Pauline Lambert, « Le mouvement et le ravissement de tous les jours d’orient en occident ». Émergence et constitution d’un lexique français d’astronomie au xive siècle
« Le mouvement et le ravissement de tous les jours d’orient en occident ». Émergence et constitution d’un lexique français d’astronomie au xive siècle, thèse de doctorat préparée sous la direction de Mme Joëlle Ducos, soutenue le le 14 décembre 2019 à Sorbonne Université, faculté des Lettres.
Résumé
Entre L’Introductoire d’astronomie, première œuvre astronomique écrite en français ca 1270, et une compilation jusqu’alors inconnue des passages astronomiques de L’Image du monde, datant du premier quart du xve siècle, les traditions astronomiques latine et arabo-latine passent en français par le biais de traductions, d’adaptations, de compilations et de commentaires qui produisent des œuvres liées à l’astronomie luni-solaire du comput (calendriers, almanachs, tables), des textes proposant des modèles théoriques du fonctionnement du monde, fondés sur la tradition mathématique et géométrique, des modes d’emploi d’instruments astronomiques et des traités de la sphère. Les auteurs français doivent donc dire le Ciel et le Monde dans une langue qui manque encore de vocabulaire scientifique et technique spécialisé. Pour y parvenir, ils recourent à divers procédés de création lexicale : emprunt ou calque sémantique à partir du latin, dérivation morphologique ou spécialisation sémantique de mots français relevant de l’usage courant. Il s’agit donc de comprendre comment, de ce foisonnement lexical inhérent à l’adaptation d’un savoir dans une nouvelle langue peut émerger un lexique spécialisé ; mais également d’étudier si notre période voit ce lexique se constituer en terminologie. Par le biais d’une étude de la translatio de l’astronomie en français, d’une édition des œuvres de la période et d’une analyse lexicologique des termes spécialisés ou recevant un sens spécialisé en contexte, ce travail vise à offrir la première étude consacrée à l’astronomie en français à la fin du Moyen Âge, dans le but de contribuer à l’histoire des lexiques spécialisés du français.
Entrées d’index
Index des médiévaux et anciens :
Alphonse X de Castille, Aristote, Barthelemy l’Anglais, Charles V, Chaucer, Evrart de Conty, Gérard de Crémone, Gossuin de Metz, Guillaume de Saint-Cloud, Honorius d’Autun, Jacob ben Makhir ibn Tibbon, Jean Corbechon, Jean de Sacrobosco, Jean de Séville, Leopold d’Autriche, Louis IX, Mashallah, Nicole Oresme, Pelerin de Prusse, Philippe IV le Bel, Philippe de Thaon, Prophace le Juif, Profatius, Robert Grosseteste, Robert l’AnglaisŒuvres, personnages et lieux littéraires :
Almanach Calendrier, Calendrier de la reine, Canons anonymes des Tables Alphonsines, Compilatio de astrorum scientia, Compilation anonyme en prose de L’Image du monde, Comput, De caelo, De proprietatibus rerum, De sphaera, Espera mundi, Espere en françois, Figure de le machine dou monde, Image du monde, Imago mundi, Introductoire d’astronomie, Li Compilacions de le science des estoilles, Livre de la division de nature sur le Traité de spera, Livre des Echecs amoureux moralisés, Livre du ciel et du monde, Practique de astralabe, Qui vet savoir le cours de la Lune, Tables Alphonsines, Tables d’astronomie en français, Tables de Tolède, Treatise on the astrolabe, Traité de speraNotes de la rédaction
Jury composé de Mmes Maria Colombo (Professeure de philologie médiévale à Sorbonne Université, faculté des Lettres), Joëlle Ducos (Professeure de linguistique et de philologie médiévales à Sorbonne Université, faculté des Lettres), Michèle Goyens (Professeure de linguistique française à l’Université de Leuven), Géraldine Veysseyre (Maîtresse de conférences H.D.R. en philologie médiévale à Sorbonne Université, faculté des Lettres) et MM Jean-Patrice Boudet (Professeur d’histoire médiévale à l’Université d’Orléans), M. Martin Glessgen (Professeur de philologie romane et linguistique française à l’Université de Zürich)
Texte intégral
- 1 The Sphere of Sacrobosco and its commentators, éd. L. Thorndike, Chicago, The University of Chicago (...)
- 2 Kathleen M. Crowther et al., « The Book Everybody Read: Vernacular Translations of Sacrobosco’s Sph (...)
