Effets de style au Moyen Âge
Effets de style au Moyen Âge, sous la direction de Chantal Connochie-Bourgne et Sébastien Douchet, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Senefiance », n° 58, 2012, 398 p.
Entrées d’index
Index des médiévaux et anciens :
Adam de la Halle, Alberti, Albert le Grand, Ambrogio Lorenzetti, Baude Cordier, Benoît de Sainte-Maure, Béroul, Christine de Pizan, Dante, Eustache Deschamps, Evrart de Conty, Filarete, Gautier d’Arras, Gentile da Fabriano, Geoffroy de Vinsauf, Giovanni del Biondo, Guillaume de Machaut, Hugo d’Oignies, Jacques Legrand, Jean de Garlande, Jean de Mandeville, Léonard de Vinci, Lomazzo, Marie de France, Nicolas de Verdun, Paul de Tarente (Geber), Geber (Paul de Tarente), Pétrarque, Philippe de Thaon, Robertus Castrensis, Villard de Honnecourt, WaceMots clés :
style, esthétique, art médiéval, stylistique, formalisme, historicisme, traduction, arts poétiques, auteur, rhétorique, roue de Virgile, réceptionKeywords:
style, aesthetics, medieval art, stylistics, formalism, historicism, translation, art of poetry, author, rhetorics, Vergil’s wheel, receptionParole chiave:
stile, estetica, arte medievale, stilistica, formalismo, storicismo, traduzione, arte poetica, autore, rhetorica, ruota di VirgilioŒuvres, personnages et lieux littéraires :
Art de l’alchimie, Cantar de mio Cid, Chanson de Roland, Cluny III, Credo a l’usurier, Credo au ribaut, Galeran de Bretagne, Heures de Marguerite d’Orléans, Jeu de Robin et de Marion, Lancelot, Lapidaire, Lapidaire alphabétique, Lapidaire apocalyptique, Lapidaire chrétien, Livre de Morienus, Livre des minéraux, Livre du duc des vrais amans, Livre du magistère parfait, Lumière des lumières, Merlin, Patrenostre a l’usurier, Mort le roi Artu, Patrenostre du vin, Cycle Post-Vulgate, Queste del saint Graal, Saint-Isidore de León, Saint-Jacques de Compostelle, Saint-Sernin de Toulouse, Secret des secrets, Lettres d’Aristote à Alexandre, séquence de sainte Eulalie, Somme de la perfection, Suite du Roman de Merlin, Table d’émeraude, Vie des pères.Index des modernes :
Chantal Connochie-Bourgne, Sébastien Douchet, Danièle James-Raoul, Margarida Madureira, Thomas Golsenne, Bénédicte Milland-Bove, Hélène Bouget, Michel Gaillard, Viviane Huys-Clavel, Cécile Voyer, Pierre Francastel, Paul Valéry, Roland Recht, Françoise Laurent, Virginie Greene, Myriam White-Le Goff, Jean-Pierre Martin, Vanessa Obry, Laurence Terrier, Séverine Abiker, François Rastier, Gérard Genette, Myriam Rolland-Perrin, Jean Arrouye, Stéphane Marcotte, José Alberto Moráis Morán, Henri Focillon, Anna Caiozzo, Megumi Tanabe, Jean-François Trubert, Pierre Schaeffer, Nicolas Meeus, Sylvano Bussotti, George Crumb, Valérie Gontero-Lauze, Antony Vinciguerra, Sébastien Biay, Dominique Demartini, Folke Gernert, Julien Ferrando, María-Pilar SuárezTexte intégral
1Ce volume, qui réunit les actes du colloque international organisé par l’équipe du CUER MA à l’université d’Aix-Marseille en mai 2008, pose la question de la pertinence et de la fécondité de la notion de style dans les études médiévales. Le premier mérite de cet ouvrage tient à ce qu’il adopte une perspective résolument interdisciplinaire (langues et littératures latines et romanes, histoire de l’art, musicologie), approche particulièrement stimulante dans cette enquête tant sont diverses les manières dont les spécialistes des différentes disciplines recourent à ce concept de style. Les études rassemblées par Chantal Connochie-Bourgne et Sébastien Douchet permettent en outre d’envisager cette catégorie de manière éminemment problématique, en raison tout d’abord des spécificités de la période médiévale (et des interrogations qu’engage l’application de la notion à des productions soumises à la mouvance ou encore à l’anonymat) mais aussi en raison des postulats (épistémologiques, esthétiques) qui sous-tendent l’identification d’une caractéristique formelle à un « fait de style ». Au fil des articles, plus que des réponses définitives, ce sont donc de grands centres de questionnement qui apparaissent et qui se déploient selon plusieurs orientations : comment définir le style au Moyen Âge et comment, sur ce point, peut-on faire dialoguer les différentes disciplines ? Quelles méthodes mettre en œuvre pour que cette notion soit opératoire pour la période ? Comment concilier (ou non) la double tradition, historiciste et esthétique, dans laquelle s’inscrivent les études portant sur le style (avant-propos, p. 6-7) ? Comment, par ailleurs, penser l’articulation entre style et stylistique et quelles sont les conditions de possibilité d’une « stylistique historique » et, plus spécifiquement, d’une stylistique médiévale ? Enfin, comme l’indique le titre de l’ouvrage, quels sont les rapports entre le style et les effets produits par les caractéristiques formelles d’une œuvre ?
