La Chevalerie Ogier
La Chevalerie Ogier, tome I, éd. par Muriel Ott, Paris, Honoré Champion, « Classiques français du Moyen Âge », 170, 2013, 600 p.
Texte intégral
1La Chevalerie Ogier est une chanson de geste qui nous est conservée dans cinq manuscrits. Elle a connu deux éditions antérieures publiées, celles respectivement de Joseph Barrois (1848) et de Mario Eusebi (1963), qui l’avaient éditée à partir du manuscrit de Tours (Bibliothèque municipale, 938, xiiie s.), ainsi qu’une édition inédite, à partir de ce même manuscrit, procurée par Anne Elizabeth Gwin (thèse de l’université d’Austin, Texas, 2002). Muriel Ott a choisi de rester fidèle à cette tradition en éditant à nouveaux frais une première partie, celle des Enfances, pour commencer, de ce même manuscrit. Ce choix est justifié rigoureusement aux p. 23-25.
2L’œuvre, dont le titre original, si elle en eut un, ne peut être connu avec certitude (p. 11), est conservée dans cinq manuscrits. Ce qui justifie cette nouvelle édition est, entre autres choses, le fait qu’aucun des éditeurs précédents n’a utilisé l’ensemble de ce matériel. À quoi il faut ajouter que ces travaux ne donnent pas entière satisfaction sur le plan scientifique.
3L’ouvrage comporte une très copieuse introduction (p. 9-187). Après la description des manuscrits (p. 13-20), Muriel Ott en propose le classement (p. 26-35). Il s’agit, rappelons-le, des manuscrits A (Bibliothèque nationale de France, français 24403, xiiie-xive s.) ; B (Tours, Bibliothèque municipale, 938, xiiie-xive s.) ; D (Durham, University Library [Palace Green], Cosin V.II.17, xiiie-xive s.) ; M (Montpellier, Bibliothèque de l’École de médecine, H 247, xive s.) et P (Paris, Bibliothèque nationale de France, français 1583, xve s.). Quant aux relations que ces manuscrits entretiennent, je ne mentionnerai ici que les deux observations les plus générales : les cinq témoins dépendent d’un ancêtre commun (p. 27) et se répartissent en deux groupes (BA et MDP). Les manuscrits P et D, partiellement illisible pour le premier, très lacunaire pour le second (de 380 à 560 vers), sont d’emblée écartés de la sélection d’un manuscrit de base. Le manuscrit A, également lacunaire (de 350 à 460 vers), tout comme le manuscrit M dans une moindre mesure, sont aussi écartés. La famille BA étant réputée plus fidèle à la source, comme le démontre l’examen, c’est le manuscrit B, seul complet et, semble-t-il, le plus conservateur (p. 38), qui est choisi. Une longue et précise description de l’établissement du texte suit aux p. 39-51. À ce sujet, deux remarques. Je suis personnellement un peu gêné par la ponctuation forte adoptée par l’éditrice lorsqu’un discours direct est suivi de son verbe inquit : « – Grans mercis, sire. » ce dist Callot li ber. » (v. 1564 et 1577). D’autre part, le choix de noter « cel’eure » (v. 339), « cest’ille » (1803), « bon’espee » (v. 1849), etc., qui impose de lire ces formes comme le résultat de l’apocope des formes cele, ceste, bone, etc., d’où l’apostrophe, pourrait masquer un fait d’épicénisme, cel, cest, bon étant possiblement perçus comme formes uniques devant voyelle (comme le sera par la suite mon pour ma). Voir aussi la note de l’éditrice au v. 903, p. 437 qui justifie son choix (d’autres notes ponctuelles [p. 486, v. 2832 ; p. 489, v. 2954, v. 2959] fournissent à ce sujet d’utiles indications sur le découpage du texte).
4La scripta du manuscrit de Tours est composite. On y décèle de nombreux italianismes, parmi les plus intéressants desquels je voudrais citer les pronoms personnels, qui appartiennent au copiste et font l’intérêt de cette version, dont Mario Eusebi situait la confection dans l’aire orientale des dialectes septentrionaux (p. 52) L’éditrice a sensiblement enrichi les relevés d’italianismes de Mario Eusebi d’une liste qui figure aux p. 53-54. Toutefois, comme elle le fait remarquer, quelques-uns sont sujets à caution, certaines formes n’étant pas exclusives de la scripta franco-italienne. Ainsi, pour nous en tenir à deux exemples, l’adverbe ben (v. 1 et passim) peut être le reflet d’un italien bene ou le produit naturel d’une réduction occidentale de la diphtongue /ie/ ; même observation pour le graphème u qui note le phonème /u/, fait commun à l’italien et aux parlers occidentaux.