1Hérités de l’Antiquité, diffusés durant le haut Moyen Âge latin, les arts libéraux sont enseignés à l’Université au bas Moyen Âge. Le septième d’entre eux, l’astronomie, tient une place de choix dans le cursus universitaire. Le manuel de base en est le De sphaera de Jean de Sacrobosco1. Il domine en effet l’enseignement universitaire du xiiie au xviie siècles en raison de la clarté de son exposition, et ce malgré l’apparition de l’astronomie copernicienne, qui le rend pourtant totalement caduc2.
- 3 Pierre Duhem, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris (...)
- 4 Astronomies and Cultures in Early Medieval Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
2L’astronomie médiévale a été très largement étudiée depuis la somme fondatrice de Pierre Duhem au début du xxe siècle3, que ce soit dans ses rapports avec les autres domaines du savoir (sciences mécaniques, mathématiques, astrologie, cosmologie) ou bien du point de vue de l’histoire des représentations du monde et des pratiques astronomiques. Cependant, la bibliographie se concentre sur le monde latin, bien que les œuvres vernaculaires soient brièvement évoquées dans certains travaux, comme dans l’ouvrage de Stephen C. McCluskey4. Le domaine des instruments astronomiques médiévaux a d’autre part été abondamment étudié par Emmanuel Poulle. Enfin, les travaux de Nicole Oresme ont eu tendance à éclipser les autres savants et auteurs de la fin du Moyen Âge au vu de la place de choix qui lui est reservée dans l’histoire des idées et des sciences. De plus, contrairement au développement du lexique de la médecine en français, le lexique français de l’astronomie n’a été que très peu étudié. Notre travail poursuit donc l’objectif d’approfondir la connaissance lexicologique des termes qui transmettent la science des astres et du monde en français au Moyen Âge.
- 5 Plus précisément en anglo-normand : Philippe de Thaon, Comput, éd. I. Short, Londres, ANTS, 1984.
3En effet, entre le Comput de Philippe de Thaon, premier texte de savoir écrit en français ca 11205 et une compilation jusqu’alors inconnue des passages astronomiques de L’Image du monde datant du premier quart du xve siècle, les traditions astronomiques latine et arabo-latine passent en français par le biais de traductions, d’adaptations, de compilations et de commentaires. Les auteurs français doivent donc dire le ciel et le monde dans une langue qui manque encore de vocabulaire scientifique et technique spécialisé. Il s’agit alors de comprendre comment, à partir d’un foisonnement lexical inhérent à l’adaptation d’un savoir dans une nouvelle langue peut émerger un lexique spécialisé. Notre objet d’étude dans ce travail est donc le lexique spécialisé d’un domaine du savoir dans son processus de création et dans ses modalités d’introduction dans les textes et dans l’usage. C’est en effet la question de l’existence ou non d’une terminologie de l’astronomie en français à la fin du Moyen Âge qui se pose. Si les auteurs de notre corpus créent et définissent des termes, c’est bien l’évolution de ce lexique émergent qui permettra ou non de parler de terminologie en constitution. Il ne peut en effet y avoir de terminologie sans système partagé, stable et propre à la discipline et au domaine du savoir envisagés.
- 6 L’Image du monde de Maître Gossouin. Rédaction en prose, éd. O. H. Prior, Lausanne/Paris, Payot, 19 (...)
4Pour mener à bien cette étude, dans une première partie, nous retraçons les modalités et dessinons les contours de la translatio de l’astronomie en français du début du xiie siècle au début du xve siècle. Les différentes traditions de l’astronomie latine et arabo-latine subissent en effet des modifications lors du passage en français, aussi bien du point de vue du contenu astronomique transmis que de la forme des textes et du lexique employé. Il apparaît alors que l’écriture astronomique en français pour notre période couvre cinq domaines et cinq types d’œuvres différents : le comput, le livre de clergie, l’astronomie géométrique, l’astronomie instrumentale et les traités de la sphère. Après la première œuvre anglo-normande ca 1120, il faut attendre l’émergence au xiiie siècle d’œuvres diverses qui se rattachent à différentes branches de l’astronomie médiévale ou se font l’écho de différentes pratiques de la science des astres pour lire de l’astronomie en français. Tout d’abord, au sein des sommes de savoir sur le monde écrites en français au xiiie siècle se trouvent des passages dévolus à l’étude du monde, la cosmologie, et à l’étude du ciel, l’astronomie. Les différents textes inspirés de l’Imago mundi d’Honorius Augustodunensis en français partagent les caractéristiques de leur modèle en décrivant la terre, le ciel, les astres et en expliquant le fonctionnement du monde en général. Parmi ces œuvres, L’Image du monde de Gossuin de Metz se distingue par sa longueur, le nombre de ses versions et sa diffusion dans l’Europe entière 6. L’œuvre reprend les parties cosmologiques et astronomiques de son modèle latin et elle est désignée à plusieurs reprises comme un « livre d’astronomie ». Si elle peut nous intéresser à titre de comparaison, dans la mesure où les rudiments de l’astronomie latine sont présentés de manière didactique au lecteur et parce qu’elle précède de peu l’émergence des deux premières œuvres à proprement parler astronomiques en français, elle ne peut être considérée comme un « livre d’astronomie » au même titre que les textes qui apparaissent à partir de ca 1270.
