Navigation – Plan du site

AccueilNuméros39État de la rechercheEssaisMarion Bonansea, Le Discours de l...

État de la recherche
Essais

Marion Bonansea, Le Discours de la guerre dans la chanson de geste et le roman arthurien en prose, Paris, Honoré Champion, 2016

Magali Cheynet
Référence(s) :

Marion Bonansea, Le Discours de la guerre dans la chanson de geste et le roman arthurien en prose, Paris, Champion, coll. « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge » 119, 2016, 702 p.

Texte intégral

  • 1 Cf. la position de thèse publiée dans Perspectives médiévales 36 (Marion Bonansea, « Le discours de (...)

1Pour cet ouvrage, Marion Bonansea a remanié sa thèse de doctorat, dirigée par M. Jean-Claude Vallecalle et M. Jean-René Valette, et soutenue à l’université Lyon 2 en décembre 20141. En quatre parties divisées en chapitres, accompagnées d’une bibliographie, d’un index et d’une table des matières, son travail interroge « la signification de la guerre » dans les deux genres de l’épopée et du roman (p. 16), « sans se limiter au problème des écarts de la fiction vis-à-vis du réel, mais en prenant en compte ses éventuels ressorts idéologiques ». C’est au pluriel que l’auteur invite à se pencher sur les guerres, car les récits tiennent un discours protéiforme sur des types de conflits eux-mêmes distincts.

2L’introduction (p. 11-29) pose les contours du sujet en quelques pages efficaces, exposant le « problème de la guerre » (p. 12) dans la société médiévale et dans la littérature, interrogée comme représentation des pratiques de l’aristocratie guerrière. L’état de la recherche est exposé et dégage l’intérêt du croisement des deux genres étudiés, mais aussi l’intérêt d’une synthèse sur « la guerre entendue comme lutte collective armée, avec ses enjeux propres dans le paysage de la violence chevaleresque » (p. 12). L’auteur définit sa propre démarche au regard des approches historiographiques et des précédents travaux littéraires, les uns s’intéressant à la matérialité des affrontements, les autres aux idéologies de la guerre et aux enjeux différents de la guerre « sainte » et des luttes seigneuriales intestines (p. 15). Marion Bonansea se penche sur le « sens de la lutte » traversant ces différents types de conflit. Elle explicite la notion de « discours » (qui le tient ? pourquoi ?). Le corpus étudié, clairement délimité et justifié, est homogène par sa période de production (de la fin du xie siècle à c. 1230), malgré la quantité d’œuvres analysées. Parmi les chansons de geste étudiées se trouvent La Chanson de Roland, Aliscans, La Chanson d’Antioche, Aspremont, Gerbert de Mez, Raoul de Cambrai, Girart de Roussillon et Renaut de Montauban ; parmi les romans, L’Estoire del saint Graal, la Suite du roman de Merlin, le Lancelot, La Mort Artu, le Merlin, le Perceval de Robert de Boron, Le Livre d’Artus, la Queste del saint Graal et le Perlesvaus.

3La première partie (« La multiplicité des discours ») s’attache aux manières de nommer (guerre/bataille, guerre et paix) et de juger la guerre, de la lutte positive contre la paienie à la lutte problématique entre nobles chrétiens et jusqu’à l’emploi métaphorique, souvent négatif, de guerre. L’auteur distingue ainsi plusieurs types de points de vue sur la guerre : un point de vue pragmatique (un conflit n’est pas justifié par une norme unanimement reconnue), un point de vue ministériel (le conflit défend ou rétablit un ordre voulu par Dieu) correspondant à une vision « augustiniste » de l’ordre politique, un point de vue plus nettement moral (l’accent est mis sur les valeurs pensées comme universelles, la stabilité de la société est pensée en rapport avec le système de valeurs prôné par l’Église), et enfin un point de vue spirituel, détaché des préoccupations politiques, qui concerne surtout l’usage imagé de la guerre. Cette étude aboutit à une réflexion intéressante sur les genres de la chanson de geste et du roman, qui vient à rebours des a priori que certains lecteurs modernes pourraient nourrir à l’égard de la chanson : c’est la chanson de geste qui superpose le plus volontiers les perspectives, tandis que les romans présentent une perspective plus homogène sur la guerre, qu’ils justifient ou condamnent de façon moins nuancée.

4Les deux formes littéraires de la chanson de geste et du roman se différenciant surtout par « la manière dont elles perçoivent les rapports entre la guerre et l’ordre du monde et de l’histoire », l’auteur passe dans une deuxième partie (p. 145-295) à l’ordre du récit, qui configure le sens du conflit par son organisation temporelle et formelle. L’auteur montre que la guerre est déjà commencée quand s’ouvre le récit : « la confusion […] entre commencement et recommencement, met en outre au jour une caractéristique d’auto-engendrement des conflits qui va de pair avec une tendance narrative à la linéarité » (p. 149). Le récit peut aussi s’achever sans conclure la lutte, sauf dans le roman en prose où la guerre trouve sa fin avec la fin du monde qu’elle traverse. Le chapitre suivant (chapitre 4, « Guerre collective ou lutte singulière ? ») s’articule au précédent parce que l’apaisement de la guerre est lié à l’inscription des actions individuelles dans une dimension collective. Cela permet à l’auteur d’explorer les affrontements individuels (duel judiciaire, duel des champions, combat des chefs) et la portée métaphorique qu’ils endossent dans certains romans, ouvrant la voie à l’aventure chevaleresque.