5Les traits du français d’oïl, assez disparates, sont parfaitement identifiés et commentés (p. 54-79). L’étude grammaticale est suivie d’une étude de la versification (p. 79-95) qui, associés à des arguments de critique externe, historiques et littéraires, permet à l’éditrice de dater le texte de la toute fin du xiie siècle, voire du début du xiiie siècle, et de localiser sa composition dans une large zone septentrionale et orientale (p. 100-101). À ce sujet, il est très vraisemblable qu’un examen du lexique eût permis d’affiner la localisation du texte, mais, pour des raisons qu’elle ne donne pas, l’éditrice n’a pas jugé utile de s’aventurer sur ce terrain. Je n’y entrerai pas moi-même ici, laissant aux autorités compétentes dans ce domaine le soin de le faire. Quoi qu’il en soit, et hormis cette présumée lacune, tout cela est impeccablement conduit et devrait servir de modèle aux apprentis éditeurs, je le signale au passage aux directeurs de la collection (comme je voudrais recommander à nos collègues des jurys de concours cette édition qui offrirait un parfait support pour l’étude de la langue et, pour l’étude littéraire, un très beau texte, particulièrement intéressant et subtil). La parfaite connaissance du genre épique de l’éditrice, qui trouve ici une démonstration éclatante, lui permet par exemple de repérer ce qui n’est pas dans le texte, et devrait ou pourrait s’y trouver compte tenu des habitudes de rédaction des auteurs de chansons de geste. Ainsi remarque-t-elle (p. 75, n° 88) l’absence totale de l’ordre VS en ouverture de vers avec des verbes de perception, veoir, oïr, entendre, accompagnés d’un pronom faible, où les deux hémistiches sont dans un rapport de cause à conséquence (type Voit le Guillelmes, a pou d’ire ne font ; Prise d’Orange, 1029). De tels relevés sont extrêmement utiles pour les chercheurs en syntaxe. Au chapitre des observations, je me borne aux remarques suivantes : p. 55, sous le n° 2, à propos de mots comme « mair » (mar) et « sains » (sans), l’éditrice évoque une palatalisation de a ; en raison de la précocité de la nasalisation qui a dû inhiber le phénomène, j’ai un peu de doute dans le second cas, où je verrais plutôt le pendant, par graphie inverse, de l’ouverture de ain [ẽ] à an [ã], dans « anc » (ainc), « ançois », etc., phénomène signalé sous le n° 3 ; p. 58, présence indue du mot camois sous le n° 17, qui doit figurer sous le n° 6, et qui y figure d’ailleurs ; p. 59, sous le n° 18, à propos de « la notation par oe du produit de o ouvert tonique libre » (poes pour pues/puez, etc.), l’éditrice nous dit que c’est un trait du Nord et renvoie à Gaston Zink, Phonétique historique du français, p. 196, mais celui-ci, p. 195, le signale surtout comme un trait de l’Ouest, de l’Orléanais et du Champenois ; p. 78, n° 92, dans « Or porront dire Sarrazin et Escler, Vos ont vaincu e moi desbaraté » (v. 196), je ne crois pas que les pronoms régimes « vos » et « moi » soient emphatiques ; il s’agit plutôt, je pense, de l’emploi normal de la forme tonique en tête de proposition et avec une forme nominale du verbe (aucune autre forme n’est ici possible) ; à propos de « sire, moi la donés » (v. 433, il s’agit de « m’oriflambe »), l’emphase est produite, non seulement par la forme tonique, mais surtout par l’inversion de l’ordre normal des pronoms (mais ele me donés serait-il naturel pour une oriflamme ?).
6Le reste de l’introduction est consacré aux aspects littéraires de l’œuvre. Elle comporte d’abord l’analyse de la partie éditée (p. 101-107), savoir les Enfances du fils de Gaufroi, duc de Danemark, laissé comme otage par son père auprès de Charlemagne et mis en danger de périr par le refus de celui-là d’obtempérer aux requêtes de celui-ci. Les exploits du jeune homme contre les guerriers de l’Islam qui assiègent Rome, en particulier ses combats contre Karaeus et Brunamon, lui permettront de trouver grâce aux yeux de l’empereur. Suit une étude littéraire (p. 107-162), tout aussi bien menée que l’étude linguistique, qui comporte un long développement sur la pratique de la laisse (p. 139-158). Muriel Ott corrige au passage certaines approximations sur ce point, celles de Kurt Togeby, notamment, qui voyait, pour de mauvaises raisons, dans cette chanson de geste tardive, un produit dégénéré (p. 161). Une copieuse bibliographie conclut cette remarquable introduction (p. 163-187).