2La première partie du volume, « Médiévaux et modernes face à la question du style », examine ce qui est communément perçu comme une tension voire une contradiction entre la conception moderne qui définit le style comme une écriture subjective et singulière et la pensée médiévale du style. N’y a-t-il dans l’étude du style au Moyen Âge qu’un « anachronisme scientifique et [un] malentendu sur le fait littéraire » (Sébastien Douchet, p. 11) ? Danièle James-Raoul (« La théorie des trois styles dans les arts poétiques médiolatins des xiie et xiiie siècles », p. 17-26) commence par nuancer l’opposition entre ces deux définitions en montrant de façon très intéressante que la théorie des trois styles n’est exposée par Jean de Garlande que parce qu’il s’agit d’un héritage (infléchi à partir d’Isidore de Séville) de la rhétorique latine. Ce système, selon lequel chacun des trois styles détermine, dans le cadre de la topique, une liste de realia, est sans doute déjà bien désuet aux xiie et xiiie siècles – et il est surtout évoqué à travers le catalogue des vices à éviter. Ces proscriptions, toutefois, s’adossent selon l’auteur à une conception nouvelle du style, entendu comme une convenance entre la matière et le style. Ce sont donc, avec la liste des défauts dont il faut se garder, les implications linguistiques de cette ancienne et désormais stérile théorie des trois styles qui permettraient l’émergence d’une définition différente du style, « tremplin essentiel qui conduit vers la modernité » (p. 26). Margarida Madureira poursuit cette exploration de la « pensée du style » (« La pensée du style à la fin du Moyen Âge », p. 27-36) en examinant « les premiers essais de systématisation d’une doctrine du vers français » (p. 27) : L’Art de dictier d’Eustache Deschamps, L’Archiloge Sophie de Jacques Legrand et Les Eschez amoureux moralisés d’Évrart de Conty. Elle montre qu’apparaît alors une prise de conscience de la valeur esthétique de la langue française : il est des discours, souvent versifiés, qui se distinguent des autres, et qui se caractérisent par un travail « stylistique ». Dans le même temps, avec la notion de sentement (Guillaume de Machaut), le style commence à être associé à l’expression d’une subjectivité. Ces rapports dialectiques et dynamiques entre plusieurs définitions du style sont également au cœur de l’étude de Thomas Golsenne, qui présente les positions contradictoires des poètes et des peintres de la Renaissance italienne s’agissant de la « théorie du style » (« Les débuts difficiles de la théorie du style », p. 37-43). D’une part, héritée de Dante, une pensée qui fait du style « une modalité de l’ars, un usage technique que le poète utilise consciemment » (p. 37). De l’autre, dans le prolongement de Pétrarque, le style est perçu, de manière apparemment plus moderne, comme « l’expression d’une personnalité » (p. 37). Mais, ainsi défini, il est assimilé à la « fureur » et à la folie et il ne suffit pas pour atteindre la perfection, qui exige de dépasser ce point de vue personnel pour imiter le modèle divin. Thomas Golsenne propose alors un rapide parcours à travers les écrits de différents artistes (Alberti, Filarete, Lomazzo, Léonard de Vinci) afin de montrer les tiraillements qui travaillent ces premières réflexions sur le style.