- 7 Édition en cours par Jean-Patrice Boudet et Matthieu Husson.
- 8 8 L’Introductoire d’astronomie. Der älteste Astronomietraktat in französischer Sprache : Edition un (...)
5En effet, c’est ca 1270 qu’apparaissent conjointement les premières Tables d’astronomie en français et leurs canons7, ainsi qu’un Introductoire d’astronomie8. Ces premières Tables en français sont une adaptation des célèbres Tables de Tolède réalisées vers 1080 par un groupe d’astronomes espagnols. Traduites en latin par Gérard de Crémone, elles sont utilisées dans l’Occident latin jusqu’à ce qu’elles soient supplantées par les Tables Alphonsines. Les Tables d’astronomie en français sont adaptées au calendrier julien et suivies de canons qui introduisent des néologismes en français. L’Introductoire d’astronomie se présente comme les livres de clergie en français dont il est contemporain et expose de manière didactique, sous la forme de brefs chapitres, la cosmologie, les cercles célestes, les astres et les signes du zodiaque, comme introduction à des questions d’astrologie. Ce texte introduit en français de nombreux termes astronomiques empruntés au latin, dont certains étaient passés de l’arabe au latin. Cette émergence n’est pas le fruit du hasard : Louis IX, roi de France de 1226 à 1270, lance une première politique de promotion du français, en parallèle de la promotion du castillan organisée par Alphonse X de Castille, roi de Castille et de Léon de 1252 à 1284.
- 9 Qui vet savoir le cours de la Lune. Edition und sprachliche Analyse, éd. S. Dörr, dans Ki bien vold (...)
- 10 Leopold d’Autriche, Li Compilacions de le science des estoilles, Books I-III, Edited from MS French (...)
6C’est ensuite sous Philippe IV le Bel, roi de France et de Navarre de 1285 à 1314, que l’on observe un deuxième mouvement de développement de l’astronomie en français, au tournant du xiiie et du xive siècle, des années 1290 jusqu’à ca 1325. Un premier texte, très bref, datant certainement du début des années 1290, traduit le mode d’emploi latin d’un instrument inconnu par ailleurs, nommé directorium en latin et adresceoir en français. L’auteur des deux versions en est Guillaume de Saint-Cloud, astronome à la cour de France. Le même auteur traduit également du latin les tables et les canons de son Calendrier de la reine, adaptation didactique du comput latin et vulgarisation du savoir cosmographique explicitement destiné à la cour de France. Le Calendrier de Pierre de Dace et ses très brefs canons sont également traduits du latin dans les années 1290, mais le public visé semble différent : les tables comportent des informations plus nombreuses et les canons sont très laconiques. Il semble ainsi que cette œuvre soit plutôt destinée à effectuer des exercices dans un cadre universitaire. Les canons de l’Almanach établi par Jacob ben Makhir ibn Tibbon, astronome, médecin et traducteur de la communauté juive de Montpellier, connu dans ses textes latins sous le nom de Profatius et surnommé Prophace le Juif en français, sont également compilés et traduits en français au tout début du xive siècle. Par ailleurs, un court texte consacré au cycle de la Lune, dont nous n’avons pour le moment pas identifié l’original latin s’il existe, se rattache à la tradition du comput d’une manière bien différente des Calendriers et de l’Almanach ci-dessus : il s’agit de Qui vet savoir le cours de la Lune9, qui présente les différentes étapes du cycle lunaire mensuel en leur attribuant des noms empruntés au latin et au grec. En cette riche période du premier quart du xive siècle, la Compilatio de astrorum scientia, qui compilait en latin les éléments techniques d’une astronomie arabo-latine de nature géométrique, est aussi traduite fidèlement en français : c’est Li Compilacions de le science des estoilles10. Enfin, le premier texte se rattachant en français au genre du traité de la sphère, l’anonyme Figure de le machine dou monde, est une traduction fidèle du De sphaera de Robert Grosseteste.
