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Études & travaux
Analyses

« French belongs to no one, French belongs to everyone ». Sur l’attractivité de la littérature médiévale aux États-Unis

Marion Uhlig

Résumés

À l’heure où les offres de poste comme les Masters spécialisés en langue et littérature françaises du Moyen Âge se font de plus en plus rares dans les universités américaines, il paraît urgent de réfléchir aux moyens de stimuler l’intérêt des étudiants pour cette discipline afin d’en assurer la relève outremer. Mais comment accroître l’attractivité de la littérature médiévale en français, là où rien ne prédispose les étudiants à s’y intéresser tant elle paraît éloignée de leur héritage culturel ? Le présent témoignage revient sur les solutions, toutes potentielles, que mes collègues et moi avons envisagées durant mon séjour comme professeur adjoint de littérature française médiévale à l’université du Wisconsin-Madison entre 2013 et 2015. Elles invitent d’une part à questionner le choix des langues dans lesquelles les textes sont lus et enseignés, à savoir le français moderne dans les deux cas ou, respectivement, l’ancien français et l’anglais, et d’autre part à tirer parti du formidable engouement des chercheurs et des étudiants pour les Global Studies et pour la littérature de la francophonie avec lesquelles la littérature médiévale en français entre aisément en dialogue.

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Texte intégral

  • 1 Il s’agit de la conférence « French Literature Abroad : Towards an Alternative History of Literatur (...)
  • 2 « The most salient feature of the proprietorship of French in the Middle Ages is precisely that it (...)

1À l’occasion d’une conférence tenue à l’université du Wisconsin-Madison le 29 octobre 2014, Simon Gaunt relevait le caractère non pas « national » ni « proto-national », mais « supralocal » de la littérature en français au Moyen Âge1. L’examen de textes très largement diffusés au Moyen Âge, mais longtemps considérés comme périphériques en raison de leur aire de production et/ou leur circulation excentrée, lui permettait de questionner une vision téléologique de la littérature d’expression française. Sur la base de trois études de cas, à savoir l’Estoire des Engleis de Gaimar en Angleterre (c. 1136), L’Histoire ancienne jusqu’à César en Flandres (c. 1210) et à Acre (c. 1260) et la seconde mise en prose du Roman de Troie en Italie (c. 1270), il constatait que les textes en français produits au Moyen Âge, loin de soutenir avec exclusivité les valeurs de la France ou des régions francophones, se révèlent également aptes à emblématiser d’autres identités culturelles. Il en concluait que la littérature en français au Moyen Âge « n’appartient à personne », en ce sens qu’elle transcende les frontières de la France pour former une culture littéraire francophone disséminée dans l’Europe entière2. À son sens, cette perspective supralocale serait en mesure d’expliquer à cette période la prédominance de la littérature française, envisagée non comme un phénomène émanant d’un centre régional particulier, mais résultant au contraire de la convergence d’influences diverses.

  • 3 La table ronde « French Outside France », qui réunissait Simon Gaunt, Névine El-Nossery, Ullrich La (...)
  • 4 Témoin de cette actualité, la récente traduction française du volume collectif French Global (New Y (...)

2L’engouement suscité par ces propositions auprès de la communauté académique américaine s’est manifesté par la forte affluence des étudiants et des chercheurs et par le flux ininterrompu des questions et des interventions. Il ne s’est pas démenti le lendemain, lors de la table ronde « French Outside France » qui a réuni six spécialistes des littératures et des médias d’expression française sur une période allant du Moyen Âge à l’extrême-contemporain3. Un tel enthousiasme n’a pas de quoi surprendre, dans la mesure où la perspective d’une histoire littéraire portant non plus sur la littérature de France, mais sur la littérature en français consonne avec l’actualité la plus vive de la recherche4. Or dans la communauté universitaire d’outre-Atlantique, cette faveur se trouve démultipliée par la convergence de plusieurs facteurs : si la proximité géographique du Québec, des régions francophones des États-Unis ainsi que des Caraïbes françaises explique en partie la tendance, la conception plus totalisante, ou moins parcellaire, c’est-à-dire plus continentale que nationale, que les étudiants américains possèdent de l’Europe compte aussi pour beaucoup. Sans doute cette conception est-elle également à l’origine de la réaction d’un enseignant du Département d’anglais : « Plus qu’elle n’appartient à personne, a-t-il relevé, la littérature médiévale en français appartient à tout le monde. C’est dire que d’autres, et notamment les enseignants du Département d’anglais, sont aussi habilités à l’enseigner que ceux du Département de français ».