7Le texte même, qui occupe peu de place dans ce volume (environ 3100 vers, p. 191-300), est suivi des rubriques habituelles (mais inhabituellement soignées) : une considérable varia lectio (p. 301-397), des notes (p. 399-493), un épais glossaire (p. 495-579), l’index nominum (p. 581-596) et les expressions proverbiales (p. 597). À propos du glossaire, quasiment exhaustif, on ne pourrait lui reprocher que d’être excessivement complet. Muriel Ott s’en explique à la p. 495, mais, s’il est justifié de relever certains mots très courants pour leur appartenance à un champ notionnel dont il est intéressant d’avoir une représentation aussi complète que possible (chiere/vis/visage), pour leur polysémie (ami) ou pour des raisons grammaticales de genre (arbre), il n’était peut-être pas absolument utile de relever erbage, felonie, formages, gage, raençon, rive, roge, traïsom, traïtres, etc., dont les sens sont rigoureusement ceux du français moderne, voire des formes parfaitement normales et usuelles en ancien français, telles que doutable, estuet, eve (AQUA), forment (‘fortement’), pis (PECTUS), etc., si l’on songe que cet ouvrage ne sera probablement lu que par des médiévistes très aguerris (encore seront-ils malheureusement trop peu nombreux à le faire, s’il n’est pas mis, comme il devrait, au programme d’un certificat ou d’un concours). Reconnaissons toutefois que ce « défaut », si on le juge tel, est infiniment moins déplaisant que les manques flagrants qui nuisent à tant d’autres glossaires. Je ferais une remarque analogue pour les notes, où l’excès est cette fois plus gênant peut-être en ce qu’il interrompt parfois le lecteur qui, à l’apparition d’un astérisque, et mis en appétit par l’extraordinaire érudition de l’éditrice, ne peut s’empêcher de se reporter à la fin de l’ouvrage sans avoir toujours la récompense de ce détour, par exemple pour « dut », v. 459 ; « donroi », v. 737g ; un fait de prolepse courant, v. 2746 (on peut ajouter aux exemples mentionnés à la note de la p. 485 celui des v. 2803-2804). Mais, cette fois encore, l’excès vaut beaucoup mieux que le manque, et sera d’ailleurs différemment apprécié selon le degré de familiarité du lecteur avec l’ancien français. Quoi qu’il en soit, Muriel Ott a fait de son édition une véritable somme, où le spécialiste trouvera largement son compte.
8Je fais ici quelques remarques au fil de ce texte souvent difficile, toujours magnifiquement et courageusement édité et commenté : v. 20, « il [Gaufroi] ne vous [Charles] doit feüté ne homage », où nous avons me semble-t-il un très bel exemple de discours indirect libre ; v. 34 (et 153, 211 et passim), « mes messages que si sunt vergondés » ; sauf erreur, ne figure pas dans l’introduction linguistique, ni dans le glossaire, la mention de formes de relatifs sujets que (italianisme [che] ou symptôme de la confusion naissante entre les outils relatifs simples ?) ; v. 59, « [paile] estroit as las por le cors qui li pert » ; le sens de ce vers, partiellement commenté p. 401, ne me paraît pas absolument évident, même en lisant par pour « por » (en tout cas moins que Prise d’Orange, 686) ; v. 200, « jovle », pour jovne ‘jeune’, peut-être à ajouter au cas de lambdacisme donné p. 65, n° 39 ; v. 313 et note p. 414, « soroient », pour seroient, est prudemment conservé par l’éditrice, mais, en l’absence de toute explication plausible, aurait pu, je pense, être corrigé ; v. 462, « fuerent » (furent) n’est pas, sauf erreur, signalé dans l’introduction ni dans le glossaire ; v. 735, sauf erreur, le sens de « devoir », dans le tour que doit que… ?, ne figure pas au glossaire ; v. 736, « Car », en réponse à une question et en début de réplique, me paraît avoir le sens et la fonction de la conjonction de subordination « parce que » ; je l’aurais mis à ce titre au glossaire (sous car, p. 508) ; v. 1004, « paient », forme unique dans le texte pour paien (CSP), me paraît être une faute de plume par contiguïté (« Dient paient ») ; v. 1170, « s’« , ce si d’antériorité, qui fait l’objet d’une note (p. 446) et d’un paragraphe dans l’introduction linguistique (p. 72, n° 76), que l’on aurait pu documenter par les ouvrages de Paul Imbs et de Christiane