Vanessa Obry, Désigner, construire. Le personnage dans les romans en vers des xiie et xiiie siècles
Vanessa Obry, Désigner, construire. Le personnage dans les romans en vers des xiie et xiiie siècles, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Michèle Gally, soutenue le 11 décembre 2010 à l’université de Provence, deux volumes, 728 pages.
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Index des médiévaux et anciens :
Chrétien de Troyes, Gautier d’Arras, Jean Renart, Marie de France, Renaut, Renaut de BeaujeuŒuvres, personnages et lieux littéraires :
Bel Inconnu, Conte du Graal, Éracle, Chevalier de la charrette, Chevalier au lion, Cligès, Conte de Floire et Blanchefleur, Ille et Galeron, Galeran de Bretagne, Lais, Roman de la rose ou de Guillaume de DôlePlan
Haut de pageNotes de la rédaction
Jury composé de Mesdames Annie Combes (professeur à l’université de Liège, rapporteur), Chantal Connochie-Bourgne (professeur à l’université de Provence, présidente), Yasmina Foehr-Janssens (professeur ordinaire à l’université de Genève), Michèle Gally (professeur à l’université de Provence), Dominique Lagorgette (maître de conférences à l’université de Savoie) et Christiane Marchello-Nizia (professeur émérite à l’École Normale Supérieure de Lyon, rapporteur). Mention très honorable avec les félicitations du jury.
Texte intégral
La langue et l’écriture du personnage
1 Si les études portant sur le personnage médiéval sont nombreuses, certaines évidences méritent encore d’être interrogées, en particulier les rapports entre le personnage et le type, entre la figure de la tradition littéraire et la singularité individuelle. Afin d’éclairer sous un jour nouveau la question du degré de singularisation des protagonistes des récits médiévaux, ce travail cherche à se situer au plus près de l’élaboration du personnage, en prenant pour point de départ les modalités de sa désignation et en montrant ce que les mots qui font le personnage peuvent nous apprendre sur ses spécificités. L’enquête porte sur un ensemble de textes en vers composés entre le milieu du xiie siècle et les premières décennies du xiiie siècle, elle prend ainsi en considération une période qui apparaît comme charnière dans l’histoire de ce qui devient peu à peu le genre du roman.
2 Le travail sur le personnage se fonde sur un relevé complet et une analyse linguistique des désignateurs nominaux des protagonistes dans un corpus principal composé du Conte de Floire et de Blanchefleur, d’Ille et Galeron de Gautier d’Arras et de Galeran de Bretagne de Renaut. Les résultats de cette investigation sont confrontés à un corpus secondaire contemporain choisi pour les liens qu’il entretient avec le premier. Ce second ensemble inclut les Lais de Marie de France, la version de l’histoire de Floire et de Blanchefleur composée à la fin du xiie siècle, le second roman de Gautier d’Arras, Éracle, les cinq romans attribués à Chrétien de Troyes, Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu, ainsi que l’Escoufle et le Roman de la rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart.
3 À la recherche d’une collaboration entre l’analyse linguistique et l’interprétation littéraire des textes, notre étude s’inspire des apports théoriques et méthodologiques de la linguistique qui s’intéresse d’une part au fonctionnement de la référence et d’autre part à l’analyse de corpus. Ainsi, par l’étude comparative de récits où la thématique de la ressemblance joue un rôle central, on observe la façon dont le personnage se distingue, à la fois d’un point de vue linguistique (en tant que référent reconnaissable) et d’un point de vue narratif (par rapport à ses semblables ou à un type auquel on peut le rattacher).
Déroulement de l’analyse
4 Le premier volume comprend l’étude elle-même, composée de six chapitres réunis dans trois grandes parties, et une bibliographie raisonnée. Le second volume regroupe, dans une annexe divisée en dix sections, l’ensemble des relevés des désignateurs et des classements sur lesquels repose l’analyse, ainsi que deux index (« Index des noms de personnages, des auteurs et des textes médiévaux » et « Index des thèmes et notions »).
5 La première partie, intitulée « Le matériau du personnage : fondements pour une étude en contexte des désignateurs », est conçue comme un socle de l’étude, qui vise d’abord à situer le matériau linguistique de la construction du personnage dans le contexte des œuvres. Le premier chapitre (« Les personnages et les désignateurs dans la matière narrative ») met en perspective l’analyse des désignateurs. Un tableau de l’ensemble des anthroponymes présents dans chaque œuvre permet de faire le point sur la tradition littéraire dans laquelle s’inscrivent les personnages et leurs noms. L’étude du système des personnages met ensuite au jour les relations fondamentales, de ressemblance, de dualité et de filiation, dont les désignateurs se chargent plus ou mois de rendre compte. Cela amène à constituer des modèles d’écriture du personnage correspondant à chacun des textes du corpus principal, que la suite de l’étude permet d’affiner. Dans le deuxième chapitre (« Noms propres et noms communs ») qui se recentre sur les désignateurs nominaux eux-mêmes, ces modèles sont mis à l’épreuve d’une réflexion sur la place du nom propre par rapport à l’anonymat, puis d’une première analyse statistique de la représentation des noms propres et des noms communs parmi les désignateurs.
