Des pierres au texte. Le Moyen Âge du xixe siècle, artefact créatif
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Œuvres, personnages et lieux littéraires :
Durtal, Mélusine, Jumièges, Pierrefonds, Solesmes, Tiffauges, cathédrale d’Orléans, cathédrale de Chartres, cathédrale Notre-Dame de Paris, Cathédrale (La), Gaspard de la nuit, Gilles de Rais, Là-bas, Mélusine ou la robe de saphir, Miracles de Notre-Dame, Notre Dame de ParisIndex des modernes :
Aloysius Bertrand, François-René de Chateaubriand, Jean-Baptiste Debret, abbé Grégoire, Franz Hellens, Louis d’ Orléans, Henri IV, Victor Hugo, Joris-Karl Huysmans, Louis XIV, Jules Michelet, Napoléon, Napoléon III, Joëlle Prungnaud, Eugène Viollet-le-Duc, Ludovic VitetPlan
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1Que reste-t-il du Moyen Âge ? Quel rapport authentique entretenons-nous avec des siècles dont la désignation globale pose en elle-même bien des ambiguïtés ? Époque qui nous a légué des textes manuscrits, des images peintes, des monuments défaits, des objets, elle s’appréhende entre philologie et archéologie. Si cette dernière se consacre à l’exhumation d’objets matériels, ils réunissent, tout autant que le manuscrit et ses enluminures, les traces de l’art et de la pensée d’autrefois, et donc déjà des artefact, des produits de l’activité créatrice qui ne cesse de donner des formes au rapport des hommes au monde, de représenter l’expérience, les croyances, les structures et les théories qui régissent les communautés humaines. On ne possède du Moyen Âge que des produits de l’industrie humaine qui nous disent quelque chose de ce qu’il fut à travers de multiples voiles à comprendre et à interpréter.
2L’objet « Moyen Âge » est, en effet, un objet fabriqué à différents degrés de véridicité historique. Se promener dans la Cité de Carcassonne, visiter le château de Pierrefonds, admirer les cathédrales d’Amiens, ou de Chartres, est-ce contempler des réalisations ou des décors médiévaux? Notre environnement garde-t-il encore de quelque manière une empreinte du Moyen Âge ?
- 1 André Chastel, « La notion de patrimoine », in Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, (...)
- 2 La restauration de Saint Sernin de Toulouse par Viollet-le-Duc fut détruite et refaite au xxe siècl (...)
3L’engouement sinon la redécouverte au xixe siècle de ce que l’on convient d’appeler « Moyen Âge » passe par la nouvelle philologie mais aussi par un regard neuf porté sur les vestiges, les restes architecturaux, qui par leur lourde matérialité, témoignent d’un passé partiellement disparu et pourtant présent, parfois en ruines, le plus souvent défiguré par de multiples destructions, usures du temps, ajouts multi-séculaires. La création en 1837 de la commission des « Monuments historiques », la naissance de la notion de « patrimoine national »1, confirment le souci de ce passé-là et refaçonnent le paysage surtout urbain où surgit la relique médiévale restaurée. C’est cette recomposition que, à quelques modifications près2 nous admirons encore, entre laquelle nous circulons. Produits du feuilletage des siècles autant que repensées par les architectes du xixe comme le célèbre et controversé Viollet-le-Duc, les cathédrales en particulier sont avant tout des édifices historiquement hybrides.
- 3 Mélusine ou la robe de saphir, Bruxelles, Espace Nord, 2019, postface de Paul Aron, p. 362 : « Il e (...)
4Or, plus que les châteaux, davantage associés dans la pensée commune à la Renaissance et à l’époque classique, la cathédrale (avec les abbayes et les chapelles) constitue un signe de médiévalité, devenant même une synecdoque du Moyen Âge. Dans Mélusine ou la robe de saphir Franz Hellens place à l’orée de son récit la vision d’une cathédrale fantôme en plein désert, au sens propre fantasmatique, mais que les personnages, dont le narrateur, essaient d’escalader puis, l’ayant perdue, de retrouver comme l’évanescente et toujours fuyante Mélusine qu’ils s’efforcent de rejoindre et de posséder. Cathédrale d’une matière inconnue née du néant comme un rêve, elle ne resurgit à la fin du roman que pour tomber en poussière au moment où Mélusine disparaît définitivement des yeux de son amant humain. L’image de la cathédrale serait-elle un mythe comme Mélusine ?3 En tout cas les deux furent associés dans nombre de récits du début du xxe siècle. La littérature aurait-elle en charge de dire la reconduction imaginaire de ce qui est perdu, de ce qui a passé et qui demeure insaisissable dans sa réalité et sa vérité ?
- 4 Dans Qu’est-ce que le contemporain? Giorgio Agamben propose de voir un lien essentiel entre le pass (...)
5Or, du chant romantique de la poétique des ruines à la basilique de mots de Notre Dame de Paris, un courant passe de l’architecture au roman comme si la création littéraire accompagnait, se faisait collaboratrice du travail des bâtisseurs pour édifier à nouveau les monuments tombés. L’écriture se substitue alors aux pierres, tandis que celles-ci se constituent en appâts pour remettre en présence un passé révolu et pour cela peut-être fascinant. De Victor Hugo ou Aloysius Bertrand à Joris-Karl Huysmans, le monument appelle descriptions et récits, sert de tremplin à un imaginaire de résurrection de cet autrefois médiéval à l’aune duquel se mesure le contemporain4. En ce sens, architectes et écrivains deviennent co-auteurs d’un néo-Moyen Âge dont il nous est difficile, à notre tour, de nous déprendre. Sorte d’artefact au second degré.
6Mon bref propos portera donc à la fois sur l’œuvre de Viollet-le-Duc, un des plus célèbres restaurateurs du xixe siècle, animé d’une véritable vision du Moyen Âge architectural, et sur la manière dont Hugo au début du siècle, puis Aloysius Bertrand et, en sa fin, Huysmans, construisent à leur tour leurs textes avec le regard qu’ils portent sur les édifices médiévaux. Des uns aux autres le « Moyen Âge » passerait-il toujours par une vue à la fois concrète et mentale ?
