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Joël-Henri Grisward, L’Épée jetée au lac. Romans de la Table Ronde et légendes sur les Nartes

Paris, Honoré Champion, 2022
Anne Berthelot
Référence(s) :

Joël-Henri Grisward, L’Épée jetée au lac. Romans de la Table Ronde et légendes sur les Nartes, Paris, Honoré Champion, 2022, 194 p.

Texte intégral

1On a tendance à rattacher Joël Grisward à l’épopée médiévale, c’est-à-dire la chanson de geste, à laquelle il a appliqué avec maestria la théorie dumézilienne de la trifonctionnalité indo-européenne chère à son cœur. Mais en fait deux articles importants parus dans la Romania en 1969, c’est-à-dire au début de sa carrière, se penchent sur un élément clé de la légende arthurienne, à savoir la mort d’Arthur et le jet de l’épée dans le lac, en rapport avec les légendes Nartes symétriques ainsi qu’avec les récits irlandais consacrés aux Ulates. On ne doit donc pas être surpris que l’auteur revienne de manière quasi testamentaire au monde d’Arthur dans ce volume. Serendipity, comme diraient les anglo-saxons : hasard éditorial ou plan concerté, Martin Aurell vient de publier un volume sur les épées qui fait revenir sur le devant de la scène cet objet fondamental des textes narratifs médiévaux un peu passé de mode.

2Le premier chapitre est consacré à Keu le sénéchal ; c’est peut-être le plus novateur et le plus éclairant, dans la mesure où il est rare que des études entières soient consacrées au sénéchal, souvent ravalé au rang de second couteau et mal aimé, en règle générale, de la critique autant que des lecteurs. Si le roman d’Escanor, dont l’une des particularités est de faire de Keu l’un des protagonistes chevaleresques et amoureux de l’aventure, n’est pas mentionné, plusieurs allusions nous rappellent la thèse non publiée de Pierre Gallais sur la figure du sénéchal. Après avoir souligné son rôle de Janus, qui ouvre (et ferme) l’aventure ou la temporalité romanesque, l’auteur l’associe d’une part au Bricriu trublion et traître de la légende irlandaise, de l’autre à leur homologue fonctionnel chez les Nartes, Syrdon.

3Ce qui entraîne tout naturellement la focalisation du deuxième chapitre sur Gauvain, plus souvent qu’on ne le croit associé à Keu dans une sorte de numéro de duettistes burlesques, d’amis-ennemis dont les fonctions se complètent et se mettent en valeur mutuellement. L’un des mérites de ce chapitre est qu’il s’attache à la figure originelle de Gauvain, pour ainsi dire, sans se laisser influencer par la dégradation artificielle du personnage dans les romans en prose de seconde génération. Mais pour l’auteur, bien sûr, l’intérêt essentiel de la figure de Gauvain est son aspect solaire, qui le rattache au Soslan/Sosryko de la tradition narte ou ossète, mais qui, en même temps, le lie de manière indissoluble à Arthur, qui présente, comme lui, l’étrange particularité de partager son épée, Excalibur, ce qui n’a pas manqué de troubler la critique, presque autant que son attachement presque excessif à son cheval, le Gringalet.

4C’est que le duo Keu-Gauvain ne fait véritablement sens que lorsqu’on en perçoit la véritable essence triangulaire, associant les deux personnages à la figure centrale de la geste arthurienne, le roi Arthur lui-même, l’homme-épée, qui occupe la même place dans le schéma trifonctionnel que l’Irlandais Cûchulainn et le Narte Batradz. Plus que d’un trio, cependant, on pourrait parler de deux duos, Keu-Gauvain d’un côté, Gauvain-Arthur de l’autre, les qualités du dieu du soleil et de la foudre que l’on retrouve dans la plupart des panthéons indo-européens étant ici réparties entre deux personnages complémentaires : si Gauvain le solaire peut porter et faire bon usage de l’épée, Arthur-foudre est véritablement son épée (comme l’indique le titre du chapitre, « Arthur ou le roi-épée), ce qui fournit à l’auteur l’occasion de déchiffrer de manière synthétique la scène cruciale de la Mort le roi Artu qui le fascine depuis un demi-siècle.