7Puis, quelques textes sont écrits en français ca 1340-1360. Il s’agit tout d’abord de trois textes du manuscrit 2872 de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, composés ca 1340 et se rattachant au genre du traité de la sphère. Le premier des trois, intitulé le Traité de spera, alterne des passages traduisant fidèlement le De sphaera de Jean de Sacrobosco et son commentaire par Robert l’Anglais avec des ajouts du traducteur. Le modèle latin des deux suivants, le Livre de la division de nature sur le Traité de spera et l’Espera mundi, s’il existe, n’a pas été retrouvé. Ensuite, un manuscrit du milieu du xive siècle, conservé à Erfurt, nous a transmis une brève adaptation des Tables Alphonsines, qui ont été composées sous le patronage d’Alphonse X de Castille sur la base des observations faites à Tolède par des savants juifs entre 1262 et 1272. L’adaptation française comporte quelques tables et de très brefs canons.
- 11 Bernard Ribémont en a publié deux courts passages dans la langue originale (Traités du Soleil et de (...)
- 12 Celle-ci a été publiée par ses éditeurs modernes sous le titre d’Harmonie des sphères : Evrart de C (...)
- 13 Nicole Oresme, Le Livre du ciel et du monde, éd. A. D. Menut, Madison, The University of Wisconsin (...)
- 14 Édition en cours par Jean-Patrice Boudet.
- 15 Pelerin de Prusse, On the Astrolabe. Text and translation of his Practique de astralabe, éd. E. Lai (...)
- 16 La version originale de ce traité est perdue, mais Chaucer se fonda également sur le traité de Mash (...)
8Sous le règne de Charles V, de 1364 à 1380, la politique de promotion du français engagée au siècle précédent se poursuit et s’intensifie, non seulement sous son aspect linguistique, mais également du côté culturel et administratif. Le roi engage ainsi une vaste politique de traduction du savoir en français. Le De proprietatibus rerum de Barthelemy l’Anglais est traduit par Jean Corbechon en 1372. Comme dans l’original latin, le livre VIII est consacré au ciel et aux planètes11. Se rattache également au genre encyclopédique le Livre des Echecs amoureux moralisés d’Evrart de Conty, dont une partie est entièrement consacrée à l’astronomie12. Le De caelo d’Aristote est traduit et commenté par Nicole Oresme en 1377. Le résultat, somme de la philosophie naturelle médiévale, s’intitule Le Livre du ciel et du monde13. Le même Nicole Oresme avait écrit L’Espere en françois entre 1356 et 1377, en se fondant sur la tradition latine mais sans traduire un texte précis14. Pelerin de Prusse écrit enfin une Practique de astralabe15, mode d’emploi de l’instrument bien connu, qui se fonde sur la traduction latine effectuée au xiie siècle par Jean de Séville du traité de Mashallah16, un des principaux astrologues et astronomes du monde arabe au viiie siècle.
9Enfin, nous avons trouvé dans le manuscrit 2872 de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris une compilation tardive en prose des passages astronomiques, cosmographiques et météorologiques de L’Image du monde, qui n’était mentionnée nulle part en tant que telle et qui daterait de la fin du xive ou du début du xve siècle.