1. Redresser les ruines
- 5 Hélène Rousteau-Chambon, « L’architecture gothique des temps modernes, pour une propagande formelle (...)
- 6 Ibid.,p. 327.
- 7 André Chastel, art.cit., p. 1439-1441.
- 8 Stéphanie Glaser, « Lectures de l’ogive au xixe siècle », Images du Moyen Âge, op. cit. : « Rejetan (...)
7Faut-il redresser des ruines ? La question récurrente pour l’Antiquité rebondit pour les temps médiévaux. La basilique en morceaux de Jumièges ne porte-elle pas davantage la trace, fût-elle nostalgique, de l’Histoire ? Mais que signifie relever et restaurer ? Car ce qui reste des monuments édifiés aux xiie et xiiie siècles ont subi de diverses manières le poids de l’Histoire. Ainsi la cathédrale d’Orléans fut entièrement détruite au xvie siècle par les Protestants, Henri IV posa la première pierre de sa reconstruction qui se déroulera de 1599 à 1829 tandis que Louis XIV souhaita un « portail gothique » « afin d’abolir les dévastations des guerres de religion et les effacer de la mémoire collective 5». Ainsi la rénovation se leste de raisons idéologiques fortes et pas seulement d’une mentalité de conservation et de mémoire historique. Refaire à l’identique (ou ce qui est pensé comme tel) une cathédrale c’est aussi souligner la pérennité du christianisme, et plus précisément de la religion catholique liée au domaine royal6. Aux ravages des incendies et des effondrements, aux destructions des guerres de religion succèdent celles de la Révolution Française. L’architecture gothique apparaît bien, en effet, particulièrement représentative de l’Ancien Régime et du pouvoir catholique. On détruit à tel point les édifices religieux anciens que l’abbé Grégoire, pourtant non suspect d’alliance anti-révolutionnaire, inventera le terme de « vandalisme » et présentera à la Convention un rapport demandant de protéger les monuments7. À la Restauration puis à la Monarchie de Juillet qui privilégient un retour aux formes « gothiques » pour retrouver le temps de la noblesse triomphante, répondent d’autres conceptions de la même architecture, non pas seulement élévation spirituelle mais image de la liberté du peuple contre la clôture et l’enfermement de l’architecture romane : ainsi Michelet et Hugo, ou encore Ludovic Vitet, inspecteur général des Monuments historiques de 1830 à 1833 qui explique la création de l’arc brisé en relation avec des révoltes populaires8. D’un côté à l’autre du prisme politique et religieux l’architecture médiévale surtout gothique est tirée dans des voies contraires. L’accord cependant se fait sur la nécessité de sauver ce qu’il en reste et, éventuellement, donc de restaurer. Ainsi Chateaubriand en 1802 déplore l’état de Saint-Denis :
- 9 Cité dans Jean-Michel Leniaud, Viollet-le-Duc ou les délires d’un système, Paris, Mengès, 1994, p. (...)
Saint Denis est désert, l’herbe croît sur ses autels brisés. Au lieu du cantique de la mort, on n’y entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert, la chute des pierres qui se détachent de ses murs en ruine.9
- 10 Notre Dame de Paris, Paris, Le livre de poche, 1988, p. 58. C’est cette édition qui sera citée dans (...)
8Victor Hugo en 1834 dans sa « Note à la huitième édition » de Notre Dame de Paris déclare qu’il veut inspirer à la Nation « l’amour de l’architecture nationale » et que c’est là « un des buts principaux de ce livre et de sa vie » 10. Derrière les pierres se lit une lecture historique plus large du Moyen Âge en accord avec les engagements politiques des uns et des autres. Le Moyen Âge ne saurait être aimé ou défendu pour lui-même uniquement. Il est le support des grilles d’interprétation du contemporain, l’ombre qu’il projette sur lui nourrit en cela le présent.
9Passer à l’acte de la restauration engage de nouveaux choix et de nouvelles ambiguïtés historiques. Par exemple justement à Saint-Denis, Napoléon décide de la restauration, mais Viollet-le-Duc détruira ce qu’avait fait l’architecte Debret de 1813 à 1846.
- 11 Françoise Bercé dit avoir participé au classement de la Cité de Carcassonne dans la liste du patrim (...)
10Aucun restaurateur ne fut sans doute plus en proie aux polémiques que Viollet-le-Duc (1814-1879) dont pourtant tout le monde reconnaît le génie. Sa pâte, quoi qu’il en soit, a largement façonné le bâti médiéval et l’expérience que nous en avons encore. Avec moins de passion, on reconnaît volontiers aujourd’hui non seulement son importance décisive pour la conservation du patrimoine médiéval mais aussi l’inévitable hybridité historique de ses rénovations11, leur caractère, somme toute, toujours moderne.
- 12 « La cathédrale gothique : modèles et contre-modèles au tournant du xixe siècle », dans L’imaginair (...)
La cathédrale, dit Joëlle Prungnaud, n’est plus seulement le lieu de fixation de la nostalgie envers un passé idéalisé et à jamais perdu, elle répond magistralement à un idéal esthétique élaboré au présent.12
11Multipliant les études de terrain et la lecture minutieuse des archives, Viollet-le-Duc était tout sauf un aventurier de l’architecture historique, mais il en était aussi un théoricien. C’est pourquoi il se retrouve au centre des débats sur le rapport que l’on entretient avec le passé. Son travail engage un procès non résolu sur les artefact qu’il aurait, de fait, construits, et sur la représentation du Moyen Âge qu’inévitablement ils élaborent, renforçant le clivage entre « savants » et badauds crédules. Or pour la majorité des visiteurs de tel ou tel édifice religieux ou profane, le vrai médiéval se donne là où les premiers émettent critiques et doutes.
- 13 Bruno Foucart, « Viollet-le-Duc et la restauration », Les lieux de mémoire, op. cit., p. 1616.
