Gilles Guiheux, Les grands entrepreneurs privés à Taiwan — La main visible de la prospérité
Texte intégral
1Au cours de ces cinquante dernières années, Taiwan a connu un développement économique exceptionnel : encore largement dépendante de l’agriculture dans les années 1950 — le sucre, le riz et le thé constituaient alors les trois-quarts de ses exportations — son économie est aujourd’hui devenue l’une des plus performantes du monde dans le secteur informatique — en 1996, sur le marché mondial, 10% des ordinateurs de bureau, 32% des ordinateurs portables, 54% des écrans d’ordinateur et 74% des cartes-mères étaient produits par des firmes taiwanaises à Taiwan même ou à l’étranger1.
2L’objet de ce livre est moins d’expliquer les mécanismes économiques de ce développement que de mettre en évidence le rôle joué dans celui-ci par une classe particulière de la population, celle des grands entrepreneurs privés. En insistant sur les facteurs qui ont conduit à l’émergence de ce groupe social, en même temps qu’au façonnement de son image, cette étude de nature socio-économique montre comment le grand patronat taiwanais, défini comme « l’ensemble des gouvernements des grandes entreprises privées, les équipes dirigeantes qui élaborent les politiques des groupes, et qui constituent une fraction importante de la classe dirigeante du pays » (p. 13), a été à la fois le fruit et le moteur de la croissance économique.
3S’appuyant non seulement sur des interviews de grands patrons, mais aussi sur des magazines d’information économique (Tianxia, Zhuoye), des annuaires d’entreprises et des (auto)biographies d’hommes d’affaires, l’auteur décrit, à l’aide de très nombreux exemples, la façon dont se sont nouées les relations entre décideurs « public » et « privé » d’une part, et au sein du patronat d’autre part. De plus, se prêtant à une analyse au second degré de ses sources documentaires, il révèle les fondements qui se cachent derrière le discours des entrepreneurs et l’image qu’ils souhaitent donner d’eux au public.
4L’étude se fait en deux temps. D’abord, elle cherche à répondre à la question suivante : comment s’organisent et qu’est-ce qui structure les activités économiques du grand patronat taiwanais ? La réponse a trois composantes : l’Etat, qui a facilité la constitution de grands groupes (chapitres 2 et 3), la famille, qui a contribué au maintien de leur cohésion (chapitre 4) et les réseaux de solidarités de nature locale, professionnelle et/ou associative (chapitre 5). Ensuite, elle tente de dégager les « valeurs » revendiquées par le grand patronat taiwanais (chapitre 6).
5L’Etat a joué un rôle clé dans la création d’une classe d’entrepreneurs à Taiwan, non seulement en donnant à ces derniers l’occasion de croître et prospérer, mais aussi en leur fournissant une caution morale aux yeux de la société. Dans les années 1950, le parti nationaliste au pouvoir, mettant en place une nouvelle politique de développement économique, propose en effet à quelques hommes d’affaires d’investir dans des secteurs stratégiques avec l’aide des pouvoirs publics. Dans les années 70, le gouvernement taiwanais, de plus en plus isolé sur la scène internationale, fait cette fois appel aux grands entrepreneurs de l’île pour le représenter à l’étranger, notamment dans les comités destinés à gérer les relations économiques entre Taipei et ses partenaires commerciaux ayant rompu leurs relations diplomatiques avec la République de Chine à Taiwan. C’est ainsi qu’une relation de clientélisme s’est établie entre les pouvoirs publics et les entrepreneurs : d’un côté, l’Etat permet à quelques hommes d’affaires de s’enrichir rapidement sur des marchés protégés, en même temps qu’il transforme leur image de « profiteurs et traîtres à la patrie » en une image de « bienfaiteurs de la société » (p. 83) ; de l’autre, les entrepreneurs s’engagent à demeurer loyaux vis-à-vis du Kuomintang et à soutenir l’action gouvernementale grâce à leurs capitaux et réseaux de relations à l’étranger. C’est dans ce contexte que se sont développés les groupes industriels taiwanais.