  • 5 « It belongs to no one, or perhaps more accurately to everyone ».
  • 6 Ian Short, « Patrons and Polyglots : French Literature in the XIIth-Century England », Anglo-Norman (...)
  • 7 J’exclus de la discussion le modèle d’enseignement pratiqué en Angleterre ou en Allemagne, où les t (...)
  • 8 Les collègues avec lesquels j’ai eu le plaisir de m’entretenir sur ces questions sont Gilles Bousqu (...)

3S’il a de quoi surprendre, ce syllogisme dont la prémisse mineure « or ce qui n’appartient à personne appartient à tout le monde » était déjà explicite dans les propos de Simon Gaunt n’a rien d’entièrement nouveau5. De fait, il consonne avec la suggestion de chercheurs qui, à l’instar d’Ian Short, justement cité dans la conférence, ont proposé de réviser l’histoire littéraire en considérant Wace, Marie de France ou Benoît de Sainte-Maure non plus dans l’orbite de la culture française, mais britannique6. Dans le monde de l’enseignement académique francophone, l’incidence d’une telle proposition peut sembler minime, tant il va de soi que les textes lus dans l’ancienne langue sont commentés en français – c’est-à-dire dans l’évolution moderne de leur langue d’écriture – quelle que soit l’approche culturelle privilégiée. Et, du moins jusqu’à nouvel ordre, c’est ce choix linguistique qui commande leur inclusion dans le cursus de littérature française. Mais en Amérique, l’initiative en question recèle un potentiel d’innovation considérable, d’abord parce que les textes y sont lus en traduction française moderne dans la plupart des cas – dans tous les cas au niveau du Bachelor –, ensuite parce que le français moderne constitue aussi une langue étrangère pour les étudiants américains7. Alors, voilà la question que mes collègues et moi nous sommes posée à l’issue du symposium « French Outside France » : dans quelle langue la littérature médiévale en français a-t-elle le plus de chance de susciter l’intérêt des étudiants, voire leur passion, même leur vocation, et donc d’échapper à la disparition en tant que matière enseignée, lorsque cette littérature est 1) lue en traduction moderne, 2) par des étudiants non francophones, 3) qu’elle n’est pas considérée comme le support des valeurs identitaires de la France ? En terme de visibilité, promouvoir le décloisonnement de la littérature en français au Moyen Âge constitue de tout évidence un gain pour la discipline, puisque cela permet de l’enseigner davantage et à l’attention d’un plus large public, tout en levant la barrière de la langue. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’engouement des Global Studies, très populaires en Amérique du Nord, pour la littérature médiévale en français. Mais d’un autre côté, l’éventualité de la répartition de cette littérature dans divers départements, au risque de son éparpillement, constitue évidemment une menace pour la cohérence et la spécificité de la discipline. J’aimerais exposer ici, sous la forme d’un témoignage, quelques pistes de réflexion sur le potentiel d’attractivité de la littérature médiévale en français aux États-Unis. Elles s’inspirent des discussions qui ont animé certains membres du Département de français et d’italien durant mon séjour à l’université du Wisconsin-Madison comme professeur adjointe de littérature française médiévale entre 2013 et 20158.

Prémisses

  • 9 Corinne Denoyelle et Mario Longtin, « Enseignement de la langue et de la littérature françaises méd (...)
  • 10 Il s’agit du cours French 701, « Introduction to Old French », qui vise à dispenser un « basic read (...)
  • 11 Au niveau du Bachelor, les étudiants sont amenés à lire des textes médiévaux dans les cours suivant (...)