On arrive donc à cette situation étrange où le peuple ne croirait voir du vrai que là où les clercs dénoncent le faux. Avec Viollet-le-Duc, c’est bien le psychodrame des rapports de confiance ou de méfiance avec le passé qui se joue.13
12Sa célèbre définition de l’acte de restaurer est le noyau autour duquel il gravite non sans contradiction lui-même et que lui reprochent ses détracteurs :
- 15 « Au xixe siècle, on assiste à une modélisation idéale de la cathédrale gothique […] le grand archi (...)
13Mutatis mutandis on n’est pas si loin des problèmes que se pose la philologie dans l’édition des textes et des différentes écoles qui en découlent. Cette position par rapport à un idéal architectural qui n’a peut-être jamais effectivement existé semble ne pas tenir compte des aléas du temps, des conditions de constructions, de la réception historique du bâtiment, – ce qui n’est pas non plus la position de l’architecte restaurateur. Quelles que soient les prises de position sur les données archéologiques et historiques, malgré la recherche de toutes les informations possibles sur l’état originel, cette définition prouve qu’on n’échappe pas à un artefact an-historique. Car reconstruire exige que l’on ait une idée de l’édifice moins dans sa pureté que dans sa logique15. Viollet-le-Duc est bien un homme de son temps, celui de la naissance d’une conscience historique, d’un désir de remettre le passé, dûment étayé, au cœur du présent. Un passé qui revive et entretienne un lien possible avec le présent. La restauration s’inscrit dans la modernité, l’une revivifie l’autre. Quand il construit à Pierrefonds le château que Louis d’Orléans ne put achever avant sa mort, il le fait pour le monarque qui le lui a demandé, Napoléon III, et selon les goûts de celui-ci et de son époque. xiie, xiiie, xve, et xixe se mêlent dans une réfection assumée qui n’est jamais simple (et improbable) restitution. La position de l’architecte rejoint in fine celle de l’écrivain : évoquer, projeter dans l’imaginaire ce qui ne peut être intégralement, et encore moins dans sa vérité d’origine, appréhendée. Les écrivains contemporains de ces restaurations et de leur débat autant que de la « mode » médiévale, adopteront ce projet de création en partant du paysage architectural.
2. Concurrencer les pierres. D’un art à l’autre.
14Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris de 1830 établit, plus qu’un parallèle, une sorte de généalogie entre l’art architectural et le livre :
- 16 Op. cit., p. 287.
Ainsi jusqu’à Guttenberg, l’architecture est l’écriture principale, l’écriture universelle. Ce livre granitique commencé par l’Orient, continué par l’antiquité grecque et romaine, le moyen-âge en a écrit la dernière page.16
- 17 Ibid., p. 290.
- 18 Ibid., p. 297.
- 19 Ibid.
15Car, dit Hugo, le souci principal d’une pensée est de se perpétuer. En cela le manuscrit, trop fragile face au feu ou à l’inondation, ne pouvait rivaliser avec la pierre tandis que l’imprimerie « le plus grand événement de l’histoire 17» détrône l’architecture qui, n’étant plus « l’art total » qu’elle était, ne va que s’atrophier peu à peu. Mais l’écrivain va plus loin : de fait les deux arts restent parallèles et le genre humain possède « deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l’imprimerie, la Bible de pierre et la Bible de papier 18» et si l’on peut regretter la perte de la préséance de l’art immense de la construction, des pyramides aux cathédrales, s’il faut « admirer et feuilleter sans cesse le livre écrit par l’architecture [...] il ne faut pas nier la grandeur de l’édifice qu’élève à son tour l’imprimerie 19». Et Hugo d’imaginer un empilement de livres à la conquête du ciel comme une nouvelle tour de Babel ! Or, dans ce tableau historique, l’étape ultime de l’art architectural est bien la cathédrale gothique et le xve siècle le moment de passage d’un régime à l’autre. Comme les restaurateurs (le roman est paru avant la rénovation de Viollet-le-Duc), le romancier écrit Notre Dame et ce faisant la relève, corrige ce qu’elle est devenue en regard de ce qu’elle était :
- 20 Ibid., p. 201.
Nous venons d’essayer de réparer pour le lecteur cette admirable église de Notre Dame de Paris. Nous avons indiqué sommairement la plupart des beautés qu’elle avait au XVe siècle et qui lui manquent aujourd’hui.20
- 21 Ibid., p. 192.
16Dans « Notre-Dame », en avant-propos au livre III, Hugo décrit longuement la cathédrale qu’il a sous les yeux et les marques de sa dégradation : « Mais qui a jeté à bas les deux rangs de statues…qui a mis de froides vitres blanches à la place de ces vitraux hauts en couleur […] 21». On croit lire le constat et le rapport quelques années plus tard de Viollet-le-Duc et les traits principaux de sa restauration, dont les statues de la galerie des rois sur la façade occidentale en majorité détruites à la Révolution.
17Le livre s’attaque donc comme l’architecte à ressusciter le passé prestigieux de l’édifice médiéval car celui-ci constitue son inspiration profonde, l’élan de sa création, autant que son objet. Le drame humain qui se déroule autour et dans l’église grandiose tourne autour de celle-ci comme une danse éphémère qui lui redonne vie et qui redessine les formes, les couleurs, l’atmosphère du passé, remis sous nos yeux tandis que s’efface la réalité du temps de l’écrivain. Et c’est tout Paris, réinventé en Paris du xve siècle, qui se déploie sous l’œil imaginaire et la plume d’un conteur qui se fait contemporain de ses personnages et qui invite le lecteur à le rejoindre à la faveur de sa virtuosité rhétorique :
- 22 Ibid., p. 223.
Maintenant, si le dénombrement de tant d’édifices, quelque sommaire que nous l’ayons voulu faire, n’a pas pulvériser, à mesure que nous la construisions, dans l’esprit du lecteur, l’image générale du vieux Paris […]. Voilà le Paris que voyaient du haut des tours de Notre Dame les corbeaux qui vivaient en 1482.22
18Abolition des siècles et remontée du temps sont permises par cette position surplombante donnée comme une expérience de pensée. La cathédrale parisienne devient le point d’observation à partir duquel se reconstitue toute la ville d’autrefois, le point de vue qui ouvre à la fiction du roman historique.