3Après ces contributions consacrées aux discours médiévaux sur le style, l’ouvrage propose un ensemble d’articles interrogeant le(s) « discours de la méthode stylistique ». Bénédicte Milland-Bove ouvre cette section avec un stimulant article (« Le style des romans arthuriens en prose du xiiie siècle : problèmes, méthodes, pratiques », p. 47-58), qui propose un véritable programme d’étude sur le style de la prose à partir de l’exemple d’une séquence du Lancelot, récit remarquable par la sobriété de son écriture (et qui peut, à ce titre, être considéré comme exemplaire de « l’ordinaire des romans en prose », p. 48). Bénédicte Milland-Bove commence par recenser différents problèmes posés par une telle étude : l’anonymat de ces textes tout d’abord, ce qui invite plutôt à choisir une approche de type textualiste ou encore de considérer le style à partir des informations tirées de la matérialité de l’objet manuscrit. Cette deuxième piste est particulièrement intéressante, en raison notamment du rapprochement, suggéré par l’auteur, avec les études architecturales et picturales sur le style : là aussi, on se trouve face à une communauté d’artistes, qui peut rappeler certaines pratiques des copistes. De manière corollaire, une étude du style des romans en prose impose de tenir compte de la mouvance des récits : comment intégrer l’examen de l’ensemble des variantes et des pratiques de l’interpolation et de la compilation ? Une telle investigation, de surcroît, est conditionnée par les choix (de découpage, de ponctuation) de l’édition sélectionnée. Enfin, une dernière difficulté tient à la conception de la prose, souvent assimilée au langage quotidien et dépourvue de tout ornement stylistique : si la prose est un « matériau non esthétisé » (p. 51), peut-on encore en étudier le style ? Ayant mis au jour ces difficultés méthodologiques, Bénédicte Milland-Bove propose alors un riche programme de recherche (sur la forme-prose et, partant, sur un « style de genre » ou encore sur les pratiques intertextuelles et la réécriture, abordées selon une conception récente du style qui met l’accent sur son dynamisme interne, etc.). L’article se clôt sur une analyse du style dans le passage du Lancelot consacré au moment où le héros brise les barreaux de la prison de Morgain. Deux nouvelles études de cas prolongent cette réflexion sur le style dans la littérature médiévale. Tout d’abord, Hélène Bouget (« Les fragments français du cycle Post-Vulgate et la Suite du Roman de Merlin à l’épreuve du style », p. 59-70) fait l’hypothèse de l’unité stylistique du cycle Post-Vulgate : son enquête, menée sur certaines tendances syntaxiques (l’emploi des temps et des structures attributives et prédicatives) et divers traits lexicaux (concernant aventure, mescheance et fortune) dans la Suite du Roman de Merlin (manuscrits Huth et Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 112), la Queste (Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 112, Oxford Rawlinson D874, Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 343) et la Mort Artu (manuscrit Bodmer), conduit à observer de nombreuses convergences. Après l’écriture romanesque, c’est à l’écriture épique que s’attache Michel Gaillard (« Sur la particularité des études de style au Moyen Âge : l’exemple du style épique », p. 71-79). Il propose en effet d’examiner, à partir de quelques caractéristiques de la Chanson de Roland (et, à titre de comparaison, du Cantar de mio Cid, chanson de geste castillane de la fin du xiie siècle), la question du style épique envisagée selon la perspective de la textualité. Il commence par un intéressant développement sur certains aspects de l’histoire d’une stylistique appliquée aux textes médiévaux (avec l’école allemande, dont la figure essentielle est celle d’Auerbach, qui s’adosse à un historicisme critique et à une conception particularisante du style mais aussi une école française héritière de Charles Bally). Michel Gaillard entreprend ensuite une investigation à partir d’un vers de la Chanson de Roland (« E li quens Guenes en fut mult anguisables »). Préférant aux interprétations globalisantes (Auerbach) ou aux explications psychologiques un point de vue fondé sur la textualité, il commente cet effet de rapproché par la logique narrative qui, « ramenée à un élément figuratif, […] peut s’objectiver, et apparaître dans la matérialité d’un fait » (p. 76). La