces formes de « dérive capitaliste ». Shen Yuan évoque leur « stratégie de guérilla » pour échapper au contrôle des cadres. A l’inverse, dans le canton de Yan, analysé par Ma Mingjie et Sun Liping, ce sont les cadres du canton qui sont à l’initiative du développement de la culture d’une variété de melon et qui vont réactiver l’ancien appareil politique de mobilisation sociale pour « forcer les paysans à s’enrichir » et augmenter ainsi les ressources financières du canton.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurore Merle, « Etudes rurales, « Le retour du marchand dans la Chine rurale », n° 161-162 »Perspectives chinoises [En ligne], 78 | juillet-août 2003, mis en ligne le 02 août 2006, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/169

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Aurore Merle

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