10Dans ces textes, les termes créés par les auteurs pour dire le ciel et le monde peuvent provenir directement du latin, par le biais d’un emprunt ou d’un calque (le latin les ayant parfois lui-même hérités du grec ou de l’arabe), mais peuvent également relever d’une création de l’auteur, par dérivation d’un terme déjà implanté en français et relevant ou non de l’usage courant, sous la forme d’un néologisme sémantique ou d’une dérivation morphologique. Grâce aux originaux latins, nous pouvons étudier si la créativité lexicale de l’auteur est indexée sur le degré de fidélité du texte français à l’original latin. D’autre part, les comparaisons que nous effectuons entre les textes doivent nous permettre de définir si les pratiques des auteurs convergent au fur et à mesure vers un lexique stable et univoque ou bien si chaque auteur continue de développer un système lexical qui lui est propre, entraînant alors polysémie, homonymie et hyperonymie, peu favorables à la création d’un lexique spécialisé partagé par tous. Il s’agit donc d’analyser la mise en discours de la science des astres en langue vulgaire et de distinguer les œuvres qui relèvent d’une démarche de vulgarisation des œuvres techniques. Pour cela, nous prenons en compte plusieurs critères : l’original latin ou français lorsque celui-ci est connu ; l’auteur et le public auquel celui-ci destine son œuvre, lorsque nous les connaissons ; les manuscrits qui nous ont transmis les textes ; le lexique employé, dont nous offrons un tableau récapitulatif et dont nous étudions l’insertion dans les textes (définitions des termes, commentaires étymologiques qui les accompagnent, gloses métalinguistiques précisant un usage émergent ou déjà en vigueur, binômes de termes parasynonymes) ; l’absence et la présence de schémas illustratifs dans les manuscrits. Les manuscrits qui nous ont transmis ces œuvres astronomiques françaises partagent en effet la caractéristique, pour la plupart d’entre eux, d’être des codices d’apparat, réservés à une élite laïque, voire même à la cour de France, et d’être constitués pour ce public choisi en recueils du savoir du temps.
- 17 Adresceoir et Calendrier de la reine de Guillaume de Saint-Cloud ; Calendrier de Pierre de Dace ; A (...)
11À partir de ce vaste ensemble, nous avons choisi de centrer notre étude lexicologique sur ce que nous avons appelé « un large xive siècle », s’étendant des traductions de Guillaume de Saint-Cloud dans les années 1290 à la Compilation en prose de L’Image du monde dans le premier quart du xve siècle et comprenant donc 14 œuvres17. Ce choix tient compte de la richesse des œuvres de cette période, qui a vu se développer la politique de promotion du français qui avait débuté quelques décennies plus tôt, encouragée par la cour de France, et a donc vu naître des œuvres d’une diversité remarquable, allant de la vulgarisation du savoir la plus simplifiée à des considérations techniques d’une extrême densité. De plus, ce corpus possède une double singularité matérielle, qui favorise une telle étude : dans le cas de huit œuvres sur quatorze, nous connaissons en effet l’original latin et y avons accès facilement tandis qu’une œuvre est la compilation d’un texte français dont l’original est également aisément accessible ; de plus, dix œuvres sur quatorze nous sont connues par un seul manuscrit, ce qui évite les variantes.
- 18 Voir l’édition latine : Pierre de Dace, Kalendarium, éd. F. S. Pedersen, dans Petri Philomenae de D (...)
- 19 Qui vet savoir le cours de la lune, éd. cit.
- 20 Li Compilacions de le science des estoilles, éd. cit.
- 21 Pelerin de Prusse, On the Astrolabe, éd. cit.
- 22 Édition en cours par J.-P. Boudet. En attendant, il faut consulter les deux PhD non publiées : Trai (...)
12La deuxième partie propose une édition de neuf des quatorze œuvres de ce corpus, ainsi que la transcription corrigée d’une dixième dont la tradition manuscrite est trop complexe pour intégrer une édition à ce travail de thèse. Nos éditions ne relèvent pas d’un travail philologique : nous n’étudions pas les codices précisément en introduction et, concernant la langue du texte, nous ne fournissons que les éléments nécessaires à la détermination de la présence ou de l’absence de traits dialectaux. L’édition n’est en effet pas une fin en soi dans le travail de recherche que nous avons mené sur la langue astronomique médiévale, mais un moyen de fournir des textes corrigés et lisibles à nos lecteurs, avant d’étudier le lexique. De plus, déterminer la langue du texte nous permet d’ajouter un élément d’analyse à la transmission de l’astronomie dans l’aire française au xive siècle. Nous avons donc corrigé les textes des neuf œuvres transmises par un seul manuscrit, en nous fondant sur l’original latin lorsque nous le connaissons et qu’il est aisément accessible, mais également sur le sens global du texte, lorsque nous avons repéré une erreur manifeste. Notre objectif était en effet de corriger avec mesure et discernement, uniquement lorsque cela était nécessaire et que le texte présent dans le manuscrit était très vraisemblablement fautif. Les neuf œuvres éditées selon ce principe sont les suivantes : Adresceoir et Calendrier de la reine de Guillaume de Saint-Cloud ; Almanach de Profatius ; Figure de le machine dou monde anonyme ; Traité de spera, Livre de la division de nature sur le Traité de spera, Espera mundi, tous trois anonymes ; Canons anonymes des Tables Alphonsines ; Compilation anonyme en prose de L’Image du monde. Le Calendrier de Pierre de Dace présentant une tradition manuscrite assez complexe en français, bien qu’elle n’atteigne pas la complexité de la tradition latine18, et comportant des tables plus complètes que celles du Calendrier de la reine de Guillaume de Saint-Cloud, certes, mais des canons bien plus brefs et donc bien moins riches du point de vue lexical, nous avons choisi de proposer une transcription corrigée du manuscrit le plus ancien de la tradition française, plutôt qu’une édition se fondant sur les divers manuscrits, qui présentent de nombreuses variantes. Ainsi, dans la mesure où Qui vet savoir le cours de la lune19, Li Compilacions de le science des estoilles20 et la Practique de astralabe21 ont été édités, treize des quatorze textes de notre corpus sont dorénavant aisément accessibles aux lecteurs. Seul le traité de la sphère de Nicole Oresme, L’Espere en françois, n’est pas facilement accessible pour le moment22.