5La troisième partie (« L’ordre du monde ») part de l’idée qu’« il n’est pas de conception de la guerre, ni a fortiori de la paix, au Moyen Âge, sans une réflexion sur l’ordre et le désordre, c’est-à-dire sur ce qui doit être – ce qui doit advenir ou être rétabli – et sur ce qu’il faut pour cela modifier » (p. 295). Cette partie est très riche sur le plan conceptuel et éclaire les axes dynamiques de la pensée médiévale – ou plutôt des différents modèles de pensée. On y trouve entre autres un rapprochement intéressant entre « la rhétorique cléricale du discours sur les passions » (p. 321) et celle du discours sur la guerre : l’orgueil et la guerre entrent alors dans la même catégorie condamnable. L’auteur montre aussi que les genres de la chronique et du roman n’envisagent pas de la même façon la conquête, comprise comme « idéal d’unicité » : la chronique ne condamne ni n’idéalise la conquête, au contraire du roman. Les différents modèles d’ordre et de désordre peuvent aussi se chevaucher, comme dans le cas de la « vengeance de Dieu » (étudiée dans la Chanson d’Antioche et le Perlesvaus), « portée par un idéal de complétude et d’unicité qui se dissimule derrière des formulations relevant du premier schéma de pensée étudié » (p. 331), celui d’unité et de continuité. Ce chapitre approfondit ces « concepts archétypaux » en les rapprochant du modèle commun du « propre », « à la fois du sens propre des mots et de la propriété » (p. 338) emprunté à H. Bloch, puis de la totalité. Le chapitre 5 demande « quel ordre la guerre permet-elle ou empêche-t-elle d’accomplir ? », le chapitre 6 (« La guerre entre ciel et terre ») : « quelle est la place même de la guerre dans l’ordre du monde ? ». Cet ordre est pensé dans sa relation à la volonté divine : la guerre peut être envisagée comme un acte de participation directe à cette volonté, manifestée par le miracle et aboutissant au martyre ; mais il peut y avoir un écart entre l’action spirituelle et l’action terrestre, comme dans Aliscans, sans doute nourri au xiie siècle par les échecs de la seconde et de la troisième croisade. La proximité avec Dieu peut alors passer par la référence au droit. L’ordre visé peut être dénué de détermination transcendante (p. 411), sans pour autant exalter la violence. Enfin, la recherche d’une relation à Dieu peut aussi être envisagée comme purement individuelle, rejetant ainsi la guerre et sa dimension collective : le chevalier choisit alors une vie pieuse, voire l’érémitisme. Ce chapitre met au jour les tensions entre les pensées laïques et cléricales, ce qui conduit, dans le chapitre 7 (« Discours littéraires de la guerre : un "défi laïque" »), à l’étude de la « relation dialogique entre les puissants et l’Église » (p. 429) à l’œuvre dans la pensée de la guerre : « Suivant les œuvres, l’élite guerrière intègre plus ou moins fortement les valeurs cléricales, mais la situation dépeinte l’est presque toujours au détriment de la domination ecclésiastique : les laïcs conservent dans les récits le monopole de l’instauration d’une harmonie, ou, en tout cas, le dénient aux clercs » (p. 492). L’auteur montre que la guerre n’aboutit pas à une plénitude totale réalisée et instaure ou rétablit un ordre toujours imparfait : ceci l’amène à passer d’un point de vue statique de l’ordre à un point de vue dynamique, prenant en compte la représentation du temps et l’histoire du salut, dans la perspective augustinienne. En effet la guerre peut être un mal présent imposé par le ciel, mais aussi un élan vers le futur promis par ce même ciel. Dans une dernière partie, l’auteur s’attache donc à la « pensée de l’histoire », empruntant à François Hartog la notion de régime d’historicité : chaque récit implique une « pensée particulière de la temporalité » (p. 501). Le chapitre 8 (« guerre et régimes d’historicité ») approfondit des remarques apparues dans le chapitre 3 (« guerre, temps et récit »). Cela donne parfois le sentiment d’une certaine redondance, mais de fait la réflexion va plus loin car elle recoupe l’apparente temporalité cyclique qui ramène toujours le retour des conflits dans les récits, avec « une vision linéaire du devenir » (p. 503), c’est-à-dire une « perspective eschatologique » (p. 502). Ces deux visions peuvent se superposer dans le roman en prose. Le dernier chapitre (« Guerre, histoire et formes littéraires ») part du constat que « la guerre est un marqueur d’historicité, elle la « connote » et qu’elle est donc, « au xiie siècle, la forme que prend le déroulement du temps » (p. 569) : les conflits antérieurs sont choisis comme support de fiction parce qu’ils correspondent au « sens global de l’histoire tel que l’envisagent les rédacteurs » (p. 570). Se pose alors la question du rapport entretenu avec les guerres contemporaines de la période où sont écrits les chansons de geste et les romans (« dans quelle mesure ces luttes passées font-elles sens par rapport aux discours littéraires sur la guerre du xiie siècle, et ont-elles pu être considérées comme une matière indispensable à une écriture littérale de l’histoire ? », p. 571), mais aussi une question formelle, celle des modes d’écriture différents que suivent l’épopée et le roman.