6 En observant comment le choix des désignateurs reflète des stratégies de saisie des personnages, la deuxième partie confronte ces mêmes modèles d’écriture à la portée descriptive, au fonctionnement référentiel et à l’agencement et la succession des désignateurs nominaux (« Les désignateurs dans les récits : des mots à la construction du personnage »). L’organisation de cette section correspond à un classement linguistique des désignateurs : l’étude s’attache successivement aux expressions en emploi référentiel et aux expressions en emploi non référentiel (termes d’adresse, expressions en mention, expressions prédicatives). Le troisième chapitre (« Les expressions en emploi référentiel : du sens des désignateurs aux stratégies de désignation ») étudie les choix lexicaux qui président à l’attribution des désignateurs. Le quatrième chapitre (« Continuité et discontinuité : adresse, mention, prédication et évolution des désignateurs ») s’interroge sur la plus ou moins grande continuité de la désignation au sein des récits. L’ensemble met en évidence des stratégies de désignation qui distinguent les différentes œuvres du corpus : la stabilité des figures du Conte de Floire et de Blanchefleur s’oppose par exemple à la complexification progressive des personnages de Gautier d’Arras et à l’instabilité générale caractéristique de Galeran de Bretagne. Une évolution s’esquisse, passant d’une conception stable à une représentation évolutive des personnages.
7 La dernière partie, intitulée « Par le nom (re)connaît-on le personnage ? Les rapports entre désignateurs et référents », s’interroge sur les relations unissant les désignateurs et leurs référents, les personnages. Le chapitre 5 (« Signes distinctifs ou marqueurs du récit ? Les désignateurs et l’identification du référent ») pose la question de la connaissance et de la reconnaissance du personnage en termes linguistiques : dans quelle mesure le choix d’un désignateur est-il commandé par la volonté de distinguer un personnage parmi les autres ? Enfin, le chapitre 6 (« Mots et personnages : conceptions croisées »), élargissant le champ de la réflexion, analyse le degré d’adaptation des désignateurs aux personnages, en montrant comment ces rapports peuvent refléter, pour chaque œuvre, à la fois une conception du personnage et une vision de la langue.
Construction du personnage, conception du langage et choix poétiques
8 L’analyse permet de mettre en avant, au sein du corpus étudié, des différences fondamentales, que l’on attribue à la fois à des facteurs chronologiques et à des choix génériques et poétiques.
9 Dans le Conte de Floire et de Blanchefleur le couple héroïque se distingue par le biais d’une ressemblance fondamentale et de noms motivés et concordants. Le système formé par les désignateurs vient alors confirmer ce lien indissoluble fixé dès le début. Le nom, privilège de quelques-uns face au groupe des anonymes, se dote d’un véritable sens quant à la définition du personnage et ses expansions ne font jamais qu’en prolonger la valeur. Ce pouvoir du nom est partagé, à notre sens, par ce texte et le genre du lai. De la même façon, les choix lexicaux reflètent l’union des amants et la stabilité de leur statut. Les désignateurs comme leur référent semblent résister à toute évolution. Dans le chapitre 6, ces caractéristiques de la désignation sont mises en relation avec d’autres signes, les images formées à l’effigie des personnages. L’analyse détaillée de la scène des automates permet de dire que l’image est un véritable modèle de l’élaboration du personnage. La relation unissant le personnage et l’objet qui le représente trouve ainsi un équivalent dans l’emploi de désignateurs caractérisés par leur motivation et leur stabilité : les mots sont liés à leur référent comme le monde de la création artistique coïncide, dans la fiction, avec la réalité. Cette perception confiante d’un signe transparent explique ce qui apparaît comme une adaptation a priori des désignateurs aux personnages. Dans le Roman de Floire et de Blanchefleur, à la fin du XIIe siècle, comme dans l’ensemble des autres textes du corpus, le personnage n’est plus une image, il chemine, peu à peu, vers le statut de représentation d’un être humain, individualisé et complexe.
