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Comptes rendus de lectures

AMAR, Nathanel. 2022. Scream for Life : l’invention d’une contre-culture punk en Chine populaire. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Grégoire Bienvenu
p. 77-78

Texte intégral

1Dans Scream for Life : l’invention d’une contre-culture punk en Chine populaire, Nathanel Amar analyse le punk chinois (pengke yinyue 朋克音樂), mouvement musical qui a pris son essor à Pékin au cours des années 1990. Prenant le contre-pied d’une littérature scientifique qui, trop souvent, entretient à distance l’exotisme des sous-cultures chinoises, Nathanel Amar s’appuie sur une longue enquête de terrain pour livrer dans cet ouvrage une analyse pointue et richement documentée de la scène punk locale. L’auteur mobilise un travail ethnographique innovant et des réflexions issues des cultural studies afin de questionner la constitution du punk chinois en tant que contre-culture musicale faisant face à un régime « qui a l’habitude de contrôler toutes formes d’expressions publiques, et qui n’hésite pas à enfermer des intellectuels » (p. 13). Alors que le soutien des rockeurs au mouvement démocratique « entraîne leur répression par les instances officielles » (p. 65), le punk se développe dans les interstices de la capitale chinoise jusqu’à séduire plus largement une jeunesse qui, de Wuhan à Chengdu, entend bien « parler – ou hurler – pour ceux qui ne peuvent pas le faire » (p. 12).

  • 1 Il est intéressant de noter à ce propos, comme peuvent le suggérer les citations de rap français qu (...)

2Aborder une contre-culture dans le contexte chinois nécessite dans un premier temps de questionner la notion de culture et mettre au jour les injonctions politiques qui structurent les productions artistiques « avant même l’avènement des communistes au pouvoir » (p. 25). Des écrits de Qu Qiubai 瞿秋白, « le premier marxiste chinois à déplacer la lutte révolutionnaire de la sphère économique à la sphère culturelle » (p. 28), aux campagnes culturelles maoïstes, la culture moderne chinoise s’est construite sur une critique et une répression de ses acteurs par le politique, dictées par les besoins de la lutte pour l’hégémonie communiste. Si la politique d’ouverture engagée par Deng Xiaoping 鄧小平 offre à la jeunesse « de nouvelles manières de produire et de consommer des œuvres culturelles » (p. 45), et rend ainsi possible la naissance et la multiplication des groupes de rock chinois (yaogun yinyue 搖滾音樂), l’expression artistique « d’un certain désarroi de la jeunesse postmaoïste » (p. 59) devient toutefois un discours politique indicible après 1989. C’est donc au sein de la génération post-1990, la « D- generation » – pour 碟 (die, le disque), 盜版 (daoban, le piratage) et 打口 (dakou, les cassettes et CD recyclés) – que se généralisent le braconnage culturel et les échanges musicaux avec des étudiants étrangers qui engendrent la création des premiers groupes de punk chinois à Pékin. À ce berceau originel, Nathanel Amar adosse un second territoire qui constitue le principal environnement de son étude : la ville de Wuhan, où la scène punk est connue « à la fois pour son aspect très subversif […] et l’origine sociale de ses musiciens » et qui entretient une vive rivalité « politique et éthique » avec le punk de la capitale (p. 95). À l’aide d’une étude de réseau construite entre autres grâce aux affiches de concerts punks, l’auteur démontre de façon originale l’enracinement progressif de la culture punk et sa constitution en action collective, mobilisant divers acteurs et « endroits joyeux » où répéter et se produire : des arrière-cuisines et karaokés jusqu’aux bars et salles de concerts dédiés1.