6Enfin, la conclusion est bien menée et l’ouverture finale sur les siècles suivants laisse entrevoir l’évolution des discours de la guerre.

  • 2 Une référence de page a disparu note 3, p. 15, ainsi que la ponctuation finale de la note 3, p. 143 (...)

7Le lecteur appréciera la clarté et le dynamisme de ce travail. Point de notes bavardes et digressives dans cet ouvrage, très peu de coquilles2. La réflexion est bien construite, le propos est ferme, quoique parfois un peu abstrait (prenons pour exemple une phrase comme celle-ci : « Ainsi, devant le paradoxe selon lequel l’accomplissement eschatologique doit et ne doit pas advenir dans la modélisation romanesque de l’histoire, la guerre est abandonnée au profit d’un autre type d’action à visée sotériologique », p. 555) ? L’auteur se garde pourtant bien de jargonner et explicite toutes les notions utilisées. On peut regretter parfois qu’il n’y ait pas plus de citations pour faire entendre la voix des textes médiévaux : sans doute est-ce dû aux contraintes éditoriales, l’ouvrage étant déjà imposant. Quant aux quelques citations latines, l’éditeur (Champion) gagnerait, nous semble-t-il, à proposer une traduction en notes, même si l’ouvrage s’adresse de toute façon à un public de médiévistes pouvant s’en passer. Les conclusions de partie et les transitions font bien ressortir les points importants et les articulations de la réflexion. La contrepartie est qu’il faut parfois attendre un peu pour entrer dans les détails concrets appuyant la théorisation. Par exemple dans le chapitre 5 (« Guerre et modèles d’ordre »), le titre peu accessible d’ « Unité et continuité » regroupe l’étude des guerres de « vengeances », puis des « défenses et revendications », aboutissant à celle de la « stabilité des cœurs », et il faut suivre tout le chapitre pour saisir la conceptualisation mise en œuvre, associant l’unité d’un espace de pouvoir aux points étudiés, et la continuité temporelle au « refus de voir se modifier le cours originel – ou considéré comme tel – des choses » (p. 309) dans le cas de la défense ou de la libération des terres chrétiennes, puis à la stabilité et à la tranquillité dans le cadre d’une réflexion cléricale sur les passions. Quant aux concepts d’unicité et complétude, ils permettent à l’auteur d’aborder les guerres de conquête. L’ouvrage a la rigueur et la solidité d’un brillant travail de thèse. Notre faveur va aux deux premiers chapitres (« Les noms de la guerre », « Les jugements sur la guerre »), au septième chapitre (« Discours littéraires de la guerre : un « défi laïque » ») ainsi qu’au huitième (« Guerre et régimes d’historicité »). Les explications concernant la pensée augustinienne ou l’évolution historique du rôle de l’aristocratie guerrière (p. 434), le recours à des textes variés dont témoigne la bibliographie, les outils utilisés (les « régimes d’historicité » de François Hartog, l’ « espace de conscience » et l’ « espace d’action » de Reinhart Koselleck ainsi que l’ « horizon d’attente » et le « champ d’expérience », la confrontation entre ré-émergence des conflits et le renouveau saisonnier ou le cycle calendaire, etc.), permettent d’appréhender tout un contexte historique et culturel.

Haut de page

Notes

1 Cf. la position de thèse publiée dans Perspectives médiévales 36 (Marion Bonansea, « Le discours de la guerre dans la chanson de geste et le roman arthurien en prose », Perspectives médiévales [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 06 novembre 2017. URL : http://peme.revues.org/8362; DOI : 10.4000/peme.8362).

2 Une référence de page a disparu note 3, p. 15, ainsi que la ponctuation finale de la note 3, p. 143 ou la date d’un recueil d’articles dans lequel l’auteur a publié une contribution (Chanter de geste, p. 667) ; « la cadre diégétique » p. 148 ; « ds premiers siècles » p. 432, « des fin dernières » p. 556, « les frontière » p. 573.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Magali Cheynet, « Marion Bonansea, Le Discours de la guerre dans la chanson de geste et le roman arthurien en prose, Paris, Honoré Champion, 2016 »Perspectives médiévales [En ligne], 39 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/14046 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.14046

Haut de page

Auteur

Magali Cheynet

Docteur de l’université Paris 3 - Sorbonne nouvelle

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search