10 En effet, si dans Ille et Galeron les choix onomastiques semblent marqués par l’exhibition de décalages et que la structure duelle opposant les deux épouses du héros est dépassée pour être intégrée à une perspective historique, c’est que le roman de Gautier d’Arras introduit dans l’élaboration du personnage une nouvelle composante : la temporalité ou la capacité à évoluer. C’est ce que souligne en particulier, à propos du héros masculin, une étude inspirée des analyses linguistiques sur le référent évolutif dans le chapitre 4. Le personnage a quitté le champ stable de l’image et les désignateurs sont les témoins de son élaboration. L’adaptation des désignateurs à leur référent n’est donc pas donnée a priori, mais elle est construite progressivement. Nous y voyons non seulement le signe d’une évolution de la conception du personnage, devenu complexe, mais aussi une caractéristique propre à l’écriture de Gautier d’Arras. Les variations des désignateurs et en particulier du nom s’opposent en effet aux procédés de retardement et d’effacement des noms que l’on trouve chez Chrétien de Troyes et qui sont amplifiés par Renaut de Beaujeu. Ces dernières constituent une autre façon de prendre en charge la complexité du personnage, qui ébranle, dans tous les cas, le système des désignateurs.
11 La stabilité des figures du Conte de Floire et de Blanchefleur semble constituer, dans les romans du début du XIIIe siècle, un horizon désormais inaccessible. Le tableau des désignateurs dans Galeran de Bretagne se caractérise par une grande complexité. Ainsi, à l’imbrication des traditions dont héritent les noms répondent les multiples effets de miroir, qui isolent le héros masculin dans un univers de faux-semblants. Les désignateurs rendent peu compte des ressemblances telles la gémellité et contribuent plutôt à montrer que toute ressemblance est un leurre. Le foisonnement des noms et l’attachement à leur justification répétée paraît être une trace de la perte de substance de ces noms. Dans Galeran de Bretagne, aucun signe ne coïncide exactement avec ce à quoi il renvoie : de même que ni la manche brodée, ni Flourie ne peuvent se substituer à Fresne, aucun nom propre ou commun ne peut rendre compte de l’être désormais complexe qu’est devenu le personnage. Pourtant, l’adéquation du langage et des choses est à l’horizon des réflexions métalinguistiques qui scandent le roman. Le rapport entre les désignateurs et leur référent est ainsi marqué par des tensions, entre l’évidente complexité des personnages représentés, le constat de la perte d’un rapport privilégié entre les mots et les choses, et le rêve persistant d’une harmonie, que l’on retrouve, mais selon des modalités très différentes, chez Jean Renart. Ainsi, par rapport au Conte de Floire et de Blanchefleur, c’est non seulement la nature du personnage qui a changé, mais aussi le rapport au langage. Rappelons ainsi que, du point de vue de la pensée du langage, la fin du xiie siècle et le début du xiiie siècle peuvent également être considérés comme une période de transition, où cohabitent deux conceptions du nom et du langage, l’une héritée d’Isidore de Séville, l’autre voyant ses premières mises en cause.
12 L’éloignement du personnage par rapport à un type figé ne va pas de soi : les désignateurs reflètent par bien des façons l’appartenance à des catégories traditionnelles, ou des fonctions narratives. Toutefois, on voit se dessiner une évolution concernant l’élaboration des protagonistes de nos textes. Le passage de l’image figée à la représentation d’un être humain fictif nous paraît être l’un des éléments constitutifs de l’élaboration en cours du personnage romanesque. L’analyse des modes de désignation contribue de la sorte à l’histoire du personnage littéraire. Cette tendance se double d’un autre changement, concernant la perception du rapport entre les mots et ce qu’ils désignent. Dans cette relation se conjuguent à la fois une évolution chronologique qui montre une altération de la croyance en une transparence du langage, et l’impact de choix singuliers ou de visions propres à chaque texte. Ces deux aspects situent bel et bien les textes du corpus dans ce qui est perçu comme une période de transition. Mais ils reflètent aussi des partis pris d’écriture qui ne se réduisent pas à une progression chronologique. Des distinctions plus subtiles sont par exemple apparues dans l’opposition des personnages masculins et féminins.
13 Parallèlement, nous montrons que les expressions que sont les désignateurs sont déterminées tout autant par cette construction du personnage que par les modalités de l’écriture, voire de la diffusion, du récit médiéval. Les usages spécifiques du nom propre le relient de manière privilégiée à des passages-types et témoignent de l’influence des conventions et des traditions sur ses emplois. Le choix des désignateurs est par ailleurs indissociable de la construction même du texte et de ses articulations, il participe à la délimitation d’unités textuelles, au fractionnement narratif ou énonciatif et à toutes sortes de structures rythmiques. La discontinuité, qui nous semble caractéristique de l’écriture du récit, agit ainsi sur les chaînes de référence et sur l’écriture du personnage.
Pour citer cet article
Référence électronique
Vanessa Obry, « Vanessa Obry, Désigner, construire. Le personnage dans les romans en vers des xiie et xiiie siècles », Perspectives médiévales [En ligne], 34 | 2012, mis en ligne le 23 septembre 2012, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/450 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.450
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