4Trois prémisses sont nécessaires à l’intelligence du propos qui va suivre. La première concerne l’accès aux textes médiévaux par l’intermédiaire de traductions. Dans le dernier numéro de Perspectives médiévales intitulé « Cultiver les lettres médiévales aujourd’hui », Corinne Denoyelle et Mario Longtin évoquent dans un article commun le défi que représente l’enseignement de l’ancien français aux étudiants d’Amérique du Nord, en l’occurrence dans la province canadienne anglophone de l’Ontario9. Les méthodes qu’ils proposent, et dont ils prouvent l’efficacité, sont destinées à susciter l’intérêt des étudiants pour l’ancien français, mais aussi à leur révéler l’utilité de son apprentissage au sein du cursus de langue et de civilisation françaises. La situation que je souhaite exposer est inverse, puisqu’elle concerne les cas où l’enseignement de la littérature médiévale ne se fait pas dans la langue originelle, mais au moyen d’une traduction moderne. À l’université du Wisconsin-Madison, comme dans bon nombre d’institutions américaines, le cours d’introduction à l’ancien français est réservé aux étudiants de Master décidés à se spécialiser en littérature médiévale. C’est dire que cet enseignement, voué à dispenser les bases de la compréhension écrite, ne s’adresse en général qu’à un nombre extrêmement restreint d’intéressés10. La grande majorité des étudiants de français est par conséquent amenée à lire les textes médiévaux en traduction moderne, que ces étudiants participent, au niveau du Bachelor, à des cours généraux de littérature française, à des cours de littérature française d’ancien régime ou à des Topic Courses dévolus à l’exploration d’un thème particulier et/ou, au niveau du Master, à des Medieval Seminars11.

  • 12 Il s’agit du cours English 425, « Medieval Romance ».

5À ces dispositions propres aux plans d’études s’ajoute une seconde donnée, conjoncturelle cette fois : à mon arrivée au Département de français et d’italien de UW-Madison à l’automne 2013, les médiévistes du Département d’anglais avaient pris l’habitude d’enseigner les textes médiévaux d’oïl en traduction anglaise. En l’absence d’homologues du côté français, ils faisaient la part belle aux textes en ancien français, notamment arthuriens, dans leurs listes de lecture. Pour prendre un exemple, le programme du cours sur le roman médiéval destiné aux étudiants de fin de Bachelor mêlait le Brut de Wace, les romans de Chrétien de Troyes, les Lais de Marie de France, la Queste del saint Graal et les Tristan de Béroul et de Thomas à Floris and Blancheflur, Amis and Amiloun, Sir Orfeo, Sir Gawain and the Green Knight et à des romans de Sir Thomas Malory et de Chaucer12. L’expérience a prouvé que si ces enseignements ont été extrêmement bien reçus par les étudiants du Département d’anglais, c’est notamment parce que leur niveau de compréhension linguistique était excellent. Quant à la concurrence que ces cours auraient pu faire à mes propres enseignements, elle s’est révélée négligeable dans la mesure où, précisément, le public concerné était dans la majorité des cas différent. Tout risque de doublon futur a en outre été évité par la décision, prise en toute collégialité par les deux départements, de pratiquer à l’avenir un enseignement commun.

  • 13 À l’université du Wisconsin-Madison, le projet commun « ‘Imagines Mundi’ : the Global Middle Ages » (...)

6Enfin, on ne saurait évaluer pleinement la situation sans considérer les lois du marché qui, à Madison comme partout aux États-Unis, commandent le choix des sujets de thèse. Le coût très important des études contraint en effet la grande majorité des étudiants à s’engager de façon prioritaire dans des filières susceptibles de leur assurer l’obtention d’un poste. Or l’heure est grave pour la littérature française du Moyen Âge, puisque les offres de poste et, de manière corollaire, les Masters spécialisés se font de plus en plus rares. Il paraît par conséquent urgent de réfléchir aux moyens de stimuler l’intérêt des étudiants pour cette discipline afin d’en assurer la relève. Depuis quelques années, la francophonie a le vent en poupe, comme en témoignent la multiplication des postes d’enseignement et de recherche dans les universités et son pendant du côté de la formation, à savoir l’efflorescence toujours croissante des PhDs consacrés aux littératures maghrébine, canadienne ou antillaise d’expression française. À l’ère postmoderne ou globale, pour reprendre l’expression en vogue, on se passionne pour le champ disciplinaire ouvert par les interactions entre cultures et populations, à l’intérieur et surtout à l’extérieur des frontières nationales de la France. Or on l’a dit, la littérature médiévale en français possède toutes les qualités requises pour rejoindre cette vogue et bénéficier grâce à elle d’un regain d’attractivité. Mais si ce potentiel est attesté par la place de choix qu’elle occupe dans les programmes interdisciplinaires de recherche placés sous le signe du Global Middle Ages, en plein essor à Madison et dans plusieurs universités de renom en Amérique13, force est d’admettre qu’il demeure encore largement ignoré des étudiants.

Français ou anglais ?