5Cela l’amène tout naturellement à son quatrième chapitre avec son titre jeu-de-mots, « Le trio magnifique ou le rivage des Scythes », qui sert aussi de conclusion au volume, sans toutefois convaincre entièrement le lecteur : en effet, en réitérant les équivalences entre les héros de la légende arthurienne et ceux des récits « Scythiques » (au prix d’une certaine confusion dans l’esprit d’un public moins habile à se repérer dans le dédale des traditions nartes, ossètes, scythes ou tcherkèsses), l’auteur n’apporte pas vraiment d’éléments nouveaux, ce que montre clairement la profusion de longues citations ou de résumés d’études antérieures.

6Il est clair que L’épée jetée au lac ne se conçoit pas comme une œuvre novatrice : elle rassemble des éléments épars dans les articles publiés par l’auteur au fil de sa carrière, à l’occasion, peut-être de la publication en 2019 de L’épopée caucasienne des Nartes. Cycles d'Ossétie par Lora Arys-Djanaïéva et Iaroslav Lebedynsky. C’est d’ailleurs l’un des rares titres récents dans la bibliographie, qui dans l’ensemble se limite à des publications du vingtième siècle, en particulier en ce qui concerne les éditions ; c’est bien compréhensible de la part d’un médiéviste familier de ses éditions à lui et qui ne veut pas nécessairement revoir toutes ses références mais le résultat est parfois problématique quand les dites références portent sur des éditions du tout début du vingtième siècle, ou à des traductions partielles, en particulier celles de la collection « Stock+ », qui a été une bénédiction pour les chercheurs à son époque, mais est bien souvent insuffisante d’un point de vue scientifique. Toutes les éditions critiques bilingues des quinze dernières années environ brillent en particulier par leur absence. Parallèlement la bibliographie critique est beaucoup plus mince que celle de L’Archéologie de l’épopée médiévale, et se cantonne dans une large mesure à des publications plus ou moins anciennes, qui remontent parfois au dix-neuvième siècle, ou au début du vingtième, et dans l’ensemble ne sont pas plus récentes que la dernière décennie du vingtième siècle ; la part du lion revient aux travaux de l’auteur lui-même et à ceux de son maître Georges Dumézil, dans la mesure où l’ouvrage reste celui d’un disciple inconditionnel qui ne remet jamais en cause sa loyauté absolue au maître ; comme les théories de celui-ci ont récemment été remises en question, cela pourrait présenter un problème critique pour certains lecteurs.

7L’auteur reste aussi fidèle à la politique pour le moins confondante de L’Archéologie de l’épopée médiévale en ce qui concerne les citations et leur traduction éventuelle : lié en partie au problème de la bibliographie, celui-ci aboutit à présenter dans le corps du texte, sans rime ni raison discernable, tantôt des citations en ancien français suivies de leur traduction soit dans le corps du texte, soit en note, tantôt des traductions en français moderne avec le texte en ancien français en note, tantôt des traductions en français moderne sans texte original. Plusieurs brefs index contribuent à faciliter la navigation dans le texte, mais ils ont tendance à se recouper et succombent à quelques travers regrettables, telle l’habitude anglo-saxonne de ranger les auteurs des douzième ou treizième siècle sous leur présumé nom de famille, et non leur nom personnel : ce principe est poussé parfois jusqu’à l’absurde, quand on retrouve Hernaut le Roux indexé sous LE ROUX, comme si son attribut fondateur était devenu patronyme.

8Mais ce sont là des détails ; si on ne cherche pas dans cette étude une rigueur formaliste traditionnelle, c’est un véritable plaisir que de la lire, et tout en proposant des théories stimulantes, bien que parfois un peu tirées par les cheveux, elle sait, ne serait-ce que par son enthousiasme et une certaine forme d’érudition atypique, susciter aussi bien l’imagination que la réflexion du public.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Berthelot, « Joël-Henri Grisward, L’Épée jetée au lac. Romans de la Table Ronde et légendes sur les Nartes »Perspectives médiévales [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/52698

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Auteur

Anne Berthelot

University of Connecticut

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