Élie de Saint-Gilles
Élie de Saint-Gilles, nouvelle édition par Bernard Guidot d’après le manuscrit BnF n° 25516, Paris, Champion, « Classiques Français du Moyen Âge, 171 », 2013, 376 p.
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Œuvres, personnages et lieux littéraires :
Aiol, Chanson d’Antioche, Élie de Saint-Gilles, Siège de BarbastreTexte intégral
1Petit neveu des Narbonnais, Élie est le héros éponyme d’une chanson de geste de 2761 vers, inscrite dans la minuscule geste de Saint-Gilles, qui ne comprend à part elle que le seul Aiol. L’œuvre constitue un prélude a posteriori de ce dernier texte, selon un principe de cyclisation bien connu : relater l’histoire des parents du héros. Bernard Guidot nous procure aujourd’hui une nouvelle et très convaincante édition de cette chanson attachante, qui a suscité l’intérêt des érudits dès la fin du xixe siècle.
2Cent cinquante-trois pages introductives préparent le lecteur à la rencontre avec le lointain parent de Guillaume d’Orange, fils de l’une de ses sœurs anonymes. Parmi les préliminaires figure en premier lieu la description du manuscrit unique (BnF français 25516), daté de la seconde moitié du xiiie siècle ; il s’étend sur 210 feuillets. Sont présentées ensuite, en une quinzaine de pages, les éditions antérieures, celle de Wendelin Foerster en deux tomes – Aiol en occupe le premier –, 1876-1882, et les deux éditions par Gaston Raynaud des mêmes textes, en 1877 et 1879. Après avoir indiqué ses principes éditoriaux, Bernard Guidot se consacre à une étude extrêmement consciencieuse et étendue (70 p.) de la langue du manuscrit : c’est incontestablement l’un des apports majeurs de l’ouvrage. Mesurant aussi la proportion des traits régionaux du texte (écrit dans un « oïl commun, assez nettement marqué de traits picards », plutôt que dans une scripta picarde tout court, cf. p. 20), à partir des ouvrages de référence – notamment la Grammaire de l’ancien picard de Charles-Théodore Gossen –, ce commentaire fort instructif permet de se confronter à la réalité linguistique du texte en amont de la lecture. On apprécie notamment l’indication des usages grammaticaux et syntaxiques vraiment spécifiques d’Élie, comme le subjonctif fréquent dans les complétives (cf. p. 70 sq.). Suivent quelques remarques sur la versification (p. 97-103), parmi lesquelles des statistiques intéressantes sur la longueur de la laisse – 40 vers en moyenne – et leur répartition en fonction de ce critère.
3La traditionnelle « analyse » du texte, comprenant une vingtaine de pages, donne au lecteur moins expérimenté en ancien français un accès très détaillé à la fable. Les analyses littéraires de la chanson (p. 128-146) sont moins copieuses que le volet linguistique, certes, mais elles abordent les grands enjeux du texte dans une perspective classique : la place d’Élie de Saint-Gilles dans l’univers épique médiéval, l’« état d’esprit du chevalier », la représentation des Sarrasins, « le monde féminin et l’univers courtois de Rosamonde », le personnage insolite du nain Galopin, l’organisation de la narration et la catégorie du spectaculaire. La bibliographie n’est pas longue (seize articles en tout), simple conséquence du fait que l’œuvre n’a pas bénéficié d’un intérêt accru de la part des chercheurs ces dernières années, à l’exception surtout de l’éditeur, qui lui a consacré plusieurs travaux. La mention des ouvrages et articles techniques en matière d’édition de texte représente un outil complémentaire précieux.
4Le texte du manuscrit (p. 155-250) a bénéficié de toute l’attention d’un éditeur expérimenté de chansons de geste ; on renvoie d’ailleurs utilement à la Chanson d’Antioche et au Siège de Barbastre pour certains problèmes philologiques récurrents et leur résolution. Les nombreuses corrections et leurs motivations sont scrupuleusement indiquées en notes de bas de page, sans déranger la lecture.