19L’élan créateur se noue différemment, mais non sans analogie, chez Aloysius Bertrand, grand admirateur d’Hugo. Son Gaspard de la nuit trouve son point d’accroche à Dijon, ville de l’enfance et plus encore, ville médiévale. C’est dans cette ville et ses monuments que s’origine son recueil dont le poème liminaire pose le cadre :
- 23 Gaspard de la nuit, Paris, Garnier-Flammarion, 2005, p.75. Les citations seront prises dans cette é (...)
Gothique donjon
et flèche gothique
dans un ciel d’optique
là-bas, c’est Dijon.
Ses joyeuses treilles
n’ont point leurs pareilles ;
ses clochers jadis
se comptaient par dix.
Là, plus d’une pinte
est sculptée ou peinte;
là plus d’un portail
s’ouvre en éventail.
Dijon, moult me tarde !
Et mon luth camard
chante ta moutarde
et ton Jacquemart23.
- 24 Ibid., p. 77.
- 25 Ibid., p. 80.
20Le personnage mystérieux que le poète prétend rencontrer et être l’auteur du livre qu’il nous donne à lire, cherche, comme lui, une définition de l’art, « cette pierre philosophale du xixe siècle 24». Or l’art possède une double origine, « le sentiment » et « l’idée », et si la première entretient un rapport avec la nature, la seconde dérive des « monuments des hommes 25» et donc de ce qui est déjà, au sens propre, artefact, création non naturelle. Les monuments que l’on contemple encore sont aussi témoins du passé au cœur de leur dégradation, ils sont la trace des gens d’autrefois, plus précisément celle des siècles médiévaux anciens, temps de la splendeur perdue de la capitale bourguignonne.
- 26 Ibid.
Dijon n’a pas toujours parfilé ses heures oisives… Il a endossé le haubert, – coiffé le morion, – brandi la pertuisane, – dégainé l’épée […] ou plutôt ses bastions croulants qui encaissent dans une terre mêlée de débris les racines fouilleuses de ses marronniers d’Inde, - et son château démantelé dont le pont tremble sous le pas éreinté de la jument du gendarme regagnant la caserne, - tout atteste deux Dijons, un Dijon d’aujourd’hui, un Dijon d’autrefois.26
- 27 Ibid., p. 83.
21La description se fait visionnaire, recouvre le présent par le passé en un geste d’exhumation : « Allez maintenant où fut la Chartreuse, vos pas y heurteront sous l’herbe des pierres qui ont été des clés de voûte, des tabernacles d’autels… 27».
22Le narrateur déclare avoir « déblayé le Dijon des xive et xve siècles » par l’imaginaire, la reconstruction mentale apte à faire resurgir des décombres les façades, les flèches, les vitraux du passé, et à redresser, comme chez Hugo, les murs. Le poète redonne vie aux siècles révolus, en animant les rues de figures anciennes dans un acte démiurgique :
- 28 Ibid., p. 81.
J’avais galvanisé un cadavre, et ce cadavre s’était levé. Dijon se lève ; il se lève, il marche, il court! – […]. La foule se presse aux hostelleries de la rue Bouchepot, aux étuves de la porte-aux-chanoines […] bourgeois, nobles…28
- 29 Ibid., p. 84.
- 30 Ibid., p. 86.
- 31 Ibid., p. 88.
- 32 Le narrateur croit voir dans un sommeil agité que les automates de l’horloge de Notre-Dame de Dijon (...)
- 33 Ibid., p. 88.
- 34 Aloysius Bertrand mêle à des termes modernes de nombreux mots anciens, plus ou moins proprement méd (...)
- 35 Cité en quatrième de couverture.
- 36 Ibid., p. 261 « A un bibliophile », texte dont l’épigraphe est : « Mes enfants, il n’y a plus de ch (...)
23L’art de l’écriture noue les temps, les convoque ensemble sur la scène du texte, défie la disparition en accord avec les restes des anciens édifices : « Ô néant de la grandeur et de la gloire ! – plus rien de la Chartreuse ! – Je me trompe. – Le portal de l’église et la tourelle sont debout…29». Le poète (pleinement celui qui « fait ») accomplit le même travail que l’architecte restaurateur. Comme lui il recrée. Mais, pour Aloysius Bertrand, son art est diabolique, il ressortit précisément de l’artifice, du non-naturel selon la définition propre d’artefact. « Satan pourrait bien être la seconde de ces conditions, ce qui dans l’art est idée30». En un retour (non explicité) à la conception médiévale, le personnage diabolique, double de Bertrand, déclare que l’art véridique n’est pas humain, que seul Dieu crée et que les hommes ne sont au mieux que ses « copistes » quand ils ne se livrent pas à des contrefaçons31. Art maudit alors peut-être ou réduit à n’être qu’un « rêve » fantastique, une illusion de fou, qui croit avoir vu bouger des statues32. Le manuscrit cependant est bien là, qui enferme le passé et le présent, l’ancien et le moderne dans sa forme et son écriture mêmes. Aloysius Bertrand est considéré comme le créateur du poème en prose : « Là sont consignés divers procédés, nouveaux peut-être, d’harmonie et de couleur, seul résultat et seule récompense qu’aient obtenus mes élucubrations 33». La nouveauté et l’originalité de l’œuvre viennent doublement de la contemplation des ruines médiévales de la ville et de la quête, vouée à l’échec, d’un art authentique. Remonter le temps ouvre à l’invention d’une langue fondamentalement hybride34, qui, comme l’a dit Aragon « parle d’ailleurs » 35. En restaurant, par fragments, les « histoires vermoulues et poudreuses du moyen-âge, lorsque la chevalerie s’en est allée pour toujours, accompagnée des concerts de ses ménestrels, des enchantements des fées, et de la gloire de ses preux 36», Aloysius Bertrand ajoute, en dépit de tout, sa pierre à l’histoire de la poésie. Ces images retrouvées, ces mots désuets, ces figures étranges dont il peuple ses courts textes, s’ils n’existent plus désormais « que dans les livres », le poète non seulement les sauve de l’oubli mais en fait une matière poétique neuve édifiée sur les colonnes brisées et les porches écroulés des églises dijonnaises.