6Or, ces groupes qui ont grandi sous la protection d’un parti nationaliste tout puissant vont profiter du climat de démocratisation à Taiwan dans les années 80 pour s’affranchir de cette tutelle. Leurs dirigeants cherchent même à peser davantage sur l’action gouvernementale en s’appuyant sur leur puissance financière, leur notoriété et leurs relations personnelles au sein du pouvoir : création de fondations privées (par exemple l’Institut de recherche pour la politique nationale, fondé en 1989 par Chang Rongfa, président d’Evergreen), financement de partis politiques, participation directe aux élections locales. Les investissements taiwanais en Asie du sud-est et en Chine continentale sont d’ailleurs révélateurs de l’autonomie acquise par les grandes firmes de l’île. Privilégiant leur intérêt personnel, elles répondent avec réticence aux appels du gouvernement pour investir davantage dans le sud-est asiatique, tandis qu’elles n’hésitent pas à contourner la loi quand il s’agit d’investir sur l’autre rive du détroit.
7La famille a elle aussi contribué à la structuration du grand patronat taiwanais en favorisant la cohésion des groupes d’entreprises, ainsi que la constitution du milieu patronal en tant que classe. Le caractère familial de ces groupes apparaît à trois niveaux : une participation majoritaire du fondateur et de sa famille au sein des conseils d’administration ; la nomination des enfants, voire des beaux-enfants, aux postes de direction ; des alliances matrimoniales entre grandes familles d’entrepreneurs. Notons toutefois que l’adaptation de la forme familiale traditionnelle de l’entreprise aux exigences de l’économie moderne a nécessité des « stratégies de légitimation » : par exemple, les fils des fondateurs des grandes entreprises se doivent d’acquérir des « diplômes universitaires qui valent pour des brevets de compétence », et de gravir « apparemment progressivement les échelons des entreprises qu’ils sont destinés à diriger » (p. 131).
8Des solidarités de nature locale et professionnelle, enfin, complètent parfois les réseaux familiaux pour mettre en oeuvre un processus dynamique de création d’entreprises (p. 163), par un système d’association dans les conseils d’administration de personnes unies par leur origine commune et/ou une relation patron-employé. C’est ainsi que deux familles — les Hou et les Wu — originaires de la région de Tainan, après avoir créé Tainan Textile (1954), se sont associées à la famille Chen — liée par un double mariage aux Hou — pour fonder Universal Cement (1961). Puis le groupe s’est diversifié dans l’agroalimentaire avec la création de Tongyi (1967) à l’initiative de Gao Qingyuan, lui aussi né près de Tainan, ancien apprenti dans le commerce de tissus que les frères Wu tenaient avant la guerre et plus tard employé de Tainan Textile. Les associations patronales et les clubs associatifs (associations d’anciens élèves, organisations de bienfaisance, etc.) quant à eux sont autant de lieux où les grands patrons construisent des réseaux sociaux susceptibles d’être « activés » en cas de besoin et d’aboutir à un partenariat dans un projet d’entreprise.