5Le chapitre des notes est une corne d’abondance (p. 251-304), offrant de précieuses aides à la lecture : l’élucidation de termes inusités (comme roëllis, « sorte de camp retranché », au v. 1197) ou celle de sens rares que prennent des structures ou vocables usuels (v. 745, mescreü, « ignoble », qui nous semble cependant un peu général – pourquoi pas « déloyal » ou « inefficace » ?), des propositions de traduction de passages difficiles (v. 1237), la correction de fautes logiques présentes dans la narration (v. 902 ; 982/991 : résurgence d’un personnage déjà mort), la résolution intelligente de vers surnuméraires (v. 536) ou, au contraire, et bien plus souvent, déficients (v. 1290), la clarification d’une situation renvoyant à un contexte générique (v. 1979-82, le personnage de Basin), ou cyclique (v. 1085, l’ascendance d’Élie), enfin des remarques encyclopédiques (concernant les femmes de Salomon, v. 1793-1798, ou l’aubor, v. 1368) ou relatives à la versification de la chanson (comme la coupe lyrique du v. 1202 ou la synérèse du v. 1726).
6Le glossaire (p. 305-370) peut être considéré comme exhaustif, comme les deux index, anthroponymique et toponymique (p. 363-373). L’ajout des « fêtes religieuses » (en fait, Noël et Pâques) au premier, sans être vraiment nécessaire, a permis de répertorier ainsi vraiment tous les noms propres.
7Compte tenu des si nombreuses qualités de l’ouvrage, évoquons très brièvement quelques points qui peuvent prêter à discussion. Il est évidemment inutile de s’attarder sur un amour un peu trop inconditionnel de la majuscule (p. 63, p. 61, p. 106, l. 20 ; passim) ou sur quelques coquilles d’ordre typographique (p. 68, l. 18-19, p. 307, l. 9 ; passim) et, vraiment exceptionnellement, syntaxique (p. 120, l. 6) ou stylistique (p. 146, v. 5 sq.).
8Il est dommage en revanche que la parole de l’éditeur soit parfois noyée dans le commentaire des éditions antérieures et n’apparaisse pas davantage en autonomie : on aurait aimé trouver en introduction une présentation en même temps plus affirmée et plus concise de la nature du manuscrit, ainsi qu’une prise de position sur l’époque à laquelle apparaît sa matière. L’éditeur abonde-t-il en définitive dans le sens de Gaston Raynaud, qui considérait cet Elie de Saint-Gilles comme le remaniement d’un poème du xiie siècle, dont le mélange de décasyllabes et d’alexandrins serait un indice ? En procédant de façon plus synthétique, on aurait pu éviter des redites, comme la triple description matérielle du manuscrit (respectivement p. 9 sq., 17 et 20), résultant d’une juxtaposition de citations des prédécesseurs. La maîtrise de l’allemand par tous les lecteurs étant loin d’être certaine, la traduction des titres de chapitre de l’édition Foerster eût été appréciable (cf. p. 11-14). Bien que les deux chansons de la geste de Saint-Gilles aient souvent été appréhendées comme un ensemble, on est surpris que le chapitre des éditions d’Élie comprenne également celles d’Aiol et qu’une bibliographie spécifique soit consacrée à ce dernier. Parmi les éditions antérieures, il manque celle de Jean-Philippe Schmitt (Villeurbanne, ENSSIB, 1997), sous la direction de Bernard Guidot, quoiqu’elle soit restée assez confidentielle.
