L’Abusé en cour, Le Curial
L’Abusé en cour, Le Curial, trad. en français moderne par Roger Dubuis, Paris, Honoré Champion, « Traduction des Classiques du Moyen Âge » 95, 2014, 160 p.
Texte intégral
1L’ouvrage comporte la traduction de L’Abuzé en court (p. 21-124), texte très plaisant et pittoresque, publié par Roger Dubuis en 1973, à la librairie Droz (TLF 199), ainsi que la traduction du Curial (p. 127-144), publié par Ferdinand Heuckenkamp à Halle, en 1899 (Slatkine Reprints, Genève, 1974).
2La première œuvre, dont l’auteur est anonyme, daterait des années 1450-1470. La seconde est une traduction, réalisée vers 1475 par un traducteur anonyme, du Libellus de vita curiali d’Alain Chartier, composé vers 1420-1430. Ce dernier ouvrage, sur lequel je ne m’étendrai pas, compte tenu de l’ancienneté de l’édition utilisée, consiste en un réquisitoire contre la cour et ses habitués, adressé par un courtisan à son frère désireux de le rejoindre : « …de la même façon que les marins se noient, parfois, à la suite de décisions irréfléchies, la cour fait venir jusqu’à elle, pour les abuser, ceux qui ne réfléchissent pas » (p. 142). Ce thème de la cour trompeuse est bien sûr ce qui unit les deux œuvres proposées ici en traduction et reconnaissons que le choix de les réunir est très heureux.
3Roger Dubuis rappelle que l’Abuzé en court fut, en son temps, un succès d’édition (six manuscrits et huit éditions, dont cinq au xve siècle) ; Rabelais lui-même, au chapitre 7 du Pantagruel, signale, parmi les titres de la bibliothèque des chanoines de l’abbaye de Saint-Victor, la présence du Béliné en court, pseudonyme de notre Abuzé, ce qui est déjà, en soi, un puissant motif pour découvrir cette œuvre courte, mais très plaisante et originale dans sa manière, qui combine, à l’instar d’autres œuvres médiévales autrement célèbres, la prose et le vers, « concession à la mode de l’époque », selon Roger Dubuis, qui estime ce mélange « incongru », voire « fâcheux » (p. 14) ; il est permis de ne pas partager ce jugement sévère et de souligner que le jeu entre carmen et oratio est une constante dans la littérature médiévale depuis le xiiie siècle, aussi bien narrative que morale.
4Quoi qu’il pense de l’association des vers et de la prose, Roger Dubuis a pris l’heureux et courageux parti de traduire généralement les premiers par des vers de même calibre, parfois même en tenant la rime phonique (p. 25 de la trad., p. 6/26-35 de l’éd.). Ce primat du signifiant conduit toutefois à de gros écarts sémantiques, qui sont peut-être en partie évitables et que l’on peut regretter lorsqu’ils introduisent des notions étrangères au texte ou suppriment à l’inverse des images caractéristiques de la rhétorique de l’époque. Ainsi :
Si je vous gette mon regard,
Comme l’ueil sa lueur espart,
Pardonnez-moi, je vous en prie, (p. 6/26-27)
5traduits comme suit :
En ouvrant les yeux au hasard,
J’ai jeté sur vous mon regard. (p. 25)
6Je proposerais, pour conserver l’image bien médiévale de l’œil répandant sa lumière, ainsi que la forme syntaxique (une protase de type conditionnel) de ces deux premiers vers et leur lien avec ce qui suit, sans la rime pour l’œil que Roger Dubuis a introduite ici sans nécessité (et ne la conservant pas toujours là où cela aurait été souhaitable) :
Si je vous lance ce regard,
Comme de l’œil la lueur part,
Pardonnez-moi, je vous en prie,
7Voici un autre exemple de grand écart entre la signification du texte et sa traduction, qui attire accessoirement l’attention sur une interprétation fautive du texte lui-même. Soit :
Et m’en retournay en ce point,
D’angoisse plain, de soucy point,
De joye hors, de deul remply,
Nulz d’abitz de joye affeubly, (p. 93/17-19)
8Ces vers sont traduits comme suit :
Et alors je m’en retournai,
Rempli d’angoisse et d’inquiétude,
Privé de joie, mort de douleur,
Revêtu d’habits sans couleurs, (p. 94)
9On s’étonne un peu (beaucoup) de la traduction du dernier de ces quatre vers, sans grand rapport, il faut l’avouer, avec la source. À toutes fins utiles, je suis allé rechercher dans le glossaire la glose de « nulz » (p. 161, s. v.), et j’ai trouvé, avec quelque surprise, pour cette occurrence, qu’il s’agissait d’un adverbe signifiant ‘nullement’. Je suppose qu’il s’agit d’un lapsus, dont Roger Dubuis lui-même ne tient pas compte dans sa traduction, et pour cause. Je crois qu’il faut plutôt comprendre, comme cela est bien attesté dans le DMF et même dans le TL, nu de ‘privé de’. Il faut bien sûr ajouter une virgule entre les deux hémistiches. Je propose donc (sans tenir la rime graphique, que le copiste, sinon l’auteur, néglige lui-même parfois, par exemple p. 101/« ysse » 51 : « service » 53 ; mais on pourrait aussi, artifice dont aurait usé sans état d’âme un versificateur médiéval pour accorder la graphie des rimes, écrire émus) :