3. Le Moyen Âge comme voie d’une conversion
- 37 On en trouve quelques pages dans le chapitre V, p. 65 sq. L’édition utilisée est celle parue chez G (...)
24Dans Là-bas, paru en 1891, J.-K. Huysmans met en scène un personnage, Durtal, qui projette d’écrire un livre historique sur Gilles de Rais, le grand seigneur du xve siècle, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, alchimiste, tortionnaire et violeur d’enfants et condamné à mort pour ses crimes. Ouvrage dont on suit partiellement la gestation et dont la parution ne se produit pas dans la diégèse, Gilles de Rais en cela reste un projet, un livre imaginé, un livre qui demeure dans les limbes 37et qui pourtant signe la relation ambiguë et fascinée de son auteur (personnage et narrateur) avec le Moyen Âge. Un Moyen Âge valorisé à la mesure de l’exécration grandissante de son auteur fictif (et de l’auteur réel, Huysmans) pour l’époque contemporaine. Durtal sera l’alter ego fictionnel de Huysmans sur la voie de sa conversion au catholicisme. Car l’attirance pour le Moyen Âge qui nourrit tous les ouvrages de celui-ci se relie à une quête du sens de sa propre vie et du monde, qu’il accomplit par le truchement d’une plongée dans le passé. Il faudra cependant attendre La Cathédrale pour que se rejoignent l’étude et la connaissance du Moyen Âge comme découverte d’une patrie spirituelle propre et récit du cheminement religieux. Durtal dans Là-bas hésite encore, rompant avec le roman naturaliste de son temps sans adhérer à la science historique. Pour lui tout est leurre :
- 38 Op.cit., p. 47.
Pour Durtal, l’histoire était le plus solennel des mensonges, le plus enfantin des leurres. […]. Comment pénétrer dans les événements du Moyen Age, alors que personne n’est seulement à même d’expliquer les épisodes les plus récents, les dessous de la Révolution, les pilotis de la Commune, par exemple ? Il ne reste donc qu’à se fabriquer sa vision, s’imaginer avec soi-même les créatures d’un autre temps, s’incarner en elles, endosser, si l’on peut, l’apparence de leur défroque, se forger enfin, avec des détails adroitement triés, de fallacieux ensembles.38
25Art diabolique pour Aloysius Bertrand, art du faux pour Huysmans, la littérature à laquelle Durtal rallie l’Histoire à la Michelet, serait donc invention, tout au plus simulacre du passé et grâce à cela, liberté créative.
- 39 Huysmans fréquenta plusieurs adeptes et praticiens de l’occultisme. Expériences très à la mode au x (...)
- 40 Op.cit., p. 129.
- 41 Ibid., p. 123.
26Le Moyen Âge de Huysmans prendra d’abord les couleurs de la violence criminelle exacerbée et du satanisme. Celui-ci – mis en œuvre dans le roman à travers les personnages qui le pratiquent ou en parlent – fait lien, en effet pour le narrateur, entre les temps médiévaux et le xixe siècle amateur de spiritisme, d’occultisme et de messes noires39 : « Avec les démoniaques ceux-là (quelques moines sincères) forment la seule attache qui relie les siècles du Moyen Age au nôtre 40 ». Visitant Tiffauges, le château de Gilles de Rais, Durtal veut « vivre dans le paysage où vécut de Rais et humer les ruines 41». Comme chez Hugo, sans support précis sinon des murs noircis, la force suggestive des mots et de l’art de la description récréent un passé qui se reconstitue peu à peu :
- 42 Ibid., p. 126-127.
Tout cela, se disait Durtal, c’est le squelette d’un donjon mort; il conviendrait pour le ranimer de reconstituer maintenant les opulentes chairs qui se tendirent sur ces os de grès […]. Il fallait revêtir ces murs de lambris en bois d’Irlande …Il fallait paver l’encre dure du sol de briques vertes et jaunes …il fallait peindre la voûte, l’étoiler d’or ou la semer d’arbalettes, sur champ d’azur, y faire éclater l’écu d’or à la croix de sable du Maréchal ! Et les meubles se disposaient d’eux-mêmes dans les pièces où Gilles et ses amis couchaient […]. Tout était à reconstituer aussi dans les autres pièces qui ne gardaient que leurs murs et de hautes cheminées à hottes, des âtres spacieux, sans landiers, encore calcinés par d’anciens feux; il fallait s’imaginer aussi les salles à manger, ces repas terribles que Gilles déplora, pendant que l’on instruisait son procès à Nantes. Il avouait avec larmes avoir attisé par la braise des mets la furie de ses sens ; et ces menus qu’il réprouvait, l’on peut aisément les rétablir.42
- 43 Ibid., p. 128.
27« Vagabondage 43» à la fois informé historiquement, enté sur les décombres d’un château, et qui fait le Moyen Âge au-delà des sobres archives, des peintures et des enluminures des manuscrits, en constituent les images clés – les clichés.
28Le tourniquet des reconstitutions, déclarées comme telles, et des mises en abîme par lesquelles on s’approcherait d’un passé rêvé ne cesse d’enrouler ses faux-semblants. Tandis que « l’historien » Durtal réunit sa documentation, il soupe avec des amis dans l’humble appartement du dernier sonneur de cloches de l’église Saint-Sulpice. Celle-ci n’est nullement médiévale mais la fonction de sonneur de cloches tisse à son tour un lien avec les pratiques anciennes à travers les siècles et les relie ainsi les uns aux autres :
- 44 Ibid., p. 63-64.
Cette phrase du sonneur que la véritable musique de l’Église, c’est celle des cloches lui revint comme une obsession. Et sa rêverie subitement reculée de plusieurs siècles évoqua, parmi les lents défilés de moines au Moyen Âge, la troupe agenouillée des ouailles qui répondaient aux appels des angelus […] Tous les détails qu’il avait autrefois connus des séculaires liturgies se pressèrent…44
- 45 Ibid.