première partie de l’ouvrage se termine par deux exposés qui, à l’occasion d’un retour sur l’histoire des études stylistiques en histoire de l’art, offrent de riches propositions d’un point de vue épistémologique et méthodologique. Viviane Huys-Clavel (« La place du style dans le processus de signification : l’apport d’Erwin Panofsky », p. 81-94), tout d’abord, examine la place et, partant, le statut du style dans les travaux d’Erwin Panofsky : l’élucidation des références intellectuelles (Aloïs Riegl, Kant, Cassirer…) de l’historien d’art permet de mettre en perspective l’évolution de sa pensée jusqu’à ses efforts pour concilier, un moment du moins, les approches formaliste et historique. En ce sens, le style n’est pas une simple grammaire au caractère universel pour l’étude de laquelle on pourrait faire l’économie du contexte d’émergence. Outre qu’elle présente un réel intérêt pour l’histoire de la discipline, cette réflexion sur le parcours de Panofsky permet d’interroger certains des fondements épistémologiques de l’histoire de l’art. Si Cécile Voyer (« Le style à l’épreuve de la “pensée figurative” : état de la question et perspectives », p. 95-106) rappelle elle aussi le passé de sa discipline en s’inscrivant dans le débat entre un formalisme inspiré au départ par le paradigme darwinien et la perspective de l’histoire sociale de l’art, son étude s’interroge, quant à elle, sur les conditions d’emploi et de légitimation du style dans l’analyse des œuvres d’art. Utilisé comme critère de datation voire d’attribution, cet outil qu’est le style peut être soupçonné de n’être guère fiable voire dépourvu d’une véritable « scientificité ». Les concepts de « pensée figurative » (Pierre Francastel) ou de « forme du sens » (Paul Valéry repris par Roland Recht) peuvent aider à renouveler l’analyse stylistique en histoire de l’art et à envisager chaque œuvre de manière globale, comme liaison d’une forme et d’un sens et comme association d’une signification et d’un effet ou d’un « impact sensible » (p. 102). En outre, s’inspirant de Roland Barthes et de sa distinction entre « style » et « écriture », Cécile Voyer rappelle qu’il faut examiner à la fois le style, qui est « le propre d’un artiste » (p. 102), et la manière, « qui est la façon de peindre ou de sculpter qu’il adopte en fonction du contexte de création » (p. 102). Autrement dit, les choix formels doivent aussi être analysés à partir des conditions de la production (contraintes matérielles et techniques, contexte de la commande, etc.), ce qui amène à se « questionner sur une approche anthropologique des œuvres visuelles » (p. 106).
4La seconde partie du volume, intitulée « La fabrique du style », s’attache à montrer que le style, au Moyen Âge, naît d’une dialectique entre la singularité d’une écriture et des pratiques caractérisées par différentes formes de reprises (reprise d’un autre texte, d’un topos, d’une formule, etc.). Un premier ensemble interroge sur la possibilité d’identifier un style dans le cadre de la traduction. À partir de ce processus de translatio, Françoise Laurent (« “Mises en roman” et faits de style : le Roman de Rou de Wace et l’Estoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure », p. 115-124) reprend selon une nouvelle perspective une définition souvent avancée pour la notion de style : pour la période médiévale, la question est moins celle d’un écart par rapport à la langue parlée, pratiquement inaccessible, que celle d’un écart entre le texte source et sa ou ses mise(s) en roman. Plus précisément, quelle est, pour une traduction, son degré de conformité stylistique ? L’étude compare deux adaptations d’un même texte : le Roman de Rou de Wace et l’Estoire des ducs de Normandie de Benoît de Sainte-Maure. Les différences entre les deux traductions rejoignent la distinction entre amplificatio et abbrevatio et témoignent d’un rapport différent à la langue latine : synthétique et parfois obscure pour Benoît, elle impose à la « mise en roman » de recourir à tous les procédés de l’amplification afin de clarifier et d’expliciter le sens. Wace, quant à lui, choisit un « autre programme esthétique » (p. 119), l’abbrevatio étant au demeurant plus à même de se conformer stylistiquement à la densité du latin. Les choix formels de Wace paraissent alors plus marqués – ce que confirme la nature du mètre utilisé (l’alexandrin et la strophe monorime) qui