Et je repartis là-dessus,
Plein de soucis, d’angoisse ému,
de joie exclu, de deuil rempli,
Sans habits, de joie amoindri,
10On peut regretter que le calibre du vers ne soit pas systématiquement maintenu (alexandrins pour décasyllabes, p. 27 de la traduction, p. 7/20 et suivantes de l’éd. ; alexandrins pour octosyllabes, p. 27 de la trad., p. 8/51 et suivantes de l’édition ; toute sorte de mètres en lieu et place des octosyllabes des vers 32, 36, 43, 50 et 52 aux p. 124-125). Il en va de même pour la rime, tantôt préservée, tantôt altérée. À ce sujet, signalons, à la page 43 de la traduction, une note curieuse (n. 23), à propos d’un passage versifié (p. 29/26-27) : « L’obligation de trouver une rime à “homme”, contraint à donner un tour alambiqué à une idée simple ». Roger Dubuis s’efforce en effet, pour ces deux vers, de maintenir la rime du texte « homme »/« somme », mais, dans tout le reste du passage (p. 29/28-41), il ne respecte plus du tout la rime, dont le maintien cesse tout à coup de s’imposer pour le traducteur.
11La prose est parfois elle-même traduite trop librement, sans qu’une justification formelle soit alors allégable ; ainsi la phrase de quatorze mots suivante :
Ja Dieu ne vueille que ung chacun corps vivant en court perde cette beatitude ! (p. 26/29-31)
12est traduite par les vingt-huit mots que voici :
Puisse Dieu ne jamais accepter que tous ceux qui vivent à la cour cessent d’être préoccupés par cette louable quête du bonheur à laquelle tu fais allusion ! (p. 40)
13Je crois que l’on peut réduire sensiblement cet écart, tout en restant plus fidèle à l’esprit de l’original (dix-neuf mots) :
Puisse Dieu ne jamais vouloir qu’aucune personne vivant à la cour soit privé de cet état de béatitude !
14Il est ici question du salut spirituel, et si l’on peut ou non l’acquérir à la cour ; « beatitude » reprend « sauvement » de la ligne 29 (la béatitude est la conséquence du salut). La traduction laïcise bizarrement le texte et en fausse donc quelque peu la portée. La tendance à l’allongement s’observe ailleurs : « par coustume » (p. 10/25) devient ainsi « c’est là ce qui se passe habituellement » (p. 29), alors que l’on pourrait se contenter, me semble-t-il, d’un c’est l’usage.
15Un travers fréquent, qui ne concerne pas le seul Roger Dubuis, tant s’en faut, mais nous tous, est la recherche de la variation, au nom d’une rhétorique tout à fait étrangère à la littérature médiévale. Prenons les quatre vers suivants :
A pouvreté fault que j’estrive,
A richesse ne sonne mot,
A famine fault que j’estrive,
A plusieurs crie et nul ne m’ot ; (p. 7, 6-9)
16Ils sont ainsi rendus :
Pauvreté je dois affronter,
À Richesse aucun mot ne dis,
Avec la faim je dois lutter,
Le monde est sourd à ma détresse. (p. 26)
17Cette traduction suscite plusieurs remarques : (1) le patron syntaxique et le lexique des vers 6 et 8, identiques dans l’original, sont différents, sans raison, dans la traduction : (2) les substantifs « pouvreté », « richesse » et « famine » de l’original (édité par Roger Dubuis lui-même) deviennent « Pauvreté », « Richesse » et « famine » ; une telle différence de traitement ne se justifie pas ; (3) le schéma rimique est totalement abandonné ; (4) la quadruple attaque en « A » est abandonnée. Je proposerais :
À Pauvreté dois faire face,
À Richesse ne peux rien dire,
À Famine dois faire face,
À plusieurs crie et les fais rire.
18Il va de soi que l’on ne peut espérer traduire du vers en vers, quelles que soient les langues source et cible, sans faire quelques concessions à la stricte correction grammaticale de cette dernière, ou plus exactement aux servitudes grammaticales qu’elle s’est données (je pense en particulier, dans notre cas, à l’emploi quasi obligatoire du pronom sujet), et donc sans puiser dans un registre de possibilités beaucoup plus étendu que celui qu’autorise l’enseignement scolaire. La licence poétique ne saurait donc être condamnée, à condition qu’elle produise un effet poétique, justement. La tentative du traducteur de conserver tant bien que mal le vers, ce qui me paraît ici indispensable, compte tenu de la facture particulière du texte, que cette alternance rythme et à la signification globale duquel elle contribue assurément, l’amène néanmoins à maintenir des tours usuels (et même obligatoires) en moyen français, mais lourds et maladroits en français contemporain, c’est-à-dire tout à fait dépourvus de grâce. Ainsi du vers 29, que je souligne dans l’extrait suivant (en moyen français parler à PR est seul usité, alors que ce tour est proscrit en FM, où on lui préfère parler avec PR ou PR parler : je dois parler à vous/je dois vous parler ou parler avec vous) :
Nostre maistre, ou est Folle Amour
Votre mignonne gente et belle
Qu’avez ensuivi nuit et jour ?