29L’expérience sert de socle à la représentation imaginée du passé. Mais le présent ne prend sens que comme perte d’un autrefois plus vrai et inaccessible : « Maintenant les cloches parlaient une langue abolie, baragouinaient des sons vides et dénués de sens 45 ». Le vieux sonneur de cloches vit dans un hors-temps, un temps suspendu comme son logis en haut des tours de l’église. Hors du monde, dans une époque et un lieu de l’ailleurs. L’Église en effet, comme son interface, les cérémonies diaboliques, c’est le Moyen Âge. Moyen Âge blanc, Moyen Âge noir, entre lesquels on ne saurait trancher pour saisir une vérité improbable de ce qui fut, dont la quête cependant est constamment relancée. Reste donc, une fois de plus, la fiction, l’envol imaginaire.
- 46 En route, 1895 ; L’Oblat, 1903.
30Le Moyen Âge cependant, n’est pas seulement pour Huysmans une affaire littéraire, un problème de création, ni le simple support d’une critique amère et désabusée de son époque. En l’étudiant, en en rêvant, il va transformer sa vie réelle, retrouver le christianisme et tenter l’expérience de la condition monastique. L’enjeu, d’historique et de poétique, se fait existentiel et en l’occurrence spirituel. Si Durtal, comme on l’a dit, demeure le personnage qui vit cette conversion, il est, plus que jamais dans la dernière trilogie, le représentant, la voix et le double de l’auteur. La Cathédrale, deuxième volume de cette trilogie,46 paru en 1898, n’est ni le récit, partiel, de l’écriture d’un roman historique, ni le roman du satanisme. Il est le récit de la rencontre d’un homme avec l’architecture et l’art médiévaux, la rencontre d’un homme du xixe siècle avec le Moyen Âge c’est-à-dire avec la Foi. La visite d’églises, – souvent rénovées désormais –, se fait chemin de vérité personnelle. Le livre promène le lecteur dans les édifices religieux et principalement la cathédrale de Chartres (où le narrateur séjourne) célébrée comme la plus belle et la plus vraie, et à partir d’elle, de ses vitraux et de sa statuaire, dans toute la pensée médiévale de l’architecture à la symbolique, des bestiaires et des lapidaires à l’hagiographie en passant par la liturgie jusqu’à la mystique. Huysmans compose une somme sur le Moyen Âge, une somme savante et en même temps orientée : l’admiration se fait vénération, la connaissance adhésion profonde :
- 47 La Cathédrale, Paris, édition Georges Crès et Cie, 1919, t. 2, p. 292.
Alors que je n’y pensais guère, à Paris, Dieu m’a subitement saisi et il m’a ramené vers l’Église, en utilisant pour me capter mon amour de l’art, de la mystique, de la liturgie, du plain-chant.47
31Une fois de plus, pour de tout autre résultat que chez Hugo ou Bertrand, l’attention première porte sur les vestiges matériels sans que soit niée la difficulté d’en deviner la forme originelle, peut-être vaine recherche d’un plein accès au passé :
Comment juger les œuvres d’antan, en dehors même de cette aide d’arcs plantés dans des contreforts ou de voûtes en anses de panier ou en cul de four, car toutes sont adultérées par les siècles ou inachevées […]. Nous ne pouvons donc nous rendre un compte exact de l’effet que voulurent produire leurs architectes.
32L’environnement, en changeant, détruit l’effet qu’elles produisaient sur les esprits :
- 48 Ibid., t. 1, p. 89-90.
D’autre part les cathédrales étaient faites pour être vues dans un cadre que l’on a détruit, dans un milieu qui n’est plus; elles étaient entourées de maisons dont l’allure s’accordait avec la leur ; aujourd’hui elles sont ceinturées de casernes […] – et partout on les dégage, alors qu’elles n’ont jamais été bâties pour se dresser isolées sur des places […]. Au fond nous trébuchons, nous avançons au hasard, nous ne savons rien… rien.48
- 49 Ibid., t. 1, p. 91.
- 50 Ibid., t. 2, p. 34.
33Ne retrouve-t-on pas, en un sens, Viollet-le-Duc et sa conception d’un état idéal, – conceptuel – de l’édifice, quoique forgée et étayée par l’examen de son état présent et la recherche des documents contemporains de son édification ? Des uns aux autres, on en revient toujours à une idée de la relique médiévale, ou, comme dirait Aloysius Bertrand, à l’art. Ce qu’il faut, dit Durtal, – et c’est une autre formulation in fine de la même quête sous des termes et pour un enjeu différents –, c’est retrouver « l’âme du monument». Car si l’âme première nous reste à jamais ignorée, certaines églises ont gardé une âme renouvelée maintenue par les fidèles, au contraire de Notre Dame de Paris qui bien que « rafistolée et retapée de fond en comble… n’a plus d’âme : elle est un cadavre inerte de pierres 49». Et Huysmans de rappeler, sur le témoignage d’un récit latin des Miracles de Notre-Dame, traduit en français au xiiie siècle par Jehan le Marchand, la ferveur collective qui se serait emparée des foules pour reconstruire le sanctuaire chartrain après des incendies : « Toutes les routes étaient encombrées de pèlerins, trainant, hommes, femmes, pêle-mêle, des arbres entiers, charriant des faisceaux de poutres … 50». On assiste à l’abolition des classes, à l’organisation d’une société d'égaux où tous, nobles et vilains confondus, œuvrent à la reconstruction :
- 51 Ibid., p. 36. Huysmans, quoique exaltant la foi religieuse contrairement à Viollet-le-Duc ou Michel (...)
Hommes et femmes n’étaient plus que de dociles instruments entre les mains de chefs qu’ils avaient eux-mêmes élus […]. Ils descellent des blocs énormes de pierre, si lourds que parfois un millier d’ouvriers ne suffisait pas pour les extraire de leurs lits et les hisser au sommet de la colline sur laquelle devait planer la future église.51
34Le récit hagiographique vient relayer les données architecturales et l’histoire de la cathédrale. D’un texte à un texte, d’une vision à une autre : le document est déjà monument rhétorique que l’auteur du xixe reprend, amplifie de ses mots, nourrit de son exaltation à la lecture de l’ancien récit.