- 23 Walther von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch, Bonn, Fritz Klopp, 1928-1961, 14 vol (...)
- 24 Dictionnaire étymologique de l’ancien français, dir. K. Baldinger et F. Möhren, Tübingen/Québec, Ma (...)
- 25 Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au x (...)
- 26 Adolf Tobler et Erhard Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, (...)
- 27 www.atilf.fr/dmf.
- 28 Anglo-Norman Dictionary, Second Edition, dir. W. Rothwell, Londres, Maney, 2005. En ligne : www.ang (...)
- 29 www.atilf.atilf.fr.
- 30 L’Introductoire d’astronomie, éd. cit.
13Enfin, la troisième partie présente notre étude lexicologique du corpus, consacrée aux termes spécifiquement astronomiques ou revêtant un sens astronomique en contexte. Nous avons relevé toutes les occurrences de tels termes dans les quatorze textes de notre corpus : les neuf que nous éditons en deuxième partie, celui dont nous proposons une transcription corrigée, les trois qui étaient déjà édités et L’Espere en françois de Nicole Oresme (d’après le manuscrit sur lequel l’édition à paraître est fondée : Oxford, Saint John’s College, 164, certainement le manuscrit de présentation à Charles V). Grâce à la formation lexicographique que nous avons reçue dans le cadre du Dictionnaire du français scientifique médiéval, nous avons élaboré une définition pour chacun de ces termes, en nous fondant sur leur emploi dans les textes de notre corpus. L’écart conceptuel est grand entre le Moyen Âge et notre monde contemporain, si bien qu’il nous a fallu produire des définitions répondant à deux critères : le respect, autant que faire se peut, des concepts médiévaux d’une part ; la lisibilité de la définition d’autre part. Nous avons fait précéder les définitions d’un paragraphe lexicographique, répertoriant le traitement du mot dans les dictionnaires (le FEW23, le DEAF24, le Gdf25, le TL26, le DMF27, l’AND28, et, parfois, le TLFi29), ainsi que sa présence, le cas échéant, dans L’Introductoire d’astronomie30 et les Tables d’astronomie en français de 1271, afin de mettre en valeur toute attestation plus précoce d’un terme et tout sens non encore attesté. Puis nous avons regroupé ces termes en six catégories onomasiologiques : astres et constellations, cercles et sphères, cosmologie, instruments et outils, mouvements et positions des astres, phénomènes astronomiques perçus depuis la Terre. Au sein de chacune de ces catégories, nous avons présenté le lexique sous forme de fiches synthétiques aussi complètes et précises que possible, en sélectionnant les occurrences les plus intéressantes de notre corpus. Lorsqu’un terme s’est avéré être polysémique dans le corpus, il bénéficie de plusieurs fiches, réparties dans les différentes catégories onomasiologiques. À l’inverse, nous avons regroupé en une seule et même fiche différents termes parasynonymes ou au contraire antonymes, a fortiori quand ils fonctionnent en système au sein d’une phrase ou d’un court passage, non seulement dans le but de ne pas citer inutilement le même passage à plusieurs reprises, mais surtout pour synthétiser l’analyse des termes. Chaque fiche se termine par une synthèse présentant la formation du mot et son étymologie, son réseau sémantique dans le corpus, ainsi que son avenir au sein de la terminologie astronomique après le Moyen Âge. La formation de certains termes relève du phénomène linguistique de l’emprunt ou du calque, tandis que d’autres sont des dérivations françaises, qu’elles soient sémantiques ou morphologiques. En ce qui concerne les désignations d’astres et de constellations, elles relèvent de la problématique du nom propre. L’ensemble du corpus soulève enfin les questions de la néologie dans le domaine du lexique astronomique.