9Dans l’étude linguistique, quelques remarques sont un peu elliptiques et peuvent étonner au premier abord. Si « pour tous les groupes de verbes, la désinence [de la P1 du subjonctif présent] est le e », cela peut tenir au fait qu’aucun verbe du 1er groupe ne semble être présent dans le manuscrit dans cette forme. Puisque l’exhaustivité est presque la règle dans cette étude approfondie, indiquer l’absence d’occurrences de telle ou telle forme dans le manuscrit aurait permis de la systématiser et d’expliquer l’absence de remarques attendues, comme sur la P2 du subjonctif présent (éventuelles coalescences phonétiques). À la p. 62, un petit oubli de la P3 (bien présente) est à signaler. L’étrange forme subjonctive plor au v. 449 (au lieu du plort régulier de la P3) est commentée dans les notes. La simple « place du mot en fin de vers » ne semble pas suffire pour la motiver. D’une part, son décalage vers la ligne inférieure dans le manuscrit, signalé dans une note infrapaginale, a pu générer une inattention du scribe. De l’autre, cette forme possède un effet stylistique certain. On remarque que le mot final du vers 452 rime avec lui : la mort du filz de ma seror, voilà la cause de l’effusion du Sarrasin Jossïens.
10L’édition du texte soulève ici ou là des interrogations en matière de ponctuation : la virgule finale du v. 805 paraît inadéquate ; on en souhaiterait une en revanche au v. 2180, à l’hémistiche. Le v. 2343, difficile dans sa syntaxe elliptique, admettrait peut-être aussi la lecture : « Ami, ne plaise à Dieu que je m’en abstienne ! »
11Les apostrophes Sire Glorïous ou Biaus Sire fonctionnent-ils vraiment comme un nom propre dans le texte, au point qu’on doive les inclure dans l’index ? Paris est-elle plus essentiellement la « capitale du royaume chrétien » que celle de la France (on remarque par exemple l’importance identitaire de l’exclamation par saint Denis de Franche, au v. 1356) ? À plusieurs reprises, le commentaire se joint au résumé, comprenant parfois des jugements de qualité qui ne sont peut-être pas indispensables (cf. p. 122, l. 6 et 29 ; p. 119, l. 27 sq.), y compris dans les analyses littéraires (cf. p. 129, l. 4 ou p. 141, l. 27). Dans ces dernières, on découvre en revanche des appréciations dont la justesse est frappante, par exemple, à propos des Narbonnais, plus humains que dans les textes du cycle guillaumien : « Descendus de leur piédestal, ils peuvent être bousculés par les traverses d’un destin contraire, tributaires de comparses qui ne les considèrent plus comme des êtres d’exception et parfois les traitent avec une certaine désinvolture » (p. 130 ; cf. aussi p. 132, l. 2 sq.).
12L’approche surtout thématique et psychologique du texte laisse libre champ à des types de recherche complémentaires que ne manquera pas de susciter le chatoyant Élie de Saint-Gilles. Ainsi, quelques remarques isolées (cf. p. 118) ouvrent la réflexion sur les rapports texte-image, le manuscrit étant pourvu de belles miniatures. Les spécialistes du gender se pencheront avec bonheur sur le cas de l’infâme Caïfas, qui violente sa sœur Rosemonde au lieu de défendre l’honneur de la famille, mais n’emportera pas au paradis son opportunisme flagrant. La question de l’évolution de l’esthétique épique est clairement posée (cf. p. 146) ; elle mérite très certainement un regard critique dénué d’a priori. Les rapports d’intertextualité d’Élie avec le cycle de Guillaume d’Orange sautent aux yeux – mais des rapprochements avec des gestes plus septentrionales auraient aussi leur intérêt.
13Assurément, cette réédition belle et fiable d’une œuvre encore trop peu fréquentée enchantera tant les novices que les spécialistes. Ils y redécouvriront un texte épique réellement original, plein d’humour et de personnages dont l’ascendance littéraire est patente, mais qui possèdent bien des traits novateurs : Galopin, un Renouart à l’envers, nain et magicien, Rosemonde, une Orable au destin plus tragique, qui voit son fiancé pressenti lui échapper le jour du mariage pour vice de forme…
Pour citer cet article
Référence électronique
Beate Langenbruch, « Élie de Saint-Gilles », Perspectives médiévales [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/6831 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.6831
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