3Si Amar promet en introduction de ne pas chercher à définir ce qu’est le punk, le troisième chapitre apporte toutefois des éléments concrets de définition du punk-rock en contexte chinois. Prônant l’art du « Do It Yourself » (DIY), les membres de la communauté s’engagent dans un « amateurisme démocratique » (p. 128) qui annihile toute séparation entre les auditeurs et les performeurs. Pour publier leurs albums et s’assurer de la tenue de leurs concerts face à la censure du gouvernement, les musiciens mobilisent diverses stratégies comme l’autoédition, les pots-de-vin, le camouflage des paroles sensibles ou le recours à la langue anglaise. Être punk c’est également adopter un « attirail punk » volontairement provocant : « une manière de se reconnaître entre soi » (p. 157) et de s’inscrire dans les marges de la société. Les punks chinois inscrivent d’ailleurs leur pratique au sein du 江湖 jianghu, cet espace imaginaire « des rivières et des lacs » souvent mobilisé pour « qualifier les communautés marginales chinoises » (p. 227). La vulgarité et la violence en sont des éléments constitutifs, souvent à destination du gouvernement chinois, mais aussi ritualisées à travers l’exhibition de parties génitales et la pratique des pogos. Si cette « opposition virile à toute forme d’autorité » (p. 208) rapproche les punks des braves (haohan 好漢) de la littérature, elle soulève également des problèmes comme celui de la place des femmes dans ce monde musical.

4Nathanel Amar analyse ensuite la construction d’un « espace public » punk à travers l’exemple de deux lieux spécifiques montés par et pour les punks : le centre social pour la jeunesse « Notre maison » (women jia 我們家), un espace de rencontre et d’éducation populaire, et le « DMC » (Dirty Monster Club) de Tongzhou, bar qui accueille des groupes punks. Ces espaces d’utopies, ainsi que le développement d’une presse musicale spécialisée (p. 275), ont permis l’émergence d’un espace public spécifique, à la fois « atypique » et « précaire », mais aussi un espace « d’expérimentations sociales et politiques » (p. 308-9). Le dernier chapitre semble enfin offrir une explication englobante du rôle des punks aujourd’hui en Chine. La parole punk serait un instrument chargé de contester les « deux monopoles du Parti communiste chinois » (p. 312) que sont devenus la vérité et la mémoire. Les punks entreprennent de déconstruire les figures tutélaires du communisme, reconnaissent les crimes des autorités chinoises et proposent un panthéon alternatif à l’histoire officielle, se servant de leur art comme d’un « lieu d’apprentissage d’une mémoire cachée » (p. 328). À ce titre, la répression du 4 juin 1989 constitue un élément structurant du punk chinois, dont l’entretien du souvenir passe par les paroles, les illustrations et des messages codés à destination du public.

5Scream for life offre une plongée inédite dans un des mondes musicaux chinois les moins connus et pourtant des plus fascinants, enrichissant au passage une littérature encore trop peu développée sur la musique populaire chinoise. Si depuis son apparition en Grande-Bretagne le punk a été affublé de nombreux clichés, Nathanel Amar, à l’instar de Dick Hebdige (1979) il y a plusieurs décennies, réussit le pari de dévoiler les significations politiques et artistiques que véhicule cette contre-culture dans le contexte chinois contemporain. La retranscription de longues notes ethnographiques et la mobilisation d’un large corpus de paroles de chansons (traduites) en font un ouvrage d’autant plus fluide, à même d’intéresser les universitaires comme les amateurs de musique.

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Bibliographie

HEBDIGE, Dick. 1979. Subculture. The Meaning of Style. Londres : Routledge.

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Notes

1 Il est intéressant de noter à ce propos, comme peuvent le suggérer les citations de rap français que l’auteur inscrit subrepticement en tête de chapitres, que les punks et les rappeurs chinois partageaient originellement les mêmes espaces musicaux.

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Pour citer cet article

Référence papier

Grégoire Bienvenu, « AMAR, Nathanel. 2022. Scream for Life : l’invention d’une contre-culture punk en Chine populaire. Rennes : Presses universitaires de Rennes. »Perspectives chinoises, 2022/4 | -1, 77-78.

Référence électronique

Grégoire Bienvenu, « AMAR, Nathanel. 2022. Scream for Life : l’invention d’une contre-culture punk en Chine populaire. Rennes : Presses universitaires de Rennes. »Perspectives chinoises [En ligne], 2022/4 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/13721

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Auteur

Grégoire Bienvenu

Grégoire Bienvenu est doctorant à l’IRMECCEN de la Sorbonne Nouvelle, au Labex ICCA, et à l’ICS de la Communication University of China. Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, 20 avenue Georges Sand, 93210 La Plaine Saint-Denis, France (gregoire.bienvenu@sorbonne-nouvelle.fr).

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