35Durtal-Huysmans accomplit à travers le livre qui en constitue le récit et le journal son voyage esthétique et mystique à la rencontre d’un Moyen âge à la fois présent et fuyant auquel il redonne, comme Viollet-le-Duc, comme Victor Hugo, une seconde vie, une vie qui ne fut pas entièrement la sienne, – ce dont il n’est pas dupe – , mais qui convient à sa quête intime :
- 52 Ibid., t. 2, p.294.
En y joignant mes études personnelles sur la peinture religieuse, enlevée des sanctuaires et maintenant réunie dans des musées ; en y ajoutant mes remarques sur les diverses cathédrales que j’explorai, j’aurai ainsi parcouru tout le cycle du domaine mystique, extrait l’essence du Moyen Âge, réuni en une sorte de gerbe ces tiges séparées, éparses depuis tant de siècles…52
36Cette « essence » du Moyen Âge mise au jour l’engage tout entier et le conduit à se retirer dans le monastère de Solesmes.
- 53 Bruno Foucart, art.cit., p. 1626.
- 54 Ibid., p.1640.
37Entre archéologie et histoire, architecture restauratrice et fiction romanesque, le xixe siècle poursuit le projet, – fou ? –, d’une résurrection du Moyen Âge. La conscience historique qui naît en ce siècle alimente une passion pour le passé qui ne s’autorise pas de n’importe quelle fantaisie, ni d’un simple gommage des strates temporelles. Se voulant scientifique au même titre que la philologie ou encore la médecine, l’architecture à la Viollet-le-Duc est « une véritable construction intellectuelle 53». Le restaurateur des monuments historiques sait que la poursuite à tout prix d’une forme purement première serait non seulement vouée à l’échec mais ne faisant pas lien avec le présent, resterait, pour ainsi dire, lettre morte. Il croit fermement que « passé et présent mènent un dialogue contemporain ». C’est pourquoi, « homme de l’alliance du xixe siècle et du xiiie siècle, ses restaurations, précisément mises en œuvre dans les monuments de cette époque, ont valeur d’actualité 54 ».
- 55 Paul Zumthor, « Le Moyen Âge de Victor Hugo », in Victor Hugo, œuvres complètes, Paris, Club frança (...)
- 56 Ibid., p. XXVIII.
- 57 Gilles Deleuze, « La littérature et la vie », in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p.15.
38Les écrivains sont les témoins, parfois les acteurs, de ce souci de l’architecture historique. Le jeune Victor Hugo des années 1825, s’il lit le Romancero et des compilations de romans de chevalerie mêlés à des résumés de chansons de geste, admire aussi les vestiges romans et gothiques et il veut « saisir visuellement dans l’objet matériel ce que fut l’homme 55 ». Notre Dame de Paris est à la fois le roman historique du xve siècle et un roman noir sous l’ombre de la masse fascinante et inquiétante de la vieille cathédrale à laquelle il prête une vie fantasmatique. Mais son dialogue avec le Moyen Âge n’en est qu’à ses débuts, il faudra attendre Les Burgraves et la Légende des siècles pour que, comme le dit Paul Zumthor, « l’imagerie moyenâgeuse lui offre les possibilités expressives dont le poète a besoin […] et que Le Moyen Âge constitue pour lui un registre d’expression, une stylistique et une syntaxe 56». Aloysius Bertrand, semble se perdre entre passé et présent mais invente une nouvelle langue poétique dans un entre-deux ancien et moderne, une « langue étrangère, qui n’est pas une autre langue, ni un patois retrouvé, mais un devenir-autre de la langue, une minoration de la langue majeure, un délire qui l’emporte, une ligne de sorcière qui s’échappe du système dominant 57». Ce en quoi il accomplit pleinement ce que, pour Deleuze, fait la littérature. C’est aussi sa manière à lui de saisir l’autrefois dans le présent et de féconder celui-ci par celui-là en enfantant une œuvre inédite.
39Huysmans pousse plus loin, en un sens, l’expérience personnelle d’une traversée du Moyen Âge pour une sortie de la littérature et de la fiction, qui lui permet de trouver la voie spirituelle qui le sauve du suicide. Son Moyen Âge néanmoins passe par l’art, de l’ekphrasis de la Crucifixion de Grünewald qui ouvre les premières pages de Là-bas à la visite guidée par un prêtre érudit de la cathédrale de Chartres dans La Cathédrale. Entre le passé et le présent se dressent toujours les formes multiples et chatoyantes des réalisations humaines.
40Recréation assumée et mesurée, des uns aux autres, le Moyen Âge du xixe siècle a vocation à être un artefact réfléchi, et c’est à cette condition qu’il se réinscrit dans le paysage quotidien et mental des hommes de ce temps et qu’il peut leur parler, leur proposer des modèles, devenir aussi source vivante d’inspiration.
Notes
1 André Chastel, « La notion de patrimoine », in Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, t.1, p. 1433-1468.
2 La restauration de Saint Sernin de Toulouse par Viollet-le-Duc fut détruite et refaite au xxe siècle. Voir sur cette question, par exemple, Marion Rousset, « Viollet-le-Duc désavoué à Saint Sernin! », Beaux-Arts hors-série, 2015, p. 92-93.
3 Mélusine ou la robe de saphir, Bruxelles, Espace Nord, 2019, postface de Paul Aron, p. 362 : « Il est significatif que tous les récits modernes mettant en scène le personnage de Mélusine l’associent à une autre image : celle de la cathédrale, qui actualise les notions d’unité et de croyance de la cité tout entière ».
4 Dans Qu’est-ce que le contemporain? Giorgio Agamben propose de voir un lien essentiel entre le passé et le présent : « Les historiens de l’art et de la littérature savent qu’il y a entre l’archaïque et le moderne un rendez-vous secret, non seulement parce que les formes les plus archaïques semblent exercer sur le présent une fascination particulière, mais surtout parce que la clé du moderne est cachée dans l’immémorial et le pré-historique » (Paris, Rivages poche, 2008, p. 35 ; édition italienne 2005/6).
5 Hélène Rousteau-Chambon, « L’architecture gothique des temps modernes, pour une propagande formelle », Images du Moyen Âge, dir. Isabelle Durand-Le Guen, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 326.