Par vostre serment ou est elle ?
J’ay ung peu à parler a elle
Pour de son profit l’advertir.
Si vous prie que nul ne la cele
Et que la me faciez venir. (p. 122/25-32)
19Ces vers sont traduits comme suit, quelques entorses étant faites à l’octosyllabe :
Notre maître, où est Folamour,
Votre mignonne gente et belle,
Qu’avez poursuivie nuit et jour ?
Par votre serment, où est-elle ?
J’ai un peu à parler à elle
Pour lui donner un bon conseil.
Je vous prie que nul ne la cache
Et que vous la fassiez venir. (p. 118)
20Je proposerais, en conservant intégralement les rimes et le patron syllabique, ainsi que le nom de « Folle Amour » (Folamour m’évoque par trop certain docteur du même nom et jure avec la féminité de l’entité) :
Notre maître, où est Folle Amour,
Votre mignonne aimable et belle,
Par vous suivie nuit et jour ?
Sur votre parole, où est-elle,
Que je parle un peu avec elle,
Pour de son bien l’entretenir.
Je vous prie qu’on ne le cèle
Et qu’on me la fasse venir.
21Dans le même ordre d’idées, je cite les vers suivants :
Forte chose eust esté a faire
De m’en departir en ce point,
Car au fort de mon deul parfaire
J’estoie de tout plaisir point.
Quant je me sentoye mal en point
et d’y porvoir [mettoye] peine,
Quelque mot me donnoit a point
Qui me pessoit une sepmaine (p. 95/9-16)
22dont on lit la version suivante :
Forte chose eût été a faire
De partir de là, à cette heure,
Car, au comble de la douleur,
De plaisir j’étais assailli.
Quand je me sentais mal en point
et de guérir étais en peine,
Quelque mot me disait à point
Qui me nourrissait la semaine (p. 95)
23À propos de ces vers, le traducteur écrit en note « Encore une strophe dans laquelle l’auteur joue sur l’effet rhétorique, au détriment de la recherche “littéraire” (4 rimes sur le phonème point que le traducteur n’est pas en mesure de conserver telles quelles » (p. 95). Je ne m’attarde pas sur l’approximation linguistique de cette remarque qui fait de « point » un « phonème » ni même sur l’aveu de défaite du traducteur (je crois que l’on peut garder les quatre rimes en « point »), pour attirer l’attention sur la traduction du vers surligné. Roger Dubuis reprend le patron syntaxique du vers (O V), ce qui est en soi légitime, à mon sens, mais peut créer, si l’on n’y prend garde, un effet cacographique en français moderne, où la séquence naturelle est SV. Il me semble (c’est un avis personnel) que « Quelque mot me disait à point » ne s’interprète pas spontanément comme ‘[elle] me disait quelque mot à propos’, du fait aussi de l’éloignement de la source de ce sujet non exprimé (qui ne se trouve pas dans la strophe). Je propose donc :
Il m’eût été fort difficile
De m’en éloigner en ce point,
Car au moment le moins facile
De tout plaisir ne manquais point.
Quand je me sentais mal en point
et d’y remédier prenais peine,
Quelque mot me venait à point
Qui me nourrissait la semaine.
24Ce type de faute de calque, dont aucune traduction n’est indemne, affecte aussi, bien sûr, et prioritairement, le lexique, les faux-amis abondant ici plus que partout ailleurs. Ainsi, « ta pouvre, tendre et tresfresle charongne » (p. 13/22), traduit par « ta pauvre, tendre et très fragile charogne » (p. 31). Bien que le contexte général soit en effet celui du devenir du corps humain (sa putréfaction) après la mort, j’aurais plutôt traduit ta pauvre, tendre et très fragile chair, car « charongne », conformément à l’usage de l’ancienne langue où le mot désigne souvent le corps vivant, s’applique ici au corps humain comme possible objet de « vanité mondaine ».
25Il est certes facile de faire le malin, comme je l’ai fait ici, en reprenant à bon compte des fautes ou des maladresses supposées de traduction (tout en profitant du travail accompli par l’auteur que l’on critique), mais, indépendamment des erreurs de détails, plus ou moins graves, que l’on peut y relever (on en trouve dans toutes les traductions de l’ancienne langue au français moderne), le principal reproche que l’on puisse faire à ce type de version est de ne pas prendre les moyens (de ne pas oser le faire ?) pour tenir fermement, et de façon cohérente, le parti de l’œuvre.
Pour citer cet article
Référence électronique
Stéphane Marcotte, « L’Abusé en cour, Le Curial », Perspectives médiévales [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/13229 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.13229
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