rappelle l’écriture épique et atteste que la « forme est créatrice d’un sens » (p. 122). L’étude des problèmes liés à la traduction se poursuit avec l’article de Virginie Greene (« Le travail du style dans la séquence de sainte Eulalie », p. 125-134), laquelle pose la question du style dans le contexte d’un des tout premiers textes français et dans celui du changement linguistique. La séquence de sainte Eulalie amène à interroger plus spécifiquement les rapports entre langue et style : « peut-on […] parler d’un choix stylistique au niveau de la langue ? Voir la langue de la séquence comme un effet de style ? » (p. 125). Après une présentation du manuscrit 150 de Valenciennes et de certains des problèmes qu’il pose, Virginie Greene compare l’hymne de Prudence, la séquence latine du manuscrit de Valenciennes et la séquence romane qui la suit. Il ressort de cette étude que le texte latin du ixe siècle est plus lyrique que celui de Prudence et qu’il gomme pratiquement tout récit ainsi qu’une grande partie de la violence des images. Quant au texte français, il s’ordonne autour d’une ligne narrative simple mais suffisante pour être mémorable et, par le choix de certains adjectifs notamment, il peint une héroïne plus exemplaire pour le public concerné, une pure jeune fille vertueuse, la « bonne et belle » Eulalie. C’est seulement entre les séquences latine et romane que l’on peut déceler un « souci stylistique » (p. 133) ou un « exercice de style en attente de littérature » (p. 134). Myriam White-Le Goff clôt cette section sur la traduction avec l’examen des réécritures versifiées françaises du Tractatus de purgatorio sancti Patricii (en insistant sur L’Espurgatoire Seint Patriz de Marie de France et, dans une moindre mesure, sur la version en alexandrins de Berol). Elle s’intéresse au phénomène de translation (latin/français et prose/vers) en s’interrogeant, elle aussi, sur le critère qui permet de distinguer le linguistique du stylistique. Elle montre en effet que les réécritures françaises multiplient les effets d’oralité, ce qui est à rapprocher d’une représentation de la langue romane ainsi que des conditions de la réception. De même, la translatio est associée à des modifications syntaxiques (changements de catégorie grammaticale, réagencement des rapports de subordination et tendance plus nette à la parataxe) et à différents procédés de l’amplificatio.
5Suit l’étude d’une autre forme de reprise : les phénomènes du remploi et du détournement stylistique. Dans un premier article (« Archaïsme et style épique », p. 147-156), Jean-Pierre Martin explique que le style épique se caractérise non seulement par l’emploi de formules et de motifs rhétoriques mais aussi par d’autres procédés qui déterminent un style archaïsant. Il s’agit tout d’abord d’un usage singulier de l’imparfait, qui n’est pas vraiment distingué du passé simple (alors que dans les autres genres la proportion des imparfaits ne cesse de progresser au fil du temps). Le genre épique recourt en outre à la parataxe de manière plus systématique et plus durable que dans les autres textes et il conserve, bien plus qu’ailleurs, certains termes appartenant au lexique des armes (espié, broignes). Avec ces trois éléments formels, le style épique se nourrit donc d’« expressions venues du passé de la langue » (p. 155), qui sont « étrang[ères] à la langue courante, aux usages littéraires contemporains » (p. 155). Vanessa Obry prolonge cette investigation (« Styles de Gautier d’Arras : héritage épique et écriture du personnage dans Ille et Galeron », p. 157-167) avec l’examen d’emprunts au style épique dans les scènes de combat de Ille et Galeron. Elle se concentre en particulier sur la répétition des noms et la manière dont sont désignés les personnages : dans les passages qui reprennent une thématique guerrière, sont nombreuses les énumérations de noms et plus fréquents qu’ailleurs les emplois du nom propre du héros. En outre, avec les épithètes de nature du type « Ille li preus », « Illes li dus », le roman intègre des formules qui rappellent le style épique et créent elles aussi un effet d’emprunt à la chanson de geste. Simplement, ce cadre formulaire, qui permet des variations révélatrices du parcours du personnage et de la progression du récit, « peut se trouver réinvesti pour devenir la manifestation d’une écriture singulière, un effet de style porteur d’un sens » (p. 158).