- 31 Voir par exemple J. Chabás et B. R. Goldstein, The Alfonsine Tables of Toledo, Dordrecht, Kluwer Ac (...)
14Ainsi, par le biais de l’étude de la translatio du savoir astronomique en français, ces prémices d’une édition philologique de dix œuvres et cette étude du lexique astronomique et de sa mise en discours, nous proposons la première monographie consacrée à l’astronomie en langue vernaculaire française à la fin du Moyen Âge, dans le but de contribuer à l’histoire des lexiques spécialisés du français. Il s’agit de définir ce qu’est le français spécialisé de l’astronomie à la fin du Moyen Âge, au moment où se développent conjointement différentes branches des études astronomiques en français. Une telle étude avait déjà été menée pour d’autres langues vernaculaires, comme le castillan31. En raison de la précocité de l’écriture astronomique en français, un tel domaine ne pouvait donc rester dans l’ombre plus longtemps. Notre période témoigne en effet de l’émergence d’une langue de spécialité, qui n’a pas encore acquis une autonomie complète par rapport au latin, ne s’est pas encore constituée en terminologie scientifique, mais atteste, déjà, de nombreux termes encore employés de nos jours, que les dictionnaires dataient du xvie siècle, qui a si souvent éclipsé le Moyen Âge dans l’histoire des sciences et des mentalités.
Notes
1 The Sphere of Sacrobosco and its commentators, éd. L. Thorndike, Chicago, The University of Chicago Press, 1949.
2 Kathleen M. Crowther et al., « The Book Everybody Read: Vernacular Translations of Sacrobosco’s Sphere in the Sixteenth Century », Journal for the History of Astronomy, XLVI (2015), p. 4-28.
3 Pierre Duhem, Le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Paris, Hermann et fils, 1913 à 1959, 10 vol.
4 Astronomies and Cultures in Early Medieval Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
5 Plus précisément en anglo-normand : Philippe de Thaon, Comput, éd. I. Short, Londres, ANTS, 1984.
6 L’Image du monde de Maître Gossouin. Rédaction en prose, éd. O. H. Prior, Lausanne/Paris, Payot, 1913 ; L’Image du monde, une encyclopédie du xiiie siècle. Édition critique et commentaire de la première version, éd. C. Connochie-Bourgne, Thèse d’État non publiée, dir. C. Thomasset, Université Paris IV – Sorbonne, 1999 ; L’Image du monde, La Seconda redazione in versi dell’Image du monde, edizione critica e traduzione, éd. S. Centili, Thèse de doctorat non publiée, sous la dir. de C. M. Simonetti et P. G. Beltrami, Univ. de Florence, 2003.
7 Édition en cours par Jean-Patrice Boudet et Matthieu Husson.
8 8 L’Introductoire d’astronomie. Der älteste Astronomietraktat in französischer Sprache : Edition und lexikalische Analyse, éd. S. Dörr, Tübingen, Max Niemeyer, 1998.
9 Qui vet savoir le cours de la Lune. Edition und sprachliche Analyse, éd. S. Dörr, dans Ki bien voldreit raisun entendre. Mélanges en l’honneur du 70e anniversaire de Frankwalt Möhren, dir. S. Dörr et T. Städtler, Strasbourg, EliPhi, 2012, p. 85-93.
10 Leopold d’Autriche, Li Compilacions de le science des estoilles, Books I-III, Edited from MS French 613 of the Bibliothèque Nationale, éd. F. J. Carmody, University of California Publications in Modern Philology, XXXIII/2 (1947), p. 31-102.