Marchello-Nizia mieux que par les manuels de Philippe Ménard et de Claude Buridant, fait penser qu’il aurait été judicieux d’ouvrir une entrée dans le glossaire pour cet adverbe, dans laquelle on aurait pu ranger sel (gloss. p. 568) et ses (gloss. p. 569) qui s’y trouvent séparés ; v. 1279-1280, « Or i ferés […] Qui ne s’en gabent li gloton losenger ! », l’éditrice suggère en note (p. 448) que ce « qui », qui introduit une finale ou une consécutive, est mis pour que ; on pourrait peut-être plus simplement lire qu’i (comme cela est fait au v. 2941) ; v. 1341, « Ne di je mie l’amiraus soit mé per » ; très rare et intéressant cas de postposition du sujet pronominal avec « ne », judicieusement relevé en note par l’éditrice (p. 450) ; cet exemple exceptionnel est d’ailleurs cité par Povl Skårup (Les Premières Zones de la proposition en ancien français, 1975, p. 255) ; v. 2014, dans les quatre exemples du type « Dist Karaeus : “Qu’itant ne me prisiés” » (2474, 2502, 2516), l’éditrice donne à « que » une valeur causale (p. 75, sous le n° 87), qui le rapprocherait du v. 736, où l’on a « car » (cf. supra) ; mais il me semble que cette valeur est plutôt neutre, que l’élément « que » pose une assertion forte et que l’effet causal ou explicatif induit n’est qu’un effet de sens ; cet emploi est en effet chaque fois lié à un verbe inquit, dans une réplique qui ne fait pas suite (contrairement à l’ex. du v. 736) à une question, ce qui, à mon sens, en souligne le caractère primordialement assertif, éventuellement polémique ou ironique ; v. 2059, « Si li respont que bien porrez oÿr », je relève ce curieux emploi de « que » (on attendrait ce que), habituellement réservé aux interrogatives indirectes, ce qui n’est pas le cas ici (on peut aussi envisager l’emploi d’un « que » pour un comme et je serais assez de cet avis) ; v. 2077, « dessi quar le matin », je crois, comme l’envisage d’ailleurs l’éditrice, qu’il faut plutôt lire dessi qu’a (v. la note p. 473) ; l’exemple de « car » pour que qu’elle allègue pour justifier ce maintien n’est pas probant, puisqu’il s’agit d’un tour causal-explicatif où cette substitution est courante et parfaitement explicable (« Por che le fait car Ogier estoit ber », v. 1432) ; v. 2094-2095 : « Mult gentement l’a Karaeus requis/Ce Ogier li rende qui en prison a mis » (‘qu’[il] lui rende Ogier, qu’il a mis en prison’) ; l’éditrice voit en ce « qui » un cui (p. 474), en emploi de CRd, je suppose, mais il me semble plus simple, comme elle le suggère d’ailleurs également, d’y voir une forme de relatif objet, un « qui » pour un que ; notons d’autre part la forme rare et curieuse « ce » pour la conjonction que, qui n’apparaît que deux fois (v. 2871) et seulement suivie du nom « Ogier » ; v. 2773-2774 et v. 2836-2839, sauf s’il s’agit d’un gab ou d’un bas mensonge, ce que le texte ne souligne d’aucune manière, je ne comprends pas bien la contradiction entre ces vers, où Brunamon propose à Ogier d’arrêter le combat et (aux v. 2836-2839) de lui faire donner pour femme Glorïande, la fille de l’émir (qui lui aurait demandé d’épargner Ogier), avec les v. 2745-2752, où Glorïande demande à Brunamon de ne pas laisser le Franc échapper et lui promet de se donner à lui, s’il l’emporte, conformément à la volonté de son père ; v. 2880 et note p. 487, « Machon » pour Mahom est peut-être, plus qu’une forme italienne, une forme cléricale, si l’on songe au couple nihil/nichil du latin médiéval ; v. 2930, « jamais », je lirais plutôt ja mais, ‘jamais plus’.
9Je conclus la courte recension de ce travail philologique de très haut vol en réitérant les éloges que je lui donnai en commençant : Muriel Ott est sans conteste l’un des (rares) meilleurs éditeurs du moment et l’on souhaite qu’elle forme, à Strasbourg ou ailleurs, le plus grand nombre d’élèves possible dans cette discipline universitaire qui ne se porte malheureusement pas au mieux.
Pour citer cet article
Référence électronique
Stéphane Marcotte, « La Chevalerie Ogier », Perspectives médiévales [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/peme/13226 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/peme.13226
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