6Cette deuxième partie du volume se clôt par une section organisée autour des rapports entre « convention et créativité stylistiques ». Laurence Terrier (« La conscience du style chez les artistes des années 1200 », p. 171-180) s’intéresse à trois artistes contemporains et appartenant à la même aire géographique, Nicolas de Verdun, Villard de Honnecourt et Hugo d’Oignies, représentatifs de ce qu’on appelle le « style 1200 ». Examinant en particulier le rendu de l’anatomie et du visage, la manière de représenter les drapés ainsi que le rapport à l’Antiquité, l’auteur montre que si, par leur parenté, leurs œuvres relèvent d’un même style collectif (caractéristique d’une région et d’une époque), leurs productions témoignent toutefois d’une recherche d’originalité et d’un style personnel. Séverine Abiker (« “Lire les anciens à la lumière des modernes” : ornement stylistique, fait de langue, trait de style », p. 181-193) reprend cette « opposition problématique » (p. 182) entre pratiques communes et style individuel dans une étude portant sur le recueil de la première Vie des pères. Plus précisément, Séverine Abiker porte son attention sur les commentaires d’autonymes (mots répétés, employés en usage puis en mention) dans ces contes et explique de manière stimulante que les différentes approches de ce trait formel engagent des conceptions diverses du style. Ces répétitions, ornements préconisés par les arts poétiques médiévaux, peuvent être considérés comme des « traits de facture » (Rastier) ou des « traits de style » (Genette), ce qui implique de prendre en compte le contexte scolaire et culturel du Moyen Âge, sans exclure non plus une « approche stylistique singularisante » (p. 184) ; ces répétitions peuvent aussi être envisagées du point de vue de l’énonciation : ce sont alors des « faits de texture » (J.-M. Adam). L’auteur termine en insistant sur l’intérêt d’une stylistique phénoménologique, qui ne distingue pas l’étude du fait de style de celle de la signification et qui s’attache à l’étude de la « portée sémantique d’une variation singulière du discours » (p. 191). Après les répétitions, c’est sur le portrait féminin que porte l’étude de Myriam Rolland-Perrin (« “Si lui a taint les cheveux d’or” : cliché et style dans Galeran de Bretagne », p. 195-203) : si, avec ses clichés et ses comparants prévisibles, la descriptio puellae dans Galeran s’inscrit dans la tradition des arts poétiques et de la littérature romane, l’auteur met au jour une forme d’innovation stylistique dans la manière dont Renaut renouvelle l’expression de certaines comparaisons topiques. De même, s’agissant de la peinture, Jean Arrouye (« Style et signification ou la syntaxe de l’impossible », p. 205-213) montre à partir de trois annonciations (d’Ambrogio Lorenzetti, de Giovanni del Biondo et de Gentile da Fabriano) que l’utilisation d’objets picturaux communs n’empêche pas l’expression d’un sens spécifique et original : ce sont l’organisation syntaxique de ces objets et la configuration de l’espace qui définissent la singularité stylistique de chacune de ces scènes. La contribution de Stéphane Marcotte (« Le style dans la langue du droit médiéval français : brèves remarques sur la langue des contrats », p. 215-224) déplace la question sur un nouveau corpus et met la définition du style comme produit d’une dialectique entre contrainte et liberté à l’épreuve de la langue du droit. Dans les actes notariés en langue vernaculaire, les clauses qui encadrent l’exposé et le dispositif constituent certes des passages très codifiés mais elles se caractérisent aussi par leur grande variabilité. Pour autant, les marqueurs formels de cette langue du droit font de celle-ci une écriture juridique, mais non un style. Outre sa dépendance à l’égard de patrons latins, outre l’effacement de tout sujet singulier, cette langue connaît des variations (diatopiques, propres à un notaire, etc.) qui ne peuvent être qualifiées de stylistiques dans la mesure où aucune variation formelle ne peut altérer le sens, intangible : « l’écriture juridique s’est précisément élaborée pour rendre le style impossible » (p. 224). En d’autres termes, voici un champ discursif, dont la forme est à la fois contrainte et ouverte aux variations, pour lequel la notion de style au sens littéraire n’est pas une catégorie pertinente.