11 Bernard Ribémont en a publié deux courts passages dans la langue originale (Traités du Soleil et de la Lune (8e livre du Livre des proprietés des choses), éd. M. Salvat, dans Le Soleil, la Lune et les étoiles au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Publications du CUER-MA, 1983, p. 339-357), ainsi que quelques extraits plus longs traduits en français moderne (Jean Corbechon, Le Livre des propriétés des choses. Une encyclopédie au xive siècle, éd. et trad. B. Ribémont, Paris, Stock, 1999). Pour un meilleur accès au texte, il faut attendre la publication de l’édition complète de l’œuvre, dirigée par Joëlle Ducos (à paraître chez Champion).
12 Celle-ci a été publiée par ses éditeurs modernes sous le titre d’Harmonie des sphères : Evrart de Conty, L’Harmonie des sphères. Encyclopédie d’astronomie et de musique extraite du commentaire sur Les Échecs amoureux (xve s.) attribué à Evrart de Conty, éd. R. Hyatte et M. Ponchard-Hyatte, New York, Peter Lang, 1985.
13 Nicole Oresme, Le Livre du ciel et du monde, éd. A. D. Menut, Madison, The University of Wisconsin Press, 1968.
14 Édition en cours par Jean-Patrice Boudet.
15 Pelerin de Prusse, On the Astrolabe. Text and translation of his Practique de astralabe, éd. E. Laird et R. Fischer, New York, Center for Medieval and Early Renaissance Studies, 1995.
16 La version originale de ce traité est perdue, mais Chaucer se fonda également sur le traité de Mashallah traduit en latin pour écrire son Treatise on the astrolabe peu après Pelerin, ca 1391. Le texte latin et le texte anglais sont édités ensemble dans Chaucer and Messahalla on the Astrolabe, éd. et trad. R. T. Gunther, Oxford, University Press, 1929.
17 Adresceoir et Calendrier de la reine de Guillaume de Saint-Cloud ; Calendrier de Pierre de Dace ; Almanach de Profatius ; Qui vet savoir le cours de la lune anonyme ; Compilacions de le science des estoilles ; Figure de le machine dou monde anonyme ; Traité de spera anonyme ; Livre de la division de nature sur le Traité de spera anonyme ; Espera mundi anonyme ; Canons anonymes des Tables Alphonsines ; Practique de astralabe de Pelerin de Prusse ; L’Espere en françois de Nicole Oresme ; Compilation anonyme en prose de L’Image du monde.
18 Voir l’édition latine : Pierre de Dace, Kalendarium, éd. F. S. Pedersen, dans Petri Philomenae de Dacia et Petri de S. Audomaro. Opera quadrivialia, Copenhague, G. E. C. Gad, 1983.
19 Qui vet savoir le cours de la lune, éd. cit.
20 Li Compilacions de le science des estoilles, éd. cit.
21 Pelerin de Prusse, On the Astrolabe, éd. cit.
22 Édition en cours par J.-P. Boudet. En attendant, il faut consulter les deux PhD non publiées : Traité de la sphere, éd. J. V. Myers, Syracuse University, 1940 ; Traitié de l’Espere, éd. L. M. McCarthy, University of Toronto, 1943.
23 Walther von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch, Bonn, Fritz Klopp, 1928-1961, 14 vol. En ligne : apps.atilf.fr/lecteurFEW/index.php.
24 Dictionnaire étymologique de l’ancien français, dir. K. Baldinger et F. Möhren, Tübingen/Québec, Max Niemeyer/Presses de l’Université de Laval, 2003. Version en ligne, DEAFpré : www.deaf-page.de
25 Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle, Genève, Slatkine, 1982 [1880], 10 vol. En ligne : micmap.org/dicfro/search/dictionnaire-godefroy
26 Adolf Tobler et Erhard Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1925-2002, 11 vol.
27 www.atilf.fr/dmf.
28 Anglo-Norman Dictionary, Second Edition, dir. W. Rothwell, Londres, Maney, 2005. En ligne : www.anglo-norman.net.
29 www.atilf.atilf.fr.
30 L’Introductoire d’astronomie, éd. cit.
31 Voir par exemple J. Chabás et B. R. Goldstein, The Alfonsine Tables of Toledo, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2003, qui présente un glossaire de 300 termes tirés des Tables Alphonsines castillanes.
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Référence électronique
Pauline Lambert, « Pauline Lambert, « Le mouvement et le ravissement de tous les jours d’orient en occident ». Émergence et constitution d’un lexique français d’astronomie au xive siècle », Perspectives médiévales [En ligne], 41 | 2020, mis en ligne le 25 janvier 2020, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/25391 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.25391
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