9L’analyse que l’auteur fait des « valeurs morales » revendiquées par le patronat taiwanais s’inscrit explicitement dans la perspective des travaux de Max Weber selon lesquels « il n’y a pas de développement capitaliste sans classe d’entrepreneurs et pas de classe d’entrepreneurs sans valeurs morales » (p. 183). Les grands patrons à Taiwan ne dérogent pas à la règle qui mettent en exergue des valeurs telles que le travail, la frugalité, la famille, l’honnêteté, le desintéressement, et prônent la paix et l’harmonie dans l’entreprise comme dans la société. Ils se présentent comme de bons pères de famille qui chérissent leurs employés comme leurs propres enfants, et comme des hommes sages guidés « non par le désir de prospérité et de reconnaissance personnelle, mais par le souci [...] de contribuer au bien-être général, en oeuvrant pour plus d’harmonie dans la société » ; le profit étant recherché « non pas à des fins personnelles, mais pour le bien de la société » (pp. 216-218). Ce qu’il est important de souligner ici, c’est que ce discours d’inspiration confucéenne tenu par « l’élite du monde entrepreneurial » est sans doute moins le reflet d’une éthique personnelle que d’une appropriation de la tradition chinoise dans l’intérêt de l’entreprise. Dans cette optique, la valeur « travail » favoriserait le recours aux heures supplémentaires, tandis que l’idée de paix et d’harmonie serait un moyen d’éviter les conflits sociaux, voire de justifier un « autoritarisme vigoureux » (p. 191). Quant à l’investissement dans la formation des employés, par exemple via la création d’écoles au sein même de l’entreprise, si elle est présentée comme le souci naturel d’un père pour l’éducation de ses enfants, elle est également un bon moyen d’intégrer les employés et de suppléer aux carences du système public d’éducation.
10Une remarque sur la forme et deux remarques sur le fond. Sur la forme, une liste récapitulative et ordonnée des grands patrons taiwanais, avec leurs date et lieu de naissance, le nom des entreprises qu’ils dirigent et les secteurs d’activités concernés, aurait été très utile pour aider le lecteur à se repérer parmi nombreuses personnes citées dans le livre. Sur le fond, deux questions aurait peut-être mérité d’être approfondies. Premièrement, quelle est la place des grandes firmes par rapport à la multitude des petites et moyennes entreprises (PME) — en 1996, ces dernières ne représentaient pas moins de 98% du nombre total d’entreprises à Taiwan, et comptaient pour 79% de la main-d’œuvre, 50% des exportations et 34% de la production2 — et quelles sont les spécificités des premières par rapports aux secondes. En effet, si les unes et les autres ont en commun une propriété du capital de type familial (p. 124), en ce qui concerne par exemple l’influence sur le pouvoir politique ou encore les valeurs morales, qu’est-ce qui différencie les « grands » patrons des « petits » patrons ? Deuxièmement, jusqu’à quel point l’origine géographique des entrepreneurs a-t-elle influé sur le développement de leurs firmes et leur stratégie d’investissement à l’étranger, notamment au Japon et en Chine continentale ? Le livre donne certes des éléments de réponse à cette question, mais il aurait été intéressant de tenter de dégager des logiques propres — par exemple en comparant l’entreprise Tatung (électroménager), dont le directeur est issu d’une vieille famille taiwanaise qui s’est enrichie sous l’occupation japonaise (cf. chapitre 1), à l’entreprise Yulon (textile, automobile), dont la famille fondatrice est originaire de Shanghai — et de voir à partir de quand et de quelle manière les liens se sont opérés entre les firmes fondées par des Continentaux (arrivés à Taiwan en 1949) et celles créées par des Taiwanais de souche.
11Au delà de ces remarques, ce livre, qui utilise un grand nombre de sources en langue chinoise, présente l’originalité d’aborder le développement économique de Taiwan sous l’angle d’une histoire de familles dont le destin s’est confondu avec celui de l’île. Ce faisant, il a le mérite non seulement d’apporter un éclairage nouveau sur le processus d’industrialisation à Taiwan, mais aussi de souligner la spécificité au sein du monde asiatique des entrepreneurs taiwanais qui ont su s’appuyer sur une double influence culturelle et économique de la part de la Chine et du Japon pour développer leurs réseaux et internationaliser l’économie de l’île.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Philippe Chevalérias, « Gilles Guiheux, Les grands entrepreneurs privés à Taiwan — La main visible de la prospérité », Perspectives chinoises [En ligne], 76 | mars - avril 2003, mis en ligne le 03 novembre 2006, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspectiveschinoises/100
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