7La dernière partie du volume est centrée sur « l’identité mouvante du style », sur ses métamorphoses et les processus d’hybridation dont il peut résulter. Sont tout d’abord examinés des « styles voyageurs », au premier chef desquels le « style des joues gonflés », étudié par José Alberto Moráis Morán (« Le problème du “style des joues gonflées” et de sa diffusion au sein de la sculpture romane hispano-languedocienne », p. 233-244). Celui-ci montre que, depuis les travaux de Focillon, ce type facial présent dans la sculpture romane du tournant des xie et xiie siècles a été considéré comme un style : selon une méthode comparative, on a défini son aire de diffusion (depuis Toulouse jusqu’au nord de la péninsule ibérique) et une fourchette chronologique (qui peut parfois aider à dater certains monuments), on s’est appuyé sur des parentés stylistiques pour postuler des relations artistiques entre des zones géographiquement éloignées, on a fait des propositions concernant la genèse de ce type, héritage de la sculpture romaine. Anna Caiozzo (« Les chinoiseries à l’époque timouride, mode ou effets de style ? », p. 245-254) conclut elle aussi à l’existence de « transferts culturels sous forme de modèles stylistiques et thématiques » (p. 246) à partir de l’exemple du monde timouride. En raison de nombreux échanges (politiques, commerciaux, etc.) entre la Chine et l’Orient musulman, le goût pour les objets chinois finit par marquer les arts mineurs timourides au point que certains aspects de l’art chinois deviennent des « composantes permanentes de l’imaginaire timouride » (p. 253) et les constituants de ce style « hybride ». L’étude de l’ornement végétal dans certains livres d’heures conduit Mégumi Tanabe (« Une nouvelle réflexion sur le style de l’ornement végétal dans les livres d’heures bretons au xve siècle », p. 255-262) à souligner le grand nombre d’influences stylistiques sur l’ornementation végétale des livres d’heures bretons (influences régionale, parisienne, tourangelle et flamande). Elle indique en outre que, pour étudier le style de ces ornements, il ne faut pas se contenter de leur fonction décorative : il faut aussi introduire un nouveau critère, la valeur symbolique des motifs végétaux. Dans le domaine musical, la contribution de Jean-François Trubert (« Quelques remarques sur le style et ses effets en musique : de Baude Cordier à Pierre Schaeffer », p. 263-276) montre que les identités stylistiques ne circulent pas seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. L’auteur, qui s’appuie sur une définition du style conçu comme un ensemble de « rapports associatifs » (N. Meeus), établit un rapprochement entre le motet de Baude Cordier Tout par compas suis composé et certains courants de la musique du xxe siècle. Exemple d’un « art total » (p. 271), le manuscrit Chantilly 564 combine des notations textuelles et musicales et la construction d’une figure visuelle (selon une disposition circulaire) qui en fait aussi un objet à lire. Or, au-delà des cloisonnements historiques, ces caractéristiques peuvent être associées à La Passion selon Sade de Bussotti (1966), à la pièce de George Crumb « Magic circle of infinity » (1974) ou, plus encore, au texte de Pierre Schaeffer À la Recherche d’une musique concrète (1952), livre qui introduit à la musique nouvelle et dont la couverture reproduit l’œuvre de Baude Cordier. De cette série associative, il ressort que le style, qui existe avant tout du point de vue du sujet ou de l’observateur, est au cœur d’un processus dynamique qui permet de lier des productions distantes de plusieurs siècles.
8L’identité d’un style tient aussi à certaines récurrences. C’est ce que montre tout d’abord l’article de Valérie Gontero-Lauze (« “Cum l’arc del cel est sa manere : Ruge est e verte e inde e blanche”. Rhétorique de la couleur dans les lapidaires », p. 279-288) : la description des couleurs des gemmes (le diamant et l’améthyste), envisagée dans la diachronie, donne à voir un style qui se fixe progressivement. Celui-ci se définit avant tout par des analogies dont le comparant, le plus souvent, est fortement prévisible et qui laissent peu de place aux innovations stylistiques. L’enquête menée par Antony Vinciguerra (« Existe-t-il un style littéraire alchimique au Moyen Âge ? », p. 289-301) porte, quant à elle, sur la « littérature alchimique » et elle s’attache non seulement à définir un style alchimique médiéval mais aussi et surtout à exposer et « expérimenter » le caractère opératoire du critère stylistique pour délimiter un ensemble de textes latins relativement divers formant une catégorie qui ne relève pas du genre. Ce critère permet de réunir sous une « notion plus artistique que scientifique » (p. 291), le style alchimique, des œuvres qui possèdent dans leur écriture plusieurs invariants.