6 Ibid.,p. 327.
7 André Chastel, art.cit., p. 1439-1441.
8 Stéphanie Glaser, « Lectures de l’ogive au xixe siècle », Images du Moyen Âge, op. cit. : « Rejetant la théorie de l’origine orientale de l’ogive, Vitet affirme qu’elle naît au xiie siècle en terre française quand la soif de la liberté, le désir de l’unité et l’impulsion de la sécularisation poussèrent les communes à s’affranchir et les maîtres d’oeuvre laïque à arracher l’architecture des mains des prêtres», p. 341. Viollet-le-Duc participe de ce courant, voyant « le gothique moins comme le produit de la liberté dans la société que le signe de cette liberté désirée et gagnée », p. 342.
9 Cité dans Jean-Michel Leniaud, Viollet-le-Duc ou les délires d’un système, Paris, Mengès, 1994, p. 28.
10 Notre Dame de Paris, Paris, Le livre de poche, 1988, p. 58. C’est cette édition qui sera citée dans les extraits.
11 Françoise Bercé dit avoir participé au classement de la Cité de Carcassonne dans la liste du patrimoine mondial de l’humanité en indiquant bien que c’était une architecture du xixe siècle : « Sans Viollet-le-Duc beaucoup de monuments auraient disparu », entretien dans Beaux-Arts, op. cit., p. 6. Et pour Jean-Michel Leniaud, « en définissant et en appliquant ses théories sur le système gothique, il se refusait à voir dans l’édifice le produit d’une croissance organique, le résultat d’adjonction et de suppressions, d’améliorations ret d’adaptations… Aussi en remodelant les édifices médiévaux qu’il était chargé de restaurer, il était conduit à ajouter du faux au vrai, à remplacer du vrai par du faux, du faux plus vrai que le vrai », op. cit., p. 108.
12 « La cathédrale gothique : modèles et contre-modèles au tournant du xixe siècle », dans L’imaginaire moderne de la cathédrale, dir. Georges Roque, Paris, Jean Maisonneuve, 2012, p. 29.
13 Bruno Foucart, « Viollet-le-Duc et la restauration », Les lieux de mémoire, op. cit., p. 1616.
14 Définition du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle, Paris, 1854-1868, que l’on trouve sous la plume de tous les commentateurs. Voir par exemple Bruno Foucart, Les lieux de mémoire, op. cit., p. 1622.
15 « Au xixe siècle, on assiste à une modélisation idéale de la cathédrale gothique […] le grand architecte (Viollet-le-Duc) a une connaissance empirique de l’architecture médiévale pour avoir examiné des centaines de monuments… Mais cette expérience concrète ne l’empêchait pas de croire fermement à un idéal auquel auraient aspiré les maîtres d’oeuvre du Moyen Âge. […] Cette conviction l’autorise à considérer le gothique comme un modèle pour l’architecture de demain car il contient la matrice structurelle de toute bonne architecture », Roland Recht, « Invention et réinvention de l’architecture gothique », in L’imaginaire moderne de la cathédrale, op. cit., p.18-20.
16 Op. cit., p. 287.
17 Ibid., p. 290.
18 Ibid., p. 297.
19 Ibid.
20 Ibid., p. 201.
21 Ibid., p. 192.
22 Ibid., p. 223.
23 Gaspard de la nuit, Paris, Garnier-Flammarion, 2005, p.75. Les citations seront prises dans cette édition.
24 Ibid., p. 77.
25 Ibid., p. 80.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 83.
28 Ibid., p. 81.
29 Ibid., p. 84.
30 Ibid., p. 86.
31 Ibid., p. 88.
32 Le narrateur croit voir dans un sommeil agité que les automates de l’horloge de Notre-Dame de Dijon (le premier date de 1383) circulent dans l’église pendant la nuit.
33 Ibid., p. 88.
34 Aloysius Bertrand mêle à des termes modernes de nombreux mots anciens, plus ou moins proprement médiévaux qui se réfèrent à des objets et des réalités médiévales ou démodées. Il forge ainsi une sorte de style moyenâgeux renforcé par des titres écrits en pseudo écriture gothique.
35 Cité en quatrième de couverture.
36 Ibid., p. 261 « A un bibliophile », texte dont l’épigraphe est : « Mes enfants, il n’y a plus de chevaliers que dans les livres, Conte d’une grand-mère à ses petits-enfants », p. 260.
37 On en trouve quelques pages dans le chapitre V, p. 65 sq. L’édition utilisée est celle parue chez Garnier-Flammarion, 1978.
38 Op.cit., p. 47.
39 Huysmans fréquenta plusieurs adeptes et praticiens de l’occultisme. Expériences très à la mode au xixe siècle.
40 Op.cit., p. 129.
41 Ibid., p. 123.
42 Ibid., p. 126-127.
43 Ibid., p. 128.
44 Ibid., p. 63-64.
45 Ibid.
46 En route, 1895 ; L’Oblat, 1903.
47 La Cathédrale, Paris, édition Georges Crès et Cie, 1919, t. 2, p. 292.
48 Ibid., t. 1, p. 89-90.
49 Ibid., t. 1, p. 91.
50 Ibid., t. 2, p. 34.
51 Ibid., p. 36. Huysmans, quoique exaltant la foi religieuse contrairement à Viollet-le-Duc ou Michelet, voire Hugo, participe de la représentation d’une construction collective des cathédrales en un mouvement populaire.
52 Ibid., t. 2, p.294.
53 Bruno Foucart, art.cit., p. 1626.
54 Ibid., p.1640.
55 Paul Zumthor, « Le Moyen Âge de Victor Hugo », in Victor Hugo, œuvres complètes, Paris, Club français du livre, 1967, p. VIII.
56 Ibid., p. XXVIII.
57 Gilles Deleuze, « La littérature et la vie », in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p.15.
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Référence électronique
Michèle Gally, « Des pierres au texte. Le Moyen Âge du xixe siècle, artefact créatif », Perspectives médiévales [En ligne], 41 | 2020, mis en ligne le 27 mars 2020, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/23207 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.23207
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