7Ces trois prémisses, propres à la situation de UW-Madison, posent la question de la langue dans laquelle les textes médiévaux sont enseignés. La littérature du Moyen Âge en français gagnerait-elle à être abordée dans la langue parlée par les étudiants, voire dans la langue actuellement parlée dans le lieu de production des textes abordés ? Si l’innovation pratiquée par le Département d’anglais brouille la délimitation des champs institutionnels de façon potentiellement problématique, elle n’est pas moins intéressante. En effet, le choix d’enseigner à des étudiants anglophones dans leur propre langue plutôt que dans une langue étrangère pourrait influencer l’attractivité de la matière concernée. En outre, l’anglais permettrait de faire entendre plus efficacement que le français le caractère paneuropéen de cette littérature, c’est-à-dire ce qui a précisément l’heur de la rendre attractive outre-Atlantique.

8Du côté des arguments en faveur de l’accès aux textes en traduction anglaise, la compréhension facilitée figure en tête de liste. Au-delà de l’irréductible « altérité du Moyen Âge », on doit considérer que la perception de l’histoire et de la géographie de l’Europe, a fortiori de la France, est peu familière aux étudiants américains, que leur origine et leur formation ne prédisposent pas à ce type d’apprentissage. En ce sens, l’idée de dissocier l’initiation à la littérature médiévale de l’apprentissage de la langue française pourrait contribuer à réduire la double distance, culturelle et linguistique, qui sépare les lecteurs novices de la matière étudiée. Sans l’obstacle supplémentaire de la langue, ils seraient en mesure d’appréhender de plus près la réalité littéraire et historique radicalement autre qui se présente à eux. C’est d’autant plus vrai que la plupart des étudiants inscrits au Département de français s’intéressent moins à la littérature ancienne qu’au business French, qu’ils couplent à des fins pratiques à une branche technique ou scientifique. On peut ainsi imaginer qu’un public d’étudiants plus vaste pourrait être touché par les propriétés supralocales du français comme langue de culture littéraire au Moyen Âge en dehors de la filière de langue et civilisation française. La littérature médiévale en français n’acquerrait-elle pas une légitimité intellectuelle plus grande à être conçue non pas comme une production nationale française, mais comme l’une des actrices déterminantes de l’élaboration d’un héritage européen, dont les ramifications seraient de surcroît plus susceptibles de résonner avec l’origine culturelle propre des étudiants ?

9Ce type de réaménagement se heurte cependant à plusieurs pierres d’achoppement, à commencer par la question de la formation des enseignants. Car on peine à imaginer qu’il fût exigé d’un enseignant du Département d’anglais – ou, le cas échéant, d’espagnol, d’italien etc. – qu’il soit en mesure de dispenser un savoir aussi informé et à jour sur la littérature en français que sur la littérature dont il est lui-même spécialiste. Sans parler du mouvement de « re-nationalisation » qu’une telle bifurcation risquerait d’entraîner en considérant non plus la littérature en fonction de sa langue d’expression, mais de son appartenance territoriale et/ou identitaire. Quant à la tradition académique dans laquelle la partition des disciplines s’inscrit – et qui a été incarnée par de grandes figures dans le domaine des littératures médiévales en français comme en anglais à l’université du Wisconsin-Madison – elle s’en trouverait irrémédiablement perturbée. Mieux vaudrait, en ce sens, que les spécialistes de l’ancien français eux-mêmes enseignent en langue anglaise, comme c’est actuellement le cas dans les universités du Royaume-Uni, y compris à l’attention des étudiants amenés à se spécialiser en ancien français.

L’heure de la philologie

  • 14 Le modèle des « humanités communes » promeut un remaniement des curricula académiques fondé sur des (...)

10En faveur de quelle solution trancher ? Je ne prétends en aucun cas détenir la réponse à cette vaste question qui dépasse largement le cadre du présent témoignage. Sans doute serait-il fructueux de repenser le choix des langues d’enseignement et de lecture dans le cadre plus général d’une réflexion sur le remaniement des plans d’études, à l’horizon du modèle des « humanités communes », ou « Global Humanities » proposé par Howard Bloch, axé sur la circulation des savoirs à la faveur d’une interdisciplinarité propice à l’abord de la période médiévale14. Il reste qu’en l’état actuel, ni l’une ni l’autre des deux options présentées ne nous a semblé véritablement probante, puisque, d’une part, les étudiants ne sauraient s’attendre à étudier la littérature d’expression française au Département d’anglais, et que, de l’autre, ceux du Département de français sont souvent rebutés par la littérature médiévale, même en traduction moderne.

  • 15 Pour prendre un exemple, le commentaire du vers 514 de la Folie Tristan d’Oxford évoquant le héros (...)
  • 16 « Reading Aloud the French of England (A Workshop) », organisé par Laurie Postlewate, avec Alice M. (...)

11À tout prendre, la lecture en langue originale nous est apparue comme la plus à même de vivifier l’engouement des étudiants américains pour la littérature en ancien français. Lire les textes dans l’ancienne langue, mais les enseigner dans la langue des étudiants, tel pourrait être le recours pour sauver la filière de l’extinction qui la guette. À cet égard, le développement d’une formation à l’ancien français, dès le début du Bachelor, tirerait à coup sûr un parti précieux des méthodes élaborées par Corinne Denoyelle et Mario Longtin. Fort rares dans les facultés nord-américaines, les cours d’introduction à l’ancien français recèlent un potentiel qui n’attend que d’être activé. Peu avant mon départ de l’université du Wisconsin-Madison en janvier 2015, l’annonce à l’échelle nationale du cours d’ancien français de base en passe d’être dispensé par Keith Busby a eu cette fonction. La médiatisation du cours en a accru la fréquentation, valorisée par la rareté de l’offre. Le succès d’une telle démarche encourage à développer ce type de cours et à initier un mouvement visant non pas à rendre la littérature médiévale plus proche des étudiants, au moyen de traductions et d’adaptations, mais au contraire à aider les étudiants à s’en rapprocher grâce à une formation adaptée. En cas de réussite, des enseignements philologiques, codicologiques et paléographiques, ainsi qu’une sensibilisation aux scriptae de l’ancien français pourraient par la suite enrichir les cours d’introduction à la langue. L’enthousiasme que les particularités lexicales de l’anglo-normand éveillent auprès des étudiants, qui ne manquent jamais d’y reconnaître plusieurs mots courants de l’anglais moderne, suffit à convaincre de l’intérêt d’une telle offre15. Le succès qu’a remporté auprès des jeunes doctorants l’atelier de prononciation de l’anglo-normand à l’International Congress on Medieval Studies à l’université du Western Michigan à Kalamazoo en mai 2014 le suggère d’ailleurs fortement16.

12Reste à savoir dans quel cadre ces enseignements pourraient trouver leur place. Plus que les départements de langue, qui posent les problèmes qu’on a exposés, les centres d’études médiévales offrent des plateformes parfaitement adaptées pour ce type de formations. Déjà très actif au niveau de la recherche et de la formation post-graduée, celui de Madison gagnerait en termes de fréquentation et de visibilité à développer des cursus de Bachelor mettant en réseau les étudiants intéressés par les disciplines en lien avec le Moyen Âge. On ne peut que rêver d’une offre de cours transversale, disponible dès le Bachelor, qui réunirait les domaines de la médiévistique. En plus des cours généraux de base, des combinaisons seraient possibles entre l’histoire, l’histoire de l’art, la philosophie et les langues et littératures médiévales. Ainsi des voies s’ouvriraient-elles à la spécialisation, à un très haut degré d’excellence, tout en préservant la possibilité pour les étudiants de bifurquer, à différentes étapes de leurs études, dans les équivalents modernes de l’une ou l’autre des disciplines choisies. Inversement, les étudiants provenant des départements de langues et littératures modernes pourraient se réorienter en cours de parcours vers les langues et littératures médiévales, sans que la langue d’enseignement ne représente un obstacle. Pour utopiques qu’elles paraissent, ces transitions ne sont pas moins avérées : ainsi l’un de mes doctorants américains, spécialiste des scriptae de l’ancien français et de la littérature anglo-normande, n’a-t-il éprouvé aucune difficulté, une fois sa thèse soutenue, à se présenter à des postes en littératures de la francophonie ou en French Global, tant sa connaissance approfondie des dialectes oïliques le prédispose à l’étude des créoles et à l’appréhension de la littérature-monde en français.

  • 17 J’entends « dans le domaine des études littéraires, mais aussi hors de lui » au sens de ce qu’Yves (...)

13Développer l’attractivité de la littérature médiévale d’expression française selon les modalités particulières à la situation académique nord-américaine, tel était l’enjeu des discussions dont j’ai tenté de rendre compte. La part de rêve compte pour beaucoup dans ces suggestions, tant il serait naïf de croire que leur réalisation dépend tant soit peu du souhait des professeurs. À l’heure où l’importance des disciplines se mesure à l’aune de leur potentiel économique, on ne saurait se leurrer sur la valeur accordée à la littérature médiévale en français. Reste que les possibilités d’en accroître le potentiel d’attractivité auprès des étudiants, vivier de la relève, ne manquent pas. Car l’objectif recherché dépasse de très loin la simple nécessité d’augmenter le nombre d’étudiants pour assurer la survie de la discipline. Il touche à l’amélioration cruciale de leurs compétences, dans le domaine des études littéraires, mais aussi hors de lui, puisque la maîtrise de la variance linguistique de l’ancien français et la compréhension des enjeux culturels liés au caractère supralocal de la littérature médiévale fournissent des clefs d’accès privilégiées pour la compréhension idéologique, culturelle et politique du monde global17. Je ne vois dès lors aucune raison de renoncer à tirer parti du fait que, loin de n’appartenir à personne, la littérature médiévale en français appartient à tout le monde.

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Bibliographie

R. Howard Bloch, « Les humanités globales : mode d’emploi », Les Humanités, pour quoi faire ? Enjeux et propositions, colloque international des 27-29 mai 2010, Université de Toulouse II-Le Mirail, IUFM Midi-Pyrénées, laboratoire « Patrimoine, Littérature, Histoire » (PLH) en collaboration avec le laboratoire « Lettres, Langages et Arts » (LLA), https://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/les_humanites_globales_mode_d_emploi_howard_bloch.6275

Yves Citton, « L’indiscipline littéraire des humanités au cœur de l’intellectualité diffuse », Les Humanités, pour quoi faire ? https://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/l_indiscipline_litteraire_des_humanites_au_c_oelig_ur_de_l_intellectualite_diffuse_yves_citton.6415

Corinne Denoyelle et Mario Longtin, « Enseignement de la langue et de la littérature françaises médiévales en Ontario (Canada anglophone) : de l’utilité d’une troisième langue… morte », Perspectives médiévales [En ligne] 36 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 25 août 2015. URL : http://peme.revues.org/7527 ; DOI : 10.4000/peme.7527

La Folie Tristan d’Oxford, éd. Félix Lecoy, trad. Emmanuèle Baumgartner et Ian Short, Paris, Champion, 2003.

Simon Gaunt, « French Literature Abroad : Towards an Alternative History of Literature in French », 29 octobre 2014, Germaine Brée Lecture 2014, University of Wisconsin-Madison ; Interfaces 1, 2015, p. 25-61, DOI: 10.13130/interfaces-4938.

Christie McDonald et Susan Rubin Suleman éd., French Global, New York, Columbia University Press, 2011.

Christie McDonald et Susan Rubin Suleman éd., French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, traduit de l’anglais (2011), Paris, Garnier, 2014.

« Reading Aloud the French of England (A Workshop) », dir. Laurie Postlewate, avec la collab. d’Alice M. Colby-Hall, Nicole Clifton, Maureen B. M. Boulton et Walter Scott, International Congress on Medieval Studies, Kalamazoo, University of Western Michigan, mai 2014.

Ian Short, « Patrons and Polyglots : French Literature in the XIIth-Century England », Anglo-Norman Studies 18, 1992, p. 229-249.

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Notes

1 Il s’agit de la conférence « French Literature Abroad : Towards an Alternative History of Literature in French » donnée par Simon Gaunt (King’s College London) le 29 octobre 2014 à l’occasion de la Germaine Brée Lecture 2014 de l’Université de Wisconsin-Madison.

2 « The most salient feature of the proprietorship of French in the Middle Ages is precisely that it belongs to no one […] as the vernacular language that transcends borders, linguistic and otherwise ».

3 La table ronde « French Outside France », qui réunissait Simon Gaunt, Névine El-Nossery, Ullrich Langer, Jennifer Gipson et Vlad Dima, s’est tenue à la French House de l’Université du Wisconsin-Madison le 30 octobre 2014.

4 Témoin de cette actualité, la récente traduction française du volume collectif French Global (New York, Columbia University Press, 2011) sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin Suleman : French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, Paris, Garnier, 2014. Pour la période médiévale, on signalera l’obtention par Simon Gaunt d’un European Research Concil Advanced Grant pour le projet intitulé The Values of French Language and Literature in the European Middle Ages qui a débuté le 1er septembre 2015.

5 « It belongs to no one, or perhaps more accurately to everyone ».

6 Ian Short, « Patrons and Polyglots : French Literature in the XIIth-Century England », Anglo-Norman Studies 18 , 1992, p. 229-249.

7 J’exclus de la discussion le modèle d’enseignement pratiqué en Angleterre ou en Allemagne, où les textes en ancien français sont lus tantôt en ancien français, tantôt en traduction anglaise/allemande ou française moderne, et commentés en anglais/allemand.

8 Les collègues avec lesquels j’ai eu le plaisir de m’entretenir sur ces questions sont Gilles Bousquet, Keith Busby, Lisa Cooper, Richard Goodkin, Ullrich Langer, Jan Miernowski et Anne Vila.

9 Corinne Denoyelle et Mario Longtin, « Enseignement de la langue et de la littérature françaises médiévales en Ontario (Canada anglophone) : de l’utilité d’une troisième langue… morte », Perspectives médiévales [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 25 août 2015. URL : http://peme.revues.org/7527; DOI : 10.4000/peme.7527

10 Il s’agit du cours French 701, « Introduction to Old French », qui vise à dispenser un « basic reading knowledge ».

11 Au niveau du Bachelor, les étudiants sont amenés à lire des textes médiévaux dans les cours suivants : French 271, « Introduction to Literary Analysis » ; French 321, « French Literature from the Middle Ages to the Revolution » et dans les Topic Courses spécialisés (par exemple French 430, « Love and Madness in Medieval French Literature »). Au niveau du Master, le « Medieval Seminar » correspond au cours French 939, pour lequel aucune formation linguistique préalable n’est requise.

12 Il s’agit du cours English 425, « Medieval Romance ».

13 À l’université du Wisconsin-Madison, le projet commun « ‘Imagines Mundi’ : the Global Middle Ages » développé par Lisa Cooper, en collaboration avec Thomas Dale, Jelena Todorovic, Elizabeth Lapina et moi-même a bénéficié d’un financement permettant l’organisation de plusieurs cycles de conférences durant l’année 2014.

14 Le modèle des « humanités communes » promeut un remaniement des curricula académiques fondé sur des perspectives humanistes. L’idée centrale est que la formation en humanités doit donner aux étudiants la clef d’un présent élargi aux dimensions du monde actuel et global. Pour ce faire, il est nécessaire que soient enseignées conjointement les œuvres produites dans le monde occidental ainsi que les classiques chinois, indiens, arabes, japonais, etc. Voir notamment la conférence « Les humanités globales : mode d’emploi » par R. Howard Bloch, dans le cadre du colloque Les Humanités, pour quoi faire : enjeux et propositions, laboratoire « Patrimoine, Littérature, Histoire » (PLH) en collaboration avec le laboratoire « Lettres, Langages et Arts » (LLA), Université de Toulouse II-Le Mirail, IUFM Midi-Pyrénées, 27-29 mai 2010, https://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/les_humanites_globales_mode_d_emploi_howard_bloch.6275

15 Pour prendre un exemple, le commentaire du vers 514 de la Folie Tristan d’Oxford évoquant le héros chassant le kat et le bevre, s’il laisse de marbre les étudiants francophones, soulève l’enthousiasme de leurs homologues anglophones (éd. Félix Lecoy, trad. Emmanuèle Baumgartner et Ian Short, Paris, Champion, 2003).

16 « Reading Aloud the French of England (A Workshop) », organisé par Laurie Postlewate, avec Alice M. Colby-Hall, Nicole Clifton, Maureen B. M. Boulton et Walter Scott.

17 J’entends « dans le domaine des études littéraires, mais aussi hors de lui » au sens de ce qu’Yves Citton désigne comme « l’indiscipline des études littéraires » (voir par exemple la conférence « L’indiscipline littéraire des humanités au cœur de l’intellectualité diffuse », Les Humanités, pour quoi faire, colloque cité,

https://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii_le_mirail/l_indiscipline_litteraire_des_humanites_au_c_oelig_ur_de_l_intellectualite_diffuse_yves_citton.6415 ).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marion Uhlig, « « French belongs to no one, French belongs to everyone ». Sur l’attractivité de la littérature médiévale aux États-Unis »Perspectives médiévales [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/9923 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.9923

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Auteur

Marion Uhlig

Université de Fribourg

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