9Une certaine forme d’hétérogénéité, toutefois, peut aussi être constitutive du style, ce dont témoignent les derniers articles du volume. S’intéressant aux chapiteaux VII et VIII du rond-point de Cluny III, liés par une même thématique musicale (les tons de la musique grégorienne), Sébastien Biay (« De l’archéologie du style à la rhétorique des formes : pour une nouvelle analyse des chapiteaux du rond-point de Cluny III », p. 305-314) explique en quoi les différences formelles entre les deux ensembles servent une signification ordonnée à la dissemblance. Cette démonstration illustre un développement fort intéressant destiné à légitimer la prise de position méthodologique de l’auteur. Il s’agit pour lui de ne pas cantonner l’étude du style dans une approche purement « archéologique », soucieuse de la seule histoire des formes, et de ne pas inscrire l’image dans un rapport de subordination vis-à-vis des textes : Sébastien Biay choisit plutôt de « s’interroger sur ce que [les images] donnent à voir dans leur propre contexte socio-historique : les images ne nous livrent pas simplement quelque chose des textes chrétiens mais au-delà – en dehors de cela – elles produisent des effets proprement visuels […], qui doivent constituer le véritable objet de l’analyse formelle » (p. 307). L’analyse mise en œuvre ici envisagerait donc le style comme une catégorie susceptible de relier la forme, un sens spécifique et le spectateur (« lieu » des effets du style). Autre exemple d’hétérogénéité, du côté de la littérature cette fois, le Livre du duc des vrais amans possède une identité générique difficile à saisir tant sont divers les formes et les mètres (pour les parties versifiées). Dominique Demartini (« Style et critique du discours courtois chez Christine de Pizan : Le Livre du duc des vrais amans », p. 315-325) s’attache alors à montrer que cette variété n’empêche pas d’identifier un style, dont l’examen, loin de se limiter à une approche contextuelle, exige de prendre en compte la manière dont Christine combine deux analogies de la création poétique, les images masculine et féminine de la forge et de l’enfantement. Mais, comme le rappelle Folke Gernert (« Le recours rhétorique à la “barbarolexie” et l’hétérogénéité stylistique du Moyen Âge », p. 327-336), dans les textes médiévaux, l’hétérogénéité peut aussi être linguistique. Dans de nombreuses pièces en effet (en particulier celles du manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 837) la combinaison de deux niveaux stylistiques, bas et élevé, se conjugue à une pratique du bilinguisme : d’un côté, un contexte vernaculaire caractérisé par l’humilité du vocabulaire et des personnages ; de l’autre, des insertions latines, d’origine liturgique et sacrée. De cette rupture linguistique et stylistique, aux effets comiques, peuvent être tirées certaines conclusions relatives à la manière dont est lu le manuscrit. C’est également sur la matérialité du texte médiéval que revient Irène Fabry (« Les variations formelles d’un moule stylistique : rubrique, texte et image à la charnière du Merlin et de sa Suite Vulgate », p. 337-347) lorsqu’elle examine les rubriques marquant la transition entre le Merlin et la Suite Vulgate dans cinq manuscrits (Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 105, 9123, 91 et 110 ; New Haven Yale 227). Ces énoncés paratextuels fortement codifiés, dont l’« auteur » n’est pas l’origine, possèdent-ils un style propre ? Irène Fabry montre alors que le cadre syntaxique et matériel, fortement contraignant, permet des modulations et des variations riches de sens et révélatrices des différentes réceptions. Une autre contribution, celle de Julien Ferrando (« Un style de composition musicale au service de la papauté : le motet politique à la cour de Clément VI », p. 349) poursuit cette exploration avec une étude des rapports entre le style du motet politique et ses enjeux politiques. L’ouvrage fournit seulement un résumé de cette enquête ; je n’ai pas trouvé le texte intégral de celle-ci sur le site indiqué. Le volume se termine avec un article de María-Pilar Suárez (« Effets de style, effets de sens : le drame d’Adam de la Halle », p. 351-362) qui reprend cette question de l’hétérogénéité stylistique dans le cadre du genre dramatique avec l’examen de la multiplicité des voix et des discours dans le Jeu de Robin et de Marion. L’auteur montre l’intérêt de recourir à une définition médiévale du style, indexée à la topique et non seulement à l’elocutio, pour appréhender les échanges entre les personnages. Dans cet ensemble polyphonique, en effet, l’identité stylistique des personnages est déterminée par leur ethos et elle se conjugue pour chacun d’eux à un « univers de sens » (p. 356).
10Terminé par un riche cahier d’illustrations, l’ouvrage, par la variété des corpus envisagés, par sa perspective interdisciplinaire autant que par les réflexions méthodologiques et théoriques de nombreux articles, offre un véritable bilan des études sur le style au Moyen Âge (et, selon cette perspective, il est possible de regretter l’absence d’index et de bibliographie générale). Les pistes avancées dans plusieurs contributions (rapports style/langue/syntaxe – et stylistique/rhétorique/linguistique –, style d’« auteur »/style de genre/style d’époque, dialectiques tradition/innovation, style/variance, écriture/style/manière) en font également un outil précieux et stimulant pour qui s’intéresse à la question des spécificités du style médiéval et de ses effets.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie-Pascale Halary, « Effets de style au Moyen Âge », Perspectives médiévales [En ligne], 35